Treize

« Y a-t-il un moyen de vérifier avec certitude si le portail de l’hypernet est verrouillé ? » demanda Geary à Desjani.

Elle afficha les contrôles de la clé. « Je n’ai jamais essayé d’envoyer un signal à un portail sur une telle distance, mais je ne vois pas pourquoi ça ne fonctionnerait pas. Nous allons devoir malgré tout attendre que le signal l’atteigne et que la réponse nous revienne. Compte tenu de notre position, ça devrait prendre plus de huit heures.

— Faites. Je tiens à m’assurer que cette option est bouchée.

— À vos ordres, amiral. » Elle effleura quelques touches. « J’ai demandé au portail d’identifier toutes les destinations accessibles. S’il est entièrement verrouillé, la réponse sera “aucune”. Avez-vous réfléchi à l’étrange coïncidence que présente cette situation, amiral ? demanda-t-elle à voix très basse.

— De quelle étrange coïncidence parlez-vous, commandant ?

— Les Énigmas nous ont donné l’hypernet. Les Syndics nous ont montré comment verrouiller les portails. Comme si nos deux ennemis s’étaient ligués pour nous fourrer dans cette situation.

— Au profit des gens qui sont derrière les vaisseaux obscurs. Lesquels, au demeurant, se scandaliseraient d’entendre dire qu’ils ont quelque chose en commun avec les Syndics, conclut Geary. Très bien. Que le portail soit verrouillé ou pas, nous devons détruire les hangars et les entrepôts orbitaux. De cette façon, quoi qu’il arrive, les vaisseaux obscurs ne seront plus une menace bien longtemps, du moins si le gouvernement peut les empêcher de s’approvisionner en cellules d’énergie par un autre moyen. Et il faudra aussi investir le siège du gouvernement à Unité Suppléante et découvrir ce qui s’y cache.

— Sa prise exigera d’exposer le Mistral et de placer nos fusiliers dans une très mauvaise passe, objecta Desjani. Pourquoi ne pas y surseoir ?

— Parce que le moyen de lever le blocage du portail – si du moins, comme nous le soupçonnons, il est bel et bien verrouillé – se trouve peut-être quelque part dans cette installation.

— Que vous y ayez songé explique peut-être pourquoi c’est vous qui êtes l’amiral et pas moi. »

Geary s’imprégna des informations que lui fournissait son écran, où les cinq formations de vaisseaux obscurs convergeaient désormais vers la trajectoire projetée de la Première Flotte et de l’armada des quarante vaisseaux de Danseurs. Toutes les cinq arrivaient face à la coalition. Celle des quatre croiseurs de combat apparus en premier était la plus proche et piquait toujours sur les forces de l’Alliance. Les quatre cuirassés obscurs émergés des hangars venaient juste derrière par bâbord, tout comme les croiseurs de combat, et, s’ils ne modifiaient pas leurs vecteurs, resteraient dans cette position relative jusqu’au contact.

Les dix autres croiseurs de combat obscurs et les plus petits bâtiments qui les escortaient arrivaient en revanche par tribord sur la proue des vaisseaux de l’Alliance et se stabilisaient également sur une trajectoire d’interception directe, mais qui prendrait place bien plus tard. Enfin, droit devant ou presque, les huit cuirassés obscurs et leurs croiseurs et destroyers fonçaient sur la Première Force à un taux d’accélération régulier qui les amènerait au contact à quelques minutes-lumière des hangars et des entrepôts juste avant que celle-ci ne touche au but.

« Ils ont réglé leur approche comme si chacune de leurs formations s’apprêtait à nous frapper successivement, rumina Geary. Je ne crois pas qu’ils s’y résoudront. Cela nous permettrait de les éroder chaque fois que leurs escorteurs entreraient au contact avec l’ensemble de notre force. Mais ils espèrent sans doute que je me laisserai prendre à ce stratagème, du moins si le verbe “espérer” peut s’appliquer aux calculs d’intelligences artificielles.

— Vous avez vous-même recouru plusieurs fois à cette feinte, fit remarquer Desjani.

— Certes, mais, de la part d’IA censées raisonner comme moi, s’imaginer que je vais tomber dans mon propre panneau est une insulte à mon intelligence. Leur première formation de croiseurs de combat pourrait esquiver le contact frontal puis nous harceler jusqu’à l’arrivée des autres. Et, si les cuirassés sortis des hangars ralentissent un peu, ils nous atteindront en même temps que la grosse formation de croiseurs de combat qui se cachait derrière l’étoile Alpha. Il faut trouver un moyen d’occuper ce premier groupe de croiseurs de combat. » Il hocha pensivement la tête puis appela le général Charban. « Général, pourriez-vous, vos lieutenants et vous-même, concocter à l’intention des Danseurs une incitation poétique à affronter la première formation de croiseurs de combat obscurs ? S’ils la frappaient pendant que nous nous chargeons des autres, cela nous serait d’un grand secours.

— Nous allons leur envoyer un hymne guerrier, répondit Charban.

— Ont-ils transmis quelque chose depuis l’apparition des vaisseaux obscurs ?

— Pas le premier mot, amiral. Ils attendent résolument notre réaction. » Charban avait l’air songeur. « J’ai désormais l’impression qu’ils voient en nous leur associé majoritaire dans certaines régions de l’espace. C’est peut-être une question de territorialité. Je n’en jurerais pas. Mais, depuis que nous avons renoncé à leur version du “babil”, les Danseurs se comportent beaucoup plus en partenaires qu’en manipulateurs.

— Merci, général. » Geary marqua une brève pause puis passa un autre appel.

L’image de Victoria Rione le dévisageait, sereine mais l’œil noir. « Un peu tard pour des instructions de dernière minute, amiral.

