Quatorze

« Amiral, la flotte vient de détecter un point de saut pour Harding », annonça le lieutenant Castries, médusé.

Geary consulta son écran. Le point de saut en question, menant à un système stellaire modérément peuplé proche de la binaire, avait surgi du néant à un peu plus de cinq heures-lumière. Proximité toute relative, donc, à l’aune des distances interstellaires. « Combien…

— Il est instable, amiral, poursuivit Castries avant de se rendre compte qu’elle lui avait coupé la parole. Pardon, amiral. Nos senseurs affirment que ce point de saut est instable. Je n’avais encore jamais vu ça.

— Mais vous ne vous étiez jamais encore trouvée non plus dans un système binaire rapproché, intervint Desjani. Regardez ! Nos senseurs estiment à quatre-vingts pour cent ses chances de s’effondrer dans les sept heures qui suivront son apparition.

— Et il a surgi il y a cinq heures, laissa tomber Geary. Comment nos senseurs peuvent-ils bien estimer la durée de vie d’un point de saut instable ?

— Quelqu’un a dû les étudier. Peut-être à partir d’observations à distance, depuis des systèmes environnants qui leur auront fourni les données astronomiques requises. Ou bien on aura tout bonnement procédé aux calculs portant sur les interactions des champs de gravité de deux étoiles, calculs qui se seront ensuite retrouvés dans les archives de nos vaisseaux, dans le cadre des données de base nécessaires à l’analyse des points de saut.

— Nous ne pouvons aller nulle part tant que nous n’avons pas récupéré le Mistral, de toute manière, lâcha Geary. Même si ce point de saut avait une petite chance d’être encore là à notre arrivée. »

Les vaisseaux obscurs se trouvant encore à une bonne heure de toute interception, Geary vérifia où en étaient les fusiliers. Plus vite ils auraient mené leur mission à bien, plus tôt il pourrait lui-même se concentrer exclusivement sur un moyen de vaincre les vaisseaux obscurs.

Empilées comme des tuiles, les fenêtres virtuelles montrant les vues transmises par la cuirasse de combat des fantassins laissaient entendre que le décalage entre émission et réception s’était désormais réduit à un peu plus d’une minute, la distance entre la flotte et l’installation gouvernementale s’étant raccourcie. Dedans, certains fusiliers progressaient sans rencontrer de résistance dans des coursives et des compartiments qui, pour la plupart, donnaient l’impression de n’avoir jamais connu de présence humaine depuis leur construction.

Mais d’autres traversaient des zones qui avaient effectivement servi. Les murs et les planchers y présentaient des signes d’usure, on tombait parfois sur des bribes de détritus qui avaient échappé aux petits robots ménagers, et, çà et là, certains compartiments conservaient les traces d’un départ précipité. Des vêtements éparpillés jonchaient le sol et le dessus de certains meubles, les restes de repas et de casse-croûtes reposaient toujours sur les tables et les bureaux, et les draps des lits qui n’avaient pas été refaits gardaient encore la forme de leur dernier occupant.

« Qu’est-ce qui a bien pu leur arriver ? demanda un fantassin à son chef de peloton.

— L’explication la plus plausible, c’est qu’ils ont décampé et que leurs vaisseaux se sont fait allumer, répondit sa supérieure. Que tout le monde cherche les traces d’un passage postérieur à l’abandon de ces vestiges. Il faut qu’on sache s’il reste du monde à bord. »

Quelques secondes plus tard, la question que se posait le lieutenant recevait une réponse brutale : non loin de là, des fusiliers rencontraient enfin une opposition. Geary bascula sur l’image transmise par un de leurs officiers et vit s’ouvrir devant l’homme une large coursive hermétiquement scellée, à son autre extrémité, par des portes anti-explosion. « Les tirs sont peut-être commandés par des défenses automatiques, rapporta un capitaine à son supérieur. Pas moyen de dire pour l’instant s’il s’agit d’une résistance humaine.

— Tenez vos positions. Des unités contournent cette coursive par les flancs, et deux pelotons de la deuxième compagnie arrivent au niveau inférieur. »

Geary eut un tressaillement mal réprimé en entendant se déclencher, dans le voisinage des portes anti-explosion, des rafales qui arrosèrent le secteur où se tapissaient les fantassins. « Pouvons-nous riposter ?

— Pas avant de voir vos cibles. Tenez vos positions. »

Reportant son attention sur le tableau général, Geary constata que les croiseurs de combat de Delta Un restaient en position près du corps principal de la flotte, lequel décrivait une parabole aplatie qui, s’il s’y tenait, s’achèverait en trajectoire orbitale autour de l’étoile Alpha. Les Danseurs surplombaient les vaisseaux de la Première Flotte de près d’une minute-lumière, de nouveaux rassemblés, sans toutefois se livrer à la chorégraphie qui leur avait valu leur surnom.

Les cinq formations des vaisseaux obscurs s’étaient toutes alignées pour frapper celle de Geary sur sa trajectoire en visant des interceptions pratiquement simultanées. Le premier de ces engagements n’aurait lieu que quarante-deux minutes plus tard.

« Des idées ? demanda-t-il à Desjani.

— Il faut absolument qu’on sache s’il se trouve sur cette installation un moyen de déverrouiller le portail, répondit-elle. Dans l’affirmative, il ne nous resterait plus qu’à retarder et lentement laminer les vaisseaux obscurs, comme la dernière fois, sauf que ça risque d’être plus difficile. Sinon, on devra trouver un moyen de s’en rapprocher et de les descendre plus vite qu’ils ne nous descendent.

— Vous me recommandez d’éviter toute action jusqu’à ce que nous sachions quelle tactique adopter ?

— Oui, amiral. » Desjani opina, les yeux toujours rivés à son écran. « Nous disposons d’au moins quinze minutes avant de manœuvrer pour déjouer leurs plans. Pourquoi ne vous occuperiez-vous pas de ce que font les fusiliers et cette femme pendant que je surveille la situation d’ensemble ?

