Quand on débouche sur le pont Machin (je m’y paume), on comprend tout de suite que le navire n’est pas en train de chiquer au fer à repasser et qu’il continue de flotter vaillamment, aussi noblement que son tricolore pavillon, dans le vent marin. De la fumaga échappe près de la passerelle. C’est rassurant. Un barlu, vaut mieux qu’il soit chicorné d’en haut que d’en bas. Démantelé, soit, pourvu qu’il reste étanche. Note que dans le cas présent, les dégâts ne paraissent pas considérables.
Constatations faites, c’est le bloc-radio qui vient de sauter. Quelqu’un y a placé une bombinette qui a tout détérioré.
Heureusement, le radio ne s’y trouvait pas puisque j’avais mis son matériel hors d’usage. En somme, en prélevant le boffuseur de délégation, je lui ai sauvé la vie.
Le Pacha examine le désastre.
Il est grand. Irréparable. Si le Thermos n’est pas expédié dans les grands fonds, faudra lui refaire entièrement son système de radio.
La bouille de l’officier ! Il est roide. Pâle. Plein d’une dignité farouche. Le genre d’homme qui, si on coule, se tiendra stoïquement à la dunette, en saluant et dont la casquette sera l’ultime chose qu’immergera sur ce bateau.
Il regarde la bobine rouge, au creux de sa main, dérisoire souvenir d’une installation ultra-moderne.
— Ce sera toujours ça de récupéré, lui soufflé-je doucement.
Il me tance.
— Oh, vous, monsieur, je vous en prie.
Le monsieur se rebiffe.
— Moi, commandant, pour rendre la radio muette, j’ai usé de méthodes plus civilisées, convenez-en.
Les passagers rameutés cernent le bas de l’escadrin. Ils s’inquiètent. Ils veulent savoir. Demandent qu’on leur dise tout, qu’on les rembourse. Une croisière aussi dramatique, dites, c’est plus du plaisir : un assassinat, un accident de chasse, une fouille en règle de vos bagages, et puis, maintenant des bombes qui explosent… Ah, non, je vous jure, le dépliant de la Compagnie promettait autre chose, mont (Porthos) et merveilles. Le grand calme, les horizons perdus, la Grèce Antique, toute une existence bien ensoleillée, bien mélodieuse, eau chaude et froide, vin à discrétion, bals costumés, jeux de pont, jeux de vilains, couchers de soleil dûment féeriques, toute la lyre, musique en tête, une vraie véritable apothéose vacancière. D’ailleurs on l’a payée le prix. J’ veux bien que le mazout augmente tous les matins, mais quoi, mince, à ce tarif-là on pourrait au moins espérer la sécurité.
— Je pense que la fouille de votre galère n’a pas été faite dans les règles, commandant, cinglé-je puisqu’il y avait une bombe en instance d’éclatement.
Il hoche la tête, conscient du bien fondé de ma remarque.
— Venez avec moi, coupe l’officier, je dois arrêter des mesures d’urgence.
Et on file à sa cabine.
Il pare au plus pressé, le Pacha, car c’est un type déterminé. Deux scotches, poum, sans glace ni flotte. Raides comme des bâtons.
Il m’en tend un.
— À votre santé, commissaire.
— À celle du Thermos dont dépend la mienne et la vôtre, contre-proposé-je.
— Votre avis, sur ce nouvel attentat ?
J’y vais du chef : une forte branlade, dubitative.
— Il est bizarre qu’on nous coupe du monde à un moment ou, au contraire, le dialogue serré d’un ultimatum est noué avec nous, non ? il souligne.
— Logique, au contraire, commandant.
— Expliquez ?
— Vous m’avez bien dit que votre barcasse ne pouvait se permettre de naviguer sans radio ?
— Vous pensez !
— Bon. Quel est le port le plus proche ?
— Kebotalkon.
— Où les terroristes voulaient que nous jetions l’ancre ?
— En effet.