— Sans doute ai-je eu dernièrement trop de problèmes sur les bras, répondit Geary. Il y a un nouvel élément qu’il vous faudra découvrir dans cette installation. Les probabilités pour que le portail de l’hypernet d’Unité Suppléante ait été verrouillé selon la méthode des Syndics sont très élevées. Nous n’en aurons pas la confirmation avant plusieurs heures, mais les manœuvres tactiques des vaisseaux obscurs m’incitent à le croire. Si le portail est bel et bien bloqué et s’il se trouve dans cette installation un dispositif qui nous permettrait de le déverrouiller, il nous le faut.

— S’il y est, je le dénicherai, promit-elle. À condition que vous nous y fassiez entrer.

— Le Mistral vous y conduira. Et je veillerai à ce qu’il l’atteigne. » Dès qu’il eut coupé la communication, Desjani lui montra son écran de la main. « On maintient donc le cap ?

— Pour l’instant. Leur première formation de croiseurs de combat ne sera pas sur nous avant plus d’une heure et demie. Cela étant, je n’ai aucunement l’intention de rester sur cette trajectoire jusqu’à ce que tous ces vaisseaux obscurs puissent nous dégommer à loisir. »

Desjani se rapprocha et s’assura que les champs d’intimité entourant leurs fauteuils étaient activés. « Avez-vous remarqué que, lors de leurs manœuvres, les vaisseaux obscurs font désormais un usage plus judicieux de leurs cellules d’énergie ? Ils ne les grillent plus à tout-va comme à Bhavan.

— Je l’ai constaté. Ils ne font jamais deux fois la même erreur. Ce sera comme à Bhavan, mais en bien pire.

— Jack, nous allons avoir un mal d’enfer à nous tirer de ce pétrin. »

Tanya ne l’appelait pratiquement jamais par ce diminutif à bord de son vaisseau. « Je sais. Mais nous devons au moins détruire ces installations de soutien. Les jours des vaisseaux obscurs seront alors comptés, dussions-nous ne jamais ressortir de ce système stellaire.

— Ceux qui vont mourir te saluent, murmura-t-elle.

— Tanya…

— Pas grave. J’aurais dû mourir il y a douze ans et une bonne dizaine de fois depuis. Continuons. Même si nous perdons cette bataille, nous la gagnerons sur le long terme, et on en parlera encore dans plusieurs siècles. »

Une heure plus tard, Geary ordonnait de nouveau le branle-bas de combat. À bord de tous les vaisseaux, tout le monde ou presque se trouvait déjà à son poste puisque chacun, ayant assisté à son approche au cours de la dernière heure, était au courant de l’arrivée imminente de l’ennemi. De sorte que tous les vaisseaux se déclarèrent parés en un temps record.

Geary avait passé cette même dernière heure à réfléchir plutôt qu’à se ronger les sangs. Il pouvait feinter les vaisseaux obscurs ; il l’avait fait plus d’une fois avec l’aide de Tanya Desjani, parce que leurs IA étaient programmées pour raisonner comme Black Jack et que la collusion Black Jack/Desjani les décontenançait.

Mais elles savaient aussi qu’il devait absolument s’en prendre à leur base. Parce qu’il avait compris que c’était sa seule chance de les vaincre. Peut-être leur avait-on divulgué certaines informations bien précises, mais à leur place Geary aurait lui aussi cherché à tendre un tel piège.

Toutefois, jamais il n’aurait laissé à son adversaire ne fût-ce qu’une chance d’atteindre ses installations de soutien logistique. Les vaisseaux obscurs raisonnaient principalement en termes de tactique et la logistique n’était toujours pas leur point fort. Ce qui lui offrait une ouverture.

Sauf qu’il ne voyait pas du tout ce qu’il pourrait bien faire une fois les hangars et les entrepôts détruits.

« Vingt minutes avant le contact, rapporta le lieutenant Castries. Leur formation de croiseurs de combat réduit sa vélocité. Étant donné l’angle d’intersection, nous nous croiserons à une vélocité combinée estimée à 0,2 c.

— Un peu vite, mais assez proche de la vélocité optimale pour permettre à nos systèmes de contrôle des tirs de faire mouche plusieurs fois. On reste sur ce vecteur ? demanda Desjani à Geary.

— Affirmatif. Au cas où ils décideraient de nous charger bille en tête.

— S’ils s’y résolvent, Mistral et Indomptable seront leurs cibles prioritaires.

— Compte tenu de l’écran de cuirassés et de croiseurs de combat qu’il leur faudrait traverser, aucun ne survivrait assez longtemps pour placer une seule frappe, affirma Geary en appuyant sur ses touches de com. À toutes les unités, je m’attends à ce que la première formation de vaisseaux obscurs se livre à des modifications de sa trajectoire pour éviter le contact. Auquel cas les Danseurs se chargeront d’eux. Sinon, s’ils nous chargent malgré tout, veillez à n’en laisser aucun survivre à cette passe de tir. »

Ça faisait bizarre de charger ainsi l’ennemi, fermement résolu à n’opérer aucune manœuvre de dernière minute. Esquiver les tirs ennemis reste à jamais déterminant. Mais Geary avait la conviction que les croiseurs de combat obscurs ne se lanceraient pas dans une attaque désespérée.

Lui-même ne l’aurait pas fait.

« Cinq minutes, annonça le lieutenant Castries.

— Les Danseurs n’ont toujours pas bougé, constata Desjani.

— Ils bougeront, affirma Geary. Les vaisseaux obscurs vont s’en prendre à eux.

— Vous croyez ? » Elle étudia la situation. « En effet. S’ils grimpent légèrement sur bâbord, ils fonceront droit sur la formation des Danseurs plutôt que sur la nôtre.

— Et vous pouvez parier que les Danseurs s’en sont rendu compte aussi. » Il avait conscience de son aplomb. Il espérait ne pas se tromper.

Les dernières minutes parurent s’écouler très lentement.

L’instant du contact arriva, trop fulgurant pour que les sens humains l’enregistrent.

« Aucun engagement », annonça le lieutenant Yuon.

