Quatre

Le lieutenant Iger n’avait pas l’air content. « L’idée de cuisiner du personnel de l’Alliance dont les pièces d’identification m’ont l’air parfaitement authentiques et les agissements justifiés par des motifs de haute sécurité n’est pas sans m’indisposer, amiral.

— Je comprends votre réticence », répondit Geary. Sans doute pouvait-il ordonner à Iger de procéder nonobstant, mais il avait compris depuis belle lurette que les résultats qu’on obtenait d’un subordonné que sa tâche enthousiasmait différaient spectaculairement de ceux d’un quidam qu’on forçait à s’exécuter. « Cela étant, peu importe ce qu’ils disent, eux ou leurs accréditations. Ils sont directement impliqués dans des faits qui ont causé la destruction de vaisseaux de l’Alliance, la mort de personnel de la flotte et la corruption du système des cuirasses de combat de nos fusiliers. »

Iger hocha la tête. « Oui, amiral. Ça ne fait apparemment aucun doute.

— Donc, ce qu’il nous faut impérativement savoir, lieutenant, c’est pour qui travaillaient vraiment ces deux individus. N’existe-t-il pas un terme pour désigner quelqu’un qui se fait passer pour des nôtres alors qu’il est en réalité au service d’un tiers ?

— Une taupe, amiral. » Iger réfléchit un instant, les yeux plissés. « Il pourrait s’agir de taupes. Leurs accréditations seraient alors tout à fait légitimes, et leur appartenance à un service de l’Alliance une couverture, tandis qu’ils seraient en réalité des agents doubles œuvrant pour les Syndics.

— Exactement. Je veux savoir de qui ils prenaient réellement leurs ordres, et je suis bien certain que, compte tenu des événements qui se sont déroulés tant à Varandal qu’à Indras et Atalia, notre désir d’obtenir des réponses est plus que justifié.

— En effet, amiral. » Mais Iger hésitait encore. « Ils refuseront vraisemblablement de coopérer et de répondre aux questions, amiral. Nous pourrons sans doute leur extorquer quelques informations en surveillant leurs réactions physiques et cérébrales à certaines questions précises, mais nous n’arriverons jamais à identifier leurs véritables supérieurs par une méthode aussi vague. »

Geary médita ce dernier argument en se demandant où Iger voulait en venir, puis il comprit brusquement : « Ne prenez aucune initiative contraire aux procédures régulières d’interrogatoire, aux lois de l’Alliance ni au règlement de la flotte. Je veux des renseignements précis et concrets. Et, quand le moment viendra, je tiens à pouvoir me présenter devant mes ancêtres en sachant que je ne leur ai pas fait honte. »

Iger hocha la tête puis salua ; un petit sourire jouait sur ses lèvres. « Oui, amiral. Moi aussi, amiral. Je ferai mon possible pour obtenir les réponses que vous cherchez.

— Je n’en ai jamais douté. »

Iger parti, Geary se radossa dans son siège, heureux de se retrouver de nouveau dans sa cabine de l’Indomptable. Ses vaisseaux adoptaient peu à peu les orbites de garage qui leur avaient été assignées et se réapprovisionnaient. Un message du capitaine Smyth lui avait fourni une image du véritable statut de la flotte, lequel n’était pas aussi bon qu’on aurait pu l’espérer, loin s’en fallait, mais pas non plus aussi médiocre qu’on aurait pu le craindre. Les défenses de Varandal étaient désormais en état d’alerte et l’on appliquait graduellement les correctifs logiciels à l’intégralité du système stellaire afin d’éliminer au moins une partie des dangereux sous-programmes dissimulés dans la masse des logiciels réglementaires.

Tout cela le mettait dans une position peu enviable, à savoir celle de décider de la suite.

Il appela Desjani. « À quel vaisseau disponible pouvons-nous assez nous fier pour lui confier le rôle d’estafette, Tanya ? »

Elle était dans sa cabine, absorbée par les nombreuses (et interminables) tâches qui incombent à un commandant de vaisseau. Elle lui rendit son regard en se massant le front avec résignation, comme pour lui faire comprendre qu’elle luttait aussi contre la migraine. « Jane Geary, répondit-elle au bout de quelques secondes.

— Ma petite-nièce ? » Geary fit la grimace. « Tous les cuirassés de sa division sont immobilisés. L’Intrépide ne sera pas prêt avant… cinq semaines.

— Exact. Juste le temps de gagner Unité par l’hypernet et d’en revenir. À moins que vous n’envisagiez de prendre les devants avec une partie de la flotte…

— J’espère bien que non.

— En ce cas, nous n’aurions pas besoin de Jane ici pour aider à maintenir la cohésion.

— Saura-t-elle trouver les gens qu’il faut ? » demanda l’amiral.

Tanya lui décocha un long regard ; il en conclut que sa dernière question trahissait une ignorance de la manière dont tournait le monde un siècle après sa mort présumée. « C’est une Geary. Elle descend de Black Jack.

— De mon frère, rectifia l’amiral.

— Ce qu’il y a de plus proche de vous puisque vous n’avez pas eu de descendance avant la bataille de Grendel. Le fait est que, si le capitaine Jane Geary se pointe et demande à parler à tel ou tel, elle sera reçue.

— Très bien. Quel message dois-je envoyer exactement ?

— À qui l’adressez-vous ?

— Aux sénateurs Navarro et Sakaï.

— Navarro et Sakaï ? » Elle lui lança un regard dubitatif. « Que savons-nous vraiment de Navarro ?