— Et où nous refusons d’aller ? Je suppose que le gars de l’Organisation qui se trouve à bord use de ce moyen pour nous contraindre d’obéir. Il s’est aperçu que vous ne suiviez pas le bon cap, et il a voulu vous faire obtempérer.
— Valable !
— Autre chose encore.
— Allez-y, commissaire.
— En rendant le Thermos muet, ils donnaient l’alerte à leurs copains. L’ultime moyen de communiquer, en fait, c’était de supprimer la communication.
— Pas bête.
— Merci.
Il empare la bouteille de J and B. Je refuse. Vodka et whisky ne font pas bon ménage.
Me lève.
— Eh ! Attendez, il dit, où allez-vous ?
— Boire le champagne chez des gens très bien qui fêtent leur anniversaire de divorce.
Ça l’effare.
— Vous parlez sérieusement, commissaire ?
— On ne peut plus sérieusement, commandant.
Il tempête, ce qui est après tout normal pour un officier de marine.
— Des mondanités, en ce moment ! Eh bien, vous avez le cœur bien accroché, vous alors !
Je souris, énigmatique.
— Tous les chemins mènent à Rome, dit-on ?
— Je suis dans de jolis draps, moi. Qu’est-ce que je vais faire ? Continuer de naviguer sans radio ? Qu’un bateau grec nous fonce dessus et je ne suis pas foutu de l’alerter.
— Faites du slalom !
— Vous êtes persuadé qu’il ne faut pas se rabattre sur Kebotalkon ?
— De plus en plus.
— Mais où ça va, ce commerce, bordel de Dieu !
— Peut-être chez Neptune, nous verrons bien.
Là-dessus, je sors.
J’ai une espèce de hennissement intérieur, pareil un jeune bourrin qu’on déboule de son écurie et qui se paie un petit canter dans la prairie. Pourquoi ai-je l’obscure impression qu’on va bientôt y voir clair ?
Toc toc…
J’entends de la musique. Entraînante. Offenbach. C’est allègre. Ça ne pisse pas haut, mais ça fait toujours plaisir à tes trompes d’Eustache (de Saint Pierre). Brillant, pom-pom. Schön Pariss. Il a bien fait de se naturaliser françouze, l’Offenbach, que s’il était resté dans sa Cologne natale, cézigue, il aurait fait de l’eau au lieu de sirop…
— Entrez !
Je.
Et la Suite Dorée du Thermos m’éclabousse la rétine de ses fastes.
Unique. Et unique en son genre qui plus est ; conçu pour quelque nabab oriental, probable. Plein de persaneries, tapis, brocarts, dégoulinades de rideaux. Partout qu’on a pu foutre de la soie, du satin, du velours, ben y’ en a, à profusion. Épais commak. Un défilé d’égoutiers en tenue de travail, tu l’entendrais pas, au point que c’est feutré.
Mobilier Empire Ier, pour changer. L’inconfort. La merde meuble. J’enrogne chaque fois que je tombe sur. Jadis, style de militaire botté. Aujourd’hui de cabinet médical. Les malades se pointent pas pour longtemps. Juste ils viennent raconter leurs véroles, leurs belles tumeurs mousseuses. N’ont pas besoin de prélasser. C’est là que ça se tient, docteur. Ça me brûle quand je pète. Ça devient rouge quand je mange des fraises au sucre. Ça suinte quand le temps veut changer. Ça me tient réveillé, la nuit. Ça me… Ça me… Et puis ci et ça, encore. Des maux. Des chiasses. Abcès, grosseurs, plaques, gratouilles, époumonades, toux vicieuses, pisses rouges, cacas verts, et autres vilaines salades désastreuses, qui ruinent et branquillent l’homme. Le mettent à merci. Oui, pour ça, Empire Ier, bravo. Bien suffisant. La grande classe. Garnitures de soie verte à lauriers dorés, à abeilles impériales sorties de leurs ruches.
