Onze

« Qui est revenu ? » rugit Geary, persuadé lui-même d’y mettre une patience infinie. Seuls les accents plus surpris qu’effrayés de son interlocuteur (effroi qu’il se serait attendu à ce que la voix de son correspondant le trahît s’il s’était agi des vaisseaux obscurs) le retinrent de foncer vers la passerelle sans attendre d’autres explications.

« Les Danseurs, amiral. Un paquet !

— Les Danseurs ? » C’était bien la dernière chose qu’il aurait escomptée. Il afficha l’image sur l’écran de sa cabine et la fixa, les yeux écarquillés.

Quarante vaisseaux des Danseurs venaient d’émerger à Varandal par le point de saut pour Bhavan. Leurs ovoïdes parfaits scintillaient sur le fond noir de l’espace, disposés en une formation alambiquée qui leur conférait l’aspect d’un collier d’énormes perles filant dans le vide avec la plus impeccable des coordinations.

Il gagna en quelques minutes la passerelle de l’Indomptable. « Comment diable les Danseurs sont-ils arrivés à Bhavan ? » demanda-t-il.

Tanya Desjani l’y avait devancé. « La réponse ne va pas vous plaire. »

Le général Charban était déjà là, lui aussi. Il tourna vers Geary un regard dépourvu d’émotion, comme bien décidé à ne plus se laisser épater par ce que faisaient les Danseurs. « Selon vos experts, amiral, ils ne viennent pas de Bhavan.

— Ils sont pourtant bien arrivés au point de saut pour Bhavan », insista Geary.

Charban désigna le lieutenant Castries, qui affichait une mine embarrassée. « Amiral, quand les Danseurs sont sortis du saut, nous avons capté une étrange signature.

— Une étrange signature ? » Geary plaqua les mains à son front. « Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Quand un vaisseau émerge de l’espace du saut, il émet toujours une petite décharge d’énergie. C’est insignifiant et nul ne sait vraiment ce qui la provoque, si bien qu’on ne s’y intéresse pas.

— Jaylen Cresida avançait l’hypothèse qu’elle était peut-être produite par une sorte de friction causée par le transit dans l’espace du saut », précisa Desjani. Assise, elle s’appuyait du menton à une paume. « Comme l’a dit le lieutenant, l’effet est si infime qu’on se contente de l’enregistrer et de l’ignorer. »

Geary hocha la tête avec impatience. « D’accord. Je me rappelle qu’il y avait eu un projet de recherches à ce propos avant… avant Grendel. Mon vaisseau de l’époque y participait. Mais je n’ai jamais entendu parler des résultats. »

Castries pointa son écran du doigt. « Nos systèmes nous ont signalé que la signature énergétique des vaisseaux des Danseurs, quand ils sont sortis de l’espace du saut, était bien plus marquée qu’elle ne l’aurait dû, et que ses mesures de densité étaient également très inhabituelles.

— Affichez sur mon écran, ordonna Geary en s’asseyant pour fixer les données d’un œil sombre à mesure qu’elles s’inscrivaient. Enfer, qu’est-ce que c’est que ça ?

— Nous… Nous ne savons pas, amiral.

— Les vaisseaux des Danseurs ont-ils déjà émis cette signature énergétique en quittant le saut ?

— Jamais, amiral. »

Charban s’éclaircit la voix. « Les Danseurs ont demandé avec insistance d’être conduits sur la Vieille Terre afin d’y rapatrier la dépouille d’un explorateur qui avait participé, des siècles plus tôt, aux premières recherches sur la propulsion par sauts, amiral. Il était manifestement resté très longtemps dans l’espace du saut avant d’en ressortir dans un secteur de la Galaxie occupé par ces extraterrestres.

— Je ne suis pas près de l’oublier », grommela Geary. Se retrouver piégé dans l’espace du saut était sans doute le scénario le plus cauchemardesque que pouvait envisager un spationaute. Le sort de cet antique astronaute coincé jusqu’à son trépas dans cette grisaille infinie avait bouleversé tous ceux qui en avaient eu vent. « Une petite minute ! Seriez-vous en train de me dire que les Danseurs ont sauté jusqu’à Varandal d’un trait, non pas depuis Bhavan mais depuis leur propre territoire ? Qu’ils seraient restés des mois durant dans l’espace du saut ? Nul être au monde ne le supporterait.

— Nul être humain au monde », rectifia Desjani.

Geary se tourna vers elle. « Je m’étais demandé quel effet avait l’espace du saut sur les Danseurs. Y a-t-il une autre explication à leur arrivée ici ?

— Ils auraient pu procéder par sauts successifs d’étoile en étoile à partir de la région de l’espace qu’ils occupent, avança-t-elle, mais tous ces sauts et ces transits par de nombreux systèmes stellaires exigeraient si longtemps qu’il leur aurait fallu entamer le voyage il y a un an.

— Auraient-ils trouvé le moyen d’emprunter l’hypernet syndic ? Disposeraient-ils d’une clé syndic ?

— Oui, amiral, mais pourquoi auraient-ils sauté jusqu’ici depuis Bhavan plutôt que d’Atalia ou d’une autre étoile de l’espace syndic ? »

Geary reporta le regard sur Castries. « Combien de temps un saut unique prendrait-il exactement, de l’espace des Danseurs à Varandal ? »

Elle eut un geste d’impuissance. « Nous l’ignorons, amiral. Nous ne pouvons qu’extrapoler à partir des sauts que nous effectuons d’une étoile à sa voisine, mais nous ne savons pas s’il existe une corrélation directe entre les distances de notre univers et celles de l’espace du saut, ni ce qui se produit quand on saute vers une étoile bien plus éloignée du point de saut qu’on emprunte.