— J’en ai assez vu pour m’être fait ma religion, déclara Geary. Et Victoria Rione affirme qu’on peut lui faire confiance.

— Oh, parfait, lâcha Tanya, badine. Si cette femme se porte garante de Navarro, alors ça règle la question, j’imagine.

— Tanya…

— Savez-vous au moins où elle est ?

— Elle… ? Rione, voulez-vous dire ? Non, pourquoi ?

— Parce que vous devriez le lui adresser aussi. » Desjani eut un mince sourire à la vue de la tête qu’il tirait. « Hé, je ne l’aime peut-être pas… Tout bien pesé, je ne l’aime sûrement pas… Mais je sais qu’elle saura transmettre ces informations là où elles pèseront leur poids.

— C’est vrai, convint-il. Mais, puisque j’ignore où Rione se trouve, je ne peux qu’autoriser Jane à lui en remettre une copie si elle tombe sur elle.

— C’est effectivement le mieux que vous puissiez faire. Bon, maintenant, que leur dire ? Tout. Faites-leur bien comprendre que vous ne leur avez rien caché, que vous n’avez rien gardé par-devers vous.

— Excellent conseil, admit Geary.

— Eh bien, merci, amiral. » Elle s’appuya du front à sa paume. « Nous avons fait le plus facile. La suite sera plus pénible, vous ne l’ignorez pas.

— Les autres vaisseaux obscurs ?

— Ouais. » Elle releva la tête pour le regarder dans les yeux. « Il leur reste quatorze croiseurs de combat et vingt cuirassés, tous dotés d’une capacité de combat supérieure à la nôtre. Sans même tenir compte de l’usure, des dommages et autres avaries accumulées par nos bâtiments, tandis que les vaisseaux obscurs, eux, sont flambant neufs. Je vois mal comment vaincre une force de cet acabit.

— Il faut espérer que les derniers vaisseaux obscurs sont toujours en laisse, déclara Geary. Qu’ils n’ont pas échappé au contrôle des hommes et que ceux-ci peuvent encore les arrêter.

— S’il s’agit d’un virus ou d’un logiciel malveillant et non de simples dysfonctionnements, les autres vaisseaux obscurs risquent d’être aussi gravement infectés. » Tanya leva les yeux au ciel. « Des IA timbrées. Rendues folles par un logiciel hostile ou des bogues dans une programmation trop complexe pour que quelqu’un la comprenne vraiment. Combien de films d’horreur sont-ils bâtis sur cette trame ? »

Geary secoua la tête. « Pas assez, visiblement. Le gouvernement s’est sans doute persuadé cette fois que les IA ne pouvaient pas être corrompues ni victimes de ratés sérieux.

— Je croyais que le QG de la flotte avait la préséance en matière d’imbéciles, mais je me rends compte peu à peu que le gouvernement doit les réquisitionner, déclara Desjani. Sauf ceux qui sont élus par les citoyens, bien sûr.

— Tanya, je sais que tous les gens du gouvernement que nous avons rencontrés donnent l’impression d’être privés de leur bon sens depuis leur naissance et d’avoir encore perdu pied depuis, mais, si nous commençons à nous mettre en tête qu’on ne peut jamais se fier aux citoyens pour élire leurs représentants, c’est que nous avons cessé de croire en l’Alliance. Autant prendre tout de suite le nom de Mondes syndiqués et passer le flambeau à une élite autocrate. »

Elle soupira pesamment. « Tout cet idéalisme ne vous fait-il jamais mal aux cheveux ?

— Pardon ?

— Écoutez, je comprends très bien. Tous nous comprenons. Quant à dire que la gestion des affaires de l’Alliance est la meilleure du monde, ça reste difficilement crédible !

— Elle ne l’est pas, admit Geary. Quelqu’un a dit une fois que le suffrage universel était la pire méthode de gouvernement à l’exception de toutes les autres essayées par les hommes.

— Est-ce vraiment la moins pire ? demanda Desjani. Je veux bien le croire. Bon, je vais recourir à mes pouvoirs dictatoriaux à bord de l’Indomptable pour ordonner de rassembler le paquet de données de votre courrier. Vous devrez malgré tout pondre un résumé opérationnel : plein de couleurs vives, d’explosions et de mots très courts afin de ne pas distraire l’attention de nos dirigeants. »

La communication terminée, Geary s’attela avec morosité à la tâche d’expliquer brièvement et clairement ce que signifiait le gros volume de données qu’il comptait envoyer : a) un programme secret du gouvernement est devenu hors de contrôle et menace l’Alliance elle-même. Il a déjà agressé sans provocation des citoyens et leurs biens ; b) les Syndics ont menacé de rallumer les hostilités en raison d’une attaque d’Indras par des éléments relevant de ce programme secret ; c) Atalia, système stellaire neutre, a été ravagé par les mêmes éléments, qui ont ensuite agressé sans sommation des unités de la flotte ; d) Atalia a besoin de façon urgente d’une assistance humanitaire ; e) le logiciel contrôlant des systèmes officiels critiques est truffé de « caractéristiques » qui autorisent intrusion et usage abusif, et mettent ces systèmes critiques dans l’incapacité de remplir leurs fonctions ; f)…

f)…

Bon sang, pourquoi n’avez-vous pas misé sur les citoyens de l’Alliance plutôt que sur le secret et la technologie ?


