Cinq

« Vous avez déjà fait ça vous-même, fit observer le capitaine Badaya. Vous croyez les vaisseaux obscurs programmés pour imiter vos tactiques, et, à plusieurs reprises, vous avez attendu en embuscade près d’un point de saut d’où vous aviez prévu que l’ennemi émergerait.

— Ce n’est pas une tactique propre uniquement à l’amiral Geary », bougonna le capitaine Armus. L’homme n’avait jamais été très jovial, mais, depuis que les croiseurs de combat obscurs s’étaient si aisément faufilés au travers du bouclier qu’il gérait, son humeur s’était encore aigrie.

« Non, convint Badaya. Bon sang, les Syndics y ont eux aussi recouru ! » Il éclata d’un rire brutal. « Et vous croyez l’amiral Bloch derrière ces vaisseaux obscurs ? Quel est son dernier combat ?

— Prime, affirma Tulev sans aucune trace de sarcasme.

— En effet ! Prime, où il commandait la flotte et où il nous a envoyés valser pile dans le traquenard que nous tendaient les Syndics à la sortie du portail de l’hypernet. » Badaya fit le tour de la tablée du regard. « Beaucoup d’entre vous connaissent Bloch. S’il contrôle encore les vaisseaux obscurs, ne croyez-vous pas qu’il cherchera à reproduire la dernière bataille couronnée de succès qu’il a connue ?

— Il aimerait certainement la rejouer, mais en en sortant vainqueur cette fois-ci, répondit Desjani.

— Ne sommes-nous pas tous d’accord que cette situation pue le traquenard et qu’on cherche à attirer la flotte à Bhavan ? » demanda Duellos. Il était arrivé tout récemment, rentré précipitamment de la permission qu’il passait sur sa planète natale quand le bruit s’était répandu que la flotte de Geary avait été victime d’une étrange agression.

Personne ne démentit.

Duellos se tourna vers Geary. « Mais vous comptez la conduire malgré tout à Bhavan ?

— Oui. Parce que Bhavan dispose de plus d’un point de saut. »

Les visages qui lui faisaient face (ceux de tous les commandants de vaisseau de la flotte apparemment rassemblés, grâce au logiciel de conférence, autour d’une immense table) passèrent de l’incrédulité à la brusque prise de conscience.

« Hypernet jusqu’à Molnir, précisa Badaya avec un sourire.

— Et saut de Molnir à Bhavan, conclut Duellos. Ce sera plus long qu’un saut direct jusqu’à Bhavan, mais l’amiral Bloch et les vaisseaux obscurs ne s’y attendront vraisemblablement pas. Ils croiront que nous accourons à la rescousse dans l’espoir de couper la route à ceux qu’on a repérés à Bhavan et de les détruire.

— Nous y attendront-ils assez longtemps pour nous permettre de faire un tel détour ? demanda Armus.

— Certainement, s’ils comptent tendre une embuscade à l’amiral Geary et à la flotte, répondit Tulev.

— Mais si nous nous trompions ? supputa Vitali, commandant du croiseur de combat Risque-tout. S’ils n’attendaient que pendant un certain laps de temps, fondé sur les probabilités qu’ils auront calculées, avant d’anéantir Bhavan et de regagner leur base ?

— Il n’y a aucun moyen de s’en assurer, dit Desjani. Ce sont des IA. Elles devraient se montrer plus patientes qu’aucun commandant humain.

— Sauf si c’est l’amiral Bloch qui les contrôle !

— Bloch bombarderait-il Bhavan ? » demanda quelqu’un.

Geary fit de nouveau le tour de l’immense table virtuelle des yeux. « Beaucoup parmi vous le connaissent mieux que moi. Franchirait-il ce pas ? »

Duellos secoua la tête. « Un génocide ? Pas dans un système stellaire de l’Alliance. Il cherche à se faire passer pour son sauveur, pas pour un émule des Syndics.

— J’en conviens, fit Desjani. Effroyablement ambitieux, disposé à sacrifier tous ceux qui se mettent en travers de son chemin et à broyer allègrement un système syndic, sans doute. Mais frapper ainsi Bhavan laisserait une tache noire qui lui interdirait à jamais d’être accepté comme l’héritier de Black Jack. » Elle avait dû voir tiquer Geary, qui n’avait pas pu s’en empêcher. « Je vous demande pardon, amiral, mais tous ceux qui connaissent Bloch tomberaient d’accord pour dire qu’il est frappé du syndrome de Geary. »

Entendre rattacher son patronyme et la légende que le gouvernement avait forgée autour de sa disparition à un cas pathologique désignant tous ceux qui se croyaient les seuls qualifiés pour sauver l’Alliance faisait partie des nombreux contrecoups auxquels Geary ne s’était pas attendu. L’ironie de l’affaire, c’était que lui-même, le vrai Black Jack, ne s’était jamais pris pour un tel sauveur, alors même que toute l’humanité ou presque semblait verser dans ce travers. Pas plus, d’ailleurs, autant qu’il pût le dire, que sa petite-nièce Jane Geary n’était atteinte de mégalomanie. Les Geary donnaient l’impression d’être les seuls immunisés contre le syndrome de Geary.

« Et si Bloch n’est pas à Bhavan ? insista Vitali. Comment avoir une certitude sur la manière dont réagiront les vaisseaux obscurs ?

— Pas moyen, répondit Duellos.

— Y a-t-il quelque chose qui vous inquiète particulièrement, capitaine Vitali ? demanda Geary. Au sujet de ces vaisseaux obscurs. Quelque chose que vous auriez été le seul à remarquer. »

Vitali fixa la table d’un œil noir. Mais, manifestement, sa colère n’était pas dirigée contre Geary ni contre sa question. « Ce dont j’ai été témoin et qui m’incite à mettre en cause leur… raisonnement, c’est la réaction de ce second croiseur de combat juste avant d’atteindre Ambaru : il a battu en retraite pour rester avec son collègue blessé. Personne ne s’y attendait. » Il fit le tour de la tablée du regard, le visage fermé, comme pour mettre chacun au défi de le démentir, mais nul ne s’y aventura. « Combien de temps attendriez-vous, amiral ? demanda-t-il à Geary. Combien de temps avant de prendre conscience que l’ennemi ne réagit pas comme vous l’avez envisagé ?

— C’est une question légitime », dit Geary. Il marqua un temps de réflexion, conscient de tous les regards posés sur lui. « Nous devons prendre deux choses en compte, reprit-il. La première, c’est que je n’aurais jamais recouru à cette tactique. Si j’avais disposé de la supériorité des vaisseaux obscurs en matière de maniabilité et de puissance de feu et su que la flotte était sous le coup d’autant de travaux de maintenance, ce qui implique aussi qu’elle était éparpillée sur une vaste étendue de ce système stellaire au lieu d’être concentrée pour le combat, j’aurais chargé pour infliger autant de dommages que possible. »

Desjani sourit d’un air approbateur.

Vitali hocha la tête. « C’est exact. Ils se montrent plus prudents que vous ne l’êtes. Ça ne suggère certainement pas que l’amiral Bloch ait ordonné ces tirs à Bhavan ou, tout du moins, qu’il ait planifié cette action.