Geary s’aperçut qu’il avait retenu son souffle et il le relâcha doucement. « Oh, charmant ! » entendit-il Tanya s’exclamer.

Il se focalisa de nouveau sur son écran et constata que la formation des Danseurs s’était dissoute une minute avant le contact : leurs quarante vaisseaux scintillants s’étaient éparpillés vers le haut ou le bas pour prendre de flanc, à son passage en trombe, celle des vaisseaux obscurs. Si aucune de leurs unités ne rivalisait de taille ni de puissance de feu avec les cuirassés et les croiseurs de combat humains, ils pouvaient malgré tout, à quarante, provoquer pas mal de dégâts, surtout à des vaisseaux de l’Alliance plus petits.

Un croiseur lourd ennemi dérivait loin de sa formation, roulant et tanguant, incapable de contrôler ses mouvements. Un des croiseurs légers n’était plus qu’un amas de débris ; un autre s’était brisé en plusieurs tronçons qui eux-mêmes se désintégraient en culbutant dans l’espace. Et un de leurs destroyers avait également disparu.

« Ils y réfléchiront à deux fois avant de remettre le couvert ! exulta Desjani.

— Quelques vaisseaux des Danseurs accusent des dommages mais aucun n’est hors de combat », rapporta le lieutenant Yuon.

Les croiseurs de combat obscurs viraient de nouveau sur l’aile, tandis que les bâtiments des Danseurs remontaient pour négocier leur virage, pareils à de grosses bulles chatoyantes ; ils avaient renoncé à tout simulacre d’une formation rigide au profit de ce qui évoquait les évolutions d’un banc de poissons.

« Dommage que les Danseurs ne disposent pas de plus de puissance de feu, dit Geary. Les vaisseaux obscurs n’ont pas pris en compte leur maniabilité ni leur adresse. Ils ne commettront plus cette erreur, mais les Danseurs devraient continuer à distraire ce groupe de croiseurs de combat. »

Restaient quatre autres groupes de vaisseaux ennemis.

Les cuirassés émergés des hangars s’étaient ébranlés une heure après les croiseurs de combat et avaient accéléré à un rythme moins soutenu, de sorte qu’ils se trouvaient encore à deux heures du contact. Les trois autres groupes, naguère planqués derrière les deux étoiles, poussaient leur vélocité de manière à atteindre la formation de Geary en même temps que le premier groupe de cuirassés.

« On pourrait détacher quelques vaisseaux pour aider les Danseurs à achever le groupe de croiseurs de combat obscurs, suggéra Desjani.

— C’est exactement ce qu’ils veulent, rétorqua Geary. Que nous nous concentrions sur ce groupe puis sur ceux qui lui succéderont jusqu’à ce que toute possibilité d’une autre ligne d’action s’évanouisse. Nous allons maintenir la cohésion, éperonner l’opposition que nous ne pourrons pas esquiver et détruire les hangars et les entrepôts avant d’engager le combat. D’ici là, nous aurons appris si un repli par le portail de l’hypernet nous est interdit. »

Il appela ses commandants de division et d’escadron pour leur répéter ce qu’il venait de dire à Desjani. L’annonce d’un possible verrouillage du portail souleva autant de colère contre les vaisseaux obscurs que d’appréhensions quant aux retombées éventuelles. Néanmoins, le capitaine Badaya crut y voir un aspect positif. « Cette fois, ils ne peuvent pas nous échapper !

— Nous les avons piégés », convint le capitaine Duellos avec un léger sourire.

Jane Geary, elle, sourit jusqu’aux oreilles. « Plus rien à perdre. Frappons-les comme le ferait Black Jack.

— C’est exactement ce qu’on va faire, affirma Geary, acceptant pour une fois le rôle de Black Jack parce qu’il jugeait pour l’instant nécessaire de s’y prêter. On va les frapper, et sans relâche. Si la flotte devait se scinder en petites formations centrées sur les divisions de croiseurs de combat et de cuirassés, je compte sur vous pour combattre indépendamment les uns des autres, et je sais que vous accomplirez votre devoir d’une manière qui fera honneur à vos ancêtres. »

Il mit fin à la communication et se concentra de nouveau sur la situation.

Diminué par l’attaque des Danseurs mais encore vif et puissant, le premier groupe de croiseurs de combat obscurs se trouvait désormais derrière les vaisseaux de l’Alliance et au-dessus d’eux, et il recommençait à accélérer. Mais, déjà, il lui fallait se déporter légèrement pour esquiver la deuxième passe de tir des extraterrestres, ce qui l’écartait du vecteur menant à une interception de la formation de Geary. « Général Charban, veuillez aviser les Danseurs qu’ils font exactement ce que je souhaite et priez-les de continuer à distraire les croiseurs de combat ennemis.

— Nous sommes peut-être en train d’inventer une nouvelle forme d’art, répondit Charban. Improvisation de haïkus martiaux. Je les en informerai. J’observe les événements, amiral. La situation est-elle aussi mauvaise qu’il y paraît ?

— Oui. »

À mesure qu’ils cherchaient à esquiver les assauts réitérés des Danseurs, dont les vaisseaux étaient capables de déjouer les manœuvres des plus rapides et agiles bâtiments, les croiseurs de combat obscurs perdaient de plus en plus de terrain. Mais, au bout de trois quarts d’heure de provocations réitérées, ils se lancèrent directement dans une traque de la formation de Geary, allant jusqu’à ignorer une attaque cinglante des extraterrestres qui se solda par la destruction d’autres croiseurs et destroyers de leur groupe.

Quinze minutes plus tard, alors que les croiseurs de combat ennemis, toujours poursuivis par les Danseurs, accéléraient encore pour chercher à le rattraper et que quatre autres formations de vaisseaux obscurs se présentaient face à lui, Geary transmit de nouvelles instructions. Ces quatre formations entreprenaient déjà de décélérer en prévision de l’interception, encore éloignée d’une demi-heure. « À toutes les unités de la Première Flotte, accélérez à 0,25 c. Exécution immédiate.