L’estafette emportant le capitaine Jane Geary avec, sur d’innombrables copies de sauvegarde, les multiples exemplaires du rapport de l’amiral, emprunta trois jours plus tard le portail de l’hypernet.

« De nombreux vaisseaux civils ont quitté Varandal depuis notre retour, mais ce rapport officiel sur les événements sera sans doute le premier à atteindre le gouvernement et le QG de la flotte à Unité, fit remarquer Desjani.

— Qu’ai-je fait, Tanya ? interrogea Geary. Je viens de renverser le premier domino. Quelles seront l’ampleur et la portée de la réaction ?

— Vous n’avez certainement pas renversé le premier domino, répliqua-t-elle avec un sourire torve. Ce sont ceux qui ont envoyé des vaisseaux obscurs frapper Indras… non, plutôt ceux qui ont autorisé le programme des vaisseaux obscurs… La guerre… un siècle de dominos se sont effondrés durant cette guerre. » Le regard qu’elle posait sur lui se fit approbateur. « À moins que le premier domino ne soit tombé voilà un siècle, quand vous étiez le dernier à bord du Merlon, que votre capsule de survie endommagée vous a plongé en hibernation et que vous êtes resté disparu jusqu’à ce que la flotte vous retrouve sur le chemin de Prime, où nous devions remporter une victoire décisive sur les Syndics. C’est peut-être là que tout le foutu machin a démarré. »

Il laissa échapper un tsst ! sarcastique. « À vous entendre, on jurerait que c’était planifié.

— Ça l’était peut-être. Sans doute les vivantes étoiles savaient-elles que nous aurions besoin de vous et, pour une raison que j’admets ne pas vraiment comprendre, peut-être pensaient-elles que nous méritions d’être sauvés de notre propre folie. » Elle sourit derechef. « Et, si cela est vrai, vous trouverez le moyen de stopper ces vaisseaux obscurs. »

Geary secoua la tête. « Surtout pas de pression, hein ? Pour l’heure, Tanya, je n’ai aucune idée de la façon dont je dois m’y prendre. »

Il reporta le regard sur la représentation du portail de l’hypernet, conscient qu’à tout instant une flotte de vaisseaux obscurs pouvait en émerger, tout en se demandant ce qu’il pourrait bien faire pour minimiser les dégâts si d’aventure ça se produisait.

Les croiseurs de combat du capitaine Tulev en provenance d’Atalia arrivèrent quelques jours plus tard au point de saut de Varandal. Passablement cabossés eux-mêmes lors de la bataille d’Atalia contre les vaisseaux obscurs, on les avait laissés sur place, sous la responsabilité de Tulev, pour assister les bâtiments endommagés, recueillir les survivants des unités détruites et apporter aux cités ravagées du système toute l’aide, à vrai dire pitoyable, dont ils étaient capables.

Tulev monta à bord de l’Indomptable pour fournir des informations supplémentaires à ce sujet, leur récente expérience n’ayant eu d’autre résultat que de souligner, aux yeux de tous, qu’il fallait se méfier des méthodes de communication prétendument les plus sécurisées, car aucune n’était entièrement à l’abri des écoutes. Geary avait invité Desjani à assister aussi à la réunion qui se tenait dans sa cabine : elle et lui étaient assis sur l’étroite couchette, tandis que Tulev occupait la chaise qui leur faisait face. D’ordinaire assez avare d’émotions, Tulev lui-même ne parvint pas à réprimer d’occasionnelles poussées de colère et de désarroi lorsqu’il leur fit par le menu compte rendu des dommages causés à Atalia par les vaisseaux obscurs renégats. « Le seul aspect positif, du seul point de vue de l’Alliance, d’ailleurs, c’est que les gens d’Atalia ont la certitude que les vaisseaux obscurs sont nécessairement d’origine syndic puisqu’ils nous ont agressés et que nous en avons détruit beaucoup pendant la bataille qui s’est ensuivie.

— Au moins avons-nous achevé ceux qui se sont échappés d’Atalia, lui dit Geary

— Oui. Je regrette d’avoir raté ça. » Tulev marqua une pause. Les rouages de son cerveau s’activaient. « Peut-on encore parler de vengeance quand on n’a détruit que des machines ?

— J’en tire pourtant une certaine satisfaction, avoua Desjani.

— Bien sûr, Tanya. Je n’en attendais pas moins de vous. » Les coins de la bouche de Tulev se retroussèrent pour lui adresser le plus fugace des sourires.

« Je serais encore plus heureuse si je pouvais réduire en poussière tous les imbéciles qui ont cru que les construire était une bonne idée.

— Ça aussi, je m’y attendais de votre part, dit Tulev avant de se tourner vers Geary. Avons-nous un plan, amiral ?

— Je m’efforce de remettre la flotte dans le meilleur état possible, répondit l’interpellé. J’ai envoyé au gouvernement et au QG un rapport très circonstancié sur ce qui est arrivé à Indras, à Atalia et ici même, à Varandal. Ils devraient se rendre compte qu’il faut impérativement réagir. Espérons que nos dirigeants sauront désactiver les derniers vaisseaux obscurs. Sinon…

— Ce sera difficile », fit remarquer Tulev. Euphémisme typique de sa part. « Mes vaisseaux seront parés, amiral. »

Desjani l’avait soigneusement observé. « Tout va bien, Kostya ? » demanda-t-elle.

Il lui décocha un bref regard. « Tout est-il toujours allé bien, Tanya ?