— Excellente idée. » Il se concentra de nouveau sur les fantassins.

Il en repéra plusieurs qui remontaient prudemment une coursive vers un jeu d’escaliers de secours et se connecta à leur chef de peloton. Agenouillé près d’une écoutille, un soldat s’employait à crocheter sa serrure. Il leva bientôt les deux pouces à l’attention de son lieutenant.

« On est parés », rapporta le lieutenant. Elle se prépara à entrer en action, le souffle profond et régulier.

« Frappez, lui ordonna-t-on. À travers l’écoutille et vers la gauche. Vous les prendrez à revers.

— Compris. À travers l’écoutille sur la gauche. Feu à volonté ?

— S’ils tirent, vous avez toute latitude pour riposter. Cela dit, les galonnés veulent des prisonniers en vie. Voyez s’ils acceptent de se rendre une fois qu’ils auront compris qu’ils sont pris en tenaille.

— Entendu ! » Le lieutenant répéta les ordres à son peloton, puis, quand le plus proche soldat eut ouvert l’écoutille à la volée, les fusiliers revêtus de leur lourde cuirasse de combat entreprirent de se plier en deux et de se tortiller pour se faufiler dans une ouverture conçue pour des hommes de corpulence normale.

Derrière les portes anti-explosion qui la défendaient, ils émergèrent dans ce qui parut à Geary une autre section de la même large coursive. Plusieurs hommes et femmes vêtus d’une combinaison de survie renforcée se blottissaient là, leur tournant le dos. Ils ne se rendirent pas compte, au début, que les fusiliers arrivaient par-derrière, puis, quand l’un d’eux se retourna et poussa un cri d’avertissement, les autres l’imitèrent vivement pour affronter cette nouvelle menace.

« Lâchez vos armes ! » Amplifiée par sa cuirasse de combat, la voix du lieutenant tonnait dans la coursive.

Un des défenseurs leva son arme et la braqua sur les fusiliers. Il mourut une seconde plus tard, criblé de tirs.

Les autres restèrent un instant pétrifiés avant de se décider à laisser précipitamment tomber leurs armes.

« Nous avons six prisonniers et un cadavre », rapporta le lieutenant.

Les six survivants, dont la combinaison de survie renforcée portait le logo d’une compagnie de sécurité sous-traitante, semblaient plus terrifiés que bravaches, contrairement aux deux agents que Geary détenait à bord de l’Indomptable. « On n’a pas signé pour ça, déclara l’un d’eux. On ne tient pas à combattre des fusiliers. On est du même bord.

— Hon-hon, répondit le lieutenant. Qui commande ? Celui-là ? demanda-t-elle en désignant le mort.

— Non, non, ce sont les civils ! Ils ne s’adressent à nous que pour nous donner des ordres. Ils se sont terrés dans le centre de commande.

— Embarquez-les ! ordonna le lieutenant à son peloton. Et ouvrez-moi en grand ces portes anti-explosion.

— Attendez ! s’écria un autre vigile. On peut vous aider, les gars ! Je les ai entendus parler de ce qu’ils allaient faire. Ils s’apprêtent à griller tous les dossiers du système ! Nettoyer les archives, ils appellent ça. S’ils apprennent que vous avez franchi notre poste, ils déclencheront des bombes à impulsion magnétique dans toute la station.

— Capitaine ? appela le lieutenant.

— J’ai entendu. On décèle dans tout le système des tentatives de piratage cherchant à couper les connexions du poste de commande depuis des positions éloignées. Tenez votre position et voyez ce que ces gens peuvent encore vous apprendre. »

Puisqu’on leur avait ordonné de rester sur place quand pratiquement tout le personnel de la station prenait la poudre d’escampette, les prisonniers n’eurent aucun scrupule à se mettre à table. « Pas de place, qu’ils nous ont dit. Ils ont promis qu’ils enverraient quelqu’un nous chercher. Puis on les a vus se faire tailler en pièces. On se planque ici depuis en espérant que ces foutus vaisseaux ne nous repéreront pas. »

Geary détourna de nouveau son attention des fusiliers en espérant, pour sa part, qu’ils réussiraient à empêcher les « civils » de détruire tous les dossiers de la station. « Du changement ? demanda-t-il à Desjani.

— Ils se rapprochent encore. C’est à peu près tout. Comment se débrouillent les bidasses ?

— Ils sont sur le coup. » Geary se frotta le menton en réfléchissant à la situation. « Je crois que nous devrions…

— Amiral, nous recevons un message d’un des croiseurs de combat obscurs ! » l’interpella d’une voix sonore le lieutenant des trans. Il se fit tout petit avant même que Desjani ne lui eût décoché un regard acerbe et reprit un ton plus bas : « Pardon, commandant.

— Je suis la seule à avoir le droit de gueuler sur cette passerelle, l’avisa-t-elle. Et, quand ça m’arrive, personne n’apprécie.

— Oui, commandant. Que dois-je faire de ce message, amiral ? »

Geary avait réussi à maîtriser sa réaction et s’était contenté de répondre d’un hochement de tête. « Passez-le-moi. »

L’image de l’amiral Bloch apparut devant lui. La dernière fois qu’il l’avait vu, c’était à Prime, le système stellaire central des Mondes syndiqués, quand, vaincu, Bloch avait pris une navette pour le vaisseau pavillon syndic afin d’y négocier une reddition susceptible de sauver une flotte de l’Alliance au bord de l’anéantissement. Sur le moment, Geary croyait que Bloch avait trouvé la mort ce jour-là, assassiné par les forces spéciales syndics avec tous les haut gradés de la flotte.

Mais les Syndics n’avaient pas souhaité éliminer un captif dont les connaissances risquaient de se révéler inestimables. Ils l’avaient gardé prisonnier et, à la fin de la guerre, quand sa présence active dans une Alliance toujours exécrée avait de bonnes chances de constituer un élément perturbateur, ils l’avaient renvoyé chez lui.

