— Eh bien, Pastaga, qu’est-ce qui motive cette surexcitation ? questionné-je, assez mécontent, tu comprendras, d’avoir été interrompu en plein banquet.
Il est tout galipoteux, le collègue. Il grabouille vilain, tu le verrais… Les chailles qu’entrechoquent, à glagla, comme une bonniche bretonne dans le train fantôme de la Foire du Trône.
— Épouvantable, il geint. Le drame affreux, monsieur le commissionnaire, dire que j’ai failli ne pas venir. Ils avaient désigné Saquet, le trésorier de notre mutuelle, celui qu’on dit plaisamment, entre nous, lorsqu’il perçoit les cotisations : « Venez voir : Saquet quête ! »
Il a un rire d’âne débâté, purement nerveux.
Se masse le ventre.
— Je crois que je vais faire, balbutie-t-il.
— Faire quoi ?
— Dans mon pantalon, monsieur le commanditaire. C’est l’éminence du danger qui me porte aux intestins. Ça y est, je peux plus, je vais faire, je fais…
Il a, en catastrophe, déverrouillé son futal et le v’là qui bédole dans le hall aux boutiques du barlu, au grand dam des passagers de passage qui n’en croient pas plus leurs yeux que leur odorat.
Et tout en coliquant, Pastaga lamente.
— Je défie quiconque ayant l’intestin fragile de ne pas avoir cette rédaction humaine, monsieur le commandeur. Ça me vient de l’Algérie. Prisonnier des fellouzes… Ils m’ont fait bouffer un bol de piments rouges. Des petits, les terribles. Rien que de mordre dedans, on pleure. Et quand ils repassent la douane, alors, c’est le vrai brasier, monsieur le communiant. On a l’anus en lampe à souder. Un plein bol… Vous comprenez ?
Il défèque éperdument. Avec des gémissements d’enfanteuse. Chiale. Hoquette… Ses burnes brimbalent. Il crie aux passagers que c’est pas de sa faute. L’Algérie. Les piments rouges… Qu’ils se détournent. Qu’on le laisse se chier tranquille, là où il est. Il va disparaître, promis. S’engouffrer par son rectum. Sortir de lui entièrement.
Et à moi, il m’implore d’aller chez le commandant, de lui dire qui je suis. L’heure est gravissime. Il me rejoindra plus tard, quand il sera parvenu au bout de son intestin, mais que je fonce vite. Courageusement, il veut me faire un pas de conduite, bien m’exhorter. Il se déplace en cours de diarrhée. On dirait qu’il exécute une espèce de danse russe. Il dodeline du prose en balançant ses tourments.
Alors je le largue pour foncer chez le pacha.
Tout l’état-major est réuni. Les galonnés en uniformes immaculés. Debout, mains au dos à la Philippe dédain-bourre derrière sa mégère couronnée. Graves, blancs, fossilisés.
Mon intrusion provoque des sourcillements importunés.
— Vous désirez, monsieur ? demande le commandant d’un ton plus cassant qu’une chasse à courre en verre filé de Murano (qu’on souhaiterait transformer en verre pilé).
J’avance.
— Je vous prie de m’excuser, commandant, c’est Pastaga qui m’a demandé de venir. En fait, il est bon que vous le sachiez, bien que je tinsse à mon incognito : je suis le commissaire San-Antonio, de Paris.
Son visage se désoucise comme le cadet de mes.
— Ah, parfait. En ce cas, vous tombez à pic, commissaire. Pastaga vous a mis au courant ?
— Il m’a seulement prié de venir d’urgence.
Le Pacha secoue sa pipe contre le bord d’un cendrier.
— Imaginez-vous qu’un groupement terroriste réclame une rançon de dix millions de dollars au gouvernement français, sinon le Thermos sautera avec tous ses passagers. Ils prétendent qu’une bombe est à bord et nous mettent au défi de la trouver. Leur ultimatum expire demain à 15 heures.
— Où devrait se trouver le bateau, à ce moment-là, commandant ? questionné-je, sans m’émouvoir.
Mon calme l’impressionne favorablement.
— En mer, à quelque deux cents miles d’Hambroglios.
— Vous pensez vous dérouter, naturellement, pour débarquer tout le monde dans le port le plus proche avant l’expiration des délais ?
— Les terroristes affirment que si nous modifions notre cap nous sauterions aussitôt.
— Comment en seraient-ils avertis ?
— Je l’ignore.
— Vous ne pensez pas que cette histoire de bombe est un monumental coup de bluff ?
— Je le souhaite… Toujours est-il que, pour prouver que leur menace est sérieuse, ces braves gens annoncent qu’un avion d’Air France sera détruit dans la journée.
— La réaction du gouvernement ?
L’officier bourre sa pipe et garde un instant le silence.