— Pouvons-nous au moins détecter si les points de saut nous permettent de gagner ces étoiles plus distantes ? s’enquit Desjani.

— Je vais tâcher de me renseigner, commandant. Mais rien dans nos systèmes de navigation ne nous l’indique.

— Cela étant, nous n’avons jamais cherché à le savoir, n’est-ce pas ?

— Non, commandant. J’ignore même si nous saurions comment nous y prendre.

— Quarante vaisseaux, lâcha Geary, se concentrant de nouveau sur l’ordre du jour. Général Charban, nous devons impérativement savoir pourquoi ils sont ici, comment ils sont venus, pourquoi ils sont ici, ce qu’ils veulent et pourquoi ils sont ici.

— Dans cet ordre ? demanda Charban.

— Oui. Je veux des réponses, général. Les Danseurs nous ont orientés vers Unité Suppléante. Certains d’entre eux ont déguerpi précipitamment. Et maintenant un groupe plus important de leurs vaisseaux apparaît sans prévenir en se servant manifestement d’une méthode de la propulsion par sauts qui nous échappe. Je veux savoir à quel jeu ils jouent et s’ils nous regardent comme des équipiers ou comme des pions dans ce jeu.

— Amiral, nous cherchons à le découvrir depuis notre première rencontre.

— Allez chercher cette fille aux cheveux verts, suggéra Desjani. Vous savez, celle qui repère des trucs que personne ne voit. Elle nous aidera peut-être à mieux cerner les Danseurs.

— Le lieutenant Jamenson ? Ce n’est pas une mauvaise idée. Nous devons quitter Varandal dans quelques jours pour une mission d’importance, général. Je ne peux pas abandonner ce système aux mains de quarante vaisseaux extraterrestres. Il me faut ces réponses d’urgence.

— Je ferai mon possible », promit Charban.

Arracher le lieutenant Jamenson des mains du capitaine Smyth ne se fit pas sans mal cette fois. Croulant sous la montagne de travail exigée pour permettre à la flotte de quitter Varandal dans quelques jours, ce dernier ne tenait pas à se séparer de sa plus précieuse assistante. Geary, quant à lui, refusait de s’aliéner un subordonné aussi compétent que Smyth en se contentant de lui en donner l’ordre. « Vous êtes conscient, capitaine, que, si le lieutenant Jamenson ne m’aide pas à comprendre pour quelle raison les Danseurs sont revenus à Varandal, la flotte ne pourra sans doute pas appareiller à la date prévue, de sorte que tout le travail que vous avez fait n’aura servi à rien ? »

Smyth céda.

Dès qu’il apprit que Jamenson se trouvait à bord, Geary prit le chemin du compartiment spécial réservé aux communications avec les Danseurs. Le personnel affecté à la sécurité des systèmes de la flotte avait été horrifié d’apprendre que le logiciel des Danseurs pouvait se modifier lui-même pour s’adapter au matériel humain, si bien qu’un diktat de fer avait aussitôt été émis, ordonnant qu’on évitât aux équipements de la Première Flotte tout contact matériel avec ce logiciel.

Le lieutenant Jamenson était déjà sur place, assise avec le général Charban et Tanya Desjani à la longue table qui supportait ce dispositif de communication bien particulier. « Qu’est-ce que ça donne ? demanda Geary. Depuis leur émergence, les Danseurs mettent le cap droit sur l’Indomptable à 0,2 c. Ils seront bientôt sur nous.

— Par bonheur, ils n’ont donné aucun signe de renforcer leurs boucliers ni d’alimenter leurs armes en énergie, ajouta Desjani. Mais voir une bande de vaisseaux extraterrestres foncer sur une trajectoire d’interception de mon bâtiment ne laisse pas de m’inquiéter.

— Qu’ont-ils dit ? » s’enquit Geary.

Charban soupira assez profondément pour moucher les bougies d’un gâteau d’anniversaire. « Rien qui trahisse des intentions hostiles. Les Danseurs se sont montrés amicaux, comme d’habitude. Ils nous ont envoyé un très long message qu’on pourrait traduire par “Salut. Contents d’être ici. Comment allez-vous ?” Je leur ai demandé la raison de leur venue. “Nous sommes en mission, m’ont-ils laconiquement répondu. Quelle mission ? Une mission importante.” Amiral, pourquoi ne me tireriez-vous pas dessus pour mettre fin à mes tourments ? »

Desjani secouait la tête. « À quoi bon venir jusqu’ici si ce n’est pas pour nous tenir un discours à peu près compréhensible ? »

Un lourd silence s’ensuivit.

Le lieutenant Jamenson avait longuement fixé le matériel de com avant de poser une question à Charban : « Ce truc nous montrerait donc la traduction en mots humains des messages que nous adressent les Danseurs ? Puis-je m’en servir pour écouter les originaux ?

— Les originaux ? Dans la langue des Danseurs, voulez-vous dire ? Oui, c’est possible. Nous les écoutions au début, tout comme leur traduction, mais nous avons cessé de le faire parce que ça ne nous avançait en rien. Pourquoi ?