Puis, après avoir failli faire perdre la guerre à l’Alliance et ne faisant plus guère secret de sa conviction que la dictature militaire qu’il avait l’intention d’instaurer guérirait tous les maux de cette même Alliance, Bloch avait été accueilli par certains en champion. En homme susceptible de contrebalancer l’immense popularité dont jouissait Black Jack Geary. Confrontés à Black Jack, ce héros dont les exploits et la notoriété étaient regardés comme une menace par les autorités gouvernementales, quelques hommes de pouvoir avaient réagi en embrassant son antithèse.

Ça s’était mal terminé pour eux, et, à inspecter le visage de Bloch, Geary se rendit compte que ça ne s’était pas très bien passé pour lui non plus. Selon toute apparence, les soupçons de la sénatrice Unruh étaient parfaitement fondés : l’homme regrettait déjà d’avoir emprunté ce chemin.

Il se trouvait dans un compartiment qui avait tout l’air d’une cabine passablement luxueuse, décorée d’éléments empruntés à la passerelle d’un vaisseau. Mais il régnait un grand désordre dans le fastueux habitacle, et des cartons de rations vides jonchaient le sol.

Bloch lui-même était dans un aussi triste état que quand il avait quitté l’Indomptable à Prime, le jour où il était censé négocier la reddition de ce qui restait de la flotte de l’Alliance. Geary se souvenait de ses yeux de poisson mort quand ses rêves de puissance et de gloire s’étaient écroulés, mais, là, il affichait une mine encore plus piteuse. Ce qui luisait à présent dans ses yeux, c’était la terreur d’un petit mammifère pris au piège.

« Black Jack, lâcha le pair de Geary avec une familiarité forcée. Amiral Geary, maintenant ! Félicitations pour cette promotion et pour… et pour vos nombreuses… très nombreuses victoires. Je me trouve dans une… situation délicate. Les vaisseaux sous mon… euh… normalement placés sous mon commandement… sont… victimes d’un dysfonctionnement. » Ses lèvres esquissèrent un faible sourire. « Une mutinerie, pourrait-on dire.

» La plupart ne sont pas prévus pour un équipage, poursuivit-il, gagnant de l’assurance à mesure qu’il dépeignait la situation. Excepté celui-ci. Le vaisseau pavillon. Mon personnel et moi-même en occupons une section réduite équipée de supports vitaux. » Il détourna le regard pour éviter de fixer Geary droit dans les yeux. « La soute de ce croiseur de combat contient… contenait… deux navettes. Au service de mon état-major et de moi-même. Là aussi entièrement automatisées. Pas de pilote. »

L’amiral Bloch déglutit, mal à l’aise. « Mon état-major en a… pris une. Pour tenter de gagner l’installation gouvernementale. Elle n’y est pas arrivée. Dès qu’elle s’est éloignée du croiseur, elle est apparemment devenue une cible pour les vaisseaux de la Flotte de Défense environnants.

— Le fumier ! lâcha Desjani d’une voix sourde. Il leur aura ordonné de partir les premiers pour voir si les vaisseaux obscurs cibleraient une navette de son vaisseau pavillon.

— Il y a quelque chose que vous devez savoir, Black Jack, reprit Bloch, à présent sur le ton du défi, comme s’il venait de prendre la mesure de la probable réaction de son auditoire à son dernier aveu. Vous vous êtes montré trop malin. Je peux encore observer ce qui se passe hors de mon vaisseau pavillon. Hors de ma cabine. Je vous ai vu détruire les hangars et les entrepôts dont dépend ma flotte. Oui, vous avez démoli le système logistique des vaisseaux de la Défense. Mais, bien que je ne puisse les contrôler, je suis à même de surveiller leur processus décisionnel. Savez-vous ce que vous avez fait, amiral ? En détruisant leurs installations de soutien logistique à Unité Suppléante, vous avez activé l’option Armaggedon de leur programmation.

— L’option Armaggedon ? Ça ne me dit rien de bon, marmonna Desjani.

— Une fois qu’ils auront anéanti votre flotte, poursuivit Bloch, les vaisseaux de la Flotte Défensive fileront vers Unité, dont leur programme postule à présent qu’elle est occupée par l’ennemi, et ils détruiront tout ce qui s’y trouve. Ils gagneront ensuite d’autres systèmes stellaires capitaux de l’Alliance et s’acharneront sur eux jusqu’à épuisement de leurs stocks de munitions et de cellules d’énergie.

— Que nos ancêtres nous préservent ! murmura Geary.

— Il y a pire », reprit Bloch. Il ne prenait visiblement aucun plaisir à divulguer ces informations. « Les plus gros vaisseaux de la Flotte Défensive, les cuirassés et les croiseurs de combat, sont équipés des codes nécessaires pour outrepasser les dispositifs de sauvegarde installés sur les portails. Quand ils ne seront plus en mesure de poursuivre leur œuvre de destruction, ils déclencheront l’effondrement du portail de tous les systèmes qu’ils occuperont et les dévasteront. Je ne voulais pas de cette option. J’ai dit à tout le monde qu’il ne fallait pas la mettre à la portée d’une plateforme d’armes automatisées. Mais d’aucuns ont exigé malgré tout qu’elle soit installée. Je ne crois pas que beaucoup de gens soient au courant de son existence. Mais j’ai découvert qu’elle avait bel et bien été activée et, maintenant, je vous l’ai appris.

— Et comment diable êtes-vous censé l’empêcher ? demanda Desjani à Geary, épouvantée par cette révélation.

— Vous ne pouvez pas leur permettre de quitter Unité Suppléante, implora Bloch. Ils étriperaient l’Alliance. Je ne suis pas parfait, loin s’en faut, mais ce n’était pas censé se produire. Jamais je n’aurais accepté cette affectation si j’avais été informé des nombreuses failles dans la conception des vaisseaux de la Flotte Défensive. Je peux vous aider à les vaincre. J’en sais plus long que vous sur leur programmation. Nous pouvons travailler la main dans la main, remporter cette bataille et sauver l’Alliance ensemble. »

Desjani grommela quelques mots d’une voix trop sourde pour que Geary les distinguât.

