Ça t’est déjà arrivé, técolle, de te balader dans les faubourgs de Palerme à bord d’une calèche délabrée dont le cocher vient de mourir d’une injection d’acier dans le dossard ? Ce, en compagnie d’une demoiselle allemande, moche de vitrine mais fantastiquement douée pour la tringle ?
Justement, elle vient de réaliser le désastre, Yuchi. Tu vas me dire qu’un peuple qui a livré (et perdu, Dieu merci) la bataille de Stalingrad et dont on a rasé la capitale sous ses pieds et sur sa tête, ne se laisse pas impressionner par un simple cadavre. Qu’un meurtre, pour des gens qui ont mis au point des usines de déjuivation, c’est de l’artisanat moyen-âgeux. Bon, je veux bien, n’empêche que ça lui file une sombre secouée à la gosse. La v’là qui prend des teintes de gnons-le-lendemain. Et qui tremble kif-kif la carcasse que Turenne grondait si fort. Elle se blottit contre moi, m’agrippe farouchement.
— Mais qu’est-ce il y a ? Qu’est-ce il y a ? elle demande.
— Je crois, réponds-je avec un maximum de pertinence, que nous venons de traverser un quartier peu sûr, ma dearlinge.
Là-dessus, je risque un z’œil par l’échancrure de la capote. La ruelle est déserte. Les murs de terre continuent, de part et d’autre. Je pige que celui de droite borde un cimetière, et celui de gauche un cloître. Des chants latins montent dans l’air surchauffé… C’est une vraie belle paix religieuse. Dieu et l’été en harmonie, tu mords le topo ?
Autre constatation : notre bourrin n’avance plus. Depuis qu’il a cessé d’être manipulé de la ganache par le pauvre cocher, il s’est arrêté, mais comme les mouches l’houspillent, il piaffe d’abondance, ce qui continue de cigogner la calèche et de nous donner une impression de mouvement.
Moi, tu me connais ? L’homme des décisions rapides.
— Descendez, Yuchi !
Elle obéit en flageolant. Je l’imite. D’une secousse je bascule le cocher à l’arrière du véhicule, là que nous étions. Il était assis sur une vieille couverture. Je la déploie et l’en recouvre. Des poux de plusieurs variétés se dispersent en rangs serrés. Je fais alors signe à mon aimable partenaire de se jucher sur le banc qu’occupait le digne homme ; j’en fais autant et m’empare des rênes.
— Allez, hue !
Un canasson, tu peux pas savoir ce qu’il est sensible à la voix. Lui, depuis plus de vingt piges qu’il faisait équipe avec le père Spaghetti, il comprend plus aucun autre langage que celui de son maître. J’ai beau te lui virguler des Hop hue ! Des Avanti ! Des galoppo ! il continue de s’ébrouer les mouches en redégainant sa nostalgique chopine. Parce qu’un cheval, t’auras remarqué, sitôt qu’il est immobile, il y va sec au tricotin. Le chibroque pendulaire, c’est sa distraction, quand il est en état de farniente.
Comme il n’obéit point à la voix, j’use du fouet. Chlag et chlaggg ! Rien n’y fait. Mister Pégase ne s’envole pas. Je sens que je ne viendrai pas à bout de sa farouche obstination. Et puis, les animaux, ça sent les choses. Qui te dit qu’il n’a pas pigé le décès de son cocher, l’étalon fougueux ? En signe de deuil, il refuse de marcher avec d’autres mains au bout des guides.
Furax, je saute sur le sol et m’avance jusqu’aux naseaux de la brave bête.
Empoigne sa bride.
Il renâcle. Fait un hhhhiiiiiihhhiiiii qui n’en finit pas.
Je tire plus fort. Le mors est arraché de la bouche du bourrin. Alors, il le prend aux dents, pour le coup. C’est l’emballade forcenée.
Le voilà qui se met à tracer comme une météorite dans la ruelle après m’avoir bousculé irrésistiblement. Une roue du carrosse me passe au ras du pif. La calèche ressemble à une casserole à la queue d’un chien. Elle brimbale éperdument, se cogne d’un mur à l’autre, démantèle à tout va.
— Sautez ! Sautez, Yuchi ! j’égosille.