— Vous savez bien comment réagissent les gouvernements dans ces cas-là ? Ils parlent…
— Le nôtre versera la rançon ?
— Probablement pas.
— Même si l’avion est détruit ?
— Même. Vous voulez bien calculer combien ça fait de francs anciens, dix millions de dollars, commissaire ?
— Cinq milliards grosso modo ?
— Au moment où la France tire le diable par la queue, hein… Personnellement, si j’avais à me manifester, j’inviterais les responsables à ne pas payer. Le chantage est un engrenage qui s’emballe vite et qui broie tout.
— Pourtant, vous avez charge d’âmes ?
— Mais je n’ai pas cinq milliards. Je n’ai donc pas à décider. Tout ce que je puis entreprendre, c’est une fouille minutieuse du navire pour essayer de découvrir cette bombe.
— Qu’allez-vous dire aux passagers, pour la justifier ?
— Une petite vérité afin de cacher la grosse. Vous pensez bien que si je leur parle d’une bombe à bord, cela va être immédiatement la panique. Je vais donc révéler l’assassinat de cette nuit et annoncer que j’ai décidé une fouille générale pour tenter de découvrir l’arme du crime.
— Hum… L’arme du crime, alors qu’il y a la mer tout autour.
— Peu mporte que mon prétexte soit branlant et qu’on me traite d’idiot, l’essentiel est de cacher le plus grave.
— La presse est au courant ?
— Grâce à Dieu, pas encore, et j’espère bien qu’elle sera tenue à l’écart de cette affaire.
— Cette fouille, il va vous falloir mobiliser beaucoup de monde pour l’effectuer.
— Et alors ?
— Vous ne pouvez compter sur la discrétion de tous ces gens-là, commandant.
— C’est pourquoi je leur donnerai ma version cache-misère : recherche de l’arme du crime, en précisant qu’ils devront me signaler tout objet qui pourrait sembler suspect, voire seulement singulier.
— Espérons que ça marchera.
Le commandant se tourne vers son état-major.
— Mobilisez tous les effectifs disponibles, messieurs : marins, garçons de cabine, serveurs, etc… Donnez des instructions claires et précises et procédez de façon rationnelle après avoir prévenu les passagers par haut-parleur. De la poupe à la proue. Chacun de vous assumera la responsabilité d’un pont. Allez, au travail !
Les officiers sortent en silence.
Le Pacha tire quelques bouffées de son brûle-gueule.
— Ainsi, vous étiez à mon bord incognito ?
— En effet, commandant.
— Je peux savoir pourquoi ?
— Un couple au comportement singulier que je suis chargé de surveiller.
— Qu’appelez-vous un comportement singulier, commissaire ?
Son insistance me trottine sur la prostate. J’aime pas qu’on se mêle de mes oignes. Déjà que je devais garder l’anonymat et que me voici appelé commissaire…
— Je pense que cela est sans rapport avec la bombe.
— Permettez-moi d’en douter. Et également de vous rappeler que je suis seul maître à bord. Tout ce qui s’y passe, tout ce qui s’y trouve relève de ma compétence.
Il est net, tranchant. Ses petits yeux aux paupières gonflées ne me lâchent pas d’une semelle, comme dit Béru.
— Une femme, d’origine allemande, s’est trouvée plus ou moins mêlée aux États-Unis à l’affaire Rosenberg, alors qu’elle était toute jeune fille. Grâce précisément à sa jeunesse, elle a pu, à l’époque, se disculper. Elle a mené une existence très banale pendant un certain temps, puis, quand la surveillance dont elle était l’objet s’est relâchée, elle a disparu. Voici un mois, a eu lieu une évasion spectaculaire dans une prison pour détenus politiques de Pologne. Le fait est rare. Plusieurs personnes participaient à ce coup de main, dont la fille en question. Elle et l’évadé se sont réfugiés en France à l’aide de faux papiers. Ils se font passer pour mari et femme, et peut-être après tout le sont-ils ? Ils se trouvent présentement à bord du Thermos et j’ai pour mission de les surveiller étroitement.
— Leur nom ?
— Chlag.
Le commandant titille le foyer de sa pipe avec un crayon.
— Vous trouvez normal, vous, qu’un évadé vienne se faire bronzer sur un bateau de croisière ?
— Non, commandant, et c’est pourquoi je suis ici.
— Comment pouvez-vous prétendre que la présence de ce couple à bord est sans rapport avec le chantage des terroristes ?
— Si une bombe devait faire sauter le Thermos, je ne crois pas qu’ils y navigueraient. Les kamikazés ça va au Japon… En outre…
— Oui ?
— À Palerme, des tueurs ont cherché à abattre la femme.
— Vous êtes sûr ?