— Je ne sais pas trop. Peut-être est-ce sans importance. Mais je me suis aperçue que je n’avais jamais écouté un de leurs messages à l’état brut. Dans la mesure où je n’ai pas essayé et que rien de ce que nous avons tenté jusque-là ne nous a avancés…

— C’est à peu près aussi sensé que tout ce qui concerne les Danseurs, reconnut Charban. Mais je dois vous prévenir que certains des sons qu’ils émettent ne pourraient sans doute pas être reproduits par la voix humaine. Voilà. Vous voyez cette touche qui dit “origine”. C’est pareil qu’“original”. Et cette autre commande dirigera le son vers vous. Elle fera apparaître une fenêtre avec le contrôle du volume et ainsi de suite.

— Merci, mon général. »

Jamenson se penchant sur l’équipement pour prêter intensément l’oreille, Charban se retourna vers Geary. « J’ai demandé aux Danseurs comment ils étaient venus. “Nous avons voyagé, ont-ils répondu. Par quel moyen de locomotion ? Nos vaisseaux.”

— Ils se paient notre tête, affirma Desjani. Ils doivent se gondoler à bord de leurs bâtiments en nous imaginant en train de chercher à comprendre leurs messages.

— À quoi peut bien ressembler le rire d’un lousaraigne ? se demanda Geary en se rappelant la gueule féroce de ces extraterrestres mi-loups, mi-araignées. Vous leur avez parlé d’Unité Suppléante ?

— Je leur ai parlé des “étoiles multiples”, répondit Charban. “Vous avez observé ? ont-ils demandé. — Oui. — Très bien.” »

Le nouveau long silence qui s’ensuivit fut brisé par Jamenson. « Ils ont l’air différents, déclara-t-elle, pas comme si elle venait de faire une découverte, mais comme si elle n’avait aucune idée de ce qu’elle avait trouvé.

— Qu’est-ce qui paraît différent ? lui demanda Charban.

— Leurs messages. » Jamenson se tourna vers les trois officiers, le regard perplexe. « Quand j’écoute le premier qu’ils nous adressent chaque fois, au début d’une conversation, il est toujours assez long et il a quelque chose de… musical.

— Les sons de la langue des Danseurs…

— Non, général. Pardonnez-moi, mais il ne s’agit pas de ça. Ces messages d’ouverture ont une sorte de tempo, ils donnent la même impression… (Jamenson chercha laborieusement les mots justes) … que si quelqu’un récitait une chanson.

— Ou un poème ? proposa Desjani.

— Peut-être, commandant. Mais ensuite, une fois qu’on leur a répondu, la transmission suivante est… plate.

— Plate ? répéta Geary.

— Oui, amiral. Oh, écoutez par vous-même ! Vous vous rendrez compte. »

Sans chercher à dissimuler son scepticisme, Charban se pencha de nouveau et appuya sur une touche. « Allez-y, passez-les. Nous entendrons tous, maintenant. »

Geary se concentra tandis que le premier message des Danseurs était rediffusé et que des sons étrangers à la gorge humaine se répercutaient sourdement dans le compartiment. « Vous avez raison, lieutenant. Il y a bien une espèce de scansion. Comme un…

— Un instrument de musique qui articulerait des mots ? demanda Desjani, intriguée.

— Et voici maintenant leur réponse à notre accusé de réception », dit Jamenson.

On entendit à peu près les mêmes sons, sauf que, cette fois, même s’ils exprimaient la même langue, ils produisaient une impression différente. « Plat, dit Geary. Je vois ce que vous voulez dire, lieutenant. Mais qu’est-ce que ça signifie ? »

Charban réfléchissait, le front plissé. « S’ils nous chantent quelque chose pour entamer une conversation… Certains animaux le font, n’est-ce pas ?

— Les oiseaux, affirma Desjani. Les insectes, quelques mammifères et ces bêtes d’une planète du système de Kostel. Ils chantent pour s’identifier, pour se transmettre des informations, pour s’accoupler…

— J’espère sincèrement que ce n’est pas le propos des Danseurs, dit Charban.

— Peut-il s’agir de chants ? demanda Jamenson. De chants a cappella ? » Elle repassa un des messages d’ouverture.

Geary prêta encore l’oreille aux étranges tonalités du langage des Danseurs, dont les inflexions fusionnaient, se chevauchaient, grimpaient dans les aigus et emplissaient derechef le compartiment. « Ça doit avoir une signification. Quelque chose que ne rend pas leur logiciel de traduction.

— Pourquoi leur logiciel n’en rendrait-il pas compte si c’est important ? demanda Desjani. Parce que ça leur semble couler de source ?

— Peut-être, répondit Charban, dont l’expression changea aussitôt. Nous-mêmes faisons ça sans arrêt quand nous présumons qu’il n’y a pas lieu d’expliquer ce qui tombe tellement sous le sens que tout le monde saura de quoi il retourne. Veulent-ils… Se pourrait-il que les Danseurs s’attendent à ce que nous leur répondions en chantant ?

— Comme les oiseaux, dit Jamenson. Ainsi que l’a dit le commandant. Le premier lance un trille et un autre répond, si bien qu’ils savent l’un et l’autre à qui ils ont affaire, puis ils continuent de communiquer en chantant. Mais, si le second ne répond pas par un trille ou un sifflement, le premier réagira différemment.

— Ça n’a rien d’un oiseau, objecta Desjani en désignant l’image d’un Danseur.