Elle a dû faire du sport dans son jeune âge, parce qu’elle est d’une souplesse de cascadeur, cette petite poule. Je la vois jaillir de la carriole, se mettre en boule, façon parachutiste à la réception, et rouler sans dommages sur la chaussée. Effectivement, elle est relevée avant que je ne l’aie rejointe. Pas même contusionnée. Simplement, sa robe s’est fendue dans le dos, de la taille à l’ourlet et on voit son slip de couleur chair.
— Vous n’avez pas de mal ?
— Non…
Je l’aide à s’épousseter, m’attardant aux volumes les mieux venus.
— Ma robe est perdue, n’est-ce pas ? s’inquiète la coquette.
— Tout m’incite à le croire. Heureusement que vous portez un slip.
Elle fronce les sourcils et se palpe la malle arrière.
— Quoi, un slip ? Le mien est resté dans la calèche.
Mince, excuse du peu, j’avais mal vu. C’est pas son slip qui est de couleur chair, mais ses fesses.
Quelque part, des capucins ou assimilés continuent de glorifier Dieu à tue-tête. Le bourrin en folie a disparu au bout de la rue. Dans un sens, vaut mieux qu’il coltine le cadavre le plus loin possible, non ?
— Rebroussons chemin, décidé-je. Si on trouve une boutique, je vous achèterai une jupe, ou tout au moins des épingles pour rajuster votre robe.
Elle sursaute.
— Mon sac à main aussi est resté dans la voiture.
— Votre passeport s’y trouve ?
— Non, je l’ai laissé à bord, mais j’avais de l’argent dedans.
— Beaucoup ?
— Une centaine de dollars.
— En travellers ?
— Non, en liquide et aussi quelques milliers de lires.
— Ça n’est pas grave. Vous auriez pu perdre beaucoup plus que cent dollars dans cette aventure. Quelqu’un vous en veut ?
— À moi ? Quelle idée !
— On nous a lâché une rafale de mitraillette sur le paletot.
— Pourquoi décidez-vous que c’est à moi qu’on en voulait ?
Je me mords les lèvres.
Hoche la tête.
Quoi répondre ? Elle a raison, la Yuchi.
On arpente le sol poudreux, la main dans la main. Image de cinoche. Un couple au soleil. La robe fendue. Les chants religieux, tu mates le tableautin, camarade ? On ne parle plus. On a rien à se dire. La surprise, l’émotion, le côté insensé de l’aventure nous cotonnent le bulbe. Et puis, dans le fond, parler est le plus moche moyen de communication. L’homme ne s’exprime pleinement que par ses silences. La vraie éloquence ! Ta gueule ! Tu la fermes hermétique et tu seras compris. Dès que des mots te dégoulinent, t’es marron, trahi, mal interprété. Les autres font ce qu’ils veulent de tes mots, tandis que tes silences les affolent. Tiens ta langue et ils se mettront en huit pour essayer de piger ce que tu ne dis pas. Ils te feront mille propositions. T’auras qu’à choisir. Tu seras fort. Bouche cousue, c’est la position clef. Imprenable.
Donc, on avance dans cette interminable et minable ruelle. Le sol s’incurve pour faciliter l’écoulage de l’eau.
Quand y’a de l’eau.
En ce moment, on joue sècheresse intégrale. Au point que les petites plantes téméraires qui poussaient dans le mur de pisé sont desséchées comme des fleurs-souvenirs (celles qu’on oublie le mieux puisqu’on les fout dans des livres épais).
Je me dis, moi, que tout ce circus est plutôt burlesque. Celui ou ceux qui voulaient effacer Yuchi ou m’effacer nous a — ou ont — suivis, attendant un endroit, un moment propice à de noirs desseins.
La ruelle déserte, idéale !
Vrrran ! À dégager…
Heureusement, le Sana, roi de la pointe, calçait fräulein dans la calèche. Je ricane pour mon compte personnel. Ça soulage… Il m’arrive même de soliloquer. Ça oui, c’est du bon dialogue. Qui donc pourrait te mieux comprendre, pour en revenir à quelques paragraphes plus haut ?
Soudain, une pétarade nous fait sursauter.
Presque anachroniques, deux motos débouchent dans la ruelle, avec chacune deux passagers. Des bolides flambants neuf, chromes éclatants ! Motards à haume.
Et le Santantonio, immédiately, comprend que c’est du caca en branche qui se pointe. Qu’on va avoir droit d’ici pas tout à fait tout de suite à une jouerie épique. À du baroud forcené. Moderne. L’Équipée Sauvage, rimèque !