— Pas dans mon souvenir. » Elle se pencha légèrement vers lui. « Nous avons traversé beaucoup d’épreuves, vous et moi. Livré de nombreuses batailles, perdu beaucoup d’amis, vu beaucoup de choses que nous préférerions oublier. Je m’inquiète un tantinet de ce que je crois percevoir en vous aujourd’hui. Y a-t-il quelque chose qui vous chiffonne particulièrement ? »

Cette fois, Tulev mit un certain temps à répondre, le regard lointain, puis il la fixa avant de se tourner vers Geary. « J’attends la fin de la guerre. »

Geary opina. « Je sais que cette paix ressemble parfois beaucoup à la guerre.

— Ce n’est pas ce que je veux dire, amiral. » Tulev se renfrogna légèrement ; ses yeux ne quittaient pas le plateau de la table. « J’attends que la guerre avec les Mondes syndiqués prenne fin. La guerre qui a détruit ma planète natale et tant d’autres choses encore. On a signé un traité de paix. Officiellement, la guerre est finie. Mais ça reste extérieur. En mon for intérieur… la guerre est toujours là. Elle continue. Elle n’a pas de fin. Je crois qu’elle ne finira jamais en moi », conclut-il en se tapotant la poitrine de l’index.

Geary détourna les yeux. Il cherchait ses mots. « Je suis désolé.

— Je sais ce que vous ressentez, intervint Desjani. S’il n’y avait pas… » Elle s’interrompit brusquement pour regarder ailleurs, l’air étrangement embarrassée.

Tulev afficha de nouveau l’ombre d’un sourire. « Il n’est pas interdit de le dire, Tanya. Vous avez rencontré quelqu’un. » Il esquissa un signe de tête vers Geary. « C’est sûrement d’un grand secours.

— En effet, chuchota-t-elle toujours sans le regarder, en donnant cette fois l’impression de culpabiliser. Mon âme est maintenant habitée par autre chose que la guerre.

— Et c’est une bonne maladie, que je souhaite à tous mes amis, tout comme vous seriez contente pour moi si j’avais rencontré quelqu’un.

— Y a-t-il quelque chose que je puisse faire ? demanda Geary.

— Merci, amiral, mais vous n’êtes pas mon genre. »

Desjani laissa échapper un rire bref et fixa Tulev en hochant la tête. « Revoilà l’homme que je connaissais.

— Il est toujours quelque part en moi… mais en compagnie. Celle de la guerre. » Il haussa les épaules. « L’Histoire vous enseigne des dates : une guerre commence tel jour à telle heure et elle prend fin à une date précise, à un moment précis. Net et sans bavures. Mais vous et moi, nous tous qui avons combattu, nous savons que les guerres ne s’achèvent pas à la date imposée par la signature d’un traité de paix. Leur fin n’a rien de propre… du moins si elles prennent vraiment fin. J’ai trop de souvenirs, amiral. Je me rappelle trop de gens. Il y en a beaucoup que je ne veux pas oublier. Mais je me souviens de tous. Je n’ai plus de chez-moi. Alors la guerre continue. En moi. »

Geary opina derechef. Tulev faisait rarement allusion à la destruction, durant la guerre, de son monde natal. C’était de notoriété publique, de sorte qu’il était inutile d’en parler. « Le coût de la guerre perdure, lui aussi. L’Histoire tend à le calculer en termes d’argent et de pertes en vies humaines, sans jamais tenir compte de ce qu’elle inflige à ceux qui l’ont livrée et qui ont combattu. Nous avons… parlé… à des représentants officiels qui ont collaboré au programme des vaisseaux obscurs visant la station d’Ambaru. Ils ne nous ont pas appris grand-chose, mais nous avons réussi à leur extorquer au moins une des notions qui président à la conception de ces bâtiments : leur déléguer la tâche de combattre à notre place devrait alléger notre conscience du poids de tous les bains de sang. Selon eux, ça rendrait la guerre moins effroyable. »

Le regard de Tulev se riva sur Geary. « C’est ce qu’ils ont affirmé ? Dites-moi un peu, amiral, comment appelleriez-vous quelqu’un, homme ou femme, qui tuerait sans réfléchir, sans conscience ni remords, simplement parce qu’il en a reçu l’ordre ? Quelqu’un qui ne ressentirait strictement rien en commettant cet acte, qui ne remettrait jamais ses ordres en cause, n’hésiterait jamais, éliminerait sa victime et passerait à la suivante sans barguigner.

— Un monstre.

— Un monstre, en effet. Parce que ceux que nous envoyons tuer leurs semblables doivent savoir ce qu’ils font, avoir conscience de la valeur de la vie, ressentir la souffrance qu’ils infligent. Si tuer devient trop facile, ceux qui en donnent l’ordre finissent par un peu trop aimer ça. L’Histoire nous l’a appris. Il y a eu trop d’époques et de pays où il était devenu plus aisé de tuer que de raisonner, d’assassiner que de dialoguer, de supprimer que d’accepter la différence. » Tulev se renfrogna encore, dévoilant pour la première fois depuis que Geary le connaissait la violence de sa colère. « Et ces gens “amélioreraient” la guerre en la confiant à des monstres d’indifférence ? Qui tuent sans rien ressentir ?

— Un ancien chef militaire aurait dit un jour qu’il était bon que la guerre fût si terrible, parce que, sinon, les gens finiraient par s’y complaire, déclara Geary.