— Mais si c’était justement là le problème, commandant ? Qu’en les regardant nous continuions à penser “loup”, “araignée” et “beurk !” parce que c’est ce qu’ils nous évoquent ? Et que, subconsciemment, nous présumions que leurs actes et leur façon de s’exprimer correspondent à l’image que nous nous faisons d’eux ? Pourquoi leur comportement devrait-il refléter cette image subjective ? Ce sont des extraterrestres. »

Charban secouait la tête, manifestement désarçonné. « Si férocement que je me le sois interdit, j’ai continué d’avoir cette image dans la tête. Vous avez absolument raison, lieutenant. Si les Danseurs ressemblaient à des chats, je m’attendrais à ce qu’ils se conduisent et communiquent en chats. Et, s’ils raisonnaient plutôt en chevaux, je mettrais complètement à côté de la plaque.

— Ils voudraient que nous leur répondions en chantant ? demanda Desjani d’une voix empreinte de scepticisme. Mais il n’y a pas de musique.

— On peut au moins essayer, dit Jamenson. Peut-être pas par une vraie chanson, mais en leur adressant un message avec du rythme, des notes, des…

— Des motifs, conclut Charban. C’est de cela que sont faites les chansons. Elles établissent des motifs. De sons et de mots. La musique. On peut la définir en termes de mathématiques et de rapports entre les notes.

— Les poèmes aussi, non ? ajouta Jamenson. Certains, tout du moins.

— Et nous savons très bien désormais l’importance que revêtent les motifs aux yeux des Danseurs ! Leurs principes de communication ne peuvent que le refléter, bien entendu ! Peut-être s’agit-il d’une sorte de poignée de main verbale ! “Salut, je suis aussi un être de raison et j’aimerais m’entretenir avec vous de sujets intelligents !” Il faut absolument tenter le coup. Avez-vous des chanteurs dans la flotte, amiral ? » demanda Charban.

Geary se tourna vers Desjani, laquelle se fendit du geste universel de l’ignorance humaine. « Il doit bien y en avoir quelques-uns. Aucun de mes officiers, en tout cas, à en juger par leurs prestations lors de nos soirées de karaoké.

— J’ignorais que vous organisiez des soirées de karaoké à bord de l’Indomptable, dit Geary.

— Si vous entendiez mes lieutenants et mes enseignes s’essayer au chant, vous comprendriez pourquoi nous n’en avons pas tenu depuis belle lurette, répondit Desjani. Vous pourriez envoyer un message à tous les vaisseaux de la flotte, et je vérifierai moi-même si quelqu’un dans mon équipage revendique un talent de chanteur.

— J’aimerais autant ne pas trop perdre de temps à chercher des chanteurs avant de mettre cette idée à l’épreuve.

— Je vous en supplie, ne me regardez pas, geignit Jamenson. Si on m’abreuve d’assez de whiskey, il m’arrive de me risquer à chanter, mais les bruits que j’émets pousseraient tout extraterrestre qui se respecte dans un rayon de cent années-lumière à rentrer chez lui. Pourquoi pas des poètes ? Des poèmes marcheraient peut-être. Le lieutenant Iger écrit des haïkus. »

Tous les yeux la fixèrent.

« Le lieutenant Iger écrit des haïkus ? » finit par s’étonner Geary. Quelque part, ça ne collait pas avec l’image de sérieux et de simplicité que donnait l’officier du renseignement.

« Oui, amiral. Ce genre de poèmes. Ils sont assez bons, ajouta Jamenson. Ses haïkus, je veux dire. Il a vraiment l’âme d’un poète. Je crois.

— Le lieutenant Iger ? lâcha Desjani d’une voix incrédule.

— Oui, commandant.

— Parfait. » Desjani soupira. « Je suggère qu’on fasse monter ici notre officier du renseignement pour vérifier s’il est capable de pondre de jolis poèmes pour nos lousaraignes chantants. »

Convoqué d’urgence, le lieutenant Iger se présenta dans la salle de conférence un poil hors d’haleine. Ses yeux se portèrent d’abord sur le lieutenant Jamenson et ses brillants cheveux verts, lui arrachant un sourire spontané qui s’évanouit dès qu’il se rendit compte de l’identité des autres personnages présents. Il tourna vers Geary un visage à l’expression sempiternellement grave et composée. « Vous m’avez fait demander, amiral ?

— C’est exact, répondit Geary en désignant le général Charban du doigt. Nous aimerions que vous preniez place auprès du général et que vous composiez un poème pour les Danseurs. »

Iger battit un instant des paupières avant de recouvrer la voix. « Amiral ?

— Asseyez-vous avec le général Charban et écrivez un poème pour les Danseurs, répéta l’amiral. Pour quel genre de poèmes êtes-vous le plus doué ? Les haïkus ? Quelque chose comme ça ?

— Pour les Danseurs ? » Iger piqua un léger fard. « Amiral… c’est juste un passe-temps… un loisir. Je n’ai aucun talent.

— Le lieutenant Jamenson affirme le contraire. »

Iger en tressaillit de surprise et coula un regard vers Jamenson. « Vraiment ? Je… Bon, d’accord, amiral, je vais essayer. Un poème pour les Danseurs.

— Le général Charban et le lieutenant Jamenson vous expliqueront », ajouta Geary en lui faisant signe de les rejoindre.

Desjani et lui regardèrent les lieutenants Iger et Jamenson se concerter avec Charban. « Qui aurait pu croire qu’Iger avait l’âme… euh… poétique ? murmura Tanya à l’oreille de Geary.