Un salon de belle dimension pour un barlu. Des lampes à abat-nuit pomponneurs. Des gravures façon ancienne représentant la Malmaison, le prince Murat, Bernadotte, Lulu, Jojo bien nantis par le frangin, rois de Truc et de Muche, la superbe maffia corsicote. Dynaste. Vive l’Empereur ! Austerlitz. L’austère Liszt (t’as pas vu sa frime dans le Larousse ?) Faut de l’osier pour se payer une suite semblable. Je te parie six mille acres contre six mules âcres, ou un simulacre contre six mulâtres qu’il est gavé de pognozoff, le vicomte de Bragelonne. Bourré craqué. Archi riche. Archi duc. Nanti jusqu’au jugement dernier. Il peut gâtouiller en toute paix. Glisser dans la bavoche la tête haute.
Déconnecter du mental sans redouter pour ses arrières. Plus s’inquiéter des autres, jamais, de leurs viceries, cruautés, contagions. Les reléguer au-delà de son tas de revenus. Qu’ils soient masqués par la digue de braise. N’avoir plus d’eux que le contact souhaité : leurs culs, leurs chansons, leur travail. Point c’est tout à la ligne. Mourir pour soi, bien à ses aises. Indifférent.
Tel que, je le conçois, le vicomte.
Pour l’instant, il se marre pire qu’un petit fou. Il est à poil, il a un collier de chien au cou, auquel est fixée une laisse. Il marche à quatre pattes. Il sent le bas des meubles, lève la patte pour une petite giclée prostatique. Tioff ! Comme ça, exactement comme un cabot en vadrouille qui se paie un circuit de réverbères.
La Paméla est à l’autre bout de la laisse. Elle lui cause comme à un clébart. « Oh, n’est gentil, Médor. Gentil, gentil, ne fait son gros pissou. Donne ta papatte à ta maîtresse. Donne !
Comme il tend pas assez vite sa patte droite, elle lui torgnole le museau. Alors il obéit. Docilité absolue. La joie animalière. Celle de la soumission.
— Entrez, entrez, grand fou. Déshabillez-vous vite, nous allons boire le champagne.
Elle porte toujours sa combinaison de cuir luisante, style « Coustaud et le mérou ». Mais tu sais quoi ? Elle s’ouvre de l’entre-jambe très complètement. Sa marotte à la mère. Et puis elle a ouvert ses vasistas à loloches. T’imaginerais qu’à la place des seins, y a des espèces de petits trappons dans la combinoche, et que ces trappons s’abaissent. Tant si bien que tu lui vois son encore fort convenable paire de duettistes, nez à la fenêtre. Tu dirais un Magritte, dans le genre.
— Vous êtes venu seul ? elle inquiète.
— Oui, oui, seul.
— Qu’à cela ne tienne ! Allez vous préparer avec notre jeune amie que vous connaissez déjà.
Elle me désigne la pièce voisine, là que s’échappe la musique à rubans. Offenbach… Tsoin tsoin, tsoin tsoin…
Quelle jeune amie que je connais déjà ? T’as une idée, tézigue ?
Je me grouille d’aller renoucher dans la grotte de la Visitation. Tiens, il s’agit de Corinne. Ma somptueuse rouquine qui bute les vieux corninches du bord au lieu des soucoupes d’argile.
Elle est allongée sur le lit du Bragelonne, dans une petite robette imprimée. Elle paraît camée. Son regard est tout dilaté, tout fixe.
— Vous vous connaissiez donc ? demandé-je à Paméla, par-dessus mon épaule.
— Du tout. Mais j’ai su ce qui est arrivé à cette petite et je suis allée la consoler, me doutant de ce qu’elle devait souffrir. C’est tellement effroyable de causer la mort d’un homme.
— Ouâ, ouâ ! aboie l’ex-mari.