— Il devait en savoir plus long que les imbéciles qui ont cherché à la déléguer à des cerveaux mécaniques sans conscience, laissa tomber Tulev sans se dérider. Pour les vaisseaux obscurs, ce qu’ils ont fait n’avait rien d’effroyable. C’était une simple tâche, un ordre qu’il fallait exécuter. Nous allons les arrêter, amiral ? Nous ne pouvons nous contenter de garanties officielles comme quoi il n’y aurait pas d’autres dysfonctionnements plus tard, n’est-ce pas ?

— Pas moi, en tout cas. Je pèserai de tout mon poids, je me servirai de toute mon influence et de toute mon autorité pour les empêcher de nuire. Je n’ai cure du nombre des tâches pacifiques qui sont supervisées par des IA. Elles sont douées dans de nombreux domaines, du moment que quelqu’un veille au grain pour les fois où ça tourne mal par accident ou à cause d’un logiciel malveillant. Mais pas pour la guerre. Pas si nous tenons à rester humains. »

« Soyez le bienvenu », l’accueillit l’amiral Timbal. Il conduisit Geary hors de la soute des navettes vers l’une des principales zones commerciales de la station d’Ambaru. « La situation est encore assez perturbée. La vue de Black Jack devrait être d’un très grand réconfort pour tout le monde.

— C’est si moche que ça ? s’enquit Geary.

— Les rumeurs portant sur ce qui s’est passé et ce que les vaisseaux obscurs auraient pu faire subir à la station ont assez abondamment filtré pour que la population, tant civile que militaire, soit un tantinet agitée. » Timbal sourit en désignant d’un geste un groupe de civils en tenue de travail qui les croisait. « J’ai consulté de récents rapports sur le trafic commercial et j’ai découvert plusieurs éléments assez troublants », poursuivit-il. Sa voix détendue et sa dégaine nonchalante tranchaient pour le moins sur ses propos.

« Des éléments troublants ? répéta Geary, en souriant et en saluant de la tête les passants qui s’illuminaient à sa vue.

— Oui. » Timbal lui décocha un regard oblique. « Des cargos perdus. Nous sommes habitués à un certain quota de pertes, voyez-vous. Raiders syndics qui s’infiltrent dans les systèmes frontaliers. Sabotages. Accidents liés à la facture précipitée des vaisseaux ou au transport de matériaux dangereux. Ça arrive. Quand la guerre a pris fin officiellement et que la nouvelle s’en est répandue dans les systèmes frontaliers syndics, nous avons connu un changement bénéfique. Les pertes ont diminué de plus de soixante-dix pour cent.

— Magnifique.

— Oui. Mais, ce qui l’est moins, c’est que, selon les rapports qui viennent d’entrer, une résurgence s’est produite au cours des derniers mois. » Timbal baissa les yeux sans cesser de parler. « Des cargos et d’autres vaisseaux ne sont jamais arrivés à destination. On a parfois identifié des épaves, mais, avec toutes celles qui parsèment les systèmes distants de moins de vingt années-lumière de l’espace syndic, bien souvent ça n’a pas été possible. »

Alors même qu’il retournait leur salut à des soldats des forces terrestres, Geary réussit à garder le sourire en dépit de son envie de grogner. « Des pertes mystérieuses, inexpliquées ?

— Et aucun survivant dans l’équipage. » Timbal se passa la main derrière la tête pour se masser la nuque. « Les Syndics, nous sommes-nous dit. Ils nous avaient déjà cherché des poux, comme quand vos forces ont traversé leur espace, et il ne peut donc s’agir que de leur infamie coutumière. Mais on n’a repéré aucun de leurs vaisseaux transitant par l’espace de l’Alliance, ni à proximité des systèmes stellaires où sont survenues ces pertes.

— Incroyable, murmura Geary. Je me demande comment les gens qui géraient le programme des vaisseaux obscurs ont bien pu expliquer ces pertes. Dommages collatéraux ? Accidents lors d’exercices d’entraînement ?

— Ils auraient eu du mal à faire porter le chapeau au personnel humain, fit remarquer Timbal en regardant droit devant lui.

— J’aimerais consulter ces données, dit Geary. Voir où ces pertes se sont produites.

— Cela pourrait nous aider à localiser la position de leur base. Écoutez, vous devez parler aux gens. Donner une interview. Je suis conscient que vous ne pouvez pas faire allusion aux vaisseaux obscurs ni à toutes les saloperies liées à ce programme, mais la population doit impérativement s’entendre dire par Black Jack qu’il faut garder confiance.

— D’autres peuvent sûrement leur affirmer la même chose, repartit Geary, peu enclin à endosser de nouveau le rôle d’un personnage public.

— Certes, convint Timbal. Mais, quand ces autres parlent de la signification et de l’importance de l’Alliance, personne ne les croit parce qu’ils n’y croient pas eux-mêmes. Mais vous si, n’est-ce pas ?

— Si.

— On commence à additionner deux et deux, amiral, souligna Timbal. La presse et d’autres personnes. Ça va finir par fuiter. On ne parle plus que de ce qui s’est produit à Atalia, et la nouvelle du saccage d’Indras commence doucement à s’ébruiter. Un tas de gens ont vu vos vaisseaux en train de combattre des adversaires apparemment inexistants, d’essuyer des dommages que rien n’aurait dû leur infliger, et ils veulent savoir ce qui a bien pu se passer. Des compagnies cherchent à apprendre ce qui est arrivé à leurs bâtiments et à leurs cargaisons. Les familles des matelots disparus font un foin d’enfer. Et quelques-uns de nos propres spatiaux et fusiliers ont trouvé le moyen de parler. Vous et moi savons que le gouvernement mettra un bon moment à décider comment il doit réagir à ce foutoir. Le QG de la flotte lui repassera la patate chaude, alors ne vous attendez pas à des instructions de sa part. Autant dire qu’il nous incombe pour l’instant de gérer la situation ici, ce qui signifie que c’est à vous que ça revient.