— C’est aussi la vieille doctrine s’agissant d’affronter un puissant adversaire, affirma Geary. Peut-être leur sert-elle de modèle tactique. La seconde chose dont il faut se souvenir, c’est que les IA qui contrôlent les vaisseaux obscurs ne sont pas réellement humaines. Elles se comportent seulement comme des humains. N’est-ce pas ? demanda-t-il à la cantonade. Ce n’est pas poussé par un impératif moral ou une quelconque loyauté que ce deuxième croiseur de combat a rebroussé chemin pour rester près de son collègue blessé. Mais parce que son programme le lui imposait. »

Casia, le commandant du cuirassé Conquérant, se massa le menton. « Il n’agissait pas en humain, il simulait le comportement qu’il attribuait aux hommes. C’est bien ce que vous voulez dire, non ? Comme vous-même auriez réagi dans cette situation, amiral. » Casia lui décocha un regard aigu. « Auriez-vous battu en retraite si vous aviez commandé ce second croiseur de combat ? »

Geary fronça les sourcils, désarçonné. « Je n’y ai pas vraiment réfléchi.

— Vous n’en auriez pas eu besoin, affirma Badaya avec assurance.

— Qu’est-ce qui vous rend si sûr de ça ? demanda Casia, l’air sincèrement curieux.

— Le fait que nous en ayons été témoins. » Badaya pointa Geary du doigt. « Il connaît la mission. Il ne nous abandonne pas mais ne s’abandonne pas non plus à de vaines décisions. Il est disposé à accepter des pertes.

— Quel exemple en donneriez-vous ? »

Si peu diplomate et si asocial qu’il fût, Badaya réussit à prendre une mine embarrassée. « Le Riposte. »

Geary mit quelques secondes à se rendre compte qu’il avait fermé les yeux et qu’il luttait pour refouler les émotions qui l’avaient assailli. Il prit une profonde inspiration, les rouvrit et se focalisa sur Badaya, lequel fronçait les sourcils, de désarroi mais aussi de défi.

Tanya avait l’air prête à lui mordre le nez.

« Vous avez raison, déclara Geary, brisant le brusque silence, surpris lui-même de son propre calme. J’ai un peu de mal à le reconnaître, mais vous avez raison. Aux yeux de tous ceux qui n’y auraient pas prêté attention, la propulsion du Riposte avait déjà souffert de très sérieux dommages quand j’ai assumé le commandement de la flotte à Prime. Lorsque j’ai pris la décision de la lancer dans une longue retraite, le commandant du Riposte (Michel Geary, son propre petit-neveu et le frère de Jane Geary) s’est porté volontaire pour retenir nos poursuivants syndics assez longtemps pour permettre à la flotte de s’échapper.

— Et vous avez accepté son offre, reprit Tulev d’une voix aussi impassible que d’ordinaire. Parce que vous en aviez compris la nécessité. Tout comme, à Grendel, vous aviez compris qu’il vous fallait absolument combattre jusqu’au bout avec votre croiseur lourd, le Merlon. Le capitaine Badaya a vu juste. Les vaisseaux obscurs sont programmés pour se plier à une modélisation de vos réactions, une simulation qui n’accorde pas assez d’importance à votre aptitude à prendre conscience de l’instant où il faut faire ce qu’il faut, quel qu’en soit le coût.

— Ils vous croient encore faible, ajouta Badaya, relevant la tête maintenant que la vague de désapprobation était passée. Je l’ai cru un certain temps, moi aussi. Beaucoup d’entre nous l’ont cru. Vous avez ressurgi du passé pour nous rappeler que nos ancêtres n’auraient jamais toléré les pratiques que nous avions fini par accepter sans même y réfléchir à deux fois. Massacrer des prisonniers, bombarder des cités. Il nous a fallu un bon moment pour comprendre que vos objections n’étaient pas le reflet de votre faiblesse mais celui de votre sagesse. Or les responsables de la programmation des vaisseaux obscurs, qui n’ont pas servi directement sous vos ordres, vous croient toujours humaniste par faiblesse, eux, et c’est sur ce modèle que fonctionnent leurs créations.

— Il tient là un excellent argument, souligna Duellos en se tournant vers Geary. J’ignore encore à quoi il peut nous servir, mais, à tout le moins, ça devrait signifier que les vaisseaux obscurs présumeront que vous vous porterez à la rescousse de la population de Bhavan, quel que soit le risque encouru.

— L’amiral Bloch devrait partir du même principe, déclara Tulev.

— Qu’en est-il de ces deux agents ? demanda Parr, le commandant de l’Incroyable. Ceux qui ont tenté de s’emparer d’Ambaru.

— Ils sont toujours à bord de l’Indomptable, enfermés dans nos cellules de haute sécurité, répondit Desjani. Et ils ne nous apprennent pas grand-chose. Au tout début, nous avons eu droit à quelques autojustifications, mais plus rien depuis. Nos enquêteurs affirment qu’ils ont reçu un très bon entraînement en matière de résistance aux méthodes et au matériel d’interrogatoire.

— S’ils sont réellement habilités, nous recevrons tôt ou tard des ordres nous intimant de les relâcher. »

Tanya sourit à Parr. « Il faudra d’abord nous assurer de la légitimité de ces ordres. Avant que nous en ayons la confirmation, les échanges devraient exiger un certain temps. »

Parr lui rendit son sourire. « Parfait. Je tiens à ce qu’ils soient à bord de nos bâtiments quand ils affronteront les vaisseaux obscurs. Ça leur déliera peut-être la langue.

— À ce propos, sommes-nous bien certains que les vaisseaux obscurs ne peuvent pas surveiller nos communications ni s’immiscer dans le réseau de la flotte ?

— Ils auraient pu le faire à un certain moment, répondit Geary. Mais les coms de la flotte fonctionnent maintenant sur un unique jeu de codes d’accès. Nos décrypteurs jurent que les vaisseaux obscurs n’ont pas les moyens de casser ces codes avant que nous ne procédions automatiquement à leur changement à des intervalles aléatoires.

— Combien de vaisseaux comptez-vous emmener à Bhavan, amiral ? s’enquit le commandant d’un croiseur lourd. Quelle proportion de la flotte ?

— Autant que possible. Même si nous ne tombons que sur les vaisseaux obscurs qui s’y trouvaient encore selon les derniers rapports, soit quatre cuirassés et leurs escorteurs, la bataille sera rude. Il se pourrait que quelqu’un déboule avec les codes nécessaires à leur désactivation avant qu’ils n’aient commis d’autres dommages, mais il y a de bonnes chances pour que nous restions les seuls responsables du grand nettoyage avant que ça ne dégénère davantage. Préparez vos vaisseaux pour l’action. »

À mesure que l’image de chacun des commandants se dissipait l’une après l’autre, les dimensions apparentes de la salle et de la table de conférence se réduisaient au même rythme, jusqu’à ce que Geary se retrouvât seul, en compagnie de Tanya Desjani, dans un compartiment de modeste dimension pouvant tout juste abriter une tablée de dix personnes.