« Je suis votre supérieur hiérarchique, amiral Geary, reprit Bloch en s’efforçant de raffermir sa voix. Mais, bien que je sois l’officier de la flotte le plus haut gradé de ce système stellaire, je n’exigerai pas de prendre le commandement. Votre autorité ne risque rien avec moi. Il me reste une navette, avec laquelle je peux tenter de fuir mon… vaisseau pavillon. Quand l’occasion se présentera, je m’en servirai pour rejoindre vos forces et, peut-être, l’installation gouvernementale, où je constate que vous avez dépêché vos fusiliers. Excellent. Couvrez-moi de votre mieux. Ensemble, nous réussirons à détruire la Flotte Défensive. »

Il s’interrompit, hagard. « Vous hésitez peut-être à accepter ma proposition. Je peux le comprendre. Vous êtes conscient que je détiens beaucoup d’informations. Je peux vous révéler l’identité de ceux qui ont approuvé ce projet, la collusion qui existait entre eux, et vous informer des ordres que j’ai reçus. Je suis sûr que vous tenez à l’apprendre. Et, plus important encore pour vous, je sais où se trouve le capitaine Michael Geary. »

Geary crut entendre Tanya hoqueter, mais il n’aurait juré de rien. Il était suspendu aux lèvres de Bloch.

« Je peux vous dire où ils le détiennent, affirma Bloch. Je parle des Syndics. Aidez-moi seulement à quitter ce… à quitter mon vaisseau pavillon et je vous… »

Son image disparut.

« Que s’est-il passé ? demanda Geary.

— Le signal a été coupé tout net, répondit le lieutenant des trans. Sans doute bloqué à la source.

— Le vaisseau pavillon de l’amiral Bloch a dû comprendre qu’il complotait contre lui, dit Desjani. Une fois qu’il a identifié un nombre suffisant de correspondances dans les mots et les phrases prononcés, il lui a coupé l’herbe sous le pied. Qu’est-ce qu’il y a, lieutenant ?

— Excusez-moi, commandant, dit Castries, l’air retournée. Il est prisonnier sur son propre vaisseau ? La seule idée de voir le nôtre se retourner contre nous et chercher à nous contrôler…

— Ouais. Pourquoi lui en laisserions-nous la capacité ? Demandez plutôt aux crétins qui ne cessent de rabâcher cette idée.

— Savons-nous de quel vaisseau provenait la transmission ? s’enquit Geary.

— Oui, amiral. De celui-ci. »

Sur son écran, un des deux croiseurs de combat obscurs qui n’étaient pas présents à Bhavan brilla d’un éclat plus vif.

Geary secoua la tête, hésitant entre fureur et frustration. « C’est au moins une confirmation : que Bloch soit ou ne soit pas à l’origine de l’embuscade, il n’était pas aux commandes à Bhavan. Toutefois, nous ne pouvons pas l’exfiltrer du vaisseau sur lequel il est piégé. Je ne peux que poursuivre le combat contre les vaisseaux obscurs, et, si Bloch voit une ouverture, il n’aura qu’à la saisir.

— Même si son vaisseau n’avait pas bloqué le signal, il ne vous aurait pas dit où se trouve Michael Geary, ajouta Desjani. C’est le meilleur moyen de pression dont il dispose pour vous contraindre à intervenir dans son intérêt. Il pourrait même vous avoir menti en vous affirmant que votre petit-neveu est toujours vivant, prisonnier dans un camp de travail syndic. Dans le seul but de vous manipuler et de vous inciter à l’aider à s’échapper.

— Rien ne permet de l’affirmer, et, de toute façon, je ne peux rien y faire. Croyez-vous qu’il mentait à propos de l’option Armaggedon ? »

Desjani hésita une seconde. « Ça ne paraît que trop plausible. Et ce n’est pas comme si vous aviez besoin de motivations supplémentaires pour vaincre les vaisseaux obscurs. Mais… confier à ces bâtiments les codes qui leur permettent d’emprunter les portails pour détruire tous les systèmes de l’Alliance ? Qui ferait une chose pareille ?

— Des gens déterminés à tout flanquer par terre autour d’eux s’il leur arrivait de perdre la partie, dit Geary. On a déjà vu ça : des expédients conçus pour qu’il ne reste rien au vainqueur après sa victoire, si lourd que soit le prix à payer par le camp des vaincus. J’ai rencontré des gens dont je crois qu’ils seraient parfaitement disposés à embrasser ce choix. Si les Syndics doivent tout s’accaparer, autant en détruire le plus possible pour les empêcher d’en profiter.

— Combien de milliards de citoyens de l’Alliance périraient-ils ? demanda Desjani.

— Peu importe au narcissique égocentrique, répondit Geary, surpris lui-même par la violence hargneuse de sa voix. La seule chose qui compte à ses yeux, c’est qu’il a perdu la partie et qu’il dénie au vainqueur le droit de jouir de sa victoire. Quelques personnages puissants, qui n’ont cure de ce qui risque d’arriver à des milliers de leurs congénères, se trouvaient en bonne place pour commettre ce forfait. Nous devons partir du principe que Bloch n’a pas menti à propos de l’option Armaggedon et des codes des portails. Il faut détruire les vaisseaux obscurs avant.

— Oui, amiral. » Le sourire de Desjani ne trahissait aucun humour, seulement le consentement. « J’ignore comment nous pourrions y survivre, mais nous devons faire de notre mieux pour qu’ils n’y survivent pas non plus. Tant que nous réussirons à en éliminer un en contrepartie d’un seul des nôtres, ce sera dans la poche. »

Geary fixait son écran comme si, en se concentrant sur lui, il pouvait changer ce qu’il lui dépeignait. « Toute ma formation, tout ce qu’on m’a enseigné va à l’encontre de combats de cette espèce. Aucun général décent ne se livrerait à un tel calcul.