Un éclair. Le temps d’un éclair, tu connais ? Bien. Eh ben suppose que je m’ai mis à réfléchir au début de l’éclair, là qu’il montre le bout de son dard. Tu supposes comme il faut ? Bon. Figure-toi, dès lors, qu’à la fin dudit éclair, c’est-à-dire lorsque son cul-de-zag (le zig ayant déjà disparu) fulgure, j’ai déjà tout vu, tout pigé, tout analysé, tout décidé.
Comme t’as une cervelle branchée sur le 110 (et sans compteur bleu) je vais te décomposer pour que tu puisses m’emboîter le caberlot.
Les motards arrière ont quelque chose dans les bras. Comme des housses de canne à pêche, mais ça dissimule des armes. Ils se préparent à nous braquer et on va avoir droit au magique potage, pas çui qu’a le goût de flic, çui qu’a le goût de cercueil. Conclusion, le vaillant commissaire Antonio de mes San doit prendre les devants s’il veut conserver la jouissance de ses droits d’auteur qui tellement emmerdent de monde.
Alors, quoi ? Hein ? D’accord ?
Tu me verrais au carnage, mec !
Ce boulot ! Buffalo en train de se faire du Bill ! J’espère de toutes mes forces spirituelles et physiques être en état de légitime défense, comme disent les éléphants mariés ; sinon je serais obligé d’entrer à la Trappe et d’y demeurer au moins quinze jours pour expier pareil forfait.
Mon feu en poigne. Je lève le coude gauche (Béru, c’est le droit). Prends appui, vise. Poum, poum ! Et poum ! Car une seule valduche suffit pour le second canardeur en puissance. Celui de la moto de gauche qui se trouvait légèrement en avant, soubresaute et bascule de côté. Déjà j’ai frictionné le ventricule de l’autre. Alors s’ensuit un embrouillamotos descriptible, la preuve ! La moto de gauche, déséquilibrée par le foudroyage de son passager arrière embarde et coupe le chemin à l’autre qui la télescope. J’ignore lequel des deux réservoirs explose, en tout cas ça produit un bath feu de joie, crois ! Une flamme de deux mètres. En un instant tout crame. Ceux qui ne sont pas morts se tordent au sol pour s’éteindre. Y’ a un tocycliste qu’est coincé dans le tas de ferraille. Ça gueule tu sais en quoi ? En anglais ! Un bigntz éperdu. Je chope la main de Yuchi, l’oblige à faire volte-face. Nous voici à galoper dans le sens contraire. J’espère qu’aucun de ces quatre messieurs ne récupérera une seringue pour nous arroser, vu qu’on est aussi fastoche à moucher dans cette ruelle qu’une vache normande dans un couloir chilien.
On n’est plus qu’à cent mètres de l’issue de ce piège à rats quand un nouveau quèque chose se produit, tout aussi inquiétant que le premier. Une grosse voiture, que je te dirai pas la marque à mon grand regret, barre la ruelle. Délibérément. Et des visages méchants s’encadrent aux portières. Oh, les vilains vilains ! Oh ! les petits monstres blafards à physionomies torves. Oh ! les gueux sanguinaires…
Ce qui nous accorde un répit, c’est que l’auto se trouve sur une voie passante. Ils ne vont pas jouer Fort Alamo sur place, faut qu’ils s’engagent dans notre ruelle, tu comprends ?
Et toujours ces chants magnifiques qui montent dans l’air immobile, célébrant la gloire de Dieu, de la vierge, des saints, des anges, du pape, des cardinaux, évêques, curés et toutim. Gloire ! Gloire ! Gloria ! Le ciel ! Le bonheur ! Les plumes dans le dos ! L’éclairage au néon en guise de galure ! Les très saints saints, tagadagada ! Gloria ! Pitié ! Encore ! Merci ! Ave ! Ave ! Avé tout ce que tu voudras…
Moi, pour l’instant, ça ne fait pas mon blaud, cette ferveur professionnelle de ces messieurs moines ritals assermentés. Je te veux bien qu’ils implorent pour eux, pour le monde, la Banque d’Italia, les seins tétés, leurs enfants putatifs, leurs nanas putassières, la Paix universelle, les spaghetti à la vongole, pour Charybde et pour Scylla. J’ai mon extrait de naissance qui désagrège, les mecs. Faut que je me rafistole le futur, illico, voire même presto. Mais quoi ? Hein ? La ruelle obstruée des deux bouts.