— Il veut son susucre, le Médor. Son gros susucre ? Alors il faut marcher sur les pattes de derrière. Debout ! Hop ! Allons, debout ! Debout ! Mieux que ça ! Hop ! Mieux que ça, j’ai dit ! Voilàààààà…
Et le vicomte se cogne un susucre bien mérité.
Bon, moi, je vais te dire. Je ne suis pas venu ici pour une partie de jambons, mais seulement pour essayer de savoir de quelle manière la mère Paméla a appris que j’étais l’éminent, le fameux, le célèbre (tiens, je te laisse un blanc, rajoute ce que tu juges bon) commissaire Santantonio.
Voilà que me tracasse, me trucusse, me trémulse, m’emboulave. Je veux savoir.
Je reviens au salon Empire.
D’un pas de grenadier.
La court-circuitée du slip est à point pour attaquer la séance. Elle attache son chienchien au radiateur.
— Pas bouge, elle lui gazouille, pas bouge, sage, la maîtresse va faire des polissonneries.
— Ouâ, ouâ ! que répond le trésor, en remuant la queue de tellement qu’il est joyce de cette perspective, la brave bête. Vous savez tous, les cadors, combien ils sont attachés à leurs maîtres, et comme ils sont frétillants de ce qui leur arrive de bon. Ce toutou ne manque pas à la tradition. Un animal pure race, tu parles !
Il en gémit de plaisir. Tire la langue, bave, fait la locomotive.
Paméla m’approche. Si une sirène savait marcher sur sa queue, je pense qu’elle ne se déplacerait pas autrement. En attendant, c’est sur la mienne qu’elle marche.
Délibérément.
Moi, tu sais mon amour de l’adverbe, cet instrument indispensable à mon industrie ? Si je te dis qu’elle marche délibérément c’est bien que.
Bon, je tenais à te dire, juste pour dire.
— On va vivre un moment que je sais déjà inoubliable, m’assure la très aimable personne.
Et poum, elle met une jambe sur le dossier d’un fauteuil.
Ben mon vieux, t’as beau passer ta vie à bord à calçouiller tout venant, une vision pareille, ça t’empêtre la canalisation d’aduction sporatique du frémissant. Un homme aussi porté sur ce que tu sais que moi, impossible, je mets au défi quiconque ou son frère, de résister.
Ma chair est plus faible que la celle à certains autres dont je me demande ce qu’ils peuvent avoir dans les pipes-lines pour résister. La combinaison luisante, tu comprends. Façon peau de cétacé. Avec ses orifices diaboliques. Et puis le goulu de la bonne femme. Une vorace dont pour retrouver la pareille, tu pourras toujours mettre des annonces dans le Figaro ! Enfin, tout, quoi, j’ sais pas te dire mieux. C’est un ensemble. Une chose est réussie ou ratée. Tu constates. C’est oui, ou c’est non. L’explication t’en as quoi à branligoter, dis, Guenille ? Elle, c’est une souveraine régnante de l’amour. La prêtresse du rut, Paméla. Quelqu’un dont tu peux pas résister, impossible. Sauf si tu nougates du frivolet trois pièces. Mais si t’as pas le diabète, faut que tu montes en ligne, Gars. Pas de réformés.
En tout cas, je peux t’assurer une chose : si je me tire saint et sauf de cette galère, je devrai aller me mettre au vert un bout de temps. Laitages, promenades oxygénantes, chasteté !
Tu peux comprendre tout seul, qu’à brosser à cette cadence, un garçon, même exceptionnel, comme tout le monde assure que c’est mon cas, se file la nervouze en écheveau, un rythme pareil.
Bon, allez, ma nouvelle tournée.
Poum !
Y’ a Médor qui saute de gauche et droite en jappant. Content.
— Ouâ, ouâ !
Un vrai bonheur pour ce brave cador. Si dévoué… Tu lui mets l’anse d’un panier dans la gueule, il s’en va chercher ton lait et tes croissants tout seul, le chéri.