— J’ai l’impression que c’est précisément le lieutenant Jamenson qui a révélé à Iger ce recoin secret de son âme, laissa froidement tomber Geary.

— Eh bien… Ouais, les femmes peuvent produire cet effet. Nous prenons un caillou brut et nous le polissons jusqu’à en faire un diamant. Et si ça ne marchait pas, amiral ?

— Nous ne nous retrouverions pas dans une situation pire qu’avant. »

Assis, le lieutenant Iger se passait la main dans les cheveux, l’air plongé dans un profond désarroi, tandis que Jamenson lui parlait à voix basse, la mine encourageante. Le général Charban, quant à lui, s’était renversé dans sa chaise et feignait de ne pas s’intéresser à eux.

Iger finit par se lever. « Amiral, je crois que ceci suffira à leur communiquer le message que le général Charban cherche à leur transmettre. Hummm…

» Noir est l’hiver.

» Que cherchent ici

» Nos amis des lointaines étoiles ? »

Rayonnante, le lieutenant Jamenson fixait Iger d’une manière qui parut à Geary relever de la fierté possessive, le général Charban hochait la tête d’approbation et Tanya elle-même souriait. « Pourquoi cette allusion à l’hiver ? demanda Geary.

— C’est de tradition dans les haïkus, amiral. Il y a souvent une référence à la saison et je me suis dit…

— Très bien. Je me posais seulement la question. Transmettez-le. »

Charban entra le haïku dans l’émetteur puis on patienta. « Quand ils veulent répondre, ils le font d’ordinaire assez vite, déclara Charban. Et les vaisseaux des Danseurs ne sont plus qu’à deux minutes-lumière de nous, si bien que la distance ne devrait entraîner aucun délai important. »

Une alerte carillonna. Charban enfonça la touche d’une tape et lut avidement. Il sourit, soupira puis inclina la tête vers la table, l’air prodigieusement fatigué.

« Qu’est-ce qui cloche ? s’enquit Geary.

— Avez-vous une petite idée de ce que m’ont coûté, en cheveux et en heures de sommeil, mes tentatives pour améliorer les communications avec les Danseurs ? » demanda Charban, la voix partiellement étouffée par le dessus de la table. Il se redressa, poussa un autre soupir puis se remit à lire. « Voici la réponse des Danseurs…

» “Maintenant nous parlons clairement,

» Quand ensemble, côte à côte,

» Nous réparons le motif.” »

Charban secoua la tête, écœuré. « Je me fais l’effet d’un bel imbécile.

— Personne n’y avait pensé jusqu’ici, dit Geary. Lieutenant Jamenson, je vais vous accorder une promotion, même si ça doit me tuer.

— Voici le message suivant ! » s’écria Jamenson, décontenancée. Une autre alerte avait retenti.

Charban le lut cette fois directement à haute voix. « “Il faut arrêter les esprits froids,

» Cette erreur est ancienne,

» Nous combattons à vos côtés.”

— Là, c’est parfaitement limpide ! s’exclama Iger d’une voix surprise.

— Ils sont venus nous aider à vaincre les vaisseaux obscurs, dit Geary. Je n’arrive pas à croire qu’ils aient attendu tout ce temps de nous entendre leur répondre en chantant.

— C’est sans doute leur conception d’une discussion sérieuse, déclara Charban. Tant que nous négligions d’imposer un motif rythmique à nos propos, nous devions leur donner l’impression que nous ne tenions pas à aborder des sujets importants. Nous usions à leurs oreilles d’un babil de nourrisson et ils nous répondaient sur le même ton.

— Tâchez de découvrir ce qu’ils veulent dire par “combattre à vos côtés”, ordonna Geary. Formulez la question de manière aussi poétique qu’il vous plaira, mais je veux savoir s’ils entendent par là qu’ils consentent à se placer sous mes ordres ou bien s’ils comptent opérer de manière indépendante sur le champ de bataille. Il faut leur faire comprendre que nous partons dans quelques jours pour Unité Suppléante. Et essayez aussi d’apprendre s’ils ont sauté directement à Varandal depuis un système stellaire de leur territoire.

— J’ai déjà une liste de questions à leur poser longue d’un kilomètre, affirma Charban. Mais j’accorderai la priorité à celles-là. Que pensez-vous de “Cette erreur est ancienne” ?

— Nous ne sommes pas la première espèce qui cherche à se décharger sur des machines de sa responsabilité dans les massacres, fit observer Desjani. Les conséquences sont manifestement assez terribles pour que les Danseurs s’efforcent d’aider l’humanité à mettre un terme à ses tentatives dans ce sens.

— Quelqu’un de chez eux aurait-il aussi confié à des IA le contrôle total de leurs armes ? se demanda Geary à haute voix.

— Ce sont des ingénieurs-nés, fit remarquer le général. Et vous connaissez les ingénieurs. Est-ce que ça ne serait pas cool de pouvoir fabriquer ça ? Essayons donc ! L’imagination s’exalte à cette perspective et, conséquemment, on ne pose pas toujours le dilemme : est-ce vraiment une bonne idée ou bien une ineptie ?

— Ils nous ressemblent peut-être beaucoup à cet égard, convint Geary. Lieutenant Iger, vous travaillerez directement, avec le général Charban et le lieutenant Jamenson, à faciliter la communication avec les Danseurs. Cette tâche prendra la priorité sur toute autre assignation.