— Même s’il a le dos au mur ? On vous a appris à ne pas troquer vaisseau pour vaisseau. Votre entraînement a bien servi la flotte jusque-là, amiral. Toutefois, quel est notre objectif ?

— Sauver l’Alliance.

— Comment l’atteindre cette fois sans payer le prix requis ? Un général décent ne veille-t-il pas à ce que son sacrifice et celui des siens ne soient pas consentis en vain ? »

Geary opina. « C’est vrai. Mais, si je ne règle pas correctement mes passes de tir, nous perdrons nos vaisseaux sans pour autant éliminer assez d’ennemis.

— En ce cas, faites au mieux, amiral.

— Quatre formations. Plus les Danseurs. Nous verrons bien comment les vaisseaux obscurs s’en débrouilleront. »

Avec l’assistance de Desjani et à l’aide de fonctions de son écran de manœuvre d’un emploi relativement simple, Geary composa promptement quatre formations à partir des vaisseaux de son corps principal et de Delta Un. « À toutes les unités de la Première Flotte, adoptez les formations Gamma Un, Deux, Trois et Quatre. Exécution immédiate. »

Les deux groupements de l’Alliance se désintégrèrent, leurs centaines de bâtiments louvoyant pour assumer une nouvelle trajectoire les conduisant à la position qui leur était affectée au sein des quatre nouvelles sous-formations, dont chacune avait la forme d’une épaisse pièce de monnaie ou d’une courte section de cylindre : des couches superposées de vaisseaux capables d’engager le combat dans toutes les directions et de se défendre mutuellement.

L’Illustre, l’Incroyable, la moitié des croiseurs lourds et un quart des destroyers rescapés rallièrent l’Indomptable, le Risque-tout, le Victorieux et l’Intempérant pour constituer Gamma Un, sous les ordres de Desjani. Les croiseurs de combat de Tulev et ceux de Duellos composaient Gamma Deux, sous le commandement de Tulev, avec les autres croiseurs lourds et un deuxième quart de destroyers. Les deuxième, troisième et quatrième divisions de cuirassés se joignirent à une moitié des croiseurs légers survivants et au troisième quart des destroyers pour former Gamma Trois, commandée par Jane Geary. Et, finalement, les cinquième, septième et huitième divisions de cuirassés s’adjugèrent ce qui restait des croiseurs légers et des destroyers pour composer Gamma Quatre, dirigée par Armus.

Les quatre gros disques des vaisseaux de l’Alliance se disposèrent en un losange vertical dont Gamma Un et Trois occupaient les angles médians, Gamma Deux l’angle supérieur et Gamma Quatre l’angle inférieur.

Les Danseurs qui, jusqu’ici, s’étaient maintenus bien au-dessus des vaisseaux de Geary, surplombaient maintenant Gamma Deux et la précédaient légèrement.

Les cinq formations de vaisseaux obscurs arrivaient tous par-derrière. Tandis que les forces de Geary entamaient leur large parabole, l’ennemi coupa au travers de manière à intercepter l’arrière-garde de l’Alliance à un angle d’environ trente degrés.

Geary marqua une pause avant d’appeler Tulev, Jane Geary et Armus. « Il vous faut savoir tout ce que nous avons appris sur la situation présente. » Il leur répéta ce que lui avait divulgué l’amiral Bloch. « Ceci délimite notre mission : nous devons arrêter les vaisseaux obscurs à Unité Suppléante. Si nous ne sommes plus en mesure, l’Indomptable et moi-même, de poursuivre la bataille, vous et les commandants de chaque bâtiment devrez continuer à le mener individuellement. Chacun devra se battre jusqu’à ce que tous les vaisseaux obscurs aient été détruits. »

Ils hochèrent la tête. Armus semblait lugubre, Jane Geary dévastée. Seul Tulev parla : « Jusqu’au dernier, amiral.

— Jusqu’au dernier. » Les trois officiers saluèrent, il leur retourna leur salut et affronta de nouveau le combat.

Redisposer les vaisseaux de l’Alliance avait pris un certain temps, dont il avait profité pour réduire leur vélocité à 0,1 c afin de leur permettre de gagner la position qui leur était affectée. En outre, il était las de fuir.

Il fixa de nouveau son écran, se préparant mentalement à un combat qu’il cherchait depuis toujours à éviter : s’il devait mener une guerre d’usure, il livrerait la plus féroce possible.

« Encore dix minutes avant que la première formation de vaisseaux obscurs ne nous rattrape, rapporta le lieutenant Castries. Les trajectoires projetées de leurs cinq formations devraient leur faire traverser le quart arrière des nôtres durant un laps de temps de cinq secondes, avec un intervalle d’une seconde en moyenne entre deux passages.

— Une attaque selon le manuel, persifla Desjani. Qu’allons-nous faire ?

— Semer la pagaille dans leur manuel, assura Geary. Puis leur compliquer la tâche dans les manœuvres suivantes. » Il entra prestement des instructions. « À toutes les unités de Gamma Un, Deux, Trois et Quatre. Exécutez les manœuvres jointes à T vingt-cinq. »

Alors que les vaisseaux obscurs fondaient sur les sous-formations de Geary pour les frapper, ses bâtiments pivotèrent de nouveau sous la poussée de leurs propulseurs de manœuvre : ils présentèrent quasiment leur proue à l’ennemi puis recoururent à leur propulsion principale pour modifier leur trajectoire. Les formations en pièce de monnaie montraient à présent leur tranche aux vaisseaux obscurs en approche.

Ceux-ci tentèrent bien d’ajuster la leur afin de poursuivre l’attaque prévue, mais, cherchant à contrer la manœuvre dont il avait pressenti qu’il l’aurait lui-même ordonnée s’il avait commandé aux vaisseaux obscurs, celle-là même pour laquelle on aurait programmé des IA dans cette situation, les bâtiments de Geary modifiaient déjà leur approche.