— Que se passera-t-il quand nous les aurons traversés ? demanda Desjani.

— Nous commençons à réduire la vélocité, nous lâchons le Mistral en passant au-dessus de la station gouvernementale, nous continuons de freiner pour garantir la précision de notre bombardement au moment où nous survolerons leurs installations de soutien logistique, nous les détruisons, puis nous nous scindons en trois formations pour nous lancer aux trousses des vaisseaux obscurs.

— Compris. Besoin d’aide pour reconfigurer les formations ?

— J’accepterai votre assistance avec gratitude, commandant. »

En raison de la distance qui séparait encore les deux forces, il fallut aux vaisseaux obscurs plusieurs minutes pour comprendre que celle de Geary accélérait. Du coup, le temps dont ils disposèrent pour décider d’une manœuvre contrecarrant la sienne en fut limité d’autant. Ils ne purent que réduire davantage leur propre vélocité, tandis que leurs trois formations qui étaient restées planquées derrière les deux étoiles freinaient déjà au maximum.

La subite accélération de Geary ayant réduit à néant leur manœuvre soigneusement planifiée, les vaisseaux obscurs piquaient maintenant sur sa flotte à des vitesses qui les conduiraient au contact à des moments légèrement différés plutôt que tous ensemble.

« Vélocité relative au contact avec la plus proche formation ennemie estimée à 0,27 c, annonça le lieutenant Yuon.

— À cette vitesse, personne ne risque de marquer beaucoup de points », laissa tomber Desjani.

Sur l’écran de Geary, les fines paraboles représentant les trajectoires projetées des vaisseaux obscurs s’élargissaient, en même temps que se floutaient et pâlissaient leurs lisières, trahissant, de la part des systèmes, à mesure que s’accroissait la vélocité relative au point d’interdire aux senseurs et aux dispositifs de repérage de pleinement compenser les effets relativistes qui gauchissent l’univers extérieur, une incertitude grandissante quant à leur position exacte et aux attributs précis de leurs vecteurs. Plus la vitesse d’un objet s’approche de celle de lumière, plus ces effets relativistes s’aggravent et plus il devient difficile d’obtenir une vision précise de l’extérieur. Ce n’est sans doute qu’une des raisons pour lesquelles les vaisseaux de guerre poussent rarement leur vélocité au-delà de 0,2 c, mais elle est d’importance.

Les vaisseaux obscurs se heurteraient au même obstacle lorsqu’ils chercheraient à repérer avec précision les bâtiments de Geary. Frapper un objet en plein vol quand on file à des dizaines de milliers de kilomètres par seconde est déjà assez compliqué en soi. Si l’on ne sait pas où il se trouve exactement, le problème devient carrément insoluble.

Cinq minutes avant le contact, alors que les deux formations adverses n’étaient plus séparées que par une minute-lumière, Geary transmit de nouvelles instructions. « À toutes les unités, virez de cent soixante degrés sur bâbord et de quatre degrés vers le bas, réduisez votre vitesse à 0,1 c. Exécution immédiate. Mistral, manœuvrez indépendamment de manière à vous rapprocher de l’installation gouvernementale. »

La proue de tous les vaisseaux de Geary pivota largement et s’inclina légèrement, puis ils coupèrent leurs unités de propulsion principale, non seulement pour réduire leur vélocité mais encore pour corriger leur trajectoire. La longue parabole décrivant la trajectoire projetée de la Première Flotte s’altéra, lui faisant frôler la grande station orbitale avant de traverser l’immense champ de hangars et d’entrepôts.

Celle du Mistral, cependant, commença d’en diverger à mesure que le transport d’assaut freinait plus serré que les vaisseaux de guerre et visait directement l’installation gouvernementale. Toujours niché au sein de la formation de l’Alliance, il se mit bientôt à perdre du terrain et à s’en écarter.

Les vaisseaux obscurs ne disposaient que de deux minutes au maximum pour repérer les modifications de cap et de vélocité des bâtiments de Geary, et la tâche leur était encore compliquée, tant par l’obligation où ils se trouvaient de deviner sur quels vecteurs ceux-ci se stabiliseraient que par la distorsion relativiste qui leur brouillait la vue de l’ennemi.

Leurs cuirassés positionnés devant la formation de Geary surestimèrent le rayon du virage qu’elle allait négocier et virèrent trop largement sur l’aile pour opérer le contact : les deux groupes se croisèrent en trombe.

Moins d’une minute plus tard, leurs croiseurs de combat surgis de derrière une des étoiles filèrent juste sous le nez de la Première Flotte ; ceux-là avaient sous-estimé la violence de la décélération imposée par Geary à ses vaisseaux.

Une des deux formations de cuirassés obscurs qui se trouvaient encore devant la Première Flotte s’en rapprochait plus vite maintenant que les vaisseaux de Geary ralentissaient et, derrière elle, l’essaim des Danseurs qui la traquaient.

La seconde formation visa plus juste et écréma le dessus de celle de Geary. Les armes se déchaînèrent de part et d’autre, mais la vélocité relative restait trop élevée pour leur permettre d’acquérir des solutions de tir correctes et presque tous les coups manquèrent leur cible.

Sur bâbord et tribord, au-dessus et par-dessous, les formations de vaisseaux obscurs dont les assauts avaient été déjoués par les manœuvres de Black Jack se retournaient pour de nouvelles interceptions.

« On détecte une divergence dans la trajectoire des cinq croiseurs lourds escortant encore les croiseurs de combat lancés à nos trousses, constata Desjani. Ils ont repéré la manœuvre du Mistral et se préparent à l’intercepter.