— À vos ordres, amiral ! » Iger n’avait pas l’air de trop s’offusquer à la perspective de travailler la main dans la main avec Jamenson pendant une durée indéterminée. « Mes chefs pourront gérer mon service du renseignement en mon absence et ils me préviendront s’ils découvrent quelque chose. »

Geary et Desjani se retirèrent pour arpenter de nouveau les coursives de l’Indomptable ; Tanya regardait autour d’elle d’un air inquiet. « Ils vont encore cibler mon bâtiment, affirma-t-elle.

— Ça ne fait aucun doute. Notre objectif est de détruire leur base en leur absence, lui rappela-t-il. Du moins en l’absence de la plupart. Nous démolissons leur structure de soutien logistique, et, à un moment donné, ils finiront par se retrouver suffisamment à court de cellules d’énergie et de munitions pour nous permettre de les éliminer.

— Et si nous en trouvions encore beaucoup à notre arrivée ? demanda-t-elle. Ces quarante vaisseaux de Danseurs sont sans doute un renfort bienvenu, mais ils ne sont pas assez nombreux pour équilibrer le rapport de forces.

— Voilà une prudence bien inhabituelle de votre part, fit remarquer Geary.

— J’ai un mauvais pressentiment. » Elle fixa le pont en fronçant les sourcils, incitant quelques matelots qui passaient à l’inspecter eux aussi du regard, en quête d’un détritus qui aurait pu y traîner. « Comme le jour où nous sommes allés à Prime avec Bloch aux commandes.

— Nous allons tomber dans une embuscade, selon vous ?

— Je n’en sais rien. Mais il faut bien tenter le coup, n’est-ce pas ? Le temps joue contre nous. »

Il n’avait pas atteint sa cabine que Charban l’appelait. « Les Danseurs nous accompagnent à Unité Suppliante, triomphait-il pour une fois. Ils ont le sentiment qu’on aura besoin d’eux et que la destruction des “esprits froids” est un objectif trop important pour qu’on prenne le risque d’échouer dans cette mission.

— Opéreront-ils sous mes ordres ? demanda Geary.

— Non. Ils tiennent à garder toute latitude pour opérer indépendamment. »

Au tour de Geary de soupirer. « Je ne peux pas les obliger à m’obéir. Si jamais les vaisseaux obscurs défendent leur base, leurs quarante bâtiments seront de toute façon d’une aide inestimable. Et, s’ils nous accompagnent, je n’aurai pas à expliquer la présence d’une armada extraterrestre à Varandal pendant que j’emmène la flotte ailleurs.

— Une armada extraterrestre amicale, souligna Charban.

— Je vous laisse le soin d’en informer la presse.

— Non, merci, amiral. Sans façon. Communiquer avec les Danseurs est une tâche si cruciale que je répugnerais à perdre mon temps avec des journalistes », gazouilla benoîtement le général.

Trente-cinq heures plus tard, la Première Flotte rassemblait ses presque deux cents vaisseaux dispersés sur diverses orbites du système de Varandal et s’ébranlait. L’Indomptable, pivot autour duquel tous prenaient position, se maintint sur la sienne pendant que les autres viraient pour s’en rapprocher et former une sorte de treillis où les armes de chaque bâtiment renforçaient celles de ses voisins et où aucun ne risquait d’être agressé par de nombreuses unités ennemies.

En temps normal, Geary s’enorgueillissait de la disposition précise et efficace de sa flotte. La formation présente avait l’aspect d’un énorme cylindre comprenant treize croiseurs de combat, vingt et un cuirassés, vingt-quatre croiseurs lourds, quarante-quatre croiseurs légers et quatre-vingt-onze destroyers. Le transport d’assaut Mistral était niché profondément au cœur du cylindre, aussi protégé que possible d’une attaque. Néanmoins, les formations humaines, si élégantes fussent-elles, avaient toujours l’air grossières et pataudes à côté d’une disposition de vaisseaux des Danseurs. Pour l’heure, les quarante bâtiments ovoïdes avaient eux aussi adopté la forme d’un cylindre, comme pour mettre en exergue leur association avec ceux de Geary, mais il émanait de leur formation une impression de perfection nonchalante qui lui donnait l’apparence d’un vol de créatures ailées impeccablement synchronisées. Quand les Danseurs manœuvraient, ils se montraient à la hauteur de leur surnom : leurs vaisseaux glissaient avec fluidité dans l’espace, évoluant selon de complexes chorégraphies qui paraissaient pourtant naturelles et non le fruit d’une planification et de l’entraînement.

« Frimeurs », grommela Desjani. Elle-même était une pilote à l’habileté notoirement reconnue, mais, comparés à ceux des Danseurs, ses talents semblaient pâlir.

Geary se garda sagement de relever le commentaire. Ils se trouvaient de nouveau dans la salle de conférence, où une carte céleste montrant les icônes des deux formations, humaine et extraterrestre, flottait juste devant les yeux de chaque commandant de vaisseau.

Combien de fois avait-il tenu une telle conférence ? Combien de fois tous ses commandants avaient-ils ainsi braqué les yeux sur lui, dans l’attente de ses ordres, d’un peu d’espoir et d’inspiration ? Pourquoi était-ce toujours aussi difficile ?