Geary avait concentré ses passes de tir sur la formation ennemie contenant les quatre cuirassés : chacune de ses propres formations traverserait leur dispositif en une succession encore plus rapide que celle qu’eux-mêmes avaient planifiée. Les vaisseaux obscurs tentèrent à nouveau d’altérer les vecteurs de leurs quatre autres formations pour les lancer sur des trajectoires leur permettant de frapper celles de Geary qui se faufilaient entre les paraboles qu’ils décrivaient.

Gamma Quatre le traversa la première : dix cuirassés de la Première Flotte contre quatre cuirassés obscurs. En dépit de cette supériorité numérique, l’équilibre des forces était peu ou prou préservé, compte tenu de la plus grande puissance de feu de l’ennemi et des dommages accumulés par les cuirassés de Geary. De part et d’autre, ce fut un déluge de feu qui s’abattit sur les belligérants quand la formation de l’Alliance trancha dans le rectangle ennemi.

S’il n’avait tenu qu’à cela, l’engagement n’aurait pas été décisif. Mais Gamma Trois, soit onze autres cuirassés, arrivait sur les talons de Gamma Quatre pour pilonner leurs homologues obscurs déjà passablement meurtris. Débordés, leurs boucliers flanchèrent, permettant à la mitraille et aux lances de l’enfer de percuter leur blindage.

Titubant déjà sous les coups, les cuirassés obscurs durent s’appuyer dans la foulée le feu des sept croiseurs de combat de Gamma Deux. Certes, les croiseurs de combat n’ont pas le mordant d’un cuirassé, mais, en l’occurrence, ils s’en prenaient à des bâtiments qui avaient déjà essuyé deux assauts en quelques secondes. Les vaisseaux de Tulev et de Duellos les criblèrent de tirs, puis, alors même que les vaisseaux obscurs se dégageaient, Gamma Un et ses six croiseurs de combat prirent la relève.

Les formations des vaisseaux obscurs et celles de Geary se séparant pour s’éloigner dans des directions opposées, Geary ordonna d’autres corrections de trajectoire avant même de prendre connaissance des résultats de l’engagement. Gamma Quatre resta sur le même vecteur et poursuivit sa course en décrivant une large courbe. Gamma Trois poussa à fond ses unités de propulsion principale pour forcer ses vaisseaux à négocier un virage plus serré tout en grimpant légèrement. Gamma Deux se laissa emporter par son élan dans une plus large parabole vers le bas et Gamma Un entreprit à son tour de remonter entre les trois autres selon un angle plus aigu, les unités de propulsion principale de ses croiseurs de combat poussées à plein régime.

Puis Geary reporta les yeux sur son écran pour s’informer enfin des résultats.

Deux des cuirassés obscurs étaient hors de combat : le premier dérivait, incontrôlé, et le second avait été déchiqueté. Les formations obscures avaient aussi perdu deux croiseurs lourds, trois légers et une douzaine de destroyers.

Gamma Quatre, la première de ses formations à avoir affronté les cuirassés, ne s’en était pas sortie sans égratignure. L’Amazone avait essuyé le plus gros des tirs ennemis, et, incapable de manœuvrer, toutes ses armes HS, culbutait lentement dans l’espace selon un angle divergeant légèrement de son vecteur précédent. Le Colosse du capitaine Armus, quant à lui, avait subi un bon nombre de frappes mais restait en assez bon état pour tenir le rythme de sa formation et poursuivre le combat. Le croiseur lourd Tourelle ainsi que les croiseurs légers Poursuite, Couronne et Foin avaient disparu. Curieusement, on n’avait perdu qu’un seul destroyer, l’Annelet.

L’image d’un officier en combinaison de survie, debout sur la passerelle endommagée et plongée dans le noir d’un cuirassé, apparut devant Geary. « Capitaine de frégate Choiseul au rapport. Le commandant Penthe est mort. Le cœur du réacteur de l’Amazone est endommagé et instable. Nous tentons un arrêt d’urgence. Nous n’avons plus aucune propulsion et la plupart de nos armes sont HS. Dans la mesure où les vaisseaux obscurs ont ciblé des capsules de survie lors d’engagements précédents, je sursois à l’abandon du vaisseau, mais, s’il devient évident que l’Amazone va s’autodétruire, j’ordonnerai leur lancement. En l’honneur de nos ancêtres, Choiseul, terminé. »

L’image disparut.

Celle des formations de vaisseaux obscurs qui contenait dix croiseurs de combat avait négocié le virage le plus serré dont elle était capable, visiblement pour achever l’Amazone.

« Ils nous laissent une ouverture, lâcha précipitamment Desjani.

— Je vois ça. » Les deux formations de cuirassés de Geary n’étaient plus en mesure d’altérer assez vite leur vecteur pour en découdre avec les dix ennemis, mais ses croiseurs de combat, eux, pouvaient intervenir. « Gamma Deux, interceptez les croiseurs de combat obscurs qui visent l’Amazone, transmit-il. Gamma Un vous assistera. »

Il se tourna vers Desjani. « À vous de jouer cette fois, commandant.

— À vos ordres, amiral. » Tanya semblait moins exulter que d’ordinaire quand une telle occasion s’offrait à elle. Il en émanait plutôt, quand elle donna l’ordre à Gamma Un de continuer de virer sur l’aile puis d’infléchir de nouveau sa trajectoire vers le bas, une sévère détermination.

Gamma Deux, de son côté, remontait après avoir spectaculairement resserré son virage, tandis que le Léviathan de Tulev menait la charge pour porter assistance aux survivants de l’Amazone.

« L’Amazone a éteint le cœur de son réacteur », rapporta le lieutenant Castries. Le cuirassé, désormais complètement désemparé, n’était plus qu’une carcasse incontrôlée culbutant pesamment dans le vide. Voyant les croiseurs de combat obscurs fondre sur elle, à quelques minutes seulement d’ouvrir le feu, elle se mit à cracher des modules de survie. Son équipage rescapé n’aspirait plus désormais qu’à la piètre sécurité que lui offriraient les capsules.