« Vous allez bien ? » demanda-t-elle.

Il opina sans mot dire.

« Badaya n’aurait jamais dû amener ce sujet sur le tapis, reprit-elle. C’est un abruti décérébré, mais il ne se montre pas aussi écervelé d’ordinaire…

— Tanya… » Il se tourna vers elle, l’air penaud. « Il avait raison. Dans une situation critique, les vaisseaux obscurs pourraient parfaitement me prêter l’intention de secourir un compagnon blessé en oubliant ce faisant l’objectif de la mission. Si Badaya n’avait pas soulevé ce point publiquement, je serais peut-être passé à côté. Vous savez aussi bien qu’un autre que je répugne à évoquer la mort du Riposte et à me demander si Michael a réussi à s’échapper à temps. »

Elle soupira pesamment. « Badaya a son utilité, j’imagine. C’est sans doute ce qui explique pourquoi je n’ai pas encore massacré ce crétin.

— Sans compter que ce serait contraire au règlement.

— Ouais. Je dois donner le bon exemple aux aspirants qui, grâce à vous, ont une meilleure chance de vivre assez longtemps pour monter en grade. » Elle se passa la main dans les cheveux en grimaçant. « Néanmoins, Badaya a de la chance que Jane Geary ne se soit pas trouvée là. Au fait, au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, Jane vous a pardonné depuis un bon moment.

— Je l’ai remarqué. Elle avait de quoi être furieuse. »

La grimace de Tanya se fit rictus. « Que non pas. Ce n’est pas vous qui avez inventé la légende selon laquelle tous les Geary qui descendent de Black Jack devaient s’engager dans la flotte pour se plier à la tradition. Pas vous non plus qui avez déclenché la guerre. Ni vous qui avez choisi de vous retrouver piégé dans une capsule de survie dont l’énergie était pratiquement épuisée quand on vous a retrouvé après un siècle de…

— Je n’aime pas non plus évoquer ça, Tanya, s’insurgea-t-il.

— Pardon. Et vous n’avez pas non plus conduit la flotte à Prime pour tomber dans une embuscade des Syndics qui a failli l’anéantir et nous faire perdre la guerre. » Desjani le fixa, le regard implorant. « N’est-ce pas ? Et vous n’avez même pas demandé à Michael Geary de couvrir votre retraite. Il s’est porté volontaire, vous épargnant ainsi le crève-cœur de le lui ordonner. Jane Geary était fâchée contre Black Jack. Elle n’aurait jamais dû l’être contre vous et elle a fini par s’en rendre compte.

— Merci. C’est très difficile… » Il s’interrompit brusquement pour consulter l’écran qui flottait au-dessus du centre de la table. « À propos de difficulté, je dois rappeler Roberto Duellos.

— Ça vous ennuie si je reste ?

— Non, j’imagine. » Il tapota plusieurs touches et, au bout de quelques secondes, l’image de Duellos réapparut, debout à côté de la table.

« Amiral ? » Son regard se porta sur Desjani. « Personnel ou professionnel ?

— Professionnel. L’Inspiré devra rester encore une bonne semaine à quai avant d’être de nouveau opérationnel. »

Duellos hésita. « Je vais tâcher de réduire ce délai.

— Une semaine, c’est déjà moins que prévu. J’ai postulé que vous parviendriez à faire accélérer les travaux, mais, pour moi, une semaine, c’est repousser trop loin mon départ pour Bhavan. » Il lut dans les yeux de Duellos une déception qu’il avait le plus grand mal à dissimuler. « En réalité, ça joue en notre faveur. Je veux l’assurance que les vaisseaux obscurs n’attaqueront pas Varandal en l’absence de la flotte. L’Implacable, le Formidable et l’Inspiré, avec une force d’appoint de croiseurs et de destroyers qui redeviendront opérationnels dans le même délai, me fourniront cette garantie. Et je n’exagère absolument pas quand j’affirme qu’avec vous aux commandes de ce qui restera de la flotte à Varandal je serai grandement rassuré.

— Je vois. » Duellos réfléchit en faisant la moue puis hocha la tête. « Je comprends tout à la fois votre raisonnement et les motifs qui vous inspirent. Ça ne fait sans doute pas mon bonheur, mais ce n’est pas non plus votre travail. Et le mien consiste à faire ce qu’il faut. Comment dois-je réagir si les vaisseaux obscurs réapparaissent ?

— Tout dépend de leur nombre. S’il s’agit d’une force assez réduite pour que vous puissiez la gérer, tentez d’engager le combat et de la détruire. Je suis sûr que vous avez étudié les comptes rendus des engagements précédents et que vous êtes conscient du défi qu’ils poseront. Ils sont coriaces, rapides et agiles. »

Duellos sourit. « C’est aussi vrai de mes croiseurs de combat.

— Comme j’ai pu le vérifier personnellement, convint l’amiral. S’ils arrivent en force, en revanche, vous devrez les dissuader de s’en prendre à d’autres cibles de Varandal, les inciter à se lancer dans de futiles tentatives de poursuite et autres interceptions manquées de votre flottille et, de manière générale, les ralentir et les empêcher de commettre des dégâts jusqu’au retour de la flotte de Bhavan.

— Ça ne devrait pas être trop difficile, fit remarquer Duellos d’une voix sèche, comme pour faire comprendre qu’il ironisait. Je ferai de mon mieux, amiral. » Il salua, se préparant manifestement à prendre congé.

« Roberto, le rappela Geary, où en êtes-vous par ailleurs ?

— Oh, nous voilà donc revenus à des affaires personnelles. » Duellos marqua une pause, en même temps qu’il changeait d’expression et esquissait des deux mains un geste indéfinissable. « On se comprend mieux. Mon épouse a pris conscience de ce que me coûterait la perte de tout ceci. » Il embrassa d’un geste l’ensemble de la flotte et son environnement. « Quant à moi, j’appréhende mieux ses inquiétudes, s’agissant de moi-même et de notre avenir commun. »

Il fit la grimace. « Notre cadette complique un peu les choses. Elle est très tentée de s’engager aussi dans la flotte, en dépit de tous ceux qui lui affirment que c’est désormais un cul-de-sac, qu’on n’a plus besoin d’elle depuis que la paix règne et qu’il n’arrivera plus rien de grave. »

Desjani eut un sourire aigre. « Ouais. J’adore cette fable de paix. J’aimerais assez savoir ce qu’on en pense à Bhavan à l’heure actuelle.

— Sans même parler d’Atalia, renchérit Duellos. C’est bien ce qui inquiète ma femme. Elle sait que s’engager dans la flotte comporte encore des risques. Et, si ma fille choisit comme moi d’entrer dans la carrière… »

Le sourire de Tanya se fit caustique. « Je vous proposerais bien de veiller sur elle, mais j’ai crevé tant de vaisseaux sous moi que ça ne rassurerait personne.

— Non, en effet. Mon épouse et moi avons admis que sa vision de l’avenir et la mienne étaient incompatibles, mais nous sommes malgré tout convenus que nous tenions encore à partager un avenir commun. D’où… dilemme.