« Comme je vous l’ai dit à notre dernière réunion, nous avons localisé la base des vaisseaux obscurs, se lança-t-il. Nous avons découvert le moyen de nous y rendre et nous allons à présent la gagner, détruire leurs installations de soutien logistique et tous les vaisseaux obscurs qui s’y trouveront encore. Nous emmenons avec nous notre dernier transport d’assaut et assez de fusiliers pour occuper la station que nous nous attendons à trouver sur place, recueillir le plus d’informations possible et procéder au sauvetage de tous ceux que les vaisseaux obscurs y auraient piégés.

— Où est cette mystérieuse base ? demanda le capitaine Badaya. Pourquoi ne l’avions-nous pas encore découverte ? Et pourquoi était-il si difficile de trouver le moyen de s’y rendre ? Se trouverait-elle en territoire syndic ?

— Où elle se trouve ? » Geary modifia la carte stellaire de manière à focaliser sur le système binaire. Il ne tira pas une mince satisfaction des regards interloqués de la plupart de ses officiers. Lui-même avait dû faire cette tête quand Charban lui avait parlé pour la première fois de l’étoile double. « Juste ici. Dans ce système binaire.

— Nous allons sauter vers un système binaire ? s’étonna le capitaine Vitali. Il dispose d’un point de saut stable ?

— Non. Autant que nous le sachions, il n’y a aucun point de saut stable là-bas. En revanche, le système est équipé d’un portail. C’est par ce biais que nous nous y rendrons. Je sais quelle sera votre prochaine question. Pourquoi l’Alliance a-t-elle construit un portail dans un système binaire ? La réponse tient en deux mots : Unité Suppléante. »

Le silence qui suivit fut enfin rompu par le capitaine Armus. « Il y a vraiment une Unité Suppléante ?

— Oui, répondit Geary. Le code d’accès à son portail était déjà inscrit dans nos clés de l’hypernet, mais, pour en prendre connaissance, il a fallu le déverrouiller. Celle de l’Indomptable a d’ores et déjà téléchargé les mots de passe nécessaires à son déverrouillage, et, à la fin de cette conférence, je les transmettrai à tous vos vaisseaux. » Il marqua une pause en lisant clairement sur tous les visages les questions qu’avait soulevées cette dernière déclaration. « Il s’agit d’un logiciel correctif dûment autorisé. Je le tiens du gouvernement lui-même. Cette mission est officielle. Les autorités veulent que nous neutralisions Unité Suppléante. »

Badaya explosa : « Que sommes-nous censés neutraliser dans la base de repli secrète de notre propre gouvernement ?

— Les vaisseaux obscurs. Ainsi que des éléments potentiellement félons de certaines organisations.

— Quelles organisations ? demanda le capitaine Vitali.

— Je n’en sais rien. Le gouvernement non plus.

— Vous avez dit “éléments félons”, fit observer Duellos.

— Une petite minute ! se récria Badaya, véhément. Vous prétendez que le gouvernement, qui nous soupçonnait jusqu’ici d’être une menace pour l’Alliance, compte à présent sur nous pour éliminer cette fois une véritable menace ? » À ses accents offensés, on aurait juré qu’il ne lui serait jamais venu à l’idée de se dresser contre le gouvernement. Nul, à l’entendre, n’aurait jamais imaginé qu’il avait naguère pris la tête des éléments séditieux qui rêvaient de le renverser par un coup d’État militaire.

« C’est exact », affirma Desjani, le visage impassible.

Badaya se renfrogna davantage. « Mettons ! Nous allons donc nous y atteler ! Et leur montrer !

— Les Danseurs nous accompagnent, ajouta Geary. Ils tiennent à nous aider à éradiquer les vaisseaux obscurs.

— Et si nous nous croisions, amiral ? demanda quelqu’un. Qu’arrivera-t-il s’ils décident d’attaquer Varandal pendant que nous serons en route pour Unité Suppléante ?

— Nous remplirons notre mission à Unité Suppléante et nous rentrerons directement ici, dit Geary. Sans délai. Ce n’est pas l’idéal, loin s’en faut, mais nous ne pouvons pas nous incruster à Varandal ni ailleurs en attendant que les vaisseaux obscurs attaquent. Nous devons les frapper là où ils ne sont pas et où ils en pâtiront le plus.

— Nous devons impérativement réussir, asséna le capitaine Tulev. Et nous réussirons.

— Exactement », approuva Geary.

Alors que les images des autres commandants s’effaçaient de nouveau dans une frénétique effervescence, celle du capitaine Neeson s’attarda brièvement. « Vous n’avez plus besoin que je vous cherche ce portail, j’imagine, amiral ?

— Non, en effet, admit Geary. Pardonnez-moi de ne vous en avoir pas informé plus tôt.

— Un portail caché dans nos propres clés de l’hypernet ! » Neeson secoua la tête. « L’hypernet a été découvert presque simultanément par les scientifiques de l’Alliance et ceux des Mondes syndiqués. Juste à temps pour permettre à la guerre de se poursuivre alors que les deux blocs commençaient à ployer sous ses coûts. Personne ne s’est aperçu que les Énigmas avaient laissé fuiter cette technologie de part et d’autre dans le seul but de pousser les hommes à continuer à s’entre-déchirer. Nous n’en avons jamais rien su. Je me demande combien d’autres secrets peut bien recéler l’hypernet.

— Commençons par remporter cette bataille, déclara Geary. Nous chercherons à le découvrir ensuite. »

Neeson sourit puis salua. « Pardonnez-moi ce commentaire, mais ce plan me paraît digne de Black Jack, amiral.