— Je m’y attendais », dit Geary. Il pianota sur ses commandes. « Capitaine Tulev, conduisez votre division de croiseurs de combat au-devant de ceux des croiseurs lourds qui nous suivent et que je vous désigne, et interceptez-les. Ils visent le Mistral. Qu’aucun ne s’en approche !

— Entendu, amiral ! »

Léviathan, Dragon, Inébranlable et Vaillant entreprirent de freiner plus violemment en même temps qu’ils viraient plus sec sur l’aile pour tenter d’intercepter les croiseurs lourds ennemis avant qu’ils n’atteignent le transport d’assaut.

Un avertissement informa Geary que le Mistral cherchait à le joindre. Il prit la communication et vit l’image du capitaine Young apparaître devant lui dans une fenêtre virtuelle. « Amiral, à mesure que change notre angle d’approche, nous jouissons d’une meilleure vue de cette installation. Un hangar fermé y est amarré, rapporta Young. Assez grand pour abriter un croiseur de combat ou un transport d’assaut, et ses portes sont ouvertes en grand. Quand le personnel de cette installation a cherché à fuir, il n’a pas dû se donner la peine de les refermer derrière lui. Je peux garer mon Mistral à l’intérieur au lieu de larguer les navettes de la première vague de fusiliers. Tous pourront alors débarquer ensemble, mes navettes ne resteront pas à découvert et le Mistral sera à l’abri.

— Mais serez-vous en sécurité ? demanda Geary. Ce hangar fait une cible facile.

— Amiral, rien ne montre qu’on aurait tiré sur cette installation. Les signes sont nombreux qui nous prouvent que les vaisseaux obscurs ont tiré sur des bâtiments croisant dans le système, mais les installations orbitales ne portent aucune marque. S’ils se plient encore à certaines directives inhibantes, l’interdiction de tirer sur une installation du gouvernement abritant leurs superviseurs humains devrait se trouver en haut de la liste. Ça reste une gageure, amiral, admit Young, mais il me semble que c’est moins risqué que de chercher à jouer à cache-cache avec les vaisseaux obscurs tout en envoyant et récupérant tour à tour de multiples vagues de navettes et de fantassins. »

Geary soupesa un instant les risques et ses options, le regard dans le vague. « Très bien, commandant. Vous avez la permission d’entrer et de lancer l’assaut depuis ce hangar. Prévenez le colonel Rico. Veillez à ne pas traîner trop longtemps autour quand vous vous alignerez sur lui pour épouser son mouvement. Je ferai mon possible pour tenir les vaisseaux obscurs à l’écart, mais, si vous faites du surplace, vous leur offrirez une belle cible. »

Young eut un grand sourire. « Amiral, je peux amarrer ce vieux Mis’ n’importe où. J’ai un bon mètre de rabe de chaque côté. Considérez que c’est dans la poche. »

L’image de Young ne s’était pas effacée que Desjani attirait l’attention de Geary d’un geste. « Les croiseurs de combat obscurs qui arrivent derrière nous ont vu s’ébranler ceux de Tulev. Ils altèrent leur trajectoire pour l’intercepter au moment où lui-même interceptera leurs croiseurs lourds.

— Très bien. » Geary toucha de nouveau ses commandes. « Capitaine Badaya, prenez les première et sixième divisions de croiseurs de combat, les troisième et cinquième divisions de croiseurs lourds et les deuxième, douzième et dix-septième escadrons de destroyers, et ralliez-vous à la deuxième division du capitaine Tulev pour intercepter les croiseurs de combat obscurs qui s’apprêtent à attaquer le Mistral. Capitaine Tulev, votre division fait désormais partie de la formation Delta Un commandée par le capitaine Badaya. »

Badaya, Tulev, Duellos et les commandants des divisions de croiseurs lourds et des escadrons de destroyers accusèrent réception. Accompagnés de dix croiseurs lourds et de trente et un destroyers, l’Illustre, l’Incroyable, l’Inspiré, le Formidable et l’Implacable altérèrent leurs vecteurs pour s’écarter de la formation et grimper à la rencontre des croiseurs de combat obscurs en approche.

Geary s’avisa que Desjani fixait son écran d’un regard noir. « Je tiens l’Indomptable et les autres croiseurs de combat de la quatrième division en réserve pour une bonne raison, déclara-t-il. Je veux laisser croire à ces croiseurs de combat ennemis qu’ils ont une chance d’atteindre le Mistral. Si j’avais ajouté nos quatre unités à la force d’interception, ils auraient certainement fait demi-tour. Mais ils croient sans doute pouvoir se débarrasser de neuf de nos croiseurs de combat, d’autant que je n’y participe pas.

— Vous vous fiez à Badaya pour les éliminer ? grommela-t-elle.

— C’est l’officier le plus ancien dans son grade de tous les commandants de ces trois divisions et il est parfaitement capable de gérer une interception.

— Vous m’en devez toujours une, amiral. »

Le Mistral perdait très vite du terrain sur la flotte maintenant qu’il freinait pour se caler sur le mouvement de l’installation gouvernementale. La formation Delta Un en perdait encore plus rapidement afin d’intercepter les vaisseaux obscurs avant qu’ils ne fondent sur le transport d’assaut. Ces croiseurs de combat ennemis avaient de nouveau opéré la jonction avec leurs croiseurs lourds et ils progressaient régulièrement, manifestement sans se préoccuper de Delta Un qui arrivait sur eux par l’avant ni des Danseurs qui s’en rapprochaient par-derrière.

« Vingt minutes avant interception des croiseurs de combat obscurs par Delta Un, annonça le lieutenant Castries. Le Mistral estime qu’il sera amarré à l’installation orbitale dans trente-cinq. »

Desjani fixait son écran, toujours renfrognée. « Les autres formations ennemies sont revenues sur une trajectoire d’interception, mais elles ne seront en mesure d’engager le combat avec nous que quand nous aurons traversé la région de l’espace abritant leurs installations de soutien logistique. Mauvaise pioche. Elles nous laissent le champ libre pour démolir ce qu’elles devraient défendre.