— Certaines affectations pourraient vous rapprocher de chez vous, suggéra Geary.

— Le système de défense ? » Duellos parut offensé. « Après tout ce que nous avons vu ?

— Et un poste à l’entraînement ? C’est précieux. L’occasion de transmettre ce que vous avez appris. Vous pourriez à tout le moins sauver des vies en montrant aux novices les erreurs à ne pas commettre. »

Duellos média un instant puis haussa les épaules. « Peut-être. Si nous arrivons à régler ce dernier foutoir. Je surveillerai ce système, amiral, et, si les vaisseaux obscurs se montrent, je verrai ce que peuvent faire des croiseurs de combat cabossés et des spatiaux fourbus contre les derniers modèles, étincelants et flambant neufs, qui ont séduit nos dirigeants. »

Trois jours plus tard, la Première Flotte hâtivement rassemblée approchait du portail de Varandal quand un vaisseau estafette en émergea avec à son bord le capitaine Jane Geary.

« Que se passe-t-il, amiral ? » demanda-t-elle alors que l’estafette filait encore vers une interception de l’Intrépide, son propre bâtiment.

« Je craignais que vous ne puissiez pas rentrer avant notre départ », répondit Geary.

Jane fronça les sourcils. « J’ai transmis les informations aux gens que vous aviez spécifiés. Je vous informerai plus tard des détails, mais je peux déjà vous dire que tous ont promis de se pencher sans délai sur la question. Mais, après les livraisons, je n’ai pas trouvé de vaisseau pour rentrer à Varandal. Retards, excuses et atermoiements. J’ai fini par menacer de porter l’affaire aux médias et cette estafette s’est soudain trouvée miraculeusement disponible.

— Content que ça ait marché. Votre second pourra vous informer de la situation à votre arrivée sur l’Intrépide. Nous emprunterons le portail dès que votre estafette vous aura débarquée et sera sortie de la bulle de l’hypernet. » L’image de Jane Geary s’évanouissant, l’amiral se tourna vers Desjani, l’air soucieux. « On a tenté de retarder son départ. Croyez-vous vraiment que nous devons son retour à sa menace de s’adresser à la presse ?

— Bien sûr que oui, répondit Desjani comme si ça crevait les yeux. C’est une Geary.

— Elle n’est pas Black Jack…

— Mais son plus proche parent en vie. Autant que je sache, en tout cas. Ce statut particulier ne se limite pas aux affaires de la flotte et à la politique. Si elle décide de s’adresser à la presse, celle-ci accourra à toutes jambes. » Tanya soupira. « D’après tout ce que j’ai entendu dire, Jane n’a jamais convoqué la presse. Elle n’a jamais profité de la situation. Mais peut-être à cause de la manière dont ce geste aurait été perçu, en bien ou en mal. Elle aurait eu l’air d’abuser de la notoriété de son patronyme. Maintenant qu’elle œuvre avec nous, elle recourt à toutes les flèches de son carquois pour nous aider à l’emporter.

— Quelqu’un d’Unité aura peut-être résolu le problème des vaisseaux obscurs avant notre arrivée à Bhavan, souffla Geary.

— Vous n’y croyez pas vous-même.

— Non, en effet. »

Geary fit émerger la Première Flotte du point de saut menant de Molnir à Bhavan, tous ses vaisseaux parés au combat. Avec l’Adroit perdu à Atalia, l’Intempérant gravement endommagé lors de la bataille de Varandal et les trois croiseurs de combat Inspiré, Formidable et Implacable toujours sous le coup de réparations critiques, il ne lui restait plus que neuf croiseurs de combat. Il aurait dû pouvoir rassembler vingt et un cuirassés, mais Acharné, Superbe et Splendide, eux aussi, étaient encore à quai, ne lui en laissant plus que dix-huit. Sa force se composait donc de vingt croiseurs lourds, quarante et un légers et cent douze destroyers. Ni auxiliaires ni transports d’assaut cette fois. Rien que des vaisseaux de première ligne.

« Oh, malédiction ! »

Geary entendit Desjani jurer alors qu’il s’efforçait encore de s’extraire de la désorientation induite par la sortie de l’hyperespace. Il réussit enfin à accommoder et à distinguer ce qui avait provoqué sa réaction.

Seize cuirassés obscurs orbitaient près du point de saut pour Varandal, accompagnés de trente croiseurs lourds, de quarante-cinq croiseurs légers et d’une centaine de destroyers. Ils étaient disposés face au point de saut en formation de boîte rectangulaire, à deux secondes-lumière à peine, prêts à frapper tout ce qui arriverait à Bhavan de Varandal.

« Le jeu est à peu près égal, observa Geary.

— Il le serait si la puissance de feu des vaisseaux obscurs n’était pas supérieure à la nôtre, voulez-vous dire ? répliqua Desjani, la voix blanche.

— Ouais. Que nos ancêtres nous protègent. Si nous étions arrivés directement de Varandal, ils nous auraient laminés avant même que nous ne les croisions.

— Ils n’ont pas de croiseurs de combat. Nous si. C’est notre seul avantage. Mais quelles sont nos chances de rogner un tant soit peu efficacement leurs forces malgré leur plus grande maniabilité ? Ils sont à trois heures-lumière et demie. Ils ne nous verront pas avant la fin de ce délai et nous-mêmes n’assisterons à leur réaction que dans sept heures. »

Tout reposait maintenant sur Geary. Il étudia son écran, la gorge serrée. Tous ses vaisseaux eussent-ils été à cent pour cent opérationnels que le combat lui aurait encore paru redoutable.

Hormis les vaisseaux obscurs et les siens, le champ de bataille était singulièrement désert. Une des planètes de Bhavan située à sept minutes-lumière de son soleil, étoile un peu moins lumineuse que Sol, qui servait encore de référence aux hommes, était assez hospitalière pour héberger une population relativement importante dans ses cités et ses nombreuses structures industrielles, tant en surface qu’en orbite. Cinq autres tournaient autour de l’étoile, le plus souvent rocailleuses à l’exception d’une géante gazeuse dont l’orbite légèrement irrégulière semblait en avoir balayé au moins une autre dans ses errances. Des installations minières et industrielles gravitaient aussi autour de certaines de ces planètes, parfois assez grandes pour mériter le qualificatif de ville.

Mais la navigation civile de toute espèce qui aurait dû saturer l’espace interplanétaire brillait par son absence. Cargos, remorqueurs, transports réguliers de passagers et autres bâtiments qui, normalement, auraient tracé d’un monde à l’autre leurs longues trajectoires curvilignes manquaient à l’appel.

On apercevait toutefois un nombre suspect de champs de débris, assez récents si l’on se fiait à leur dimension et concentrés dans les zones où cette navigation civile aurait dû se déployer.

« À croire que les vaisseaux obscurs ont éliminé tous les bâtiments qui n’ont pas réussi à sauter en lieu sûr, commenta Desjani.

— Commandant, nous avons des indications selon lesquelles tous ceux qui peuvent pénétrer dans l’atmosphère se sont réfugiés à la surface d’une planète, rapporta le lieutenant Castries. D’après les conversations que nous captons, ces gens craignent que les vaisseaux obscurs s’en prennent à eux, mais, pour on ne sait quelle raison, ceux-ci ont cessé de cibler ce qui ne se trouvait pas dans l’espace.