Quelque chose, dans les images transmises par les fusiliers, eut le don de distraire un instant l’attention de Geary. Il s’apprêtait à les éteindre puis interrompit son geste en voyant les fantassins pénétrer dans un vaste compartiment bourré de matériel de commandement. La salle ressemblait au centre de commande principal de la station d’Ambaru, à Varandal, mais elle était encore plus grande. Plusieurs individus vêtus des mêmes tenues civiles que l’homme et la femme qu’il avait arrêtés à Ambaru étaient plantés là, les mains levées, à l’exception d’une seule personne, laquelle donnait l’impression de flageller rageusement et sans discontinuer les commandes virtuelles en suspension devant son nez. Elle pivota et se mit à invectiver les fusiliers. Bien que l’échange fût muet, du moins pour Geary, il devina que cette femme cherchait à asseoir son autorité sur les fantassins. D’autres fusiliers entrèrent avec Victoria Rione et le colonel Rico. Rico prononça quelques mots qui lui clouèrent le bec puis ordonna à ses hommes de la maîtriser.

Geary ne pouvait pas perdre du temps à s’informer davantage, mais tant le dépit que manifestait la meneuse des « civils » que la détermination avec laquelle les informaticiens des fusiliers se dirigeaient vers les postes de commande de l’installation laissaient entendre que la destruction des données ambitionnée par ces agents n’avait pas été complète.

Prenant conscience qu’il n’importait plus guère désormais que Victoria Rione découvrît l’information cruciale nécessaire à rétablir l’accès à l’hypernet dans la mesure où fuir n’était plus concevable, puisque toute dérobade reviendrait à permettre aux vaisseaux obscurs de l’emprunter pour attaquer Unité, Geary réduisit les fenêtres consacrées à la prise de contrôle de la station et reporta toute son attention sur le choc imminent des croiseurs de combat.

Les vaisseaux obscurs dépassèrent en trombe l’épave de l’Amazone, qu’ils arrosèrent copieusement. Maintenant que son réacteur était coupé, la seule manière de détruire ce qu’il en subsistait était de le pilonner d’assez de frappes pour fracasser son blindage et sa coque. La puissance de feu de dix croiseurs de combat suffisait amplement à cette tâche.

L’Amazone se désintégra sous cet impitoyable tir de barrage, réduit en fragments de toute taille qui se dispersèrent en tourbillonnant.

Alors même que la quasi-totalité des armes de l’ennemi s’acharnaient sur le cuirassé, d’autres tirs, en provenance des plus petits des vaisseaux obscurs, continuaient malgré tout de cibler ses capsules de survie, de les incapaciter ou de les anéantir en tuant assurément tous leurs occupants, hommes et femmes.

« Maudits soient-ils ! » Geary n’avait pas conscience d’avoir parlé à voix haute, mais au moins que sa colère n’était pas dirigée contre les vaisseaux obscurs mais contre ceux qui les avaient programmés ou avaient choisi de se fier à des auxiliaires de cette nature.

Les croiseurs de combat ennemis n’eurent droit qu’à quelques secondes pour jouir de leur victoire. Tulev ne tenta pas d’écorner leur formation ; au lieu de cela, il préféra la télescoper bille en tête en l’abordant par le flanc : sept croiseurs de combat à l’équipage humain contre cinq robots obscurs.

Geary n’eut qu’à peine le temps d’enregistrer les explosions avant que Desjani ne conduise Gamma Un dans la même brèche en piquant vers le bas.

L’Indomptable tangua sous les frappes mais poursuivit son chemin.

Geary s’efforça de se concentrer sur son écran pour enregistrer les résultats de ces deux assauts et entendit Desjani souffler ce seul mot désespéré : « Non ! »

En passant la première, Gamma Deux avait essuyé le plus clair des tirs ennemis.

Réduit à une traîne de débris qui s’élargissait le long de son ancien vecteur, le Léviathan n’était plus là.

« Adieu, Kostya. Votre guerre est finie », murmura Desjani.

La voix du capitaine Parr se fit entendre, mais son image ne s’afficha pas. « L’Incroyable a été pilonné à mort. Nous avons pratiquement perdu tous les systèmes, sauf le système de manœuvre qui n’est qu’endommagé. Nous pouvons suivre, mais c’est à peu près tout. Contrôle des tirs et armes hors ligne, supports vitaux tout juste fonctionnels, coms médiocres. Nombreuses pénétrations de la coque. »

Un croiseur de combat détruit et un second hors de combat.

Des nuages de débris trahissaient le sort de deux de leurs homologues obscurs. Un troisième accusait de nombreuses frappes mais semblait toujours opérationnel.

Il fallut à Geary toute sa volonté pour cesser de penser à Tulev et régler le prochain engagement. Les cuirassés des deux camps n’avaient pas participé au dernier, mais Gamma Deux et Trois fondaient à présent de conserve sur la formation des six cuirassés obscurs, la première par-dessus et la deuxième par-dessous.

Presque aussitôt, un unique cuirassé obscur s’écarta de ses compagnons dans une embardée, manœuvra de manière désordonnée puis explosa brutalement.

Mais, alors même que Gamma Trois négociait son virage suivant, le Revanche quitta brusquement sa trajectoire et transmit un rapport signalant des avaries massives.

« Vous faites ce qu’il faut, affirma Desjani, la voix ferme mais l’œil brillant. Pour chaque vaisseau que nous perdons, nous éliminons un des leurs. »

Il aurait aimé lui répondre qu’il ne savait pas s’il pourrait supporter bien longtemps cette stratégie, mais il s’aperçut que ça n’avait plus grande importance. Les chances pour qu’il survive encore quelques heures s’amenuisaient à chaque minute.

L’image de Victoria Rione lui apparut. La bataille avait déporté l’Indomptable à plus des trois quarts d’une heure-lumière de l’installation gouvernementale, à trop grande distance donc, compte tenu des circonstances, pour soutenir confortablement une conversation. Rione regardait droit devant elle et s’exprimait d’une voix aussi ferme que l’était sa contenance, mais son débit n’autorisait aucune interruption : « Amiral, nous avons trouvé des dossiers qui confirment les dires de l’amiral Bloch. L’option Armaggedon est bel et bien réelle et les plus puissants vaisseaux de la soi-disant Flotte Défensive détiennent les codes permettant d’armer les portails de l’hypernet. L’ensemble des fonctionnalités des portails nous sont encore inaccessibles, mais nous nous efforçons d’accéder à toutes celles que nous pouvons. Nous cherchons encore les codes qui pourraient désactiver ou détourner les vaisseaux obscurs, sans succès jusque-là. Tous les dossiers de l’installation ont été sauvegardés sur des dispositifs de stockage portatifs et également transférés directement dans les banques de données du Mistral. Nous avons aussi découvert un grand nombre de dossiers relatifs à nos recherches quant au moyen de copier la méthode employée par le Syndicat pour verrouiller les portails, mais les conclusions, s’il y en a eu, n’ont jamais été enregistrées ici, à moins qu’on ait pratiqué la politique de la terre brûlée et tout effacé avant notre débarquement.

» Nous n’avons pu débusquer aucun responsable, chercheur, sous-traitant ou représentant. Les archives signalent que cette installation hébergeait près de quatre cents personnes avant que ne soit donné l’ordre de l’évacuer d’urgence. Le personnel de surveillance encore présent appartient entièrement à des sociétés privées. Il a été désarmé et mis aux arrêts. Nos fusiliers ont aussi libéré une douzaine de prisonniers détenus dans un centre de haute sécurité, ainsi que du personnel médical resté sur place pour les surveiller après la tentative de fuite manquée des autres occupants.

» Nous avons découvert de vastes secteurs de l’installation qui sont restés tels quels depuis la construction. Ils contiennent du matériel en état de marche mais obsolète depuis des décennies. Si le gouvernement avait un jour débarqué ici, il aurait sans doute eu de très mauvaises surprises. »

Rione inspira profondément. « Et nous avons trouvé mon mari. Les fusiliers estiment que nous pourrons quitter l’installation dans une heure, mais le commandant du Mistral, Young, affirme qu’avant de quitter le hangar il lui faut d’abord s’assurer qu’elle peut se placer à temps sous la protection de vos vaisseaux. »

Geary se demanda bien pourquoi Rione ne lui fournissait aucune précision sur son mari et pourquoi elle n’avait pas l’air heureuse de l’avoir retrouvé, mais il n’avait pas le temps de s’attarder sur ces deux questions.

« Ils n’ont rien trouvé d’utile dans l’installation, apprit-il à Desjani. Sauf des dossiers étayant les révélations de Bloch.

— Pour une fois que j’espérais qu’il mentait, il disait la vérité. On récupère le Mistral maintenant ?

— Il ne pourra pas s’ébranler avant au moins une heure. »

Desjani se renfrogna. « Je viens d’avoir une idée. Vous devriez dire à Young de rester dans le hangar. Le Mistral y sera à l’abri, davantage en tout cas que s’il cherchait à nous rejoindre pendant que les vaisseaux obscurs se livrent encore à des passes de tir.

— Bonne idée. » Il appela le capitaine Young. « Restez dans le hangar jusqu’à nouvel ordre. Si aucun de nos bâtiments ne survit aux affrontements, j’espère que nous aurons au moins détruit assez de vaisseaux obscurs pour permettre au Mistral de rentrer. Les gens et les informations que vous transportez doivent absolument regagner l’Alliance. »

La formation des trois croiseurs de combat obscurs rescapés passa en trombe près du Revanche et lui infligea encore d’importants dommages, mais sans réussir à détruire le massif cuirassé.

Le capitaine Duellos, désormais aux commandes de Gamma Trois, les prit en chasse et en réduisit un en miettes, mais l’Implacable le paya très chèrement : il perdit le contrôle de ses manœuvres et la majeure partie de son armement. « Cœur du réacteur instable ! Abandonnons le vaisseau ! » transmit le commandant Neeson. Des capsules de survie giclèrent bientôt de l’Implacable.

Les Danseurs harcelaient la plus forte formation de croiseurs de combat obscurs au moyen de fulgurantes passes de tir individuelles destinées à les faucher, eux et leurs destroyers. Mais ils avaient perdu cinq vaisseaux et accusaient des dommages de plus en plus lourds.

L’Implacable, qui filait toujours dans l’espace, se désintégra brusquement sous le coup de l’explosion du cœur de son réacteur. Impossible de dire quelle proportion de son équipage avait réussi à s’en échapper, ni même si Neeson était du nombre.

Geary ordonna à Desjani de frapper de nouveau la plus importante des deux formations de croiseurs de combat obscurs : celle de l’Alliance piqua le long de sa lisière, abattit deux destroyers et infligea de graves dommages à un croiseur de combat. Néanmoins, Risque-tout et Victorieux furent touchés à de multiples reprises dans la foulée, tandis que l’Indomptable, s’il fut relativement épargné, n’en souffrit pas moins de dommages conséquents.

Les cuirassés se retournaient de nouveau ; tous les vaisseaux obscurs se concentraient désormais sur Gamma Quatre, tandis que Gamma Trois s’efforçait de revenir sur elle à temps pour lui apporter son soutien. Geary se demandait lequel de ses vaisseaux serait cette fois détruit ou mis hors de combat, entraînant conséquemment la mort de nombreux spatiaux ; assiégée de toute part, la Première Flotte livrait sans doute là, sans regret, son dernier combat.

Une alerte d’une nature différente sonna sur l’écran de Geary, accompagnée du clignotement insistant d’un objet en surbrillance ; le dernier dont, assurément, il se serait attendu à se soucier dans ce système stellaire, ni d’ailleurs dans aucun autre : le supercuirassé extraterrestre confisqué aux Bofs. « Que diable se passe-t-il à bord de l’Invincible ? »

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