Paméla, elle me flanque dans les grandes conditions. J’ai de l’affriolance jusqu’à l’extrémité de chaque poil. Et puis, quand je suis tendu, à point, extrait, tiré, vibrant, intense, tout chaud, tout bouillant, elle me repousse doucement.
— Je vais te faire connaître le bonheur suprême, elle m’annonce.
Ohé, du bateau ! Fascination… Tu seras toujours, mon amant… Plon plon, plon plon…
Elle décarpille. Ce qui m’étonne.
— Tu vas voir, tu vas voir, frémit cette gonzesse unique.
Sa combinaison s’ôte comme une peau. Bruit de succion. Ventouse. Les marais Pontins. Schlouhhhouggh. À moi la malaria ! Bing ! Quand elle l’arrache en plein, ça fait le bouchon de champ’ qui canonne la suspension. Teeuoug !
Bon, à poil, c’est moins réussi. Moi, les corps, totalement nus, je suis pas fana. Ils sont tellement imparfaits, les pauvres. Biscornus, protubérants, torves, noueux, pendants, adipeux, bourrelés. Tellement peu vraiment conformes, dis, t’es d’accord ? Qu’une gonzesse qui s’ose à poil intégral devant toi, illico, ses imperfections t’agressent. Tu retapisses d’emblée ses genoux chouïa cagneux, ou bien son torse trop bref, ses cuisses maigrichonnes entre lesquelles tu peux placer ta main entière, sans que ça touche ; et encore sa laiterie en perte de vitesse. Ses hanches manière contrebasse. Ses poils pas frisés, ou trop rares ou fournis échevelés. Sa couleur vraie, intime. Son grenu de peau. Tant et tant de détails débandants. Qui t’effraient. Qui te donnent envie de sauter une chevrette à condition qu’elle soit pure race.
Jeune et nerveuse.
Mais enfin, on ne peut pas chipoter sur les détails. Et puis, hein ?
Pour l’usage qu’on en fait.
Quand elle est nue, elle va retirer d’une penderie une autre combinaison. Plus fruste que celle qui gît au plancher. Mais immense, lourde.
— Aide-moi, bel étalon, aide, aide !
La v’là qui développe le bidule. Je me rends compte que cet outil pourrait convenir à des frères (ou sœurs) siamois. Il s’agit d’une combinaison double dans laquelle on peut pénétrer à deux, face à face, tu piges ? Pas commode de s’y loger. Faut qu’un commence, et puis il tient écarté pour l’autre. Elle m’explique qu’une fois bouclarès là-dedans, c’est un plaisir nectar que de s’expédier au septième ciel sans escale. La chaleur des deux corps. La pression moulante du caoutchouc. Terriblissime, la sensation. Je me prête à l’expérience en garçon qui ne rechigne jamais à payer de sa personne pour une noble cause. Faut voir, essayer, comprendre. Le corps humain, si tu lui exploites pas toutes ses ressources, tu laisses roupiller un capital, non ? Une fois que t’es clamsé, que la viandasse périclite et que les astèques tiennent en toi leur grand séminaire, t’as le bonjour pour te tirer parti de ce gentil domaine emballé dans j’ sais plus au juste quelle superficie moyenne de peau.
Donc, j’insinue dans la combine avec Paméla.
Elle escrime pour bitougner la fermeture, qu’on soye bien chez nous dans ce gigantesque préservatif.
— Tu vas voir, tu vas voir, elle promet.
Tremblante de désir impatient, la brave dame.
Son cador aboie de plus en plus fort. Qu’est-ce qu’ils ont, les hommes, à se vouloir clébard ?
Moi, tandis qu’elle cigogne les brides adhésives, système allemand, heil les chleus ! Je profite de notre super intimité pour lui poser la question motivant ma présence en ces lieux de perdition, de stupre et de turpitudes :
— Savez-vous qui je suis, Paméla ?
— Oui : vous êtes le commissaire San-Antonio.
— Et qui donc vous l’a appris ? Je ne me rappelle pas m’être présenté à vous en ces termes.
— Cachotier, elle glousse. Attendez, je n’ai plus qu’une bride à fixer, et nous pourrons commencer. Ah ! je sens que votre ventre devient brûlant, Antonio. Et vous demeurez sans défaillance dans le même état de vigueur suprême. Oh, mon Dieu, le beau, le noble mâle. Quel homme ! Et dire que le hasard vous a conduit à moi. Et que nous voici, l’un contre l’autre, ne formant plus qu’un même corps. Unis dans une étreinte ensorcelante qui nous entraîne irrésistiblement vers des…
Merde, elle va pas me faire de la littérature, en supplément de programme, cette morue ! Je peux pas souder les gonzesses en pâmade qui te délirent des considérations enamorantes sur ce que t’es en train (si je puis dire) de leur bricoler. Le comment que c’est bon, l’à quel point c’est unique, l’incroyable extase qu’elles te doivent. Le tout ponctué de ton prénom interprété à la scie musicale. Je les boxerais, ces carnes, ces voraces. Leur filerais un crochet au menton, sec, pour leur fermer le clapet. Les réduire à la décence. Moi, sitôt qu’on sort de la stricte onomatopée sensorielle, je suis plus client. J’ai envie de reprendre mes burnes et de filer au cinoche.
Alors là, craignant que ses grandes tirades proustiennes me débranchent le bigornuche à moelle, je l’interromps d’un péremptoire :
— Qui vous a appris ma véritable identité, Paméla ?
Elle me bricole, en râlouillant, le pédigree au travers de l’enveloppe caoutchoutée, se l’assujettit dans la case Trésor.
M’oblige à consolider mon centre de gravité d’un coup de hanche diabolique.
— Je ne sais plus… Quelqu’un… répond-elle. Ah, si… La petite…
— Quelle petite ?
— Là à côté, la pauvrette qui a provoqué ce si fâcheux accident.
Elle peut plus cohérer, Papame. Le vertige la réduit à l’état de lampe à souder. Elle surchauffe du joyau. Poum ! En route. On bascule. On se roule. C’est vrai que le caoutchouc qui nous moule, nous presse, nous comprime, nous opprime, ajoute à l’intensité de…
À un moment, me v’là dos au sol, mémère marnant comme une grande. La cueillette de l’asperge dans les steppes de l’Oural !
Médor aboie comme si j’étais une roulotte de romanichel. Il saute, il frétille, il tire sur sa laisse, s’étrangle de son collier.
Paméla, elle, fait un turbin monstre. Elle est obligé de s’arquer pour s’éloigner de moi de quelques centimètres, mais la force élastique de l’enveloppe, jointe à celle encore plus forte du désir, la ramène à moi. C’est de l’amour ardu, de l’amour tendu, tu comprends ? Qui nécessite un effort très violent, et ça rend les choses hallucinantes.
Je vois s’approcher une ombre.
Celle de Miss Corinne.
Elle nous contemple fixement. Fascinée qu’on dirait par nos étranges ébats. Un très confus sourire se dessine sur sa bouche sensuelle. La mère Paméloche qui me fait la grimpette et m’escalade en danseuse ne s’aperçoit pas de sa présence. Elle continue son œuvre fornicatoire. Ali, allô, à deux sur un chameau…
La Corinne se détache de notre contemplation.
Elle examine le salon Empire, avec les yeux de détresse qu’on peut avoir dans un tel affrontement.
Ce qu’elle remarque, je vais te dire. Entre la gravure qui représente le prince Murat, et la celle comme quoi Joseph fut nommé roi d’Espagne, en remerciement d’être le frère aîné de Napoléon, se trouvent deux sabres de cavalerie placés en « X ». Tu peux pas savoir comme c’est décoratif, des armes, sur un mur. Comme ça fait intime. Bon goût et tout. Parfaite éducation. Gens d’esprit, quoi. La culture ! Et c’est tellement moins cher qu’un Delvaux, un Wunderlich ou qu’un dessin de Sempé !
Je passe.
Et pourtant j’ai des atouts.
La Corinne étend le bras vers les deux sabres. En décroche un. Tu me suis ?
Elle fait miroiter la lame courbe dans la lumière du hublot.
Après quoi, elle s’approche de notre étreinte, Paméla et à moi. Nous enjambe pour se tenir au-dessus de nous, debout à califourchon, tu comprends ?
C’est essentiel, pour ta compréhension, que tu comprennes bien, sinon tu comprendras rien à ce qui va suivre.
Moi qu’ai déjà tout pigé, je hurle :
— Non ! Non !
Paméla se méprend, elle croit que je veux repousser le moment du fade.
— Si, si ! elle riposte en pesant plus violemment sur moi, ensemble, chéri ! Ensemble !
Tu parles d’un ensemble, parfait !
Corinne a mis la pointe du sabre au-dessus du dos de ma partenaire. Elle vise entre les omoplates, très calmement.
Et puis « vraoum ».
Plonge de tout son poids sur le pommeau du sabre.
Ce qu’éprouve l’étonnant Sanantonio à cet instant, y’a que sa plume pour te le décrire. L’instant suprême de ma vie sexuelle. Lucrèce Borgia, Attila, le vampire de Düsseldorf, docteur Petiot et Mister Hyde réunis, conjugués, résumés en un seul geste. La dame Paméla a une intense crispation. Elle se cabre, se cambre, fière sicambre. Exhale un cri, un souffle. Un flot de sang. L’horrible c’est cette impitoyable lame qui continue de plonger en elle, de la traverser pour m’atteindre. Dérapant sur des os, résistant à des tissus plus fermes, retrouvant son cheminement rectiligne pour continuer de s’enfoncer irrésistiblement.
J’essaie de me dégager. Mais dis : dans ce carcan de caoutchouc, avec cette dame défunte sur toi, cerné par les deux jambesbi en campées de l’athlétique demoiselle, et puis surtout la vilaine pesée du sabre qu’enfonce, qu’enfonce mon gamin. Tant et tellement que je devine sa pointe avec la peau de mon buste. Ça y est, c’est pour moi. La lame m’arrive à bon port. Me pénètre. Je la sens trancher ma bidoche. J’ai une folle contraction du buste. Le bout du sabre pèse sur une côtelette santantoniaise. Elle plie. Ne rompt pas. Curieux comme j’ai une notion autopsienne des choses, de la réalité assassine. Un peu comme si je suivais ça sur un écran de radioscopie. La pointe me trifouille les chairs pour trouver sa voie. Elle est gênée par le corps de Paméla qu’elle transperce et qui la bloque. Corinne appuie de plus moche. Si ma côte pète, je suis naze. Si la lame dérape du mauvais côté, probablement idem. Un soubresaut supplémentaire me sauve. Il est infime. Suffisant pourtant. La lame poursuit sa route, mais à l’extérieur de ma cage thoracique, tranchant ma chair dans la région de l’aisselle.
J’ai la présence d’esprit d’imiter le cri agonique de Paméla. De révulser les gobilles. D’ouvrir une bouche suppliciée, en retroussant mes lèvres.
La pointe du sabre se plante dans le plancher.
Corinne lâche tout pour mater sa belle ouvrage. Sa physionomie exprime la plus jubilante des satisfactions.
Elle respire profondément, manière de récupérer de son effort. Une bonne goulée d’oxygène, par moment, ça vaut un calva dégustation.
Quand elle s’est reprise, la petite chérie, je la distingue par-dessous mes paupières mi-closes, qui décroche le second sabre.
Je peux pas voir l’usage qu’elle en fait. Mais ce que je peux te dire c’est que le gars Médor cesse de hurler à la mort.
Ensuite, la porte claque et j’ai la pénible impression de me retrouver seul.
Complètement seul !