— Ils n’ont pas frappé non plus les installations orbitales, intervint le lieutenant Yuon. Rien de ce qui était sur orbite fixe n’a été touché, commandant.

— Bizarre, fit Desjani. On dirait presque que… C’est peut-être vrai, d’ailleurs.

— Quoi ? » demanda Geary.

Elle lui décocha un regard perplexe. « Comme si les vaisseaux obscurs avaient reconnu en Bhavan un système stellaire amical dont les planètes et tout ce qui se trouve sur une orbite fixe seraient à l’abri de leurs attaques, tandis qu’ils verraient dans chaque vaisseau un ennemi.

— C’est à peu près logique, au moins.

— Et nous sommes des vaisseaux, ajouta Desjani.

— J’avais déjà ajouté deux et deux », dit Geary. Il secoua la tête. « Nous avons un gros avantage, mais c’est bien le seul.

— Lequel ?

— Nous avons détruit tous les vaisseaux obscurs que nous avons combattus à Atalia. Ce qui implique qu’aucun n’a pu transmettre aux autres ce qu’il avait appris sur nos dernières tactiques. Ceux-là s’attendent encore à ce que je combatte comme Black Jack Geary, et ils feront de leur mieux pour m’imiter. »

Tanya fixa son propre écran. La connaissant, il comprit qu’elle était inquiète mais bien décidée à se battre le plus férocement possible. « Ils en apprendront un peu plus sur nous à chacune de nos passes de tir. Sommes-nous capables d’infliger de graves dommages à ces seize cuirassés en un délai assez bref pour marquer le coup ?

— Nous avons dix-huit cuirassés. » Geary se concentra de nouveau sur son écran en s’efforçant de cogiter. « À qui m’en prendrais-je d’abord si je commandais ces vaisseaux obscurs ? À nos cuirassés ou à nos croiseurs de combat ?

— Aux croiseurs de combat. Ils peuvent déguerpir si ça tourne vraiment mal. Mais nous aurions de meilleures chances de rattraper des cuirassés qui chercheraient à fuir la bataille.

— Très bien. » Il baissa la voix et s’assura que le champ d’intimité qui entourait son siège et celui de Desjani était activé. « Tanya, quitter Bhavan serait probablement notre décision la plus intelligente. Le déséquilibre des forces en présence est épouvantable.

— Partir sans combattre ? » Elle avait baissé le ton aussi, en s’efforçant de ne pas montrer son indignation, mais celle-ci avait percé malgré tout. « Abandonner un système de l’Alliance à l’ennemi ? Vous ne pouvez pas faire ça.

— Vous êtes capable d’évaluer la situation aussi bien que moi. Bien que nous arrivions sur eux d’un point de saut différent, nous n’en avons pas moins émergé à trois heures-lumière et demie de leur flotte, soit dix-sept heures de transit. Ils auront tout le temps de nous voir venir et de dresser un plan d’attaque.

— S’ils se comportent comme à Atalia, ils fonceront sur nous dès qu’ils nous verront, de sorte que ces dix-sept heures se réduiront à huit ou neuf, insista Desjani. C’est bien ce que vous-même feriez, n’est-ce pas ? Mais vous ne pouvez pas… vous ne pouvez pas… » Même maintenant, Tanya avait les plus grandes difficultés à articuler les mots « battre en retraite » en parlant de la flotte de l’Alliance.

« La Première Flotte est la seule force de l’Alliance assez solide pour arrêter les vaisseaux obscurs, déclara Geary non moins fougueusement. Si elle est détruite ou accuse de trop lourdes pertes, l’Alliance se retrouvera réduite à l’impuissance.

— Si les systèmes stellaires qui composent l’Alliance apprennent que, sous votre commandement, la Première Flotte a abandonné à son sort un système menacé par une force apparemment inférieure à la sienne, il ne restera plus aucune Alliance dont il faudrait s’inquiéter ! » Tanya le foudroya du regard. « Vous savez que c’est vrai ! Nous devons tenir le choc. Vous devez tenir le choc. Si Black Jack abandonne l’Alliance, l’Alliance est fichue ! »

Il soutint son regard, lut la certitude dans ses yeux et se rendit compte qu’elle avait raison. « C’est beaucoup exiger de moi.

— Je… Oui, en effet. » Elle secoua la tête. « Mais je n’y suis pour rien et je n’y peux rien changer. Je peux tout juste vous aider à gérer ça.

— C’est déjà beaucoup, convint Geary. Des idées ?

— Offrir une cible parfaite à leur charge puis refaire la même sottise. » Elle avait dû voir quelque chose en lui, car son expression se fit interrogative. « Quoi ?

— Je ne sais pas. Quelque chose me tracasse, mais je n’arrive pas à mettre le doigt dessus. » Il s’efforça de vaincre ses doutes et de se préparer à un combat que l’ennemi ne verrait pas venir avant trois heures. « Avoir déjoué l’embuscade qu’ils nous tendaient ici prouve au moins que nous pouvons les devancer aussi bien stratégiquement que tactiquement. »

Geary avait de nouveau disposé sa flotte en trois formations : il s’agissait cette fois de trois losanges verticaux. Celui de tête était formé des neuf croiseurs de combat et les deux autres, légèrement en arrière, l’un en dessous et le second au-dessus, de neuf cuirassés chacun. Dix croiseurs lourds, dix légers et trente destroyers escortaient chaque formation de cuirassés, et les vingt et un croiseurs légers avec les cinquante-deux destroyers restants celle des croiseurs de combat.

Soit une formation de tête conçue pour des assauts rapides et deux formations d’arrière-garde destinées à porter l’estocade.

Si Tanya ne se trompait pas, et Geary avait la conviction qu’elle voyait juste, les vaisseaux obscurs chercheraient à éliminer d’abord sa formation de croiseurs de combat. « Nos croiseurs de combat serviront d’appât, et les deux formations de cuirassés seront les mâchoires de la tenaille. »

Elle lui sourit. « Là, c’est Black Jack qui parle.

— J’attends de voir comment eux se disposeront pour attaquer, ajouta-t-il. Ils ne maintiendront sûrement pas ce rectangle.

— Pas s’ils sont programmés pour singer Black Jack. Je parie que nous verrons trois sous-formations.

— Je fais ça souvent ?

— Et comment ! Mais c’est une bonne chose. S’ils vous voient faire ce à quoi ils s’attendent, ça raffermira encore leur confiance. »

Quelque part, ça sonnait faux. « Les vaisseaux obscurs ne sont pas capables de confiance. Pourquoi ne pas dire plutôt que ça confirmera les conclusions de leurs calculs ? »

Desjani secoua encore plus fermement la tête. « Écoutez, ce sont peut-être des machines, mais il y a des hommes derrière. Des hommes qui ont composé les codes, affiné les résultats, procédé aux essais et décidé des issues les plus favorables. Pour ce qui me concerne, ce sont ces hommes que nous combattons. Et j’ai bien l’intention de leur botter le cul.