— C’est toujours comme ça que ça se passe, n’est-ce pas ? » lâcha Geary. Là-dessus, il vit un groupe de civils, dont la mise et la dégaine correspondaient à celles de journalistes, se ruer à sa rencontre.

La femme qui en avait pris la tête fit halte à un pas de lui dans une posture permettant à Geary de bien voir la caméra vidéo perchée sur son épaule. Une chose au moins n’avait pas changé depuis le siècle dernier : les journalistes restaient légalement obligés de montrer ouvertement leurs appareils d’enregistrement. « Amiral Geary, de nombreux bruits circulent. La population de l’Alliance aimerait avoir votre avis à cet égard. »

L’amiral en question attendit que les autres reporters se fussent tous arrêtés à proximité, devant une foule sans cesse plus dense de militaires et de civils. « J’attends les ordres, déclara-t-il. J’ai rendu compte au gouvernement de tout ce que je sais et je prépare mes forces à toute mission qui leur sera assignée.

— Qui donne les ordres en réalité, amiral ? demanda un journaliste. Le gouvernement ou vous ?

— Le gouvernement, répondit Geary comme si aucune autre réponse n’était possible. Je sers l’Alliance.

— Le gouvernement représente-t-il encore la population de l’Alliance ? s’enquit une femme.

— Oui, autant que je sache. En ce qui me concerne, j’ai même présentement son gouvernement sous les yeux. » Il balaya lentement la foule du regard pour bien se faire comprendre. « Ces hommes et ces femmes que vous avez élus, vous les avez bien mandatés pour parler et prendre des décisions en votre nom.

— Je n’ai élu aucun d’entre eux ! s’insurgea quelqu’un dans la foule.

— Aviez-vous voix au chapitre quant à leur élection ? demanda Geary. Disposiez-vous d’un bulletin de vote et vous en êtes-vous servi pour exprimer votre suffrage ? Personnellement, je n’ai voté pour aucun des membres de l’actuel gouvernement. Je n’étais pas en… position de voter », ajouta-t-il, s’attirant des rires et des sourires. Toute l’assistance connaissait l’une ou l’autre mouture des diverses versions de sa légende, selon laquelle il n’aurait pas seulement été congelé en sommeil de survie mais serait resté durant un siècle parmi ses ancêtres. « Mais je continue à les considérer comme mon gouvernement parce que vous êtes la population de l’Alliance, que vous avez voté pour eux et que j’ai foi en votre capacité à trouver, avec le temps, la solution à vos problèmes ou les gens qui sauront les résoudre. J’ai aussi foi en vous et en l’Alliance, et ça ne changera pas. Si vous croyez en moi, alors j’espère que la confiance que je vous porte n’est pas un vain mot. »

Tous le regardaient et personne ne disait mot. Les reporters se bousculaient pour poser d’autres questions. Geary tourna les talons, s’apprêtant à prendre congé, quand un cri fusa dans la foule : « Soutiendrez-vous le gouvernement s’il fait quelque chose d’illégal ? » Il pila net.

Le silence qui s’abattit était presque palpable. Geary se tourna de nouveau vers la foule en secouant la tête. « Je n’appuierai aucune décision illégale. Plutôt que d’exécuter des ordres qui enfreindraient la loi, je préférerais démissionner et rendre mon tablier. Je peux vous garantir que le gouvernement le sait. Merci. »

Une escouade d’agents de la sécurité s’était précipitée pour lui fournir une escorte en voyant grossir la multitude. Ils se préparaient à se frayer un chemin de force au travers de la cohue quand la foule s’ouvrit devant lui pour le laisser passer et rejoindre la soute des navettes, conscient sans doute que ses paroles feraient le tour de l’Alliance à la vitesse de la lumière, du moins aussi vite que l’hypernet ou la propulsion par sauts pourraient les colporter, mais non sans se demander si ça y changerait quelque chose.

« Nos requêtes ont été rejetées », lui apprit le capitaine Smyth, l’air penaud.

De Smyth, Geary reporta le regard sur le lieutenant Jamenson, dont l’incroyable capacité à tout embrouiller s’était révélée inappréciable, s’agissant d’interdire aux nombreuses et redondantes sources de financement et d’entretien de la Première flotte de se faire la première idée des énormes sommes d’argent consacrées à ses réparations. « Ont-ils dit pourquoi ?

— Fonds insuffisants, répondit Smyth.

— Ils ne rejettent pas eux-mêmes les requêtes », ajouta Jamenson, dont les cheveux verts, permettant d’attribuer son origine génétique aux premiers colons d’Eire, sa planète natale, ressortaient de façon incongrue dans la cabine de l’amiral. Ils ont juste répondu que l’argent manquait.

— Je vous avais prévenu que les puits se tarissaient », rappela Smyth à Geary.

Celui-ci fixa de nouveau ses deux officiers. « Dites-moi un peu comment nous allons faire pour poursuivre les travaux. »

Smyth fit la grimace. « Légalement ?

— Oui, légalement.