— Exactement comme à Bhavan, fit remarquer Geary. Ceux qui ont programmé les vaisseaux obscurs ont mis leur va-tout dans le modèle tactique, mais beaucoup moins l’accent sur la logistique. Leurs IA basent encore leur stratégie sur notre destruction plutôt que sur la défense de leur soutien logistique. Et nous ne leur laisserons pas le temps de réviser leurs priorités. »

Il afficha de nouveau le programme de bombardement cinétique, désigna pour cibles tous les entrepôts et les hangars puis ordonna aux systèmes de combat de la flotte de concocter un plan de lancement applicable dès que les vaisseaux de l’Alliance traverseraient cette région de l’espace. Ne sachant pas avec certitude si les croiseurs de combat de Delta Un auraient déjà rejoint la formation principale, il ordonna aux systèmes de faire pleinement usage des terrifiantes capacités de destruction de ses vingt et un destroyers et des quatre croiseurs de combat de la quatrième division de Desjani. Cette fois, compte tenu de la faible distance séparant les cibles de la plateforme de lancement, les variations ou interactions imprévisibles des champs de gravité des deux étoiles auraient trop peu d’effet pour qu’on s’en inquiétât. La proposition s’afficha presque instantanément. « Pourriez-vous procéder pour moi à un contrôle de sécurité de ce plan, commandant ? » demanda-t-il à Desjani.

Tanya le vérifia sur son propre écran et s’illumina à la vue de l’ampleur du bombardement prévu. « Nous allons faire en sorte que rien n’y survive.

— En effet. Je ne tiens pas à me demander ensuite si je dois revenir finir le boulot.

— Ça m’a l’air parfait. » Elle consulta une autre partition de son écran. « Vous aviez raison, manifestement, amiral. Ces croiseurs de combat obscurs vont chercher à s’en prendre à Badaya. Ils tiennent méchamment à dégommer le Mistral et s’imaginent sans doute qu’ils pourront faire d’une pierre deux coups et rogner le nombre de nos croiseurs de combat. »

Les vaisseaux placés sous le commandement de Badaya présentaient à présent leur poupe en sens inverse de la marche tandis que leur propulsion principale s’échinait à les ralentir ; la majeure partie de leur armement ainsi que leurs plus puissants boucliers étaient braqués sur les croiseurs de combat obscurs. Ceux-ci, en revanche, avaient dû accélérer pour rattraper les bâtiments de Geary et ils se retrouvaient à présent contraints de freiner plus rudement et longuement s’ils voulaient engager le combat avec ceux de la Première Flotte. Ils s’en rapprochaient très vite, leur poupe tournée vers elle. Et, alors que les deux groupes de croiseurs de combat adverses s’efforçaient de ralentir, les Danseurs, eux, réduisaient rapidement l’écart.

Les gens du Mistral devaient voir fondre sur eux cette masse de vaisseaux humains, extraterrestres et automatisés avec la plus fébrile des appréhensions, songea Geary.

« Badaya la joue trop fine, prévint Desjani. Les vaisseaux obscurs seront presque à portée de tir du Mistral quand il engagera le combat avec eux.

— Il cherche à les retenir sur leur vecteur, dit Geary, et peut-être espère-t-il aussi qu’ils retiendront leurs tirs en attendant de s’en prendre au transport d’assaut.

— On leur a déjà fait le coup à Bhavan, fit remarquer Desjani. Ils ne vont pas tomber deux fois dans le panneau.

— Nous en aurons le cœur net dans deux minutes. » Geary ne doutait pas une seconde que les croiseurs de combat obscurs seraient interceptés. Il ne pouvait qu’espérer que les siens ne le paieraient pas trop chèrement.

Les croiseurs ennemis pivotèrent au tout dernier moment pour présenter leur proue aux forces de Geary. Ils arrivèrent à portée d’arme de ceux de Badaya quelques secondes seulement avant que les Danseurs ne les prennent à revers. Même à la vélocité relative comparativement lente à laquelle se déroula cette fois l’engagement, l’échange de tirs fut trop rapide pour que les sens humains l’enregistrent.

Cela étant, Geary n’eut aucune difficulté à repérer l’explosion dont la violence ne pouvait que signifier la destruction d’un croiseur de combat, pas plus que de moindres déflagrations augurant de celle de croiseurs lourds ou de destroyers. Les senseurs de la flotte s’efforçaient encore d’évaluer l’issue de la rencontre, les pertes des uns et des autres, quand les Danseurs se faufilèrent entre les débris et les épaves des bâtiments détruits pour pilonner derechef les vaisseaux ennemis.

Les courses des diverses formations divergèrent, offrant enfin à Geary une vue dégagée du théâtre des opérations.

« Le Mistral est indemne », déclara Desjani. Le transport d’assaut continuait de décélérer, désormais rattrapé par le champ de débris en rapide expansion des vaisseaux qui l’avaient pourchassé.

« Nous avons perdu le Motte, constata Geary quand la liste de ses pertes commença de s’afficher. Ainsi que le Moulinet, le Remise, le Mause, le Spitfire et le Razzia. » Soit, respectivement, un croiseur lourd, trois légers et un destroyer. « Nombreux dommages au Dragon, à l’Incroyable et à l’Implacable. » Ces trois croiseurs de combat semblaient attirer les frappes à chaque bataille.

Que dans cet engagement frontal, proue contre proue, les systèmes de propulsion et de manœuvre n’eussent que rarement été touchés restait une bénédiction. Aucun des vaisseaux endommagés de la Première Flotte ne serait incapable de tenir le rythme de ses camarades.

Par malheur, c’était tout aussi vrai des vaisseaux obscurs.

D’un point de vue plus positif, un de leurs croiseurs de combat avait été détruit et les trois autres assez gravement endommagés pour rompre l’attaque. En outre, les vaisseaux obscurs avaient encore perdu deux croiseurs lourds, un croiseur léger et quatre destroyers.