— C’est assez juste. Et plus confortable que de se dire qu’on affronte des monstres, n’est-ce pas ? »

Elle sourit. « Il y a des chances ! Et ça raffermit ma confiance. Je peux exploser des concepteurs de logiciels sans même transpirer. »

Il la fixa d’un œil surpris. « Ça vous est déjà arrivé ?

— Non ! » Cette idée avait l’air de sincèrement l’offenser. « J’ai toujours soutenu les geeks, même quand j’étais petite. J’en faisais moi-même partie ! Et voyez comment ils m’en remercient. » Desjani désigna d’un geste les images des vaisseaux obscurs sur son écran.

« En créant des monstres. Ouais. » Cela étant, les paroles de Tanya lui avaient inspiré un moyen de démystifier les vaisseaux obscurs, que leur étrangeté et leur puissance rendaient impressionnants. Il tendit la main vers ses touches de com. « À toutes les unités de la Première Flotte, repoussez l’état d’alerte de quelques heures. Repos ! Nous allons intercepter ces vaisseaux obscurs et engager le combat. Rappelez-vous en les affrontant que nous livrons avant tout bataille aux hommes qui les ont programmés. Geary, terminé. »

Il réfléchit longuement puis finit par appuyer sur la touche d’activation d’un canal interne. « Lieutenant Iger, veuillez informer les présumés “agents” détenus que nous allons engager le combat avec une force importante de vaisseaux obscurs. S’ils tiennent à augmenter leurs chances d’y survivre, ils auraient tout intérêt à commencer à vider leur sac.

— Je transmettrai, amiral, répondit Iger, l’air découragé, mais ça ne leur fera probablement aucun effet. Ces deux-là sont de coriaces traîne-savates. Je suis persuadé qu’ils mettraient un point d’honneur à mourir sans avoir rien divulgué.

— Même si ça devait se solder par un désastre pour l’Alliance, conclut Geary. Que les vivantes étoiles nous préservent des gens aveuglément persuadés d’être dans leur bon droit ! »

Dire à ses subordonnés de se reposer est une chose. Se reposer soi-même en est une autre.

Une fois qu’il eut quitté la passerelle, sa première halte fut pour sa propre cabine, où il composa un message en espérant que l’amiral Bloch se trouvait à bord d’un des vaisseaux obscurs et les contrôlait encore.

« Amiral Bloch, nous sommes tous deux du côté de l’Alliance. Les bâtiments que vous commandez sont une menace pour elle. Nous avons besoin de tous les vaisseaux de guerre disponibles pour affronter ce qui reste des Mondes syndiqués, surtout après ce qui s’est passé à Indras. Il nous faut aussi parer à la menace des Énigmas et, possiblement, à celle de ces extraterrestres que nous appelons les Bofs. Vous avez sans doute vu le cuirassé que nous leur avons capturé et que nous avons rebaptisé l’Invincible. Vous connaissez donc le niveau de leur dangerosité. Nous pouvons travailler ensemble à préserver, au lieu de les détruire, les moyens dont dispose l’Alliance pour se défendre. J’attends de votre part toute réponse qui nous permettrait de discuter de vos options et de la voie la plus propice à emprunter désormais. En l’honneur de nos ancêtres, Geary, terminé. »

Il ne s’attendait pas à ce que Bloch répondît. Mais peut-être s’y résoudrait-il. Peut-être pourraient-ils négocier une sorte d’arrangement qui désactiverait les vaisseaux obscurs assez longtemps pour permettre au gouvernement de reprendre leur contrôle.

Son message envoyé sous la forme d’une diffusion destinée aux vaisseaux obscurs, il tenta vainement de trouver le sommeil : son cerveau guettait irrationnellement une réponse qui ne pouvait lui parvenir que dans plusieurs heures au bas mot, compte tenu de la vitesse de propagation de la lumière, qui ne voyage qu’à un peu plus d’un milliard de kilomètres à l’heure, alors que des milliards de kilomètres séparaient encore son croiseur de combat des vaisseaux obscurs. Renonçant à lutter contre l’insomnie, il entreprit de déambuler dans les coursives de l’Indomptable pour sonder le moral de son équipage et apaiser ses propres nerfs. Il y a, à combattre un ennemi entièrement automatisé qu’aucun être vivant ne contrôle directement, quelque chose de très perturbant. Ce trouble n’a aucune base rationnelle. En quoi l’identité de ce qui cherche à vous tuer est-elle importante ? Et pourtant si. Quelque part en son for intérieur, Geary avait la conviction fermement ancrée qu’il fallait toujours que ce fût quelqu’un. Comme l’avait dit Tulev, quand on en vient plutôt à dire « Quelle est la chose qui a appuyé sur la détente ? », ça sonne faux.

Geary aperçut le chef Gioninni en train de discuter avec un jeune matelot un peu plus haut dans la coursive. Il savait à quoi devait ressembler la conversation, car la gestuelle des deux interlocuteurs laissait clairement deviner que le matelot avait fait une bêtise et que le chef lui expliquait en quoi c’en était une et pourquoi il ne devait pas la répéter.

Tous deux s’interrompirent pour se tourner vers lui et le saluer, le matelot pétrifié dans un « Fixe ! » réglementaire tandis que la correction du chef, elle, était celle d’un homme qui n’a même plus besoin d’y réfléchir pour bien s’en acquitter. « Tout est en ordre, chef ? demanda l’amiral.

— Aucun problème, amiral. J’étais seulement en train de prodiguer quelques instructions supplémentaires au matelot William T. Door, ici présent.

— J’espère qu’il saura apprécier cette chance, répondit Geary sans se départir de son sérieux. Combien de fois ai-je regretté qu’on ne m’ait pas expliqué comment j’aurais dû m’y prendre ! »

Toutefois, le matelot Door n’avait pas l’air d’apprécier sa bonne fortune à sa juste valeur.

Gioninni sourit. « Si vous êtes en quête d’un conseil, amiral…

— La première chose que j’ai apprise quand j’étais encore enseigne, c’était qu’il fallait toujours écouter les sous-offs, affirma Geary.

— Eh bien, amiral, je sais que nous cherchons à berner les vaisseaux obscurs. Je suggérerais pour ma part que, lorsqu’on cherche à arnaquer quelqu’un, ce dont je n’ai moi-même qu’une maigre expérience personnelle, vous comprenez, alors il vaut mieux lui montrer ce qu’il attend et espère de tout son cœur, car la proie n’en sera que plus confiante et empressée.

— Même s’il s’agit d’IA ? demanda Geary après un signe de tête affirmatif.

— Avez-vous déjà vu un ordinateur se remettre en question, amiral ? Les hommes en sont capables. Pas assez sans doute pour leur propre intérêt, mais ils y arrivent parfois. Mais les ordinateurs ? Tout ce qu’on peut faire, c’est leur botter les fesses, les redémarrer ou les nettoyer avant de remettre ça. Les gens qui leur font entièrement confiance sont des poires.

— Mais vous n’avez pas beaucoup d’expérience personnelle dans ce domaine, n’est-ce pas ?