— Ça ira pour cette fois. » Geary regarda disparaître l’image du capitaine puis quitta la salle de conférence en compagnie de Desjani.

Il eut la surprise de trouver Victoria Rione qui l’attendait dans la coursive à la sortie du compartiment. « J’aimerais être transférée à bord du Mistral, amiral. »

Desjani resta coite, mais toute son attitude trahissait sa désapprobation.

« Pourquoi ? demanda Geary.

— Pour trois raisons, expliqua Rione. Et d’une, vos fusiliers sont censés collecter toutes les informations accessibles dans les banques de données. J’ai l’expérience requise et je dispose d’une panoplie d’outils logiciels unique au monde pour m’assister dans cette tâche. Et de deux, si votre infanterie devait se heurter à la résistance de troupes de sécurité ou de forces paramilitaires chargées de défendre les installations d’Unité Suppléante et cherchait à éviter une bataille rangée, je serais d’un grand secours dans les négociations destinées à obtenir la reddition des défenseurs. Et de trois, si mon époux est effectivement détenu dans une de ces installations, je veux être là pour l’en faire sortir. » Elle coula un regard vers Desjani. « Et, quatrième et dernière raison, ma présence serait moins perturbatrice à bord du Mistral. »

Tanya la fixa droit dans les yeux et répondit sévèrement : « Si l’amiral Geary juge votre présence nécessaire sur l’Indomptable, vous êtes plus que la bienvenue à bord. Vous y serez traitée avec la plus professionnelle des courtoisies.

— Vous savez comme ça m’exaspère, n’est-ce pas ? répliqua sèchement Rione. Amiral, je ne vous serais d’aucune aide dans un combat contre les vaisseaux obscurs. Il n’y aurait strictement rien à négocier. En revanche, je peux être très utile aux fusiliers. Je vous demande de m’autoriser à les assister.

— Et si vous nous aidiez à communiquer avec les Danseurs ? Vous avez été un de nos principaux points de contact avec eux, fit remarquer Geary.

— Vous n’avez pas besoin de moi pour ça en ce moment. Les Danseurs consentent finalement à parler ouvertement avec ceux qui sont capables de formuler convenablement leurs questions. Loin de moi l’idée d’embarrasser de ma présence le lieutenant Iger et cet autre lieutenant aux jolis cheveux émeraude, qui, au demeurant, me font l’effet d’avoir envie de rester en tête-à-tête dans le compartiment de com. »

Tous ces arguments étaient parfaitement sensés. Geary ne voyait aucune raison d’élever des objections. Pourtant, tout en réfléchissant à sa réponse, il était la proie d’une curieuse anxiété. Il finit par mettre cette impression sur le compte de son incertitude quant au dénouement d’une nouvelle bataille contre les vaisseaux obscurs et il hocha la tête. « Vous avez parfaitement plaidé votre cause. Il y aura pour vous toute la place souhaitable à bord du Mistral puisqu’il n’emporte que deux bataillons de fusiliers. Je ne sais vraiment pas pourquoi l’idée ne m’était pas encore venue de vous prier de vous y transférer.

— Je sais à quel point vous aimez m’avoir à portée de la main, amiral », ironisa Rione, tout sourire. Desjani se renfrogna davantage.

« Je devrai me passer quelque temps de votre compagnie pour le bien de l’Alliance, rétorqua l’amiral. Je vais prévenir le colonel Rico et le capitaine Young que vous travaillerez avec eux. Capitaine Desjani, pourriez-vous arranger pour la sénatrice Rione le départ immédiat d’une navette vers le Mistral ?

— Tout le plaisir est pour moi ! aboya Tanya. Avec votre permission, amiral. » Elle salua puis s’éloigna à grands pas dans la coursive. La sentant d’humeur exécrable, les matelots s’égaillaient pour la laisser passer.

« Pourquoi faites-vous ça ? demanda lourdement Geary à Rione.

— Ce doit être compulsif, répondit-elle. Pardonnez-moi. C’est une bien minable façon de vous remercier de votre hospitalité. » Elle croisa son regard. « Bonne chance, amiral. Dites au capitaine Desjani que je regrette les problèmes que j’ai pu lui poser. »

Elle prit congé à son tour, laissant Geary la suivre des yeux en essayant de se remémorer la dernière fois où il l’avait entendue appeler Tanya par son nom.

Geary s’était demandé comment il réagirait si les vaisseaux obscurs faisaient brusquement irruption par le portail de Varandal au moment où sa propre flotte s’en approcherait. Or, alors que la Première Flotte et l’armada des Danseurs arrivaient à proximité de l’énorme structure que les hommes appellent un portail et qui n’est en réalité qu’un immense anneau de centaines de torons abritant une matrice de particules sous la forme requise, aucune menace n’en jaillit.

« Nous revenons dès la mission achevée », transmit Geary à l’amiral Timbal. Le message n’atteindrait Ambaru que dans plusieurs heures.

Desjani avait déjà affiché les contrôles de la clé de l’hypernet. « Unité Suppléante a été sélectionnée en tant que destination de la flotte, amiral. Le champ de l’hypernet a été réglé assez largement pour inclure toute la Première Flotte et les vaisseaux des Danseurs. Nous sommes prêts à partir dès que vous en donnerez le signal.

— Merci, commandant. Activez l’hypernet. »

Tanya enfonça la touche et les étoiles disparurent.

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