— Cannibalisez, conseilla Smyth. Puisez des fonds aux autres sources disponibles pour la flotte. À ce propos, nous avons déjà reçu un grand nombre de demandes de transfert de certains de ces fonds à différents comptes d’un niveau plus élevé, et nous avons réussi jusqu’ici à faire échouer ces transferts. Dépensez-les ou perdez-les, amiral.

— De quels fonds parlez-vous ?

— Entraînement. Mess…

— Mess… ? Ils chercheraient à mettre mes équipages à la portion congrue ? demanda Geary, incrédule.

— Non. Ils veulent que vous leur fournissiez la même quantité et la même qualité de vivres à moindre coût. »

Geary résista à la tentation de frapper l’objet le plus proche. « Et, bien entendu, ils n’expliquent pas comment je devrais m’y prendre ?

— Non, bien sûr que non. »

Le lieutenant Jamenson désigna de la main l’écran qui surplombait la table de Geary. « Il y a eu les coupes budgétaires d’après-guerre, puis on a siphonné l’argent pour financer ce programme spécial…

— Les vaisseaux obscurs, lâcha Geary.

— Oui, amiral. Et ce programme coûte manifestement beaucoup plus cher que prévu. Je vois maintenant arriver des rapports annonçant que la flotte doit réactiver des défenses frontalières désactivées depuis la fin de la guerre, bien que personne ne dispose de la trésorerie requise. En réalité, c’est on ne peut plus simple. Moins d’argent en caisse et des obligations financières plus élevées que prévu.

— Ils auraient pu se douter d’un dépassement de budget dans le programme des vaisseaux obscurs, dit Geary. Existe-t-il un autre moyen de rassembler d’autres subsides pour nos réparations et nos opérations ? »

Smyth répondit avec réticence, en faisant la moue comme s’il venait d’ingurgiter un breuvage amer. « On pourrait réduire les coûts en fermant sélectivement certains de vos vaisseaux, amiral. Sans les mettre officiellement hors service. On boucle tout, on redistribue leur équipage sur d’autres bâtiments et on les laisse en orbite jusqu’à ce qu’on ait de quoi les redémarrer.

— Je ne peux pas faire ça ! » Geary désigna à son tour l’écran. « Je pourrais à tout moment me retrouver face aux autres vaisseaux obscurs et j’aurai alors besoin de tous les bâtiments et de tout l’armement disponibles ! Combien de temps tiendrions-nous si nous cannibalisions ces fonds que nous sommes censés restituer à d’autres ?

— Un mois, à quelques jours près.

— Pouvons-nous légalement dépenser cet argent maintenant qu’on nous a demandé de le transférer ? »

Jamenson sourit. « Oui, amiral. Le règlement officiel est truffé de lacunes stupéfiantes. La manœuvre sera délicate, mais nous pouvons faire passer un transport bourré d’espèces entre ces lacunes. L’argent dépensé, j’en informerai tous ceux qui l’attendent, mais en leur présentant le fait de telle façon qu’il leur faudra des mois pour comprendre ce qui s’est passé.

— Content de vous savoir avec nous, lieutenant. Y a-t-il autre chose ? »

Smyth semblait pensif. « J’aimerais assez mettre la main sur certaines pièces détachées et sur des matériaux critiques, amiral. Mais quelques obstacles s’opposent à leur acquisition. Pourriez-vous convaincre le capitaine Desjani de me prêter le chef Gioninni pendant quelques jours ?

— Quelques jours ? Je suis sûr que ça peut se faire. Dans quel but exactement ?

— Oh, amiral, tenez-vous vraiment à le savoir ? Ou bien voulez-vous ces pièces et ces matériaux ? »

Geary soupira. « Si quelqu’un risque de se retrouver en cour martiale, je dois en être informé.

— Non, amiral ! s’écria Smyth, feignant sans grand succès la stupeur. Ça sous-entendrait que quelqu’un se serait rendu coupable d’un vol qualifié. Saviez-vous, amiral, qu’on ne peut légalement accuser une personne de vol que si l’on a réussi à prouver qu’elle n’avait pas l’intention de rendre ce qu’elle a pris ? À condition, bien sûr, qu’elle ait pris quelque chose.

— Je crois que je vais m’abstenir de poser d’autres questions, déclara Geary.

— Bonne idée, approuva Smyth en souriant. J’allais justement demander au lieutenant Jamenson de vous répondre. À la fin, vous n’auriez plus distingué votre main droite de la gauche. »

Geary les congédia d’un geste. « Merci à vous deux. Faites comme nous avons dit. Cela étant, je vais envoyer au QG un message simple mais direct lui annonçant que, s’il tient vraiment à ce que la flotte soit en état de défendre l’Alliance, il doit lui fournir l’argent nécessaire à sa maintenance.

— Croyez-vous vraiment que ça portera ses fruits ? s’enquit Smyth.

— Quoi qu’il arrive, ce sera consigné officiellement, et personne ne pourra prétendre n’avoir pas été informé du problème.

— On le classifiera et on refusera d’admettre son existence.

— Ai-je précisé à qui je compte envoyer des copies ? » demanda Geary.

Smyth sourit. « À mon tour de ne plus poser de questions. »

L’image annonçant l’arrivée d’un vaisseau au point de saut pour Bhavan ne leur était pas parvenue qu’un message fébrile de ce bâtiment la talonnait. « Des vaisseaux de guerre croisent dans le système stellaire de Bhavan ! Ils ne répondent à aucune transmission, ils ne correspondent pas aux vaisseaux de l’Alliance connus et ils ont intercepté et détruit une douzaine de cargos et de bâtiments civils quelques jours avant que nous ne réussissions à atteindre le point de saut pour Varandal. Nous pouvons nous estimer heureux d’avoir sauvé notre peau ! Nous avons besoin d’aide ! »

— Les correctifs logiciels se diffusent, annonça Desjani à Geary quand il vint occuper le siège voisin du sien sur la passerelle de l’Indomptable. Bhavan a pu voir les vaisseaux obscurs.

— Mais ce vaisseau rapporte une demi-douzaine d’agressions contre la navigation civile, grogna Geary en consultant son écran. En quelques jours. Les rapports reçus par l’amiral Timbal ne faisaient pas état d’une telle fréquence, loin de là.

— Les vaisseaux obscurs peuvent-ils se rendre compte qu’on les voit ? C’est peut-être ce qui a déclenché ces attaques. »

Geary ne répondit pas. Il scrutait les données détaillées que le messager en provenance de Bhavan avait jointes à son S. O. S. « Quatre cuirassés.

— Malédiction ! souffla Desjani. Six croiseurs lourds. Vingt destroyers. De jolis chiffres ronds. S’ils décident de pilonner Bhavan comme ils l’ont fait à Atalia…

— Il n’en restera pas grand-chose. » Il continua d’étudier les données, le front plissé. « Observez leurs mouvements au cours des journées qui ont précédé le saut de notre informateur pour Varandal. À croire que les vaisseaux obscurs cherchent à imposer un blocus à Bhavan.

— Un blocus ? De Bhavan ? » Desjani loucha sur son propre écran, où s’affichaient les mêmes données, puis elle hocha la tête. « Ouais. Si ce vaisseau n’avait pas été relativement bien placé par rapport au point de saut pour Varandal, il n’aurait pas survécu. Deux destroyers obscurs étaient à ses trousses.

— Ça explique pourquoi il file vers nous et l’intérieur du système à cette vélocité », laissa tomber Geary. Sa main vola vers ses touches de com. « À toutes les unités de la Première Flotte, sachez que deux destroyers obscurs sont peut-être lancés à la poursuite du vaisseau qui vient de sauter de Bhavan. Première division de croiseurs de combat, portez-vous sur-le-champ à sa rencontre, interceptez-le et, s’il le faut, protégez-le de ses poursuivants. Geary, terminé.

— Commandant ? » Le lieutenant des trans venait d’interpeller Desjani. « Le message qu’a envoyé le vaisseau de Bhavan… sa diffusion était universelle. Il va toucher tous les récepteurs du système. »

Le sens de ces paroles mit un moment à s’imposer à Geary. Tous les récepteurs. Pas seulement le système de coms de l’amiral Timbal sur la station d’Ambaru ni même ceux des autres installations militaires ou gouvernementales de Varandal, mais aussi tous les récepteurs civils et médiatiques.

« Ils ont mis bas le masque, déclara Desjani. J’espère que le gouvernement va me surprendre et qu’il a déjà cherché à réagir. Cela dit, à voir ce qui s’est passé à Bhavan, il semblerait que d’autres vaisseaux obscurs soient également sortis du cadre de leurs instructions préétablies.

— Peut-être exécutent-ils un scénario d’entraînement qu’ils prennent pour la réalité, avança Geary. Ou bien un logiciel malveillant aura déclenché des tactiques offensives contre un système stellaire qu’ils devraient regarder comme amical.

— Quelle qu’en soit la raison, elle a engendré une menace bien réelle. Qu’allons-nous faire ?

— La seule chose qui nous soit permise, répondit Geary. Aller à Bhavan et lever le blocus.

— Je ne suis guère pressée de m’atteler à la neutralisation des vaisseaux obscurs, marmonna Desjani à voix basse.

— Moi non plus. » Geary hésita un instant, de nouveau renfrogné. « Ils sont à Bhavan, Tanya. Tout près de Varandal.

— À l’échelle galactique, quelques années-lumière, c’est effectivement tout proche.

— Ils ne frappent pas Bhavan. Ils en font le blocus. Mais un vaisseau a réussi à fuir. Jusqu’ici. Pour nous apprendre qu’ils rôdaient aux alentours de Bhavan. »

Elle le dévisagea. « C’est… intéressant. » Elle reporta le regard sur son écran. « Lieutenant Castries, procédez à une analyse rapide du message que nous a envoyé le vaisseau de Bhavan. Je veux savoir si deux destroyers auraient pu le rattraper avant qu’il ne saute.

— À vos ordres, commandant. » Une ou deux minutes s’écoulèrent avant que Castries ne reprît la parole : « Ça reste très vague, capitaine. La probabilité est de soixante-dix pour cent en faveur de son interception, mais une incertitude de trente pour cent subsiste en raison de lacunes dans les données qu’on nous a transmises.

— Merci, lieutenant.

— Commandant, pourquoi auraient-ils laissé ce vaisseau s’échapper ? »

Geary répondit pour Desjani : « Pour nous faire savoir qu’ils étaient là.

— Avec quatre cuirassés, ajouta Tanya. Afin que nous rassemblions le plus de forces possibles pour partir les affronter. Ils veulent que nous allions à Bhavan, amiral.

— Ça y ressemble assurément.

— Alors qu’allons-nous faire ?

— La seule chose qui nous est permise, répéta Geary. Y aller. »

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