— J’y étais, m’étant arrangé pour lier connaissance avec elle. Nous leur avons échappé par miracle. Par la suite, ils ont essayé de m’avoir, et en y mettant le prix, croyez-moi. Sans doute ont-ils cru que j’étais son complice. Vous voyez bien que si les Chlag se trouvaient sur votre bateau pour y dissimuler un engin explosif, non seulement ils ne s’y attarderaient pas après l’avoir posé, mais de plus il n’y aurait aucune raison pour qu’on veuille les abattre.
Le commandant n’a pas un caramel mou à la place du cervelet.
À preuve, il objecte :
— Jusqu’à présent, d’après vos dires, c’est elle qu’on a voulu supprimer.
— En effet.
La pipe grésille. Le sourd ronron des machines, lancinant, ponctue la vibration du bâtiment. Quand le bâtiment va, tout va, paraît-il. Pourvu que ça dure.
— En dehors de moi, commandant, qui avez-vous embarqué à Palerme ?
Il est catégorique.
— Personne d’autre.
Bravo. Alors le poseur de bombes se trouvait sur le Thermos dès le départ. C’est lui qui tirait les ficelles. Je suis persuadé que les deux affaires sont sans rapport.
— Ce Chlag ? Qu’avait-il fait pour être emprisonné en Pologne ?
— Mystère. Il est absolument inconnu des Services de Renseignements occidentaux.
— Et vous filez un type dont vous ignorez tout ?
Son ton sarcastique me défrise.
— Je file qui on m’ordonne de filer, commandant. Je suppose que l’homme de barre, en haut, ne discute pas le cap que vous lui dites de prendre ?
Il a un sourire conciliant.
— Ne vous emballez pas. Ce qui me tarabuste c’est que, dans l’hypothèse où cette affaire de bombe n’est pas un mythe, je ne vois guère comment les terroristes pourraient être avertis des manœuvres du Thermos s’ils n’ont pas de complice à bord ?
— Peut-être en ont-ils un, mais qui ignore ce qui doit se passer ou bien à qui l’on a fait croire que cela ne se passera pas ?
Il opine.
— Probablement.
Je murmure :
— Il devrait être aisé de contrôler toutes les communications d’un occupant de ce navire avec l’extérieur, non ?
Au lieu de répondre, il compose un numéro au cadran de son téléphone.
Se nomme quand on décroche et déclare :
— Ordre formel : plus aucun appel téléphonique ne doit être fait, plus aucun message télégraphié. Quelle que soit la personne qui le demanderait. Compris ? Personne à bord, excepté moi, je répète, excepté moi, ne peut, à compter de maintenant, établir une liaison quelconque avec la terre. Toutes les demandes devront m’être soumises. Tout ce qui arrive aussi. Tout ! Un manquement serait sévèrement sanctionné. Si les passagers protestent, dites-leur que nous sommes en panne d’émetteur.
Il me considère d’un œil interrogateur. L’air de demander : « Vous voyez autre chose ? » Je réponds par la négative. Alors il raccroche.
— Vous allez avoir du pain sur la planche, prédis-je.
— L’essentiel est de conserver la planche, rétorque le Pacha.
À cet instant, Pastaga fait retour. L’air contrit. Il s’est bien démerdé, mais il lui reste encore des odeurs douteuses qui vous révoltent les narines.
— Je vous demande pardon, monsieur le commentaire, penaude-t-il, mais c’est l’Algérie. Avant je n’étais pas comme ça. La moindre émotion. Si je vous disais, un jour, chez le préfet de police qui nous complimentait, ma brigade… Sur son tapis. Pas moyen de m’en empêcher. Alors, le commandant vous a dit ?
— Il m’a dit, en effet.
— C’est t’épouvaffreux, n’est-ce pas ?
— Il s’agit de rester calme.
— Vous en avez de bonbonne, monsieur le communiqué ! Rester calme, quand on sait qu’il y a une bombabord !
— Jusqu’ici nous ne le savons pas, Pastaga. Des petits malins l’affirment, ce qui est différent. Au fait, vous avez eu des renseignements sur la victime de cette nuit ?
Il se branle le chef avec énergie.
— Éloi Prince était diplomate en retraite anticipée. Il vivait dans une très belle propriété aux Essarts-le-Roi (Yvelines) et s’occupait d’un élevage de chiens de chasse pour se distraire. Il passait pour avoir des mœurs indissolubles, passant beaucoup de ses nuits dans des boîtes de pédhomosexuels en compagnie de jeunes gens équivalents. C’est au ressortissant d’une boîte de nuit qu’il a été renversé par une automobile le mois dernier et a dû être hospitalisé dans une clinique pour y subitement une intervention chirurgiscard.
— C’est tout ?
L’éplorance la mieux plus profonde met du brouillard sur son visage.
— Ce sont les premiers tuyaux, monsieur le communiste, d’autres suivront subitement.
Il prend dans sa poche un délicat carnet noir qu’il a dû retirer récemment d’une friteuse, le feuillette, et ayant consulté l’ultime page écrite, déclare :
— Une dernière chose encore à propos de Prince, mais elle est, je superpose, sans importation, son dernier poste, avant sa retraite, a été Varsovie.
Il me rit d’espoir, mendiant le susucre d’un compliment.
Je le lui jette volontiers.
— Parfait, très intéressant.
Alors il se prend le ventre à deux mains.
— Oh non, ne dites plus rien, j’ai peur que ça va me reprendre.
Il sort, en serrant les genoux et, je l’espère, également les miches.
— Il est un peu… Un peu… comme ça, non ? note le Pacha.
— Et même beaucoup, me risqué-je. Commandant, pourrais-je avoir des renseignements sur la passagère de la cabine 513 ?
L’officier a un haut-le-chose. Il arrache sa pipe de ses dents, me considère d’un œil bizarre et demande :
— Elle vous intéresse ?
— Plus ou moins.
— Pourquoi ?
— Parce que Prince, quelques minutes avant d’être assassiné, m’a abordé, m’ayant reconnu, et m’a fixé rendez-vous à minuit dans la cabine 513 qu’il prétendait être la sienne, ce dont je n’avais aucune raison de douter.
Le commandant éclate d’un rire généreux.
— Il a voulu se foutre de vous, mon cher commissaire. Ou bien, qui sait, vous causer des ennuis, car l’occupante de la cabine 513 n’est autre que ma fille.
Je reste sans voix.
D’ailleurs qu’en ferais-je dans un cas pareil, de ma voix ?
L’heureux père, fort heureusement, parle seul. Un papa, quand il s’agit de sa fille, et un époux lorsqu’il est question de sa maîtresse, sont intarissables.
Il m’explique que sa grande demoiselle prépare un doctorat de lettres à Paris. Alors maintenant que v’là les vacances, elle vient naviguer un brin avec papa, sa pauvre môman étant morte d’un chouf vicieux, y’ a trois ans. Une fille terriblement studieuse, sérieuse, à grimoires ! Le genre de nana, selon le Dabe, qui ne sait même pas la différence existant entre un homme et une femme, tellement elle est accaparée par les études. Faut qu’elle s’oxygène, dites. Se dépoussière les méninges. Le savoir, c’est bien joli, mais quand on a 23 ans, il faut aussi se tourner vers la vie.
Je ne peux pourtant pas lui dire qu’elle s’est tournée vers le mien, non ?
Les papas, c’est gentil, mais ça monte vite au pétard, si je peux exprimer, compte tenu de la situation.
Faut pas placer des sous-entendus quant à la vertu de leur belle fifille : ils tolèrent pas. Peuvent à aucun prix admettre qu’elles se laissent embroquer comme des papesses, leurs gentilles demoiselles. Qu’elles te vous pompent la tige comme elles pipent un gin-fizz. Pour eux, ce sont des saintes et la châsse est fermée ! Interdiction d’approcher. Prohibited ! Achtung, verboten ! Coup de latte dans le train aux intrépides. Juste les princes charmants sont admis, et encore, à condition qu’ils soient bardés de bonnes intentions. Mariage, fric et orgues ! Vaseline, violon. Pas les meurtrir, les chères chéries, les dépuceler à la langoureuse, en prenant son temps. Tact ! Ah oui, ça, surtout : le tact ! Du doigté ! La vaseline, que je te dis. La roucoulade. La remoulade. L’onction… de coordination. Langage châtié, queue de velours, pourpoint, gantelet, Lulli ! Pas les forcer, pas les heurter, ni les fourrager. La baise à distance, ils souhaiteraient, les messieurs papas. Par télépathie. Saint-Esprit de service. Prestidigitacon. Rien montrer. Pas de fade, c’est indigne. Never jouissance. De la tenue. Un gendre en bleu croisé, sachant manier les préservatifs et le subjonctif passé. Diplômé, de préférence. Docteur en ceci cela. Le zob en éprouvette. Ils le souhaiteraient uniquement médical, l’acte de chair de leur mouflette, les chers dabuches. Que tout ça s’accomplisse en clinique, sous anesthésique. Procréer en milieu stérile, quoi. Un comble !
— Et vous êtes allé au 513 ? questionne le maître à bord du Thermos.
— Heu… eh bien, mon Dieu, oui, naturellement.
— Pauvre Martine, elle n’a pas eu peur ?
— C’est-à-dire que… enfin, je n’ai pas eu cette impression, commandant. Il faut dire que je ne me suis pas arrêté, vous le pensez bien…
— Vous n’avez fait qu’entrer et sortir ?
— Que ça, commandant, que ça : entrer et sortir…
— Mais, à minuit, vous saviez que Prince était mort puisque vous étiez avec ces gens qui l’ont découvert ?
— Je voulais explorer sa cabine.
Il re-rit.
— Martine ne m’en a pas parlé. Il faut dire que je l’ai vue en coup de vent, ce matin…
Je lui demande la permission de me retirer.
Du moins, de sa cabine.
Il me l’accorde (à violon).
Ça détonationne sur le pont grill.
Arthur, le garçon de desk, comme on dit puis dans la marine navigante, a installé le matériel pour le tir aux pigeons, et les pigeons sont là, qui font la queue histoire de jouer les Buffalo Bill, bien éblouir la société de leurs prouesses flingueuses.
Pour l’instant, c’est un vieux krouminche qui s’exerce. Formide dans son bermuda à fleurs, sa saharienne Lapidus (lazuli). Il a coiffé une casquette de toile à longue visière. Enfilé des gants de peau. Tu verrais ce mylord, ronflant, briqué. Le geste d’une ampleur ! La manière, pour épauler, qu’il branle le flingue un grand coup, dans ses bras, pour bien se l’assurer à l’épaule.
— Poule ! il gueule.
Et le gars Arthur, un zig sudéen, frisé, marrant, libère le ressort pour que le bras de propulsion envoie la soucoupe d’argile noire dans les éthers. Poum ! Fait le flingot. Et re-poum.
La cible, imperturbable, entière, décrit une magnifique trajectoire avant d’aller fracturer le cassis de quelque requin en goguette. Le tireur hoche sa tête gâtouillante, l’air docte, mécontent. Il explique à Arthur, d’une voix claironnante, que ça vient de sa pétoire, cet échec. La mire qui mire pas fort. L’arme déporte. Arthur, lui, il ne proteste pas. Depuis le temps qu’il sait que c’est le matériel qui doit porter le bitos ! Au contraire, il favorise l’argument. Admet qu’effectivement, « faut bien le connaître » ce fusil. Que sinon on a des surprises ; d’autant que la détente est tellement chatouilleuse qu’elle envoie le potage pour peu que tu lui caresses le clito.
Bon, le mironton se prépare de nouveau à l’exploit.
— Poule !
Poum, poum, tralala ! Inscrivez ballepeau au tableau de chasse.
Les douilles vides parsèment le pont autour du crabe. Ganache, il rend le fusil avec humeur et cigle son Pearl Harbour en maugréant des trucs éminents sur la balistique et l’inconvénient des armes made in France. Lui, il a une seringue anglaise.
Haute précision. Pas un faisan ne réchappe.
Après lui, c’est un autre gus bedonnant. Belge, sur les bords. Il plombe les petits nuages avec entrain. Temps à autre, une soucoupe vole en éclats. Le mage Dieumerci me met la main sur l’épaule.
— T’es en forme, Grand ? il me demande familièrement.
Je pense à la rançon, à la bombe qui paraît-il est à bord. Et je l’assure que merveilleusement.
Il dit, désignant à bout portant les infortunés tireurs.
— T’as vu ces branques ? Manches comme des gigots, merde ! Ça se prend pour des Sioux et ils rateraient Orson Welles dans une cabine téléphonique.
Comme il vanne haut, le ton flétrisseur, les tireurs murmurent. Une marchande des quatre saisons (section poissecaille) plus rouquine que cent carottes, le prend à partie, lui disant que s’il est si malin, il n’a qu’à montrer sa force.
— Dis, la vieille, tu crois que j’ai de la fraîche à balancer en fumée ? ricane Dieumerci. Si seulement c’était sur des passagers qu’on pouvait défourailler, je me paierais un extra. Mais elles m’ont rien fait, ces soucoupes.
— Tandis que les passagers, ils vous ont fait quoi ? explose la houri, prête à lever l’étendard de la révolte.
Le mage est catégorique.
— Ils me font ch…, madame. Ils m’insupportent. Cette promiscuité avec eux me tue !
La pétroleuse pousse un cri de guerre si perçant, que les mecs du poste de pilotage donnent un coup de sirène, croyant à l’arrivée d’un navire qu’aurait loupé leur radar.
— Quel mufle, ce type ! elle indigne. Et pourquoi avez-vous pris ce bateau, s’il vous plaît, du moment que la compagnie des gens vous insupporte ?
— Pour faire plaisir à un ami plus lunaire que vos fesses et qui marche un peu à côté de ses pompes. Mais je ne pensais pas que de vivre avec ces connards dans un espace clos me ferait tarter à ce point. D’ailleurs je projette de descendre à la prochaine escale, à moins que le Thermos ne fasse naufrage auparavant, ce qui me comblerait d’aise.
Pour lors, ça mutine sur le pont grill. Les gens apostrophés se rassemblent en grondant. Le mage ne serait pas balancé comme Chéri-Bibi, que déjà ils lui auraient volé dans le plumage. Tout de même, quelques athlètes bronzés, avec la poitrine couverte d’astrakan, annoncent qu’ils vont lui faire sa fête et, moralement, retroussent leurs manches.
Le Dieumerci se met en garde. Son œil bleu est devenu un lance-flamme (qui lancerait de la glace).
— Le premier qu’ose porter la main sur moi, je lui jette un sort, annonce-t-il. Et au menton, encore !
Alors, bon, ça reflue. La magie, tu veux savoir ? Eh ben, c’est magique. Les mecs, à la rigueur, ils acceptent d’affronter la force, de risquer les pires gnons, mais l’occulte, pas de ça Lisette ! Oh, que non ! Dis, ils vont pas se fader des années de chkoumoun pour un malentendu. Leur colère s’indécise. Ils considèrent les poings à Dieumerci, son regard glaciaire, son crâne rasibus et ils décident que ce serait trop con de gâcher une aussi belle croisière qui ne fait que commencer.
J’en profite pour créer la diversion.
Je chope le fusil d’Arthur qui a eu le temps de refroidir pendant l’algarade.
— Poule !
— Touché ! dit Arthur.
— Poule !
— Deux sur deux…
Je réussis sans débander un dix sur dix. Ensuite il propulse deux assiettes à la fois le frisotté, et je fais des doublés. Poum-poum !
À tous les coups on gagne. Le mironton à visière est mort de rage, à constater qu’avec mézigue, la mire mire bien et que ça ne déporte plus. La foule m’applaudit. Les jeunes filles se bousculent.
Lorsque j’arrête, c’est l’ovation. Un con en short blanc, cheveux blancs, dit qu’il va fonder un prix et me le donner. Le Concours du Thermos ! Il sera président du jury.
Une momaque époustouflante de tellement qu’elle est belle m’implore de l’apprendre à tirer.
Je cède à ses désirs (en attendant la charge de revanche).
Lui enseigne la manière de tenir son arme. Lui recommande de faire gaffe au recul, d’autant qu’elle a une poitrine à laquelle on pourrait suspendre le fusil par sa bretelle. Je me place derrière elle. Et la v’là qui me fait une compresse au polisson trémousseur avec son très gentil et très ferme fessier, qu’on te l’appliquerait sur tes écrouelles, elles cicatriseraient illico.
Les fesses ne se font pas sentir. Gode mit uns ! La gerce, pas besoin de sortir de chez Gastine-Reinette, pour piger qu’elle a jamais tenu un flingue de sa vie. Sa tendance est presque maternelle : elle le porte comme un bébé, dans ses bras. Faut tout lui apprendre.
Moi, en lui expliquant tout le pourquoi du comment du pour, et quel œil il faut fermer, et quel doigt tu poses sur la gâchette, je fermis du soubassement à la vitesse grand zob, espère. Et tout en monitnant, tout en godant, je me dis que c’est vraiment la danse sur un volcan. Une bombe à bord ! On peut se retrouver dans la voie lactée d’une seconde à l’autre, tu sais. De nos jours, la sécurité, ça n’existe plus. Y’ a plus de protection. La contrée la plus reculée, on t’y construit une base nucléaire, sans crier gare. Le coin de campagne le plus idyllique, un matin, t’ y vois surgir une autoroute ronflante, avec ses Jacques Borel déjà garnis de pauvretés tout juste comestibles (que j’en ai honte pour les copains étrangers qui viennent déguster la doulce France gastronomique !), ses stations d’essence, ses péages agrippe-sous. Le train de banlieue le plus paisible peut sauter sur une mine. Et quand tu vas retirer cent balles à ta banque, c’est le tout gros exploit, vu que tu risques d’être chouravé en otage et refroidi comme un garenne. Lindberg craignait moins à traverser l’Atlantique sur son « Spirit of Saint Louis » que n’importe quel quidam à prendre l’avion pour les Baléares.
Même quand t’épouses une rosière primée, t’es pas certain d’échapper à la syphilis. Et si t’achètes un appartement, t’as une chance sur trois de trouver la frime du promoteur dans la rubrique des faits divers, le lendemain.
— Poule !
C’est elle la poule !
De super grand luxe !
Elle presse les deux détentes à la fois. L’arquebuse lui saute dans les pognes. Quant à la soucoupe, tu penses qu’elle continue de vivre sa vie argileuse dans les profondeurs marines.
La gosse pouffe, amusée de sa maladresse. L’odeur de la poudre l’excite. Ma membrane mutine qui lui chahute la malle arrière pis encore ! Elle tortillonne son mignon prosibe à en faire péter la combinaison de caoutchouc d’un homme grenouille.
— Dites-moi, gazouille cette chérie. Dites-moi bien, apprenez-moi.
Je l’esplique la manière qu’elle doit être parée, au départ, guetter la trajectoire et défourailler en avant de la cible qu’autrement, si elle la vise plein, sa mitraille arrive trop tard. Elle prétend avoir pigé.
— Poule !
Ce qui se passe alors, j’ai pas le temps d’intervenir.
Tout juste celui de piger.
Je gueule « attention », mais avec un décalage.
Elle a tellement agi brusquement, ma petite élève, tellement voulu précéder l’assiette valdingueuse, qu’elle a décrit un arc de cercle d’au moins 45 degrés avec son fusil. Et qu’elle vient de dépoirer le mironton maladroit de t’ t’à l’heure. Oh, ma douleur ! Tu materais ce bas carnage ! Si soudain, si imprévu. Qu’est-ce que je te disais justement, y’ a un instant à peine sur notre permanente insécurité à tous, dans tous les domaines. Ainsi lui, la grinche, le birbe à visière-gants de peau, il se croyait peinard sur ce pont, en plein soleil. Il pouvait s’attendre, tout à coup, de déguster une volée de plombs dans la courgette ? Hein, réponds ? Comme ça, tout nœud, tout teigneux sous sa visière ? Vlang ! Si je te disais que ça ne l’a lui a même pas seulement ôtée, la visière à pépère. Et le plus fort encore, c’est qu’il décide pas à tomber. Il reste là, debout, la gueule en sang, comme si on l’aurait traîné pendant deux kilomètres sur une route, le visage au sol. Avec une curieuse expression de mec auquel on vient de balancer une casserolée d’eau froide dans le portrait.
Il a presque plus de nez, ses yeux crevés ont l’air de chialer du sang, ses lèvres sont retroussées sur l’intérieur de la bouche, à cause de son râtelier qui a dû voler en éclats sous l’impact. Il tombe toujours pas. C’est curieux, sur ce bateau, les gens trucidés restent accoudés au bastingage. Tiens, Prince a réagi pareil la nuit dernière avec sa tronche quasiment sectionnée.
La tireuse, à travers le nuage de poudre, elle met deux trois secondes à réaliser. Et puis elle pousse une clameur et s’abat.
Étant derrière elle, je n’ai pas de mal à la soutenir.
Le mec Arthur, un peu verdâtre, récupère son Manufrance dare-dare. Les gens hurlent d’effroi.
Enfin, M’sieur Mironton décide de se laisser glisser. Flachque ! Il s’étale. Sa bouille dégoulinante éclabousse tout.
Moi, avec la flingueuse dans mes bras, je ressemble à Zorro quand il est arrivé et qu’il va repartir. Je me mets en branle (ce qui était déjà bien amorcé). Direction infirmerie.
Elle se trouve au pont Batterie, sur la proue. Je prends l’ascenseur.
Des gens paisibles s’alarment.
— Un accident.
— Elle a eu un malaise…
Un couloir sanitaire, qui pue le sanitaire. Ça sent l’éther et le sucré. Une porte crème écaillée « Docteur ». J’ai pas à frapper, la lourde s’ouvre en volée et le médecin du bord jaillit, bras de chemise, trousse sous le bras. On vient de le mander, il cavale. Je lui crie que la gosse est évanouie.
— Occupez-vous d’elle, mon vieux, me lance-t-il, déposez-la à côté, à l’infirmerie… Bassinez-lui les tempes à l’eau fraîche, je la verrai plus tard.
Dans l’infirmerie, il fait frais car ici les hublots sont ouverts. Trois lits de fer, vides. De rudes couvertures d’hosto, pliées dans le sens de la longueur, s’empilent sur l’un des plumes. J’allonge la gosse et la couvre. Son nez est pincé, sa bouche à demi ouverte. Ainsi que me l’a recommandé le doc, je lui promène sur le front un linge mouillé.
Elle est ravissante, bien bronzée, d’un roux très foncé, auburne, quoi.
Elle rouvre ses yeux. Me reconnaît, amorce un sourire qui se change tout de suite en mimique désespérée.
— Oh non, ce n’est pas vrai, je n’ai pas fait ça ! balbutie-t-elle. Hein, dites, il… il n’est pas mort ?
— Le toubib s’en occupe, éludé-je.
— Je ne comprends pas ce qui s’est passé…
Sa voix devient plus calme. Elle me prend la main.
À deux mains.
Me la pétrit.
— Ne me laissez pas…
— Je ne vous laisse pas.
— Vous croyez qu’on va m’arrêter ?
— On n’arrête pas les gens pour un accident.
— Mais, ce pauvre homme…
— La compagnie est assurée. C’est elle qui est responsable des accidents survenant à bord d’une de ses unités.
La radio diffuse en ce moment une chouette musique envapante. Veloutée violons. Un zizi qui te fait déraper l’âme. Qui frisotte dans ton esprit. Tu le reçois sans avoir à l’écouter, comme une brise d’été chargée de belles senteurs. Je me rappelle un jardin de mon enfance avec des iris pis que sur un Van Gogh. Il sentait aussi la terre humide et le cerfeuil. Je passais ma vie à y chercher une tortue qui s’y planquait dès qu’on la mettait hors de sa caisse. Les gens croient que ça se déplace lentement une tortue, et que le père La Fontaine nous chambre avec le coup d’arnaque au lièvre. Eh bien ils se gourent. Une tortue, je te défie de pouvoir la surveiller. La manière insidieuse qu’elle s’esbigne, sur la pointe des moignons ! Dodelinante comme une diligence trop chargée. Elle est là. Elle papatte si durement, si lentement. Et puis, tout à coup, psscht ! Disparue. Salut les copains. Elle a creusé le trou. Pris ses distances. T’a semé du poivre. Bons baisers à mardi !
— Oh, non ! Oh, non ! C’est trop affreux, ne me laissez pas, ne me laissez pas, sinon, je vais en mourir. Quelle horreur ! Ce pauvre homme ! Ce pauvre homme…
Des sanglots la remuent, pis que la petite connasse de l’Exorciste sur son plumard toboggan.
— Ne vous agitez pas, mon petit.
— Je m’appelle Corinne.
Ingénue, non.
Elle ajoute :
— J’étouffe. J’ai comme une barre dans la poitrine.
Moi, je ne suis pas infirmière, pas même infirmier, mais je sais dégrafer un soutien-gorge, tu sais !
Ses petits polissons, l’adversité ne les abat point. Dedieu, l’hardiesse qu’ils font montre ! On dirait des trucs à massage mammaire.
Nonobstant l’envie qui me vient de leur vérifier la texture, je m’abstiens, conscient de la gravité de l’instant. Et de tous ces cruels ennuis, tu parles !
— J’étouffe encore ! geint Corinne en plaçant ma large main de mâle sur son petit visage de femelle, pour s’en faire une espèce de masque protecteur. Elle veut se cacher de la réalité derrière ma dextre. Oublier ce drame ridicule.
Pour qu’elle respire mieux, je la débarrasse de sa culotte de bain.
Vienne la nuit, sonne l’heure, le temps s’enfuit, je demeure.
Te dire comment ça s’opère. Te préciser si j’ai eu des gestes préliminaires, des pensées salaces avant de me retrouver à l’intérieur de Mademoiselle. Si j’ai subi l’envoûtement de la musique, l’irrésistance de son charme, l’appel de ses baths cuicuisses, la fascination de son triangle de signalisation, impossible. Je me souviens de plus rien d’autre que de son ventre chaud sous le mien. De ses talons sur mon dos, plaqués serrés, pour le grand steeple-chase. Et puis surtout de cette furia désespérée qu’on avait à s’entre-choquer, les deux, à se ruer contre, éperdument, à se meurtrir de notre désir en folie.
On a limaillé si fort qu’on est tombé du lit étroit. Il est fait pour les gens qui souffrent, pas pour ceux qui jouissent. On s’en est à peine aperçu. Faut dire qu’on s’est reçu comme des trapézistes. La classe, quoi ! Et on s’est plus abîmé en fadant qu’en chutant. Au point qu’on en a crié, ensemble.
Ce qu’elle a bramé, je me rappelle pas. C’était pas une langue courante. Pas du parlé homologué. Quant à moi, ça devait ressembler à la corne de brume du Thermos, lorsqu’il fait l’Atlantique Nord.
— Je vois que vous l’avez admirablement ranimée ? dit le toubib qui est de retour.
On se relève, confusionnés à l’extrême, et jusqu’aux extrémités.
— C’est Mademoiselle qui a causé l’accident ? demande encore le doc.
Corinne acquiesce, penaude.
— Eh bien, le moins qu’on puisse dire est qu’il ne vous provoque pas une trop grosse crise de conscience.
— Ça vient de ses nerfs, expliqué-je, une réaction sensorielle.
Il regarde Corinne et hoche la tête.
— C’est une réaction dont on regrette de ne pas être le bénéficiaire. Vous avez plus de chance que le monsieur du pont Grill, mon ami ; lui, quand Mademoiselle tire un coup, il ne se retrouve pas au septième ciel, mais au ciel tout court.
— Il est mort ? hurle Corinne.
— Dans toutes les règles de l’art.
Le médecin se tait.
Et tu sais pourquoi ?
Parce que le poste de radio interrompt sa zizique émolliente pour passer un flash, comme quoi un zinc d’Air France, en provenance de Varsovie, vient d’exploser au-dessus de la Rhür.
Tu sais, la vie n’est pas simple.