— Exactement, amiral. »

Geary reporta le regard sur le matelot Door. « Qu’en est-il de la confiance que vous portez à ceux qui travaillent pour vous, chef ? Est-ce aussi très important ?

— Essentiel, amiral, convint Gioninni. Même avec les bleus comme ce gars-là. Il ne vous laissera jamais tomber, amiral.

— Je sais. » Geary croisa le regard de Door, lui sourit avec toute l’assurance dont il était capable, salua les deux hommes d’un signe de tête et reprit son chemin.

Le conseil de Gioninni était sans faille. En vérité, Geary lui-même avait déjà recouru à une tactique similaire, par exemple à Héradao. Que les vaisseaux obscurs pussent l’identifier et la reconnaître, et qu’on pût les manipuler comme un être humain en ne leur montrant que ce qu’ils voulaient voir… là était toute la question.

Question qui déboucha sur un enchaînement de réflexions, lequel se solda par un certain nombre d’autres questions auxquelles seul le lieutenant Iger pouvait répondre.

L’écoutille contrôlant l’accès aux compartiments du renseignement donnait bien peu d’indications sur les secrets qu’elle gardait. Sa signalétique précisait seulement qu’elle abritait « Personnel et Équipement – intégration des senseurs, Analyse et Communications ». Mais ses scanners et ses codes d’accès étaient de loin les plus robustes du vaisseau. Geary aurait pu faire irruption malgré tout, mais, par courtoisie, il s’annonçait toujours puis attendait que le lieutenant Iger ou l’un de ses subordonnés vînt lui ouvrir.

En l’occurrence, ce fut un très jeune technicien qui le conduisit là où Iger et d’autres spécialistes s’activaient sur divers équipements. Le lieutenant le salua en faisant la grimace. « Aucune chance jusque-là avec les vaisseaux obscurs, amiral.

— Qu’essayons-nous de faire ? demanda Geary.

— La même chose que d’habitude et plus encore. » Iger montra d’un geste les hommes et femmes qui scrutaient leur écran virtuel en plissant le front et tendaient de temps en temps la main pour entrer des commandes. « Nous cherchons à analyser les schémas et les codes de communication dont se servent les vaisseaux obscurs, mais ils ne cessent de les modifier de manière imprévisible, du moins pour l’instant, de façon à tromper notre matériel.

— On y arrivera malgré tout, lieutenant, le rassura une femme d’une voix agacée mais résolue. Ils peuvent abuser les algorithmes mais pas moi. »

Iger opina. « Ne lâchez pas le morceau. Si quelqu’un peut pirater leur réseau, c’est vous. » Il se tourna vers Geary. « Le hic, poursuivit-il en baissant le ton, c’est que les vaisseaux savent manifestement tout de notre matos et de nos procédures. Ils ont été conçus pour rester aussi imperméables que possible à nos méthodes d’intrusion et à notre collecte de renseignements.

— Il me vient une idée, lieutenant, dit Geary. Selon tout ce que j’ai pu voir et connaître, votre matériel, vos gens et vous-même êtes parmi les meilleurs. »

Iger sourit légèrement, l’air embarrassé. « Merci, amiral.

— De rien. Je ne rapporte que ce que j’ai vu. Mais… » Geary marqua une pause et balaya du regard le personnel affairé et les écrans qu’il étudiait. « Si nous n’arrivons pas à craquer leurs codes, quelqu’un d’autre le pourrait-il ? »

Iger hésita. « Avec des moyens suffisants, tout est possible, amiral. Les Syndics, voulez-vous dire ?

— Quiconque tenterait d’accéder aux trans et aux commandes des vaisseaux obscurs. Si les IA qui les contrôlent s’efforçaient de bloquer tout signal de contrordre entrant, y parviendraient-ils ? Même si ceux qui chercheraient à pirater leur réseau disposaient des codes nécessaires ? »

Cette fois, Iger mit plusieurs secondes à répondre. « Je vais devoir en parler avec mes gens, amiral.

— Que vous dit votre intuition ?

— Je crois que les vaisseaux obscurs pourraient les bloquer, amiral. » Il indiqua d’un geste leur direction approximative. « Je pressens que ceux qui les ont construits et programmés ont soigneusement veillé à ce qu’aucune personne non autorisée ne puisse réussir à pirater leur réseau, et qu’ils leur ont donné tous les moyens de se défendre contre les intrusions. Mais, si les IA peuvent bloquer nos signaux, elles peuvent bloquer ceux de n’importe qui, du moment qu’elles classent par erreur une source autorisée dans celles non autorisées. Ou bien, si d’aventure un logiciel malveillant parvenait à s’infiltrer et à reclasser une source autorisée en source non autorisée, leurs défenses refuseraient alors l’accès au réseau à toute mesure corrective.

— Amiral ? » La femme venait d’interpeller Geary en se détournant un instant de son écran. « À ce que nous en pouvons voir, les vaisseaux obscurs disposent d’excellentes défenses dans leur programmation. Et, si leur programme est effectivement tourné vers la défense contre les intrusions, ils doivent commencer à percevoir les nôtres. Les logiciels ressemblent aux gens à cet égard. Ils voient ce qu’ils s’attendent à voir et repèrent ce qu’on leur a dit de chercher.

— Merci, dit Geary.

— Les croyez-vous entièrement hors de contrôle, amiral ? demanda Iger.

— Il me semble plutôt qu’ils cherchent à suivre ce qu’ils croient leurs ordres, répondit Geary. Et, si je me fie à ce que vous m’avez dit, ils bloquent sans doute toutes les tentatives pour reprendre leur contrôle. Peut-être identifient-ils de façon erronée la source des signaux légitimes, ou bien un logiciel hostile bloquant tous les signaux qui cherchent à les contrecarrer s’est-il infiltré en eux, à moins qu’il ne s’agisse que de bogues de leur logiciel. » Il réfléchit de nouveau aux suggestions du chef Gioninni. « Mais, privés de la faculté de douter de ce qu’ils estiment vrai, ils ne peuvent pas rectifier eux-mêmes le mal. À propos, que deviennent nos amis les agents ? Ont-ils craqué ?

— Pas du tout, amiral. » Iger le conduisit dans un autre compartiment puis activa des fenêtres virtuelles s’ouvrant sur les cellules de haute sécurité du cachot où les deux agents étaient enfermés séparément. La femme fixait le plafond, allongée sur sa couchette, et l’homme était assis sur la sienne, le regard vide. Leurs vêtements, des tenues civiles qui n’auraient détonné nulle part, étaient légèrement plus froissés, sinon ils n’avaient en rien changé depuis leur arrestation sur Ambaru. « Ils ont été très bien entraînés à résister aux interrogatoires, précisa Iger. Nous n’avons rien pu en tirer. Amiral, l’idée de mettre en garde à vue des agents dont les accréditations ont été authentifiées continue de m’inquiéter.

— J’ai envoyé au gouvernement un rapport circonstancié contenant tout ce que nous savons de ces deux agents, lieutenant. S’il en disconvient, il me le fera savoir. L’ordre de leur relaxation est peut-être déjà arrivé par l’estafette qui a ramené d’Unité le capitaine Geary. Mais, pour l’heure, nous n’avons encore reçu aucune réclamation d’un organisme officiel auquel ils appartiendraient. Leurs accréditations officielles ont l’air correctes, mais, jusque-là, aucun service ne s’est présenté pour exiger leur libération. Nous ne les molestons pas. Nous ne leur faisons aucun mal. Nous cherchons à découvrir qui ils sont réellement et ce qu’ils savent des vaisseaux obscurs.

— Je comprends, amiral.

— Vraiment ? Si vous pensiez que je fais erreur, rempliriez-vous un rapport exposant vos inquiétudes sur mes agissements ? »

Iger réfléchit un instant, l’air gêné, puis hocha la tête et la releva pour regarder Geary droit dans les yeux. « Oui, amiral.

— Très bien. Plus quelqu’un a de pouvoir, plus il doit s’entourer de gens disposés à lui parler franchement quand ils estiment qu’il se trompe. Continuez de poser des questions, lieutenant.

— À vos ordres, répondit Iger avec un sourire de soulagement. Si je puis me permettre, amiral, j’ai connu quelques officiers supérieurs qui ne partageaient pas votre conception.

— J’en ai rencontré moi aussi. J’ai même dû travailler pour quelques-uns. C’est bien pourquoi je m’efforce âprement de ne pas leur ressembler. » Il désigna les prisonniers de la main. « Faites en sorte qu’ils me voient et m’entendent. » Il attendit qu’Iger eût levé les deux pouces. « J’aimerais vous poser une question à tous les deux. » Il patienta encore, le temps que les agents se retournent vers son image apparue dans leur cellule. « Mettons que vous travaillez réellement pour une agence du gouvernement, que vous êtes convaincus de la justesse de vos actes et parfaitement sûrs d’œuvrer dans l’intérêt de l’Alliance. »

Aucun agent ne répondit. Geary ne s’y était d’ailleurs pas attendu. Lui-même savait qu’éviter de donner jusqu’aux réponses les plus anodines, qui auraient permis aux senseurs chargés d’enregistrer les moindres réactions physiologiques et mentales des prisonniers d’établir des paramètres de référence, était une des règles d’or de la résistance aux interrogatoires. « Je peux comprendre le secret, reprit-il. Je sais qu’il est essentiel d’interdire à l’ennemi d’obtenir certains renseignements critiques. Je sais aussi qu’abandonné à lui-même tout dispositif de classification top secret tend à s’élargir, à trouver des raisons d’englober davantage d’éléments dans le secret. Il faut restreindre ces systèmes, faute de quoi ils finissent par dissimuler trop de choses. Le secret devrait être réservé à l’ennemi, pour lui interdire de trop en apprendre sur ce qu’il nous faut protéger. Mais j’en viens à me demander qui est l’ennemi à vos yeux.

» Dites-moi une chose : si vous travaillez vraiment pour l’Alliance, dont l’existence se fonde sur l’autodétermination des citoyens peuplant ses planètes, et que vous êtes certains de faire ce qui est juste, pourquoi gardez-vous complètement vos agissements sous le boisseau ? Pourquoi a-t-on empêché la population de l’Alliance d’être informée, serait-ce de manière générale, du logiciel hostile qui a corrompu et contrôlé le logiciel officiel ? Est-ce parce que vous n’adhérez pas réellement aux principes de l’Alliance et que vous vous croyez le droit de dicter au peuple ce qu’il doit faire et savoir, ou bien parce que vous n’êtes pas entièrement convaincus d’être dans votre bon droit ? Quelqu’un qui a cru un moment à l’Alliance ne se reposerait pas sur le secret pour interdire à ses concitoyens de décider si ce qu’on fait entre bien dans le cadre de leurs lois et leur conception du bien et du mal. Quelqu’un qui estimerait agir justement ne craindrait pas de mettre le peuple au courant, parce qu’il serait certain que le peuple verrait lui aussi qu’il œuvre à bon escient. »

Il les fixa en secouant la tête. « Quels que soient vos ordres, qu’ils viennent ou non d’une source autorisée, n’enfreignez pas les lois de l’Alliance. Si vous aviez eu la conviction que ces ordres entraient dans le cadre légal, vous ne les auriez pas dissimulés. Pourtant, même après voir vu ce que les vaisseaux obscurs ont fait à Atalia, Indras et Varandal, vous ne montrez par aucun signe que vous les remettez en cause. Les intelligences artificielles qui les contrôlent pourraient avancer l’excuse qu’elles n’avaient pas le choix. Mais vous pouviez faire autrement, vous, et vous vous y êtes refusés. Méditez cela. »

Ses paroles finirent par arracher une réaction à l’homme : ses yeux accommodèrent sur Geary et il hurla quasiment. « Nous devons interdire à nos ennemis de connaître nos secrets parce que, s’ils apprenaient ce que nous faisons, ils seraient en mesure de nous contrecarrer !

— Parce que vous croyez qu’ils l’ignorent ? demanda Geary. Les modifications du logiciel n’ont aveuglé que les senseurs de l’Alliance. Les Syndics savaient qu’ils étaient agressés à Indras et ils voyaient leurs agresseurs. Les seuls que vos secrets ont laissés dans le noir, ce sont les nôtres. Qui est l’ennemi, selon vous ? »

Nul ne lui répondit.

Geary trancha l’air de la main à l’intention d’Iger puis attendit que les fenêtres virtuelles se fussent refermées pour reprendre la parole. « Merci, lieutenant. Je doute que ça les ait affectés, mais ça valait la peine d’essayer. Faites-moi savoir quand vos gens auront trouvé un moyen d’accéder aux systèmes des vaisseaux obscurs. »

Il n’était pas rentré dans sa cabine qu’un appel lui parvenait de la passerelle. « Nous avons reçu du gouvernement local un message à votre intention », rapportait l’officier des trans.

Les systèmes stellaires de l’Alliance étaient libres de choisir la forme de leur gouvernement pourvu qu’ils se conforment à certaines règles relatives à la représentation populaire et aux droits civiques. Bhavan était dirigé par un comité exécutif coopté par un groupe plus large de représentants élus. Tout le comité était apparemment présent dans le message et personne n’avait l’air content. « Nous sommes assiégés par une force militaire d’origine inconnue qui refuse de communiquer avec nous ! Nous exigeons de la flotte de l’Alliance qu’elle élimine tout de suite cette menace ! Nos sénateurs seront informés de cette situation et ils sommeront le gouvernement de l’Alliance de s’expliquer ! »

Geary résista à l’envie pressante de lui répliquer que nul ne pourrait informer personne tant qu’il n’aurait pas eu raison des vaisseaux obscurs qui faisaient le blocus du trafic spatial de Bhavan. Mais les dirigeants élus de ce système méritaient au moins une réponse. « Ici l’amiral Geary, commandant de la Première Flotte. Les unités qui sont sous mes ordres et moi-même, nous ferons de notre mieux pour vaincre, détruire ou bannir du système stellaire de Bhavan les vaisseaux hostiles qui l’assiègent. En l’honneur de nos ancêtres, Geary, terminé. »

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