Par comble de malheur, voilà les affreux qui dégagent de leur pompe, armés de pieds en cap. S’avancent à notre avance, comme dirait Bérurier-le-Vaillant. On serait dans un film chinois, je leur ferais la toute belle séance de kung-fu ; tu sais ? le mec qui, à mains nues, affronte cent mitrailleurs d’élite et les extermine le temps que t’ailles lâcher un fil, comme on dit en Romandie. Le cinoche est l’art de l’illuse. Il ne te laisse pas le temps d’être cartésien. C’est du réalisme qui te masque le réel, donc du surréalisme. Le gus qui démène comme un diable jaune, satonne les burnes de celui-ci, crève les lotos de celui-là, ajuste un coup mortel au plexus de l’autre, fend des crânes du tranchant de pogne, pulvérise des mâchoires, broie des carotides, il a affaire à des gnards patients, qu’attendent leur tour d’être mis k.o. comme chez le dentiste. Ils sont cent, te dis-je, mais nécessairement, il se collette avec pas plus de deux trois à la fois. Pendant ce temps, les autres ne tirent pas, n’interviennent pas, se branlent les méninges en regardant la dérouillée infligée à leurs potes avec des yeux venimeux, ultra-furax.
Bon, j’ai rien d’un émule de Bruce Lee, mégnace. Je karate un brin, donne une jolie réplique à un châtaigneur et réussis quelques belles prouesses en force et souplesse, mais de là à décimer un corps d’armée, hein ?
Donc : S.O.S. à la Providence.
Balladin à la langue merveilleuse, le Sana. On a cessé de courir. La main de Yuchi est aussi moite que tout à l’heure son mignon prosibe en délire. Elle crispe la mienne à outrance, comme pour me puiser de l’énergie.
Soudain, j’avise une porte basse, en bois vermoulu, logée dans le mur de droite (celui du cimetière). Je m’y précipite, y balance un coup de pompe que tu pourrais qualifier de démoniaque sans t’abîmer la glande syntaxique. Tu crois que le panneau va résister à ce rush, toi ? Alors c’est que tu es crédule ! Elle valdingue chez Plume, la pauvre lourde ancestrale. Un gond disloqué. Ressemble à une page de livre à demi arrachée. Bon, tu viens, Yuchi ?
Pas besoin de lui envoyer un carton gravé. Elle est déjà dans le cimetière. On se met à cavalcader à travers les somptueuses tombes marmoréennes. Je ne l’ai pas lâchée. Elle fonce en beauté, pas du tout à la manière des dadames qui se castagnettent les genoux en courant, mais d’une belle foulée de coureuse de stade. On traverse le cimetière, part en part, sous les yeux ébaubis de grosses veuves ébahies venues laver le seuil de leur sépulcre à la larme riche en sodium. Nos poursuivants nous poursuivent, ce qui est normal pour des poursuivants ; mais avec une certaine mesure, comme s’ils redoutaient de déclencher une offensive d’artillerie au royaume des allongés. Ils avancent précipitamment, se déployant en éventail pour aller couper les issues. Ils sont trois. Moi, je cesse de gamberger. Dans ces cas critiques, un conseil, fiston : laisse agir ton instinct. Réfléchir, en de telles circonstances, c’est se neutraliser.
Alors je continue de courir, passant devant des mausolées garnis de photos, de dorures et de lampes allumées. Une espèce de chapelle s’élève au centre du cimetière. J’y vais. L’atteins. Y pénètre. Un vieux moine bedonnant et plus barbu que Karl Marx somnole sur un prie-dieu ; son chapelet lui pend entre les jambes. Nous le considérons sans qu’il ouvre un store. Je file un tour de la formidable clé à la serrure, puis regarde autour de moi. Une statue de la vierge qui doit remonter au moins à 1974 nous sourit aimablement, le côté : « C’est gentil d’être venus, installez-vous, on va vous servir tout de suite. » Nos deux respirations font un bruit de scie circulaire mordant dans un nœud de chêne. La chapelle est minuscule. Claire, dorée, fleurie. Bath maisonnette de vacances pour le Seigneur. Avisant une porte, à droite du chœur, je décide d’aller voir de l’autre côté s’y je peux y être. Elle obtempère. Sacristie de sacristie ! Une autre lourde. Verrou. Je tire. Ça joue. Escalier. Sombre, dark ! Cul de tunnel dans le derrière d’une grotte. Passez, Yuchi ! Elