T’as remarqué le nombre de gens qui vivent devant une cheminée éteinte ?
Combien peu l’allument ; soit par souci d’éconocroque, soit parce qu’il faudra ensuite déblayer les cendres ?
Ils s’assoient en rond, en rectangle ou en ligne devant un trou noir dans lequel, parfois, le vent joue du pipeau. Et puis voilà, ils bavassent, ils attendent.
Un trou noir, je te dis. Plein de suie. Et eux, trous aussi, près de ce trou. Qui regardent l’âtre vide.
Pourquoi je pense à ça, mécolle, embroché avec la Paméla morte sur ce sabre Empire Premier qui a dû battre la campagne contre un cul grenadier ? Pourquoi, à cet instant effrayant, c’est l’image saugrenue de gens rangés près d’une cheminée inerte qui m’occupe ? Pourquoi cette image exprime-t-elle dans mon esprit la notion de la mort qui se prépare à venir te faire ton tour ? La mort insidieuse qui rampe en nous, chaque jour, nous creusant, nous évidant, nous dévidant lentement.
Je voudrais me dégager.
Zéro pour la question. Impossible. Le poids de la femme, la lame plantée dans le plancher…
Ma blessure doit saigner vilain. Elle me brûle atrocement et je sens un emplâtre chaud, gluant, qui se colle à mon flanc.
C’est bien la merdouille en bâton, non ? Se laisser neutraliser ainsi, vicelingue abominable, dans cette enveloppe de caoutchouc. Privé de l’usage de mes mains. Non, je te jure. Et la honte infâmante d’être découvert dans cette position, moi, le célèbre commissaire Tantonio ! C’est ça, surtout, qui m’insurge. L’individu, s’il avait pas l’orgueil pour le doper, il tournerait mollusque. Y’a lurette qu’il ramperait sur son lit de bave.
Je ferme un instant mes yeux. J’efforce de respirer calmement. Concentration de l’athlète. Bon. Faut pas se ravager la laitance, qu’ensuite t’es un peu plus marron, tout simplement. Au lieu de récriminer le sort, faut lui célébrer l’action de grâce. Dire : « Merci mon Dieu de m’avoir épargné la vie, que je vais p’ t’ être m’en tirer avec une cicatrice de mieux. » Oui, faut !
Je coule ma main droite doucement sur le dos à Paméloche. Je sens la lame qui la plante sur moi comme un papillon. Je m’en saisis de mon mieux, en tâchant de pas trop me couper les doigts. Maintenant, va falloir que je la dégage du plancher d’abord, de ma carcasse ensuite. Sitôt que je la remue, j’éprouve une douleur intolérable, accompagnée de nausées. Je me dis que la tâche est insurmontable. C’est de l’autocharcuterie. Je me vais saigner comme un goret. M’évanouir. Tu tiendrais le choc, toi ? Mon œil !
Et pourtant. Hein ? Pourtant…
Allez, Tonio, serre les dents. Pense à ta mère. La Félicie, tu sais bien que c’est ta boîte de « spinach », à toi, pauvre Mathurin de mes deux ! Elle est là-bas, ta chère chérie, qui torchonne le môme Toinet, fourbit ta piaule malgré que tu sois pas là, dispose les fleurs du jardin dans un vase, sur ma table, pour si des fois… Sait-on jamais avec moi ?
M’man, elle a des recettes pour les coupures. En provenance de sa grand-mère, une dame que je n’ai fait qu’entrevoir quand j’avais trois ans parce qu’elle parvenait au terminus quand moi, je grimpais dans la rame. Une personne sévère. Un gros chignon blanc sur la tête. L’air d’avoir toujours été vieille et digne ; comme autrefois, les dames âgées, quoi…
Bon, le tout, c’est que je lui ramène mon thorax tailladé, à Félicie. Alors du cran, bonhomme.
Ce visage convulsé de Paméla, contre le mien. Barbouillé de sang autour de la bouche. Brrr… L’abomination. Je cigogne courageusement la lame. Premier Empire mon zobard, oui ! Ah, ce Poléon, je te jure… La Grande Armée. Ils ont tous eu droit à la retraite de Russie anticipée, les braves. Touche-moi le lobe et dis-moi que tu m’aimes ! Ça me cuit tellement que tout me chavire dans la calbombe. Il me faudrait de l’aide. Mais j’ai tellement peur d’être flagrant-délié dans cette posture que j’y vais à la rogne. Bien fait pour ta pomme, connard ! Au lieu de te prêter à cette combine (c’est le cas ou jamais d’y dire), t’avais qu’à faire partie de la manécanterie de ta paroisse.
Rahoummmm !
D’une coup terrible, surhumain, je viens de produire mon effort libératoire. J’ai dépiqué le sabre du parquet et de ma viande. Je me sens libre. Relativement. Maintenant il s’agit de sortir de ma gangue. Je bascule sur le côté, refoulant Paméla.
Son vieux médor ne lui a pas survécu longtemps. Il gît, égorgé, près de son radiateur.
Drôle d’anniversaire de divorce.
Deux heures plus tard.
Oui, mon gars. Pas moins. Faut t’avouer que j’ai eu plusieurs semi-évanouissements pendant mon turbin de dégagement. Quand je me suis extrait enfin de cet étrange sarcophage élastique, je comprends les raisons de mon digue-digue. Il peut être faiblard, le Sana : il a perdu au moins deux litrons de sang. Tu verrais cette bouillie pourpre ! Pour le coup, t’en tournerais de l’œil.
Je me traîne jusqu’à la salle de bains du vicomte de Bragelonne, et je me paie une douche bienfaisante. L’eau devient rouge vif.
Faut dire que je porte, contre le sein gauche, une plaie pas piquée des vers à bois, mon gamin. Large comme la main, avec des lèvres retroussées, violettes, tuméfiées. Et ça continue de pissoter dru. J’applique un gant de toilette contre ma blessure, maintiens le tout avec la ceinture d’un peignoir, puis me relinge tant bien que mal.
Ce carnage !
La suite dorée est devenue la suite écarlate.
Mon Ajax ammoniaqué, madoué !
Il fait ni une ni douze, Sang-en-Tonneau : il va en fluctuant des cannes au seau de champagne où une Dom Pérignon prend son bain de siège. Oh, dis donc ! La bonne tisane pour le foie. Glou glaou ! À la régalade. À la rigolade. Pis que frappadingue : glacé. Mais tellement réconfortant. Je voudrais pas être vu par une jolie dadame en ce moment car je bats Béru dans mon numéro d’immonderie. Je bois, je libère le gaz. Rebois. Raccroche les wagons (de queue). Ton lion superbe et carbonique, Mec ! Brrraouffff ! Oh, la belle bleue ! Vive monsieur le maire !
Je vais t’avouer tout : j’écluse la totalité de la quille. Du champagne, au goulot, démolir la boutanche l’espace de quelques instants, faut le faire, non ? Avoir la capacité, le gosier blindé. Et surtout, en avoir besoin. Voilà un médicament efficace, tiens. Dommage qu’il ne soit pas remboursé par la Sécurité Sociale. Mais j’ai confiance : ça viendra. Tout viendra pour le bonheur intégral de l’homme. Il aura plus qu’à jouir tranquillement. Prendre des pieds, lâcher des pets, des bulles, des conneries… Clic-claquer du Kodak. Oui, ça surtout ! Kodakolor, et zoom et zoom et zoom.
Une fois ces centilitres de vin gazéifié blottis dans mon estom’, je retrouve une certain contentement d’être. J’existe mieux, plus en souplesse.
Alors je sors de la Suite Dorée transformée maintenant en nécropole. J’aimerais bien retrouver Corinne d’urgence, qu’on bavarde bien en détails, elle et moi.
Je suis d’une pâleur, tu veux savoir de quoi ? De cire ! Et pas de cire à cacheter, mais de cire dont on fait les sires du Musée Grévin.
Les joyeux et les tristes. Les anciens, et les nouveaux, plus tristes sires encore que ceux à perruques !
Les gens me regardent comme si j’étais Frankenstein au sortir du labo. Les sang continue de dégouliner de ma plaie. Faut que je demande au doc de me faire un petit ourlet, et puis aussi une piquouze tétanoche, car sait-on où il a traîné, ce sabre ?
Une dame opulente, à belles bajoues grassouilles, se jette sur moi, pour savoir ce qui m’est arrivé. Je lui raconte que je me suis blessé en ouvrant une huître et je me dirige vers l’ascenseur. Pile comme j’appuie sur le bouton d’appel, une effervescence s’opère autour de moi. Les gens cavalent en décalottant déjà leurs Kodak. Piailleurs, gesticuleurs, bousculeurs.
Je crois à quelque nouveau mont Porthos qu’on a dû signaler par tribord ou bâbord, mais en fait, il s’agit, paraît-il, d’une escadrille d’hélicoptères en manœuvre au-dessus de nous.
Apprenant ça, mon sang ne fait qu’un demi-tour (le peu qui me reste, tu penses !). Un demi-tour à droite, droite.
Je fonce sur le pont.
Les gens sont étranges, dans le fond. Leur comportement est toujours basé sur la demi-mesure. Bien peu d’eux optent foncièrement. Ils aiment le gris, le tiède, le fade. Ainsi, dans le cas présent, leurs réactions restent flottantes. Elles balancent entre la curiosité et une certaine crainte. Ils sont à la fois fascinés par les quatre gros hélicoptères qui vrombissent bas, dans le ciel bleu, et apeurés car ils devinent que la présence tournoyante de ces quatre monstres n’est pas normale. Tout de suite, ils ont cru que l’escadrille saluait le Thermos. Mais comme elle ne s’éloigne pas, qu’au contraire elle descend de plus en plus bas, une vague inquiétude les point. Ce qui ne les empêche pas de mitrailler à tout va.
Un chpountz qui semble s’y connaître en aéronautique affirme que ce sont des super-frelons. Le manège (c’en est un) des quatre appareils est surprenant. Ils décrivent des cercles concentriques de plus en plus étroits au-dessus du barlu.
Je me dis qu’houyouyouille, ça va barder pour notre matricoulous, car je te parie toutes les séances d’amour que j’ai connues depuis le début de ce livre contre les trois malheureux coups que tu as tirés l’an dernier qu’on va déguster. Ces vilains zoziaux verdâtres n’ont pas de matricule. Pas de drapeaux peints sur leurs énormes flancs rebondis. Rien. Et c’est ça le terrible. Ils viennent larguer des bombes sur le barlu. C’est couru. Il n’y avait pas de bombes à bord, sinon la mignonnette qui a carbonisé l’appareil de radio ; les explosifs, on nous les livre à domicile, franco de port.
Les passagers en délire s’interrogent.
— Qu’est-ce qu’ils font ?
— Ce sont des Grecs ?
— Des Italiens ?
— Des Turcs ?
— Des Chypriotes ?
— Des Palestiniens ?
— Des Israéliens ?
— Des Syriens ?
— Des touristes ?
— Des Français ?
— Des Allemands ?
— Ils nous rendent les honneurs ?
— Ils nous photographient ?
— Ils viennent pour la Croix-Rouge ?
— Ils sont à court d’essence ?
— Ne dirait-on pas qu’ils veulent aponter ?
— Si, regardez ! Y’en a un qui descend près de la piscine.
— C’est vrai, il descend.
— Il doit avoir une panne.
— Ou un malade.
— Ce sont plutôt les malades qu’on emmène en hélicoptère ?
— Oui, oui, il se pose !
— Vous sentez le vent que produisent ses pales ?
— Vous êtes tout pâle.
— Vous aussi.
— Vous pensez quoi, vous ?
— Rien, et vous ?
— Moi, j’ sais pas.
— Ça vous paraît bizarre ?
— Pas à vous ?
— Si.
— Moi aussi.
— Ça y est, il est posé !
— La porte s’ouvre.
— Oh mon dieu !
— Oh, mon Dieu !
— Merde !
— Ça oui !
— Au secours !
— Attendez, gardez votre calme, le commandant va faire quelque chose. On a payé.
— Ce sont des Martiens ?
— Ça n’y ressemble pas.
— Mais pourtant, ce qu’ils ont sur la tête !
— Des cagoules !
— Alors ce sont des terroristes ?
— Plutôt, oui.
— Regardez, ils ont des mitraillettes.
— Vous croyez qu’ils vont nous tirer dessus ?
— J’espère que non.
Et puis tout le monde se tait, se racornit, croqueville, mutisme. Les yeux s’écarquillent. Les bouches s’ouvrent grandes. Des filets de bave limacent les revers. Des dentiers s’entrechoquent, comme la verrerie d’un wagon-restaurant. On ne sait plus. On ne sait pas. On appréhende. Moi, ce qui me soulage, c’est qu’ils se soient posés au lieu de larguer des bombes.
La scène qui se déroule relève du cinéma onirique.
La v’là, toute fraîche.
Quatre gus sont descendus de l’hélicoptère. Vêtus de combinaisons de mécanicien, coiffés de cagoules blanches, armés de mitraillettes.
Ils se postent face aux différents groupes de passagers, l’arme en batterie. Terribles. Les pauvres pèlerins lèvent bien haut les bras. Des femmes récitent des prières. Des enfants pleurent. C’est pathétique et démoralisant.
Vlà qu’un cinquième personnage se pointe hors de l’appareil. En tout point semblable aux autres, sauf qu’au lieu d’une sulfateuse, il tient une espèce de trompette bizarroïde. Il l’embouche, souffle dedans, et un son strident, monstre, insoutenable, retentit. Le bruit se répète encore à deux reprises. L’homme rentre dans son hélico.
Un moment d’immobilité générale succède.
Puis le commandant se la radine, tête nue. Sa pipe à la main.
— Que signifie ! il égosille. Que signifie ?
Un mitrailleur lui lâche une rafale de bitougnettes au-dessus de la tronche.
Ça calme le Pacha.
L’autre y fait signe de reculer jusqu’au groupe le plus proche. Force est à l’officier de ptempérer.
Tu crois quoi, toi ?
Rien ? Tu nages ?
Et moi donc, gamin ! C’est la brasse maladroite dans la panade. Je pige pas ce que veulent ces gugus. Là-haut, les trois autres zoziaux continuent de sarabander. Ça forme un vacarme dont nos tympans auront du mal à se remettre.
Moi, je m’efforce de bien réfléchir. Je me dis : « Ils sont venus pour nous obliger de gagner Kebotalkon. »
Et pourtant, ils n’ont pas l’air d’exiger quoi que ce soit. Au contraire : on dirait qu’ils attendent quelque chose.
Aucun dialogue ne se noue. Jusqu’à présent, tout s’est passé muettement si tu exceptes le coup de trompette.
Alors là, je pige pas. C’est l’opacité sous le soleil. La nuit sous le ciel d’azur…
On continue de naviguer imperturbable. Le Thermos, lui, cézigue, c’est « Fend les flots » au service de la France. Pavillon au vent. Au vent mauvais qui l’emporte. Il a plus de radio, plus d’idées préconçues, le Thermos et pourtant il ronronne de la machinerie. Se propage dans les horizons marins, moins joyces effectivement, pour l’instant, que cette « douceur Angevine » que causait Joachim. Tout le monde est circonspect, le commandant en tête. Se pose des tas de pourquoi, à mon unisson. Redoute des choses… Des conséquences fâcheuses, vénéneuses à bloc.
On continue à pas moufter. Le silence, tu sais, on a rien trouvé de plus éloquent dans les cas graves. Regarde, pour exprimer l’émotion intense, on s’en farcit une minute, tous en chœur, devant les catafalques ou les mausolées. C’est bien la preuve, non ?
Et voici enfin qu’il se passe quelque chose.
D’époustahurissant.
Tellement inattendu. Tellement saugrenu.
Un cortège de gens radinent sur le pont servant d’aire (j’allais dire d’atterrissage, par manie) d’apontage.
Et quel cortège…
L’on dirait des pénitents. Ils sont drapés chacun dans un drap de lit et coiffés d’un bas noir. Ils tiennent une valoche à la main et s’annoncent par petits paquets plus ou moins isolés : trois-quatre… cinq-six… Silencieux. Des fantômes !
Quelqu’un me pose une question qui pue l’ail.
— Qu’est-ce c’est qu’ c’t’ mascarade ?
Béru.
— Mystère entier, mister Béru.
J’ai chuchoté.
— On tente un petit coup d’à-l’œil, gars ? J’ai ma seringue dans la poche de mon calbute.
— T’aurais bonne mine, contre cette artillerie. De quoi déclencher un petit Pearl Harbour.
— À rebours ou pas, les perles que j’y distribuerais poinçonneraient leurs tickets, espère. Tiens, je me fais les troupiers de gauche, à toi ceux de droite.
— Je te dis qu’on causerait une hécatombe ! T’as pas de D.C.A. pour traiter ceux d’en haut, si ?
— Alors on va jouer aux bras croisés ?
— Que pouvons-nous ?
Les gars déguisés en fantômes continuent de radiner. Ils forment toute une troupe sur le pont. S’y groupent sagement.
— T’as remarqué quèque chose ? chuchote le Majestueux.
— Quoi donc ?
— Ils ont tous une espèce de médaille, la même, accrochée autour du cou.
— Exact…
— J’aime mieux pas regarder, grommelle Alexandre-Benoît. Rester pique-plante, comme on dit à Saint-Locdu, pendant que tout ça s’opère, c’t’ au-dessus de mes forces.
Et il s’écarte de moi, lentement. Disparaît à reculons dans la foule.
D’autres types à drap de lit et à bas noir arrivent encore. Des isolés… Un de-ci, un autre de-là… Toujours sa valoche à la main. Une seule. Probable que c’est prévu à l’avance, strict. Et pas des grosses valtouzes. Des petites qu’on devine lourdingues. Comme celles qui garnissaient le hall de l’aéroport de Genève, en mai 68. Les gnards qui se pointaient de France. L’air dégagé. Avec seulement en pogne une mignonne samsonite pesant 80 kilos.
L’homme qui, naguère, a filé son coup de sirène à bouche, ressort de son coucou. Il s’approche des fantômes. Il les biche par leur médaille. Les compte du doigt. Puis les sépare afin de constituer quatre divisions distinctes. Ayant mentalement compté en même temps que le cagoulard, j’arrive à un total de 22 personnes.
Ça doit pas être le blod du mec, car il refait son calcul, puis se met à regarder en direction de l’escadrin, comme quand on attend un retardataire.
Un nouveau fantôme surgit. Qui accourt. La médaille ballante.
Le chef de l’expédition a constitué trois groupes de 6, plus un de 5. Soit un total de 23 personnes. Il attend encore…
Plus personne ne venant, il désigne son zinc à l’un des groupes et les guignols déguisés en fantômes montent à bord de son hélicoptère. Lorsqu’ils s’y sont installés, le chef fait un geste, et ses quatre sbires montent à leur tour dans le super-frelon dont parlait le monsieur de tout à l’heure que je sais seulement plus lequel de ces cons s’agissait. Avant de disparaître, chaque homme à cagoule tend son arme au chef, lequel, sans perdre un pouce d’instant, en répartit trois parmi les passagers.
Après quoi, si tu ne l’as pas deviné c’est que tu es cent mille fois plus demeuré que j’imaginais, l’hélicoptère décolle.
Et s’en va, à tire de pales, vers les bleus confins.
À peine s’est-il éloigné au-dessus des flots, qu’un deuxième zoizeau le remplace. Cette fois, la porte du zinc s’ouvre mais personne n’en descend. Au contraire, c’est le groupe de fantômes number two qui s’hâte de gravir l’escadrin pliant.
Les passagers se sont remis à chuchoter. Ça forme un bourdonnement de classe pendant la compo de maths. Ils ont compris qu’on ne leur voulait pas de bobo pour peu qu’ils se tiennent le nez au sec, alors ils redeviennent vivants, les momifiés de la trouille. Ils se réchauffent l’oignon. La confiance est une plante si tenace…
Troisième appareil. Même manège…
Troisième groupe…
Bye-bye… Presto ça grimpe à bord. La porte se relourde sèchement. Le ronflement des moteurs part à fond. Décollage. Léger balancement au-dessus du pont. Les chevelures des dames flottent. Leurs jupes, celles qu’en portent, se retroussent.
Il ne subsiste plus, dans le ciel au bleu intense, qu’un seul coucou. Les autres ont fait fissa pour les mettre, se carapater loin, vers le sud. S’y diluer comme un médicament effervescent dans de la flotte.
Le chef de l’expédition a surveillé les différents embarquements. Sans un mot, il a tout drivé, le vilain. Du geste.
Il mate une dernière fois en direction des coursives ; visiblement, il lui manque du trèpe. Mon idée, compte tenu des paquets de six personnes qu’il a constitués pour procéder à l’évacuation, c’est qu’il devait emballer 24 personnes et qu’il ne lui en est arrivé que 23. Mais il va pas s’amuser à faire passer une annonce dans le journal du bord, tu conçois ?
Tu conçois bien, hein ? Pas de lacunes ? C’est clair, évident ? Bon…
Je continue. Gaffe bien, ça va devenir plus intéressant encore, c’est te dire ! Du tout grand turf. J’en délecte déjà. Je mouille. Attends… Je te le sers avec un zest, plus une giclette de sauce anglaise. Le souci de la perfection, poussé à ce point, tu ne le trouveras nulle part ailleurs. Des confrères à moi te gâteraient question technique, documentation, eux t’auraient tout dit sur le moteur des hélicoptoches, leurs caractéristiques, tout bien. Et puis sur les armes, qu’il s’agit de telle et telle, calibre machin, fabrication lalilalère. Ça, j’en sais des pas rechigneurs qui en tâtent côté documentalisme. Avec eux, t’as la marque du moindre bouton de guêtre. L’âge du capitaine. Les endroits qu’on l’a vacciné contre la fièvre jaune (à la fesse gauche et à l’institut Pasteur). Seulement, dis, question péripéties, tu permets ? Et le style ? Hein, le style qui est l’homme ? Eux, tout est rédigé à l’encre grise pas sympathique. Plume sergent major. Cahier d’écolier à petits carreaux… Ils font leurs devoirs. Moi, le mien. Tu juges. T’es maître. Con, mais capable d’opter.
Alors, or donc, le quatrième coptère a apponté. Sa lourde coulisse en rageant sur son rail bien lubrifié. L’escadrin débloqué déroule ses quelques marches. Le chef fait un signe de plus. Les cinq passagers s’avancent. Queue leu leu… Hop ! Hop ! Hop !
Le dernier du petit lot détient l’une des mitraillettes confiées par le commandant de cette extraordinaire expédition. Le chef attend qu’il ait escaladé l’escalier pour, à son tour, prendre place à bord. Dos à l’appareil, il couvre l’opération en nous braquant farouchement. On sent qu’il est sur le point de nous larguer une volée de pralines afin d’éviter un rush de quelques téméraires en direction de son frelon au moment où, la porte étant relourdée, nous cesserons d’être sous la menace des armes.
Eh bien, les choses vont comme je vais t’expliquer, mon gentil Foutraque. T’auras pas à réclamer le moindre changement de virgule, c’est ainsi, et pas autrement. Bien tout textuel. Recta. Garanti vérité vraie. Sincérité absolue. Objectivité indiscutable. Un ordinateur ferait pas mieux. On a essayé… Il a eu l’air d’un con.
D’ailleurs mon slogan, c’est « L’auteur qui prend du recul avant d’écrire ». Pas emballer dans le feu des réalités, au moment qu’elles s’opèrent, mais garder la tête froide, l’œil clair. Je suis un type sans idées préconçues, sans parti. Ça, surtout : sans parti. Parce que je ne pourrais supporter que, pendant une seule minute de ma vie, ma pensée marche au pas. Au pas de l’oie et de l’autre. Au pas de con cadencé. Chacun ses lunettes, fiston. Il mourra intact, Sana. De sa belle mort, en ayant évité toute contamination. J’aurai tout inventé, au long de ma vie : mes religions, mes doctrines, mes véroles, mes virus, mes amours, mes travaux : à preuve… Tout. Bien seul, calfeutré dans ma trouille du dehors. Blotti, fœtal, d’un bout à l’autre. La fusée… Vrrroum !
Le chef est terrible. La manière qu’il met son pied gauche en avant, s’arc-boute pour nous vaporiser. Ça ne trompe pas. C’est officiel qu’il va défourailler. Nous en coucher un paquet avant de gerber, pour créer la panique, garantir sa fuite.
Et alors le dernier fantôme qui s’apprête d’escalader[3] la dernière marche du bus volant, tu sais quoi ? Il lance sa valise dans les flûtes du chef, par-derrière. L’autre titube. Pendant qu’il récupère son équilibre, le fantôme épaule sa mitraillette et lui en lâche une seringuée dans le baquet. Le chef fait une cabriole et se met à tourniquer sur le pont en émettant des râles. Le fantôme ne perd pas de temps. À présent, il saute de l’escalier d’accès, s’agenouille, et rrran rrran rrran, bien posément, tu le verrais, arrose l’appareil : les pales, le moteur, la carlingue.
Tout son chargeur y passe, à bon escient. Un technicien. Pas de gaspillage. C’est pas la volée de dragifs virgulée à la diable à la sortie de l’église. Du boulot appliqué. Utile. On perçoit des cris à l’intérieur du coucou. Un remuement noir. Et puis c’est le « chpalouf » inattendu, impressionnant, de grande beauté violente. Le coléoptère explose et s’embrase. Mais d’un coup. Gigantesquement. Comme si on l’avait préalablement inondé d’essence. Les occupants qui avaient déjà dû s’attacher n’ont pas le temps de se libérer. Ils sont captés, engloutis par le foyer forcené qu’attise l’air du large. Le fantôme, gagné par le jaillissement du feu, s’enflamme. Je me précipite. T’en ferais pas autant, toi ? Heureusement qu’il est juste drapé dans un drap. Je biche un coin d’icelui, tire fort. Ouf, il n’était que temps. L’ex-fantôme est un personnage corpulent, aux vêtements éclatés comme une peau de marron cuit au four. Je l’aide à se débarrasser du bas lui servant de cagoule.
— Dedieu de bordel, j’ croyais crever, bagoule le Mastar en postillonnant à tout va.
Je pourrais m’exclamer des trucs dans le style : « Quoi ! Comment ! Toi ! Se peut-il ! Mais raconte… »
Je me contente de le mater avec une paire de zœils tellement fixes qu’on a déjà vu des yeux de verre plus malicieux.
— Ouais, c’est moi, répond-il à mon absence de questions. Ça me les brisait de rester inactif. Figure-toi que pendant mon coup de brosse à la Yuchi, je m’ai aperçu qu’elle portait une médaille toute pareille à ceux qui se la radinaient pour embarquer. J’ai couru me déguiser avec un drap et un bas de la gosse, puis je m’ai mis sa médaille autour du cou. Je fus bien aspiré, non ? Sans mécolle y’ aurait eu du grabuge à bord…
Je le remercie d’une double poignée de main longue durée, façon : le père Mathieu réamorce la pompe.
— Vous comprenez quelque chose à tout ceci, vous ?
C’est le Pacha. Tout crispé, pâlot, nerveux. Il lui vient des tics, tellement tout ce circus lui perturbe sa belle vie de loup de mer. Il se gratte les noix avec le tuyau de sa pipe, ou bien se le fourre dans l’oreille.
— Toujours pas très bien, commandant.
Naturliche, il a donné des ordres, et les pompelards du bord s’activent autour du lécoptère avec leurs lances. Mais c’est une épave qu’ils essaient d’éteindre. Un gros truc calciné au sein duquel des cadavres réduisent à grand feu.
Des âmes charitables — tu en trouves partout — ont traîné le chef loin du brasier. C’est un paquet de sang. Il dégouline de ses orifices, le gredin. N’est pas mort en plein, puisqu’il bouge. Ses mains griffent le pont, sinistrement.
Je lui arrache sa cagoule.
Tu crois peut-être que je te vas assaisonner un coup de théâtre de gala, te déclarer qu’il s’agit d’une très haute personnalité : Kissinger, Canuet, l’amiral Tito ou Poché d’Ayan. J’ suis sûr que t’attends ça, glouton de sensations tel que je te sais.
Eh ben, nenni mon zami. J’ignore tout du bonhomme de quelque quarante carats, un peu chauve, à moustaches noires, qui agonise sur le plancher du Pont Grill (lequel n’a jamais autant mérité son nom, je te ferai voir des photos, car y’ en aura, tu pourras choisir, avec tous les Kodak qu’on dispose. Clic-clac. Maintenant que le danger s’est renvolé, ils s’en donnent à cœur joie, les Gueux : l’incendie, le blessé, Béru, les mitraillettes au sol. Clic, clac. Zoom, pas zoom ! Grand angulaire pour grands ongulés. Ça fonctionne).
Il bredouille des machins en anglais. C’est tout menu, gargouillant, inaudible. Pourtant j’écoute. Et à force d’attention je capte des mots : « bateau ». Boat, ça veut bien dire bateau, hein ? Et aussi « revenge », qui signifie vengeance, sauf erreur ?
Il parle aussi de l’eau…
La mer…
Je colle mon oreille tout contre ses lèvres.
— Parlez plus fort, vieux, je lui demande d’un ton très naturel, comme deux qui bavarderaient dans la chambre des machines.
Le plus étonnant, c’est qu’il a le réflexe d’obéir. Son restant de lucidité se rassemble.
— C’était inutile…
Voilà ce qu’il déclare, le moustachu au crâne en peau de fesse.
— Qu’est-ce qui était inutile, ami ?
— Le Thermos sautera dans moins d’une heure… Opération vengeance…
Et alors, s’étant démoli le bout de santé qui lui restait pour sortir ces quelques phrases inquiétantes, il me meurt contre. Son dernier souffle qui me chatouille le tympan.
Désagréable.
Très désagréable.
Je me relève en m’agitant l’auriculaire dans le conduit auditif, puisqu’il est fait uniquement pour ça, que même on lui a donné ce dégueulasse qualificatif. De quoi remettre en question les autres salsifis de la main, les aligner sur cette notion utilitaire. Tiens, le médius, je l’appellerais volontiers le vagiculaire, tandis que le pouce deviendrait le trouduculaire. T’es dac ? On le fait ? Banco !
— Il t’a causé avant de becter du néant ? s’informe le Surpuissant.
— Il m’a annoncé que le bateau allait sauter d’ici moins d’une heure…
L’Irremplaçable se gratte le grenier à fourrage.
— Faut qu’on accouche la Yuchi et son julot, malgré qu’ils fussent dans le sirop de rêves ; ils font partie de la bande puisque la gonzesse avait une médaille au cou. Cette médaille, c’était pour ainsi dire, la carte d’embarquement de la Compagnie des Hélioptères.
On va au Nirvana.
Rien de changé.
Le mage et Gahna en écrasent en bredouillant des délires.
Le camarade Chlag idem…
Y’ a que la môme Yuchi qui paraît entre deux eaux. Mi-lucide, mi-comateuse. La prunelle cloaqueuse. Les ratiches serrées, ce qui lui fait saillir la mâchoire (elle aime tout ce qui est saillie, cette morue).
Malgré ses dents soudées, elle lance des « encore ! encore ! » en trémoussant du fion. Probable qu’elle a toujours la chaglatoune pâmoisée, Ninette. La friscouille en survoltage. Elle en veut. N’a besoin. Béru ne l’a pas éteinte. Elle est inéteignable pour le moment. Y’a des gonzesses, ça leur fait ça. Comme une indigestion de cantharide. Leur vient un volcan dans l’entre-deux. En fusion, à profusion.
Alors, je me dis carrément ceci : mon petit Sana, ton chapitre Dix, tu vas le finir en te payant une morue.
Une de plus.
Mais celle-là, fils, tu vas te la payer différemment.
Si toi tu ne jouis pas, elle, elle va jouir dans les grandes largeurs.
Fort de cette irrévocable décision, je traîne fräu Yuchi dans la salle de bains.
J’espère que le Thermos n’éclatera pas avant qu’elle ait repris ses esprits, dis. Tu devrais p’t’ être dire un bout de prière si t’as la foi en Santonio.