Trois

« Comment arrêter deux croiseurs de combat de cet acabit avec seize croiseurs lourds ? s’interrogea Desjani. S’il s’agissait de croiseurs normaux, ce serait jouable, mais les vaisseaux obscurs sont pour le moins atypiques. »

Geary montra du doigt le point d’interception sur son écran. « Nous n’avons pas besoin de les arrêter. Il nous suffit de repousser le moment où ils atteindront Ambaru et d’avancer celui où nous serons à leur portée.

— En les forçant à renoncer à leur course rectiligne vers Ambaru ? » Tanya hocha la tête et tapota un symbole. « La formation des croiseurs lourds est sous les ordres du capitaine de corvette Rosen. Que savez-vous d’elle ?

— Qu’elle est responsable de la première division de croiseurs lourds et qu’elle est aussi le commandant du Tanko. Et qu’elle a montré une certaine tendance à avoir la main lourde au cours des engagements précédents.

— Alors vous devez prendre conscience que, si vous l’envoyez aux trousses de ces vaisseaux obscurs, elle ne se contentera pas de tourner autour. Elle les pourchassera et cherchera à frapper fort.

— Rosen a vu les données relatives à l’armement massif de ces croiseurs de combat obscurs.

— Et elle cherchera à frapper fort, répéta Tanya.

— Je sais. C’est l’idée générale. » Il lut dans ses yeux la surprise puis une lente compréhension. « Parce que, poursuivit-il, jamais je ne ferais cela : lancer dans une charge frontale des croiseurs lourds contre des croiseurs de combat. J’organiserais plutôt une feinte, une diversion. Un stratagème qui induirait mon adversaire à réagir comme je l’entends, ce qui, en l’occurrence, reviendrait manifestement à détourner ces croiseurs obscurs de leur trajectoire directe vers Ambaru.

— Même si vous les abusez, ça ne trompera pas leurs systèmes de contrôle de visée ni ne les empêchera de cibler tous les croiseurs lourds qui se rapprocheront de leur enveloppe de tir.

— Par bonheur, j’ai aussi la réponse à cette question, du moins espérons-le. Vous savez comment sont programmés nos systèmes de contrôle des tirs. Ils privilégient leurs cibles en fonction de la menace qu’elles posent et de la plus haute probabilité de coups au but. » Il appuya sur ses touches de com. « Commandant Rosen, ici l’amiral Geary. Vous avez l’ordre d’arrêter ces vaisseaux obscurs. Rapprochez-vous assez d’eux pour les pilonner. Tâchez de détruire leur propulsion principale ou leurs systèmes de manœuvre. Selon mon estimation, ils ne chercheront pas à esquiver vos passes de tir mais se maintiendront sur leur trajectoire parce qu’ils partiront du principe que vous menez une diversion. Réorganisez vos deux formations et attaquez-les de manière à ce que, dans chacune, les deux croiseurs lourds de tête passent ostensiblement, aux yeux de leurs systèmes de contrôle des tirs, pour la plus forte probabilité de coup au but, et ordonnez à ces deux croiseurs de procéder à une manœuvre évasive de dernière minute afin de déstabiliser l’ennemi qui les cible. Je me fie à votre habileté, commandant, comme à celle du commandant de chaque croiseur. Geary, terminé.

— Vous faites confiance à la subtilité et à la finesse de Sel Rosen ? marmonna Desjani. Tous mes vœux !

— Elle ne fera pas exactement comme moi, répondit Geary. C’est sans doute notre meilleure chance d’arrêter ces vaisseaux obscurs avant qu’ils ne frappent Ambaru. »

Cinq minutes-lumière séparaient encore les croiseurs lourds du bouclier de cuirassés. Les croiseurs de combat hostiles maintenaient leur vélocité à 0,2 c, si bien qu’il leur faudrait vingt-cinq minutes pour rejoindre les croiseurs lourds. Si ceux-ci accéléraient avant le contact, ce délai se réduirait, mais Geary savait que le capitaine Rosen aurait la présence d’esprit de faire plonger ses vaisseaux sur les croiseurs de combat à angle obtus afin de garder assez faible la vitesse relative de l’engagement.

Les seize croiseurs lourds de l’Alliance étaient disposés en deux formations rectangulaires de huit vaisseaux rangés en deux colonnes, dont chacun surplombait légèrement celui qui le précédait, de sorte que, du premier au dernier, chaque rectangle s’élevait en escalier. La première se trouvait au-dessus de la trajectoire projetée des croiseurs de combat obscurs, un peu décalée de côté, et la seconde en dessous, également décalée mais du côté opposé. C’était un positionnement classique, qui permettrait aux croiseurs lourds de réagir efficacement même si l’ennemi procédait à des modifications importantes de sa trajectoire pour esquiver les défenseurs de l’Alliance.

« Elle tient compte de la maniabilité des vaisseaux obscurs, approuva Geary.

— Espérons qu’elle tient aussi compte de leur puissance de feu, persifla Desjani. Nous nous rapprochons toujours, mais trop lentement. Nous serons à deux minutes-lumière des vaisseaux obscurs quand Rosen les frappera.

— Toujours rien d’Ambaru ni des défenses fixes ?

— Rien, amiral, répondit Yuon.

— Si les vaisseaux obscurs restent sur leurs vecteurs actuels, nous ne serons plus qu’à trente secondes-lumière et vingt minutes de transit de leur interception quand ils atteindront Ambaru », ajouta le lieutenant Castries.

Trente secondes-lumière ne font sans doute pas l’effet d’un délai impressionnant, sauf si l’on sait qu’une seule équivaut à trois cent mille kilomètres. Neuf millions de kilomètres, soit l’équivalent de trente secondes-lumière, restait une distance désespérante s’agissant de la défense d’Ambaru.

« Une fois qu’ils auront frappé Ambaru, les vaisseaux obscurs devraient opter pour changer de cap et prendre celui du plus proche point de saut, reprit Castries d’une voix neutre toute professionnelle.

— Auquel cas nous n’aurons aucune chance de les rattraper avant qu’ils ne l’atteignent, laissa tomber Desjani. Rosen ferait pas mal de ralentir, ou nous n’aurons aucune chance non plus de sauver Ambaru et de frapper encore ces vaisseaux obscurs.

— Quinze minutes avant que les vaisseaux obscurs ne se trouvent à portée de tir de la force du capitaine de corvette Rosen », annonça Yuon.

Ils s’en trouvaient même si proches (à une ou deux minutes-lumière seulement) quand les deux flottilles se ruèrent au contact que les images leur en parvenaient presque en temps réel. À mesure que les vaisseaux obscurs se rapprochaient d’eux, les croiseurs lourds de Rosen accéléraient et sortaient de leur orbite. Ses deux formations pivotèrent autour de leur vaisseau de tête comme si elles se relevaient pour obliquer, et elles piquèrent vers la trajectoire ennemie, la plus haute plongeant vers le contact et la plus basse grimpant vers lui.

Cette fois, les vaisseaux obscurs réagirent dans les minutes qui précédèrent le contact en bondissant brusquement vers le haut et de côté pour s’en prendre à la formation la plus élevée. Ils comptaient manifestement concentrer leurs tirs sur elle et esquiver l’autre.

L’instant du contact fut si bref qu’on ne pouvait guère espérer assister à l’événement, mais Geary se focalisait en même temps sur ce que faisait la formation inférieure des croiseurs lourds : ils incurvaient leur trajectoire vers le haut et latéralement pour compenser le virage brutal de l’ennemi. Au lieu de manquer complètement les vaisseaux obscurs, la formation inférieure déboula juste derrière les poupes des croiseurs de combat quelques secondes seulement après qu’ils eurent engagé le combat avec la formation supérieure.

« Malédiction ! » marmotta Desjani quand les résultats lui furent transmis par les senseurs de l’Indomptable et les flux de données en provenance des croiseurs lourds.

Comme le lui avait commandé Geary, Rosen avait ordonné au croiseur lourd de tête de chacune de ses deux formations d’esquiver au dernier moment et de cesser de cibler les croiseurs de combat obscurs pour s’en prendre au croiseur lourd qui arrivait derrière. Ces changements de vecteur avaient suffi à déstabiliser les tirs de nombreux vaisseaux ennemis. Et, frappé simultanément par quatre croiseurs lourds de l’Alliance, leur homologue obscur chancelait et se déportait en s’efforçant de recouvrer le contrôle de ses manœuvres.

Mais les deux croiseurs de combat ennemis avaient aussi décoché quelques tirs au deuxième rang de croiseurs lourds de chaque formation. Diamant, Bastille, Hori et Presidio avaient tous quatre essuyé d’importants dommages, perdu armement, boucliers et, dans certains cas, une partie de la propulsion principale ou des propulseurs de manœuvre. Les pertes en personnel n’étaient encore que des estimations, mais tous en avaient subi.

Cela étant, les douze autres croiseurs lourds avaient bien fait leur boulot : un des croiseurs de combat obscurs avait perdu la moitié de sa propulsion principale et des frappes l’avaient ralenti. La hanche de l’autre avait été martelée, mais ni sa propulsion ni sa maniabilité n’avaient l’air d’avoir souffert de trop gros dommages.

« Pas suffisant », soupira Geary en s’efforçant de s’accommoder du fait qu’il ne pouvait guère faire mieux, qu’éliminer des vaisseaux qui refusent obstinément le combat quand tout l’espace leur offre des échappatoires est impossible, et que ses énormes distances vous interdisent parfois d’arriver assez vite pour intervenir de manière concluante.

« Le croiseur de combat obscur à la propulsion endommagée peine à reprendre de la vélocité, rapporta le lieutenant Yuon. On peut le rattraper avant qu’il n’arrive à portée de tir d’Ambaru.

— Ce qui n’en laisserait plus qu’un seul pour la frapper. » Geary tapota sur ses touches de com. « Commandant Rosen, servez-vous de vos croiseurs lourds pour porter l’estocade à ce croiseur de combat. Ne perdez pas de vue que le cœur de son réacteur risque d’être en surcharge une fois désemparé, alors restez à l’écart du rayon des dommages. Des croiseurs légers et des destroyers du bouclier vont vous rejoindre et vous devrez en prendre le contrôle pour coordonner leurs attaques avec les vôtres. »

Il se tourna vers Tanya. « Occupons-nous de ce croiseur de combat obscur endommagé. Dommage que nous ne puissions pas…

— Commandant ? appela le lieutenant Castries, l’air stupéfaite. Leur second croiseur de combat pivote. Il… réduit sa vélocité.

— Pourquoi diable… ? » s’interrogea Desjani.

Geary cherchait encore à comprendre, le regard fixe, quand Tanya éclata de rire.

« On les a programmés pour vous imiter !

— Et je renoncerais à toutes mes chances de frapper Ambaru ?

— Oui, si vous deviez pour cela abandonner un de vos vaisseaux à l’ennemi ! » Elle s’esclaffa de nouveau. « Vous ne comprenez donc pas ? Vous rebroussez chemin pour vous porter à la rescousse d’un bâtiment endommagé, vous n’abandonnez pas vos camarades. C’est votre manière de combattre, et ces vaisseaux obscurs sont programmés pour suivre votre exemple en tout. »

Geary s’aperçut qu’il souriait. « Mignon tout plein. Les vaisseaux obscurs n’y réfléchissent même pas, ils n’obéissent à aucun impératif moral, ils font tout bonnement ce que leur demande leur programme dans une situation donnée. » Il frappa de nouveau ses touches de com. « À toutes les unités du détachement Danseuse, virez de quatorze degrés sur bâbord et deux degrés vers le haut. Exécution immédiate. Engagez le combat avec les cibles qui vous sont assignées dès que vous serez à portée de tir. Geary, terminé. »

Ses vaisseaux piquant plus vite en oblique pour frapper les croiseurs de combat obscurs ralentis, Geary s’assura qu’ils étaient assez nombreux à s’en prendre à chacun pour ne pas risquer d’être mis hors de combat. Que ferais-je à la place d’un de ces croiseurs de combat obscurs ? Est-ce que je ne plongerais pas ? Sur bâbord ou tribord ? Plutôt à tribord, afin de fondre de nouveau sur Ambaru.

Il ordonna un infime changement de vecteur de dernière minute à ses vaisseaux quand leur formation télescopa de flanc les croiseurs de combat ennemis. Ses sept croiseurs de combat et les croiseurs lourds, croiseurs légers et destroyers survivants du détachement Danseuse lâchèrent sur les vaisseaux obscurs tout ce qu’ils avaient dans le ventre. Deux de ses croiseurs de combat frôlèrent d’assez près l’ennemi pour larguer leur champ de nullité et engloutir de gros morceaux de sa carcasse. Un des vaisseaux obscurs fit de même mais ne réussit, par bonheur, qu’à mordiller l’Intempérant.

Geary transmit à sa formation l’ordre d’infléchir sa trajectoire vers le haut et de revenir ensuite pour une seconde passe de tir, au cas où l’un des vaisseaux obscurs représenterait encore une menace pour Ambaru. Mais, quand les senseurs de ses bâtiments eurent évalué les résultats de l’engagement, il devint flagrant que c’était superflu.

Un des croiseurs de combat ennemi n’était plus qu’un nuage de débris en expansion. Le second était réduit à sa seule proue, qui basculait obliquement et s’autodétruisit sous les yeux de Geary.

Le croiseur lourd obscur avait survécu, mais Rosen conduisit les siens droit sur lui. Quand sa passe de tir s’acheva, il n’en restait plus que des fragments de carcasse.

Desjani laissa échapper une sorte de grincement, mi-sifflement, mi-soupir, et désigna son écran.

La station d’Ambaru n’était plus qu’à deux secondes-lumière et, apparemment, personne à son bord n’était conscient d’avoir frôlé l’anéantissement d’un cheveu.

« À toutes les unités du détachement Danseuse, transmit Geary. Bien joué. Nous allons maintenant décélérer autour de l’étoile de manière à épouser aisément l’orbite de la station en revenant sur Ambaru. Priorité aux destroyers pour le ravitaillement en cellules d’énergie.

— Que comptez-vous faire pour Ambaru ? s’enquit Desjani.

— J’ai l’impression qu’il va falloir l’envahir. »

Les fusiliers descendirent la rampe de la navette pleinement parés au combat, leur cuirasse verrouillée et leurs armes sous tension. Ils prirent position autour du quai de débarquement et entreprirent de scanner les environs en quête d’éventuelles menaces. Derrière, la navette décolla pour céder la place à une autre, elle aussi chargée de fantassins.

Ambaru disposait d’un grand nombre de soutes de débarquement. Pour l’heure, une douzaine d’entre elles recevaient la visite de fusiliers équipés pour le combat qui se déplaçaient comme s’ils opéraient l’abordage d’une installation tenue par l’ennemi. Le général Carabali était à bord de l’Indomptable, qui s’était rapproché d’Ambaru pour surveiller l’arraisonnement.

« Amiral, rapporta le capitaine d’infanterie responsable de la force d’abordage, nous n’avons que deux civils en visuel, aucune arme apparente. Les identifications qu’ils émettent les décrivent comme des officiels de la station appartenant au service de surveillance des soutes de débarquement. »

Geary étudia l’image que lui transmettait la cuirasse du capitaine. Les deux officiels, de ceux qui accueillent normalement les arrivants, fixaient les fusiliers comme en état de choc. Mais, en dépit de la stupeur que leur inspirait la brutale prise de conscience d’être victimes d’une agression de l’Alliance, tous deux étaient assez futés pour ne rien tenter de téméraire. Ils se tenaient parfaitement immobiles, les bras tendus pour montrer leurs mains nues.

Le capitaine avait fait signe à deux éclaireurs de s’approcher pour scanner les alentours. « Mes éclaireurs m’affirment que tout est dégagé, amiral. Rien que des piétons civils.

— J’arrive. » Vêtu de sa seule tenue de travail, Geary descendit à son tour la rampe et gratifia les officiels d’un signe de tête. « Désolé pour tout cela, mais nous ignorions quelle était exactement la situation à bord de la station. Mes vaisseaux ont été incapables de communiquer avec vous.

— Incapables ? » Le supérieur hiérarchique afficha une mine surprise. « Nos systèmes de com fonctionnent normalement.

— Alors il faudra m’expliquer pourquoi mes vaisseaux continuaient de recevoir un message d’erreur “incompatible avec le protocole” chaque fois que nous tentions de contacter quelqu’un d’Ambaru. »

Les officiels échangèrent un regard éberlué « Nous avons essayé de vous contacter en interne, amiral, mais nos systèmes de com affirmaient qu’ils ne pouvaient pas se connecter aux vôtres, expliqua le supérieur. Sommes-nous vos… vos prisonniers ?

— J’espère que non. Où… »

Un appel du général Carabali le coupa, calme mais péremptoire. « Amiral, nous détectons des mouvements de troupes dans les soutes sept, neuf et douze. Aucune donnée précise pour le moment, seulement des indications de la présence de soldats dans ces secteurs.

— Quel genre de troupes ?

— Des forces terrestres de l’Alliance.

— Veillez à ce que vos hommes retiennent leurs tirs jusqu’à ce qu’on leur ait donné l’autorisation de faire feu.

— Amiral ? » Le capitaine des fusiliers semblait assez alarmé pour accaparer aussitôt l’attention de l’amiral.

« Qu’y a-t-il ?

— Les systèmes de nos cuirasses s’efforcent de parer des tentatives de mise à jour de leur logiciel, expliqua le capitaine. Aucune ne demande la permission. Elles se téléchargent elles-mêmes et tentent de s’imposer. Sans les murs pare-feux que nous avions établis sur nos cuirasses avant de monter dans les navettes, le nouveau logiciel serait déjà installé.

— Elles arrivent par les canaux officiels ? demanda Geary.

— Oui, amiral. Tous les codes sont respectés.

— Comment réagissent vos cuirasses ?

— Nous avons déclenché les sous-programmes du logiciel Potemkine en guise de protection extérieure afin de nous isoler, amiral. Ceux qui nous envoient ces actualisations les croient correctement installées. »

Desjani avait écouté la conversation via la connexion de Geary. « On a cherché à neutraliser vos fusiliers.

— De semblables tentatives de réactualisation du logiciel de leur cuirasse ont été décelées sur celles de tous les fusiliers présents sur Ambaru, précisa le général Carabali. Toutes ces ingérences ont été repoussées, mais nous avons simulé des intrusions réussies pour tromper ceux qui ont envoyé ces mises à jour.

— Nos sous-programmes Potemkine tentent de désactiver nos armes et nos systèmes de visée, amiral, annonça le capitaine des fusiliers.

— Toutes les détections des forces terrestres par les cuirasses des fusiliers ont disparu de l’image transmise par le senseur Potemkine, ajouta Carabali.

— Même motif, même punition, laissa tomber Desjani.

— Mais que voient les forces terrestres ? demanda Geary. Comment leur cuirasse leur montre-t-elle nos fusiliers ? » Il jeta un coup d’œil au-delà de la soute et constata que le secteur semblait à présent déserté. « On a isolé cette zone de la circulation pédestre normale. »

Il consulta sa tablette de données, chercha encore une fois à accéder à l’intranet d’Ambaru et constata de nouveau que tous les canaux lui étaient bloqués.

Il se tourna vers les deux officiels, qui attendaient toujours fébrilement les instructions. « J’ai besoin de votre aide. »

Tous deux affichèrent à la fois surprise et soulagement. « De notre aide ? Black Jack aurait besoin de notre aide ?

— Oui. » Le moment était mal choisi pour exprimer sa détestation de ce sobriquet. « Il y a des forces terrestres à proximité. Nous ignorons ce que les senseurs de leur cuirasse leur apprennent sur nos fusiliers. Je dois contacter un de leurs officiers. Mais de vive voix, pas par les coms. Accepteriez-vous de vous rendre sur place, de les localiser et de leur dire que je voudrais leur parler ? Ce sera peut-être dangereux, mais vous deux êtes les moins susceptibles de provoquer une réaction excessive de leur part et les mieux à même de réussir sans qu’interviennent des événements contraires. Je vous donne ma parole d’honneur que toute personne qui consentira à parler avec moi sera en sécurité. »

Les deux hommes opinèrent. Cela étant, la perspective de se retrouver au beau milieu d’une fusillade tempérait visiblement leur enthousiasme. « Nous ferons de notre mieux, amiral. »

Geary les regarda s’éloigner lentement vers les secteurs désormais désertés jouxtant les soutes, conscient que les soldats des forces terrestres couvraient sans doute cette zone et priant malgré tout pour que le logiciel qui piratait les senseurs et les coms de leur cuirasse ne leur fournisse pas une image menaçante trompeuse de ces deux hommes qui pourrait inciter un soldat à tirer. « Comment ça se passe ? demanda-t-il à Carabali.

— Ils attendent, répondit-elle. Je ne sais quoi.

— Des ordres ?

— Si j’étais à leur place, amiral, et que je recevais l’ordre d’en découdre avec des gens qui, sous tout rapport, ressemblent à des camarades appartenant au personnel de l’Alliance, j’en demanderais confirmation. D’autant que mes fusiliers se contentent de camper sur leurs positions et n’avancent pas.

— Très bien. Gardez vos hommes en place et leur index loin de la détente. »

Un seul coup de feu risquait de déclencher un bain de sang.

Entre des hommes et des femmes du même bord.

Au terme de cinq longues minutes, une unique silhouette en cuirasse intégrale des forces terrestres lui apparut. « Tout le monde se retient, ordonna-t-il aux fusiliers. Ne ciblez pas ce soldat. Qu’aucune arme ne le mette en joue. »

Il prit son courage à deux mains et avança de deux pas.

Le soldat reprit sa marche dès que Geary s’arrêta. Il progressait d’un pas ferme et régulier, jusqu’à se retrouver face à lui, une main tendue et la visière relevée. C’était une femme. Elle salua. « Major Problem, amiral. »

Il lui retourna son salut. « De quel problème voulez-vous p…

— Pardonnez-moi, amiral, mais c’est mon nom, l’interrompit-elle d’une voix résignée. Major Jan Problem.

— Je vois. Mes excuses, ajouta-t-il, incapable de trouver une réponse mieux adaptée.

— J’ai l’habitude. Plus ou moins. Que se passe-t-il, amiral ?

— Dites-le-moi. Que vous apprend votre cuirasse ? »

Elle montra les fusiliers d’un geste. « Forces hostiles. Contrez et désarmez.

— Comme vous voyez, ce sont des fusiliers de l’Alliance.

— Oui, amiral. Je m’en suis rendu compte. Je sais donc qu’ils ne devraient pas être hostiles, mais que, si je tente de les désarmer, ils risquent de se montrer très agressifs. Mon colonel nous a dit de tenir notre position jusqu’à nouvel ordre.

— Vous a-t-il donné une raison ?

— Oui, amiral. L’ordre de les maîtriser et de les désarmer est arrivé du commandant des forces terrestres du système de Varandal dans les deux minutes qui ont suivi le débarquement des vôtres sur Ambaru, mais nous savions que cet officier se trouvait sur la principale planète habitée, à cinq minutes-lumière. Notre général aurait dû mettre au moins dix minutes à vérifier ce qui se passait et à nous transmettre ses ordres. Mon colonel cherche à se faire confirmer leur provenance.

— Des ordres fallacieux ont aussi été émis au nom de l’amiral Timbal, l’informa Geary. Je peux vous assurer que nous ne sommes pas ici pour nous opposer à l’Alliance ni pour intervenir de quelque manière illégale que ce soit, mais parce que le logiciel d’Ambaru a été infecté dans son intégralité, votre cuirasse de combat comprise, par un logiciel malveillant qui altère de façon sélective l’image de vos senseurs, bloque et modifie les communications et cause peut-être d’autres dommages. Nous disposons de correctifs dont vous pourriez vous servir pour relancer vos systèmes et en reprendre pleinement le contrôle.

— C’est donc pour ça que les fusiliers ne nous répondent pas ? demanda le major Problem, les yeux écarquillés de surprise. Leurs coms sont trafiquées ?

— En réalité, les coms des fusiliers fonctionnent impeccablement. Ce sont les vôtres qui bloquent leurs transmissions, les miennes et celles de je ne sais qui d’autre.

— Excusez-moi, amiral. » La soldate dit quelques mots dans son système de com, écouta, reprit la parole, marqua une nouvelle pause puis marmotta sotto voce. « J’ai essayé de passer le mot à mon colonel, mais la communication a été coupée.

— Il va falloir le lui dire de vive voix, comme nous le faisons à présent.

— C’est les Syndics, hein, amiral ? Ils recommencent leurs saloperies. »

Geary inspira profondément avant de répondre. « Nous ne savons pas exactement qui en est responsable. Nous savons seulement que le logiciel hostile impliqué passe par des canaux officiels et dispose de tous les derniers codes d’accès approuvés. » Il lui présenta quelques clés de données. « Elles contiennent les correctifs logiciels dont vous avez besoin. »

Le major prit les clés et les lorgna d’un œil dubitatif. « Ne vont-elles pas altérer les mises à jour officielles ? Qui a autorisé ces correctifs, amiral ? Je sais que mon colonel voudra le savoir.

— Moi-même.

— Vous ne faites pas partie de notre chaîne de commandement, amiral, mais je laisserai à mon colonel le soin d’en décider. » Elle fronça les sourcils et tendit l’oreille pour écouter un message qui venait de lui arriver via le canal de sa cuirasse. « Nous venons de recevoir des ordres directs de l’amiral Timbal, amiral. Pas seulement adressés au colonel mais à nous tous.

— Ces ordres ne venaient pas de l’amiral Timbal, affirma Geary. Je n’ai pas pu le contacter moi-même depuis un bon moment. Tant que je ne lui aurai pas parlé face à face, je ne croirai aucun des messages que je reçois, même s’ils portent les bons codes d’authentification.

— Je transmettrai aussi cela. Avec votre permission, amiral, je vais rejoindre mes forces et informer personnellement mon colonel de ce que vous m’avez appris.

— Le plus tôt sera le mieux », déclara Geary en rendant son salut au major.

Il instruisit le général Carabali et Desjani de ce qu’on lui avait confié en même temps qu’il regardait le major rejoindre ses lignes d’un pas vif. « Assurez-vous que les fusiliers sachent que les forces terrestres n’ont pas l’intention d’avancer et qu’ils ne doivent en aucun cas les cibler. Je ne voudrais pas qu’on blesse accidentellement le major Problem.

— Si j’étais le major Problem, je me ferais bombarder commandant aussitôt que possible. Les forces terrestres ont l’air de gérer cette affaire avec un grand professionnalisme, mais je détecte autre chose dans leur comportement.

— Quoi donc ?

— Un peu comme si elles ne se fiaient déjà pas entièrement à leurs senseurs avant cette entrevue. Elles vérifient leurs ordres à deux fois et exigent une confirmation visuelle de tout ce que leur présentent leurs senseurs. Il s’est forcément passé quelque chose qui les a incitées à prendre ces mesures.

— Des problèmes avec le logiciel officiel, qui auraient saboté jusqu’à leurs opérations de routine ?

— C’est tout à fait possible, amiral. Le logiciel dont nous nous servons est si complexe et intriqué que, si nous tirons sur une ficelle de code, ça risque de créer des nœuds un peu partout. Ces sous-programmes secrets ont peut-être causé des problèmes dans tout l’organigramme. Des problèmes qui auraient un impact cumulatif sur l’efficacité de nos systèmes de combat.

— Une chance qu’on ait vaincu les Syndics à l’époque, fit observer Desjani. À ce qu’il semble, nous étions à deux doigts de nous vaincre nous-mêmes. »

Ça pourrait encore se faire, se dit Geary en espérant qu’il ne s’était pas exprimé à voix haute par inadvertance. « Une fois qu’on aura stabilisé la situation et retrouvé l’amiral Timbal, j’organiserai une réunion avec tous les haut gradés et les autorités civiles d’Ambaru. Puis nous devrons aussi briefer les supérieurs des forces terrestres et les commandants de l’aérospatiale.

— De nombreuses personnes pourraient venir à Ambaru pour participer à une telle réunion, s’insurgea Desjani. Vous ne devriez pas prendre ce risque.

— Tout le monde doit savoir que c’est moi qui donne les ordres qu’ils ont sous les yeux. Le seul moyen de m’en assurer, c’est m’y présenter en personne. Ces deux officiels auraient-ils osé se porter à la rencontre des forces terrestres si quelqu’un d’autre le leur avait demandé ? »

Desjani changea promptement de sujet ; assez vite en tout cas pour laisser clairement entendre qu’elle se savait incapable de remporter cette discussion. « Nous ne repérons aucune activité anormale dans l’espace. Ni lancers de navettes, ni alertes en provenance des défenses de la station. Tout est tranquille.

— Tant mieux. » Il balaya la soute des navettes du regard et ne vit que le spectacle normal auquel on pouvait s’attendre dans ce secteur de la station, du moins si l’on ne tenait pas compte de l’absence totale de circulation. « Mais, vu d’ici, tout a l’air paisible aussi à l’intérieur d’Ambaru, et nous savons que c’est faux. Minute ! Nous avons encore de la visite. »

Au lieu de l’officier des forces terrestres auquel s’attendait Geary, on vit deux civils, un homme et une femme, entrer dans la soute. Il ne s’agissait pas de ceux qu’il avait envoyés palabrer avec les forces terrestres. Bien que ne portant pas d’uniforme, les nouveaux venus avaient une allure très officielle, car leur habit commun évoquait une sorte de tenue militaire.

Ils s’arrêtèrent devant Geary et le plus âgé des deux lui sourit courtoisement. « Nous devons nous entretenir avec vous. C’est urgent. Il en va de la sécurité de l’Alliance.

— Ah bon ? J’ai déjà sur les bras, en ce moment même, un gros pétard concernant la sécurité de l’Alliance.

— Nous nous apprêtons à le désamorcer, affirma le plus jeune sur un ton si pénétré d’assurance qu’il hérissa le poil de l’amiral.

— Vraiment ? demanda-t-il. Et pour qui travaillez-vous exactement ?

— Pour l’Alliance, amiral.

— Parfait. Mais, plus précisément, pour quelle partie de l’Alliance ?

— Amiral, nous ne pourrons vous le révéler que quand nous serons en lieu sûr. Vous serez mis au courant de plusieurs programmes très importants et le sceau du secret pourrait être…

— Non, le coupa Geary en brandissant une paume péremptoire pour mieux souligner son propos. Je reste ici. Tout ce que vous avez à me dire, vous pouvez m’en informer ici et maintenant.

— Pardonnez-moi, amiral, mais nous n’y sommes pas autorisés, expliqua le plus âgé. Je vous en prie. Nous ne voudrions pas avoir à insister.

— Je n’y tiens pas non plus, rétorqua Geary. Quel est le problème avec les systèmes de com d’Ambaru ?

— Quand vous aurez pris connaissance des programmes appropriés et que vous serez lié par serment à une clause de confidentialité…

— Non, répéta Geary.

— Amiral, reprit le plus âgé en feignant visiblement la réticence, je me dois maintenant d’insister. S’il nous faut vous arrêter, nous n’hésiterons pas. Nous y sommes habilités par le gouvernement. »

Geary embrassa d’un geste les plus proches fusiliers en cuirasse de combat. « Ces soldats sont loyaux à l’Alliance, mais ils ne me semblent guère enclins à vous faire confiance. »

Le plus jeune sourit. « Peu importent leurs opinions. Ils ne peuvent ni nous voir ni nous entendre.

— Croyez-vous ? » Geary activa un canal de com. « Capitaine, ordonnez à deux de vos fusiliers de coucher chacun en joue un de ces individus.

— À vos ordres, amiral. »

Deux fusils se relevèrent, braqués sur les deux officiels dont la suffisance affichée vira à l’inquiétude. « Vous pouvez sans doute vous épargner pas mal d’ennuis quand vous gardez le contrôle du logiciel, leur dit Geary. Mais, quand d’autres personnes découvrent qu’il existe une autre source de logiciels hostiles qui empruntent aussi les canaux officiels, elles peuvent également trouver un moyen de les bloquer. Bon, vous êtes maintenant en état d’arrestation pour menaces à un officier de la flotte. Vous serez placés au fond de la soute sous la surveillance très pointilleuse de quelques-uns de mes fusiliers. Vous savez sans doute, j’imagine, que très peu de gens cherchent à attirer sur eux l’attention des fusiliers. Vous y patienterez jusqu’à ce que j’aie découvert ce qui se trame ici et réussi à rétablir l’ordre et la sécurité à Ambaru.

— Amiral, répit le plus âgé des deux officiels, vous risquez de compromettre les programmes secrets les plus importants…

— Vous faites allusion aux programmes qui ont failli rallumer le conflit avec les Mondes syndiqués ? demanda Geary, surpris lui-même de ne pas entendre sa voix vibrer de rage. Les vidéos de ce qui est arrivé à Indras et Atalia sont parvenues à Varandal. Vous êtes-vous donné la peine de les visionner ?

— Nous n’étions pas autorisés à…

— Vous n’étiez pas autorisés à prêter attention à ce qui se passait, mais vous étiez autorisés à risquer la vie de tout le personnel de la station d’Ambaru ? » À la tête que faisaient les deux hommes, Geary se rendit compte qu’il avait sérieusement élevé la voix. Il baissa légèrement le ton. « Pauvres crétins ! Nous avons tout juste réussi à empêcher une agression d’Ambaru dont cette station restait inconsciente parce qu’aveuglée par vos subterfuges. L’obéissance littéralement aveugle n’est pas une vertu. Ne m’adressez plus la parole que pour répondre à mes questions et ne faites que ce que je vous ordonnerai, ou vous le regretterez amèrement tous les deux. »

Un autre soldat des forces terrestres arriva au bout d’à peine deux minutes. Il avança en montrant ses mains nues puis releva sa visière en s’approchant de Geary. « Colonel Kochte, commandant des forces terrestres d’Ambaru et responsable au premier chef de sa défense.

— Sommes-nous d’équerre, colonel ? demanda Geary.

— Je ne bougerai pas mes troupes tant que nous n’aurons pas tiré tout ça au clair, amiral. Nos systèmes sont un vrai foutoir. Les problèmes gagnent apparemment tout Ambaru et se répandent dans le système stellaire.

— Vous êtes en présence de logiciels officiels qui contaminent le logiciel officiel, déclara Geary. J’ai fourni au major Problem des correctifs qui résoudront tous vos problèmes.

— Oui, amiral, mais, avec tout le respect que je vous dois, vous ne faites pas partie de ma chaîne de commandement et, autant que nous puissions le déterminer, vos correctifs logiciels ne sont ni approuvés ni autorisés officiellement, ce qui me pose de nouveaux problèmes.

— Colonel, je cherche à m’assurer que des soldats de l’Alliance ne s’entretuent pas à cause de dysfonctionnements du logiciel de cette station et de leur cuirasse de combat.

— Nous sommes d’accord à cet égard, amiral. » Kochte hésita. « S’il s’agissait d’un acte de sabotage syndic, je pourrais intervenir sans plus tarder. »

Geary réfléchit un instant. « Je ne peux ni exclure ni confirmer une implication des Syndics. Je n’ai aucune certitude absolue quant à l’identité de l’instigateur. »

Kochte sourit. « Alors je puis faire installer ces correctifs en me fondant sur vos affirmations selon lesquelles ils sont nécessaires à la sécurité de la station.

— Ils le sont assurément, colonel. Si je comprends bien, dans leur configuration actuelle, les systèmes de vos cuirasses de combat vous certifient que les fusiliers de l’Alliance sont des forces hostiles.

— Et les fusiliers n’en sont pas. Ou ne devraient pas l’être. » Le colonel Kochte dévisagea Geary. « Depuis votre retour, amiral, vous avez donné l’impression, vos vaisseaux et vous, de vous livrer à une sorte de pantomime militaire en feignant de combattre un ennemi qui n’existait pas. Mais nos systèmes ont néanmoins repéré des dommages infligés à certains de vos bâtiments alors même que personne ne semblait tirer sur eux. Y a-t-il une relation avec une des espèces extraterrestres ?

— Je ne le pense pas, colonel. » Geary ne pouvait pas non plus l’exclure, bien entendu. Les Énigmas avaient peut-être trouvé un nouveau moyen de nuire à l’humanité. Mais il n’en avait pas la preuve, tandis que des indices pointaient dans une direction différente. « Je soupçonne une origine purement humaine à ces forfaits, mais je ne dispose pas d’informations suffisantes pour spécifier l’identité des coupables. »

Le regard du colonel se porta sur les deux officiels, raides comme des piquets, sur lesquels, attentifs à tous leurs gestes, les fusiliers continuaient de braquer leurs armes. « Qui sont ces gens, amiral, si je puis me permettre ?

— Je n’en sais rien. Ils croyaient pouvoir me donner des ordres. »

Kochte parut de nouveau hésitant. « Est-ce que ça serait en train de se produire, amiral ? On affirmait que vous ne le feriez pas.

— De se produire ? » Geary comprit brusquement ce que sous-entendait le colonel. « Que je tente de renverser le gouvernement, voulez-vous dire ? Non. J’agis en toute légalité, en m’opposant à ce qui menace ma flotte et l’Alliance. Je cherche encore à comprendre qui est derrière cela. Ces deux hommes seraient-ils des officiels légitimes, ce qui, selon moi, est loin d’être établi, j’ai le sentiment que le gouvernement ne comprend strictement rien à ce qui s’est passé, que des couches et des couches superposées de secrets et de dissimulations ont maintenu trop de gens dans l’ignorance de ce qui, toujours selon moi, se produit en réalité, et que beaucoup trop d’autres se sont servis de la confidentialité pour couvrir leurs agissements. Je n’agis pas contre le gouvernement. Je m’efforce toujours de défendre l’Alliance de mon mieux.

— Mais si ces deux individus appartiennent vraiment au gouvernement…

— Je sais que c’est ce qu’ils prétendent. J’ignore qui ils sont et j’ignore aussi d’où ils viennent. Vous les connaissez ?

— Non, amiral. » Le colonel prit une profonde inspiration. « Je sais en revanche que je n’ai pas réussi jusque-là à communiquer avec mon général. Je place donc mes forces sous votre commandement puisque vous êtes l’officier le plus haut gradé. Que devons-nous faire exactement ?

— Vous assurer que les soldats de l’Alliance n’échangent pas de tirs avec ses fusiliers. Je vais leur ordonner de se replier. Faites de même avec vos soldats de manière à ce que ces correctifs logiciels soient installés le plus tôt possible. Ensuite, nos priorités seront de remettre en activité la station d’Ambaru, de retrouver l’amiral Timbal et de veiller à ce que le système de Varandal soit prêt à repousser tout raid de représailles des Syndics…

— Des Syndics… ? » Kochte se tourna derechef vers les deux officiels rencognés. « Pour se venger de quoi ? D’un méfait qu’eux auraient commis ?

— Dans lequel ils ont trempé. Peut-être n’en sont-ils même pas informés, bien qu’ils aient collaboré à sa perpétration.

— Par les ancêtres ? Que diable est-il arrivé ?

— Un siècle de guerre. Je n’arrête pas de tomber sur des gens qui semblent n’en avoir retenu que les pires enseignements. »

« Il est là-dedans, affirma avec assurance le sergent d’infanterie spatiale qui s’escrimait sur un panneau de commandes près de l’écoutille des quartiers de l’amiral Timbal. Une sorte de directive d’annulation du logiciel de sécurité l’y enferme et bloque toutes les communications.

— Quand arriverez-vous à l’ouvrir ? » s’enquit Geary. Il était pleinement conscient de la présence des fusiliers en cuirasse intégrale qui l’escortaient encore partout où il allait, mais, pour une fois, il n’y voyait pas d’objection. Découvrir ces deux agents apparemment inoffensifs planqués au sein de la population d’Ambaru l’avait assez ébranlé pour qu’il ravalât sa crainte habituelle : avoir l’air un peu trop soucieux de sa sécurité personnelle.

« Dans une petite minute », répondit le sergent, l’air sûr de lui. Un déclic se fit entendre et une rangée de diodes passèrent du rouge à l’orange puis au vert à l’intérieur du panneau. « Voire moins. »

L’écoutille s’ouvrit lentement, comme si elle ne libérait encore qu’à contrecœur l’occupant de sa cabine. L’amiral Timbal se trouvait bel et bien à l’intérieur, l’air assez furibard pour se frayer un chemin à coups de dents à travers la cloison blindée. « Amiral Geary. Merci. »

La voix de Timbal était un tantinet étranglée de fureur et d’humiliation. Ne l’avait-on pas libéré de ses propres quartiers ? « J’aurais dû me douter que vous seriez le premier à rétablir l’ordre. Si les Syndics croient pouvoir…

— Je ne crois pas qu’il s’agisse des Syndics », le coupa Geary. Il se tourna vers les fusiliers et leur fit signe de se retirer au fond de la coursive afin de jouir d’un minimum d’intimité pour s’entretenir avec Timbal.

« Vous les avez vus ? demanda celui-ci. Les deux quidams en civil ? Ils se prétendent habilités par le gouvernement.

— Je les ai vus. Je les tiens, répondit Geary en affichant une image sur sa tablette de com. Ces deux-là ?

— Ils s’affirmaient investis de l’autorité nécessaire pour outrepasser les ordres du QG de la flotte ! fulmina Timbal. Je ne les avais jamais vus. Pourquoi ne m’aurait-on pas prévenu de la présence de ces individus dans une station placée sous mon commandement ? Quand j’ai exigé une authentification, ils sont partis, soi-disant pour aller la chercher, et je me suis retrouvé bouclé dans mes propres quartiers, tous les moyens de communication coupés. Je n’ai cure de l’autorité dont ils se prétendent investis. Je me moque même qu’ils soient ou ne soient pas des Syndics ! Je ne peux pas tolérer qu’on me traite en ennemi !

— Combien de temps êtes-vous resté piégé là-dedans ? demanda Geary.

— Un jour ou deux, me semble-t-il. Avec tous les systèmes disponibles coupés ou débranchés, je ne peux rien assurer. Que s’est-il passé pendant que j’étais enfermé ? Le Mortier et le Serpentine ont-ils réussi à s’en tirer ? »

Geary se rendit compte qu’il allait devoir lui annoncer de mauvaises nouvelles et il mit un moment à répondre. « Non. Ils sont restés sur leur orbite.

— Vous parliez d’une menace. Y en avait-il vraiment une ? demanda Timbal d’une voix de plus en plus soucieuse.

— Oui, répondit platement Geary. Très sérieuse. À cause de la présence d’un logiciel hostile dans les mises à jour officielles du système, le Mortier et le Serpentine ont été détruits tous les deux sans même l’avoir vue arriver.

— Malédiction ! » Timbal ne put ajouter autre chose puis il reprit d’une voix tremblante de rage : « Des survivants ?

— Dix-sept matelots du Serpentine.

— Dix-sept, répéta Timbal. Sur les équipages de deux destroyers. Ces deux… agents, ce sont eux qui m’ont empêché d’envoyer d’autres ordres aux deux destroyers. J’ai raison ?

— Je crois.

— Alors je me fiche de qui ils sont et de ceux pour qui ils travaillent. Je veux qu’ils soient fusillés. Sur-le-champ !

— Je peux le comprendre, mais…

— Bon sang, amiral, je ne vous ai rien demandé en échange du soutien que je vous ai apporté ! Manifestement, nous sommes de nouveau dans une zone de guerre, ce qui implique que j’ai le pouvoir de faire passer ces deux individus devant le peloton d’exécution sans autre forme de procès ! »

Geary soutint un moment le regard de son pair, dont le visage était convulsé de fureur. « Est-ce réellement ce que vous souhaitez, amiral ? Ces deux hommes pourraient nous dire de qui ils tiennent leurs ordres. »

Une lueur de raison et de calcul réapparut dans les yeux de Timbal. « De qui ils tiennent leurs ordres ? Je veux effectivement le savoir. Surtout s’il s’agit de quelqu’un de chez nous.

— Moi aussi. Je demande la permission de les faire monter à bord d’un vaisseau de la flotte aux fins d’interrogatoire.

— Vous… » Timbal le fixa d’un œil suspicieux. « Pourquoi à bord d’un vaisseau et pas ici même ? Nous avons d’excellentes installations à cet effet.

— Vous ignoriez même savoir que ces deux agents étaient sur la station, expliqua Geary. Ni qu’ils avaient des amis à bord. Des amis qui chercheraient par tous les moyens à les faire taire ? »

La fureur de Timbal s’était dissipée. Ce n’était pas un homme à vociférer, un commandant qui se faisait obéir par la crainte et l’intimidation, et il avait recouvré sa prudence innée et son emprise sur lui-même. « Excellent argument, amiral. Encore que je m’étonne que vous l’ayez soulevé. »

Geary eut un geste d’excuse. « J’ai discuté avec des Syndics. D’ex-Syndics, plus exactement, du système stellaire de Midway.

— Qui devraient faire de très bons instructeurs pour ce genre de micmac.

— Et j’ai aussi beaucoup côtoyé Victoria Rione », ajouta Geary.

Timbal réussit à afficher un sourire glacé. « Qui pourrait sans doute en remontrer aux Syndics. » Son sourire s’évanouit. « Croyez-vous qu’elle ait trempé là-dedans ?

— Non. » Geary avait secoué la tête avec véhémence. « Je suis persuadé qu’elle s’efforce à sa manière de trouver des réponses aux questions que nous nous posons, et pour les mêmes motifs. »

Cette fois, Timbal hocha sombrement la tête. « Son époux. Ceux qui ont trafiqué son cerveau pour lui interdire d’évoquer le programme de recherches classé top secret auquel il participait pourraient bien être aussi responsables de tout ceci. La fin justifie les moyens et, à un moment donné, on en vient à oublier la fin, tandis que les moyens trouvent en eux-mêmes leur propre justification. Entre-temps, l’ennemi et vous êtes devenus les deux revers d’une même médaille. » Il inspira profondément et chercha le regard de Geary. « Vous me l’avez assez rappelé. Vous nous avez beaucoup remis en mémoire. Dommage que certaines personnes n’écoutent jamais. Très bien, amiral. Vous avez ma permission d’embarquer vos deux prisonniers sur un de vos vaisseaux pour les interroger, mais à deux conditions. Et d’une, je veux être informé de ce qu’ils vous diront. De deux, je ne renonce pas à ma prérogative de commandant de la flotte dans ce système de les faire passer plus tard par les armes.

— Entendu, convint Geary. Nombre de vos subordonnés ignoraient que vous étiez isolé du monde par un logiciel hostile. Ils s’emploient maintenant à rendre la station pleinement opérationnelle à l’aide de correctifs logiciels fournis par mes développeurs. Les forces terrestres affectées à Ambaru se sont placées sous le commandement de la flotte jusqu’à ce qu’elles aient réussi à rétablir des communications fiables avec leur chef de corps dans le système.

— Parfait. Les gens réfléchissent. Je ne m’attends jamais à ce que ça se produise, alors c’est toujours une bonne surprise. » Timbal prit de nouveau une profonde inspiration et se composa une contenance. « Il est grand temps que le patron aille se promener alentour pour découvrir ce qui se passe afin d’avoir l’air de savoir ce qu’il fait. Bon sang ! Mortier et Serpentine. Ça n’aurait jamais dû arriver. Nous sommes en paix.

— Certains n’ont pas dû lire le mémo. »

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