« S’ils n’avaient pas modifié leur angle d’attaque, on les aurait balayés, fulmina Desjani en raclant, de rage, le bras de son fauteuil du poing. On dirait bien qu’ils ont voulu changer de cible prioritaire au dernier moment, pour viser d’abord les bâtiments de Delta Un puis les Danseurs.

— J’en mettrais ma main au feu, affirma Geary en continuant d’étudier les résultats de l’engagement, qu’il se repassait au ralenti. C’était leur idée de ce que nous leur avons fait à Bhavan, quand nous nous sommes permis de nous verrouiller au dernier moment sur une autre cible en dehors des paramètres normaux. Mais, dans ce combat-ci, en changeant trop fréquemment et trop aisément de cible, ils ont fini par perdre toute chance de placer de nombreuses frappes. »

Il fit la grimace en parcourant les résultats, de même qu’à la vue de la courbe abrupte de la trajectoire empruntée par les vaisseaux obscurs survivants en se déportant de côté et vers le bas par rapport à ses propres bâtiments. « Nous ne les avons pas frappés assez durement », conclut-il. Il s’était toujours efforcé d’éviter les guerres d’usure, où chaque camp cherchait à lentement éroder les forces de l’adversaire en lui infligeant des pertes à un rythme effroyable. Mais il commençait à se dire que cette guerre-ci n’offrirait que des alternatives pires encore à cette stratégie.

« Delta Un, gardez la même position relative par rapport à cette formation jusqu’à ce que nous ayons nettoyé la zone des installations de soutien logistique de l’ennemi », transmit-il.

Vaste structure orbitale resplendissant dans sa glorieuse solitude, la station gouvernementale scintillait au passage de la flotte de Geary. Des lumières aléatoirement disposées brillaient sur sa coque et, sur l’écran de l’amiral, sa représentation semblait recouverte de données des senseurs relatives à la déperdition de chaleur et l’alimentation en énergie trahissant l’activité de certains de ses secteurs. Il émanait de ce siège prévu pour le gouvernement de l’Alliance en exil une impression de grande puissance et de gigantisme, ce que Geary trouva pour le moins ironique compte tenu de la fonction qu’il était censé remplir : cette installation n’aurait été occupée par le gouvernement de l’Alliance que si Unité était tombée et si les Syndics avaient investi la totalité ou la plus grande partie du territoire de l’Alliance. Son utilisation en dernier recours n’aurait signifié que la défaite et un geste désespéré, certainement pas la majesté et la puissance.

« On aurait pu s’en servir, dit Desjani. Si vous ne vous étiez pas montré.

— Et maintenant ma mission est de la neutraliser, répondit Geary. Les vivantes étoiles s’esclaffent-elles ? »

Le Mistral, qui faisait marche arrière pour s’amarrer au hangar, restait en partie caché par la courbure de l’installation. La propulsion principale du transport d’assaut rougeoya à plein régime le temps qu’il décélère très vite sur les derniers kilomètres avant d’épouser exactement le vecteur orbital de la station. Geary le vit bredouiller une unique fois quand le capitaine Young régla plus finement l’angle d’approche et la décélération à l’aide de ses propulseurs de manœuvre. Quelques secondes plus tard, le transport se glissait dans le hangar. Bien qu’il fût désormais entièrement à l’intérieur, les antennes relais larguées dans son sillage lui fournissaient encore une connexion stable avec la flotte.

Autant que Geary pût le constater, aucun autre ennemi ne manœuvrait pour de nouveau s’en prendre au Mistral. Depuis qu’il avait disparu, les vaisseaux obscurs semblaient avoir perdu tout intérêt pour lui. « Beau travail, commandant, transmit Geary. L’ennemi ne cible plus votre unité. Mais n’oubliez pas que les vaisseaux obscurs pourraient parfaitement tenter de contourner la directive qui leur interdit de tirer sur cette installation et vous-même. Nous ne savons pas combien de temps il vous reste. »

De nouvelles fenêtres virtuelles s’ouvrirent devant son fauteuil, montrant la vue, captée et retransmise par leur cuirasse de combat, qui s’offrait aux fusiliers en train de débarquer du Mistral et d’investir l’installation. Si Geary en avait eu le désir, il aurait pu afficher celle de chaque homme de la force d’assaut, mais, pour l’heure, il devait s’occuper des vaisseaux obscurs. Il ne pouvait en aucun cas détourner son attention de cette tâche en se perchant sur l’épaule d’un fantassin, fût-il lieutenant, sergent ou simple soldat.

Toutefois, ces fenêtres étaient bel et bien là, sous ses yeux, consultables pourvu qu’il glissât un regard de côté afin de rester informé de l’activité des fusiliers sans pour autant se concentrer sur elle. Avant que Desjani ne le rappelle au tableau d’ensemble, il eut le temps de voir des équipes d’assaut forcer certaines écoutilles donnant accès à l’intérieur.

« Nous venons de recevoir le signal de réponse du portail, lui apprit-elle. Vous aviez raison. Le portail rapporte qu’aucune destination n’est accessible par son truchement. Il est verrouillé.

— J’aurais préféré me tromper ce coup-ci. » Geary pressa une touche de com. « Le portail est bel et bien verrouillé, Victoria. Nous devons absolument savoir comment le débloquer.

— J’avais déjà présumé le pire, amiral. » Rione n’avait pas encore débarqué du Mistral, mais elle se disposait à suivre les fusiliers à l’intérieur de la station. « En pareille situation, ça peut faire gagner du temps. Si cette information se trouve dans cette installation, je mettrai la main dessus.

— Cinq minutes avant largage du bombardement cinétique, rapporta le lieutenant Yuon. Euh… les systèmes de combat demandent toujours la confirmation du plan et l’autorisation de larguer les projectiles, amiral.

— Merci, lieutenant. » Geary afficha de nouveau les données, constata qu’aucune modification n’était intervenue qui aurait pu le faire changer d’avis, confirma le plan de bombardement puis donna son autorisation à la mise en place automatique du largage par ses vaisseaux dès qu’ils auraient atteint la position idéale. « Ne vous êtes-vous jamais dit qu’il devrait être beaucoup plus compliqué de décider d’une telle destruction, Tanya ? »

Elle le fixa d’un œil incrédule. « Non. Ça l’est déjà bien trop comme ça. Si quelque chose mérite bien d’être détruit, c’est ce foutu machin ! Qu’on me laisse l’exploser !

— Tout le monde n’a pas votre modération, Tanya.

— Je vous demande pardon, amiral ? »

Geary se garda bien de répondre. Sa flotte traversait la région abritant les hangars et les entrepôts. Les premiers étaient d’immenses bâtisses rectangulaires, munies sur l’arrière de superstructures presque aussi grandes qu’elles contenant bassins de radoub, ateliers de réparation, manufactures de pièces détachées, bureaux, espaces de vie pour les travailleurs, supports vitaux et toutes sortes d’autres installations nécessaires à un chantier spatial typique. Sur les écrans des senseurs de la flotte, toutes ces zones destinées à des activités humaines semblaient sombres et froides, juste assez chauffées pour permettre au matériel de fonctionner correctement, voire aussi glacées que le vide quand les supports vitaux étaient coupés. Les hangars étaient inanimés, du moins biologiquement parlant, mais leur alimentation en énergie fournissait clairement la preuve qu’une « vie » mécanique régnait en leur sein. « Comme des maisons hantées », murmura quelqu’un.

Les entrepôts évoquaient d’énormes ruches cylindriques flanquées à différents niveaux et sur tout leur pourtour d’accès vers l’extérieur et de quais de chargement. Les principaux quais de déchargement se trouvaient au pied et au sommet afin de pouvoir répartir le matériel neuf dans tout l’édifice grâce à de très larges monte-charges centraux.

Hangars et entrepôts présentaient aussi chacun une unique unité de propulsion dont la poussée leur permettait sans doute d’opérer, à condition de leur en laisser le temps, de conséquentes modifications de leur orbite. C’était peut-être un ajout onéreux pour de telles installations, mais, si la Première Flotte avait dû larguer son bombardement cinétique depuis plusieurs heures-lumière, elles auraient eu amplement le loisir de procéder aux modestes altérations de leur orbite susceptibles d’interdire aux cailloux de toucher leurs cibles. Toutefois, compte tenu de la vitesse des projectiles et dans la mesure où les vaisseaux de Geary méditaient de les larguer de bien plus près, ces unités de propulsion seraient en l’occurrence parfaitement inefficaces.

La taille et le nombre des structures auraient rivalisé avec ceux du chantier spatial d’un système stellaire opulent. Si l’Alliance avait été contrainte de se replier vers Unité Suppléante, elles lui auraient permis de continuer à lancer des raids contre les envahisseurs syndics. À quoi bon prendre cette peine ? se demanda Geary. La victoire aurait été de toute manière interdite, sauf si les Mondes syndiqués s’étaient trouvés si affaiblis par la leur que leur régime aurait croulé, laissant ainsi au gouvernement de l’Alliance une occasion de réinvestir ses systèmes stellaires en ruine. Cela étant, quand Geary s’était réveillé, au terme d’un siècle de conflit, rien dans cette guerre ne semblait plus devoir aboutir. Aucun des deux bords ne croyait avoir une chance de l’emporter, mais les Mondes syndiqués refusaient de mettre un terme à leurs offensives et l’Alliance de capituler ; seul cela comptait encore, de sorte qu’aucune autre ligne d’action n’était envisageable.

Il s’apprêtait à détruire un symbole de cet acharnement insensé.

Une grêle de projectiles cinétiques jaillit de ses vaisseaux pour se précipiter vers les vastes édifices, naguère conçus pour le soutien logistique de leurs pareils mais désormais consacrés à celui des vaisseaux obscurs.

Les « cailloux », comme les surnommait le personnel de la flotte, étaient de simples masses profilées de métal solide, certes dépourvues d’ogives et d’explosifs, mais qui filaient à plus de trente mille kilomètres par seconde. Chacune accumulait dans sa course une monstrueuse énergie cinétique qui se libérait lors de l’impact.

Touchés par des dizaines de frappes, les hangars déchiquetés explosèrent en nuages de fragments plus ou moins gros. Leur contenu détonant de lui-même, les entrepôts qui abritaient des armes ou des cellules d’énergie disparurent dans une fulgurante série de gigantesques déflagrations, réduits en une masse de particules fines projetées dans le vide environnant. En l’espace de quelques secondes, des structures dont la construction avait englouti d’énormes sommes d’argent et exigé beaucoup de temps et de travail ne furent plus qu’un immense champ de débris.

« Quoi qu’il nous arrive ici ensuite, ça valait la peine d’anéantir tout ça, déclara Desjani en souriant à son écran. Un jour, dans des milliers d’années, ce cercle de débris se sera dilaté pour se transformer en un mince anneau autour du système binaire. C’est tout à fait imaginable, non ?

— Une ceinture d’astéroïdes composée de ruines de la guerre, hasarda Geary. On l’appellera l’anneau de Tanya.

— Un champ de débris assez vaste pour ceinturer un système stellaire baptisé d’après mon nom ? Maintenant je peux mourir le sourire aux lèvres. »

Le bref coup d’œil qu’il jeta à Desjani confirma l’impression que lui avait laissée sa voix.

Elle ne plaisantait pas.

Et, dans la mesure où les cinq formations de vaisseaux obscurs revenaient sur ceux de la Première Flotte et où le portail de l’hypernet était toujours verrouillé, il y avait de bonnes chances, semblait-il, pour que sa prédiction se vérifiât avant la fin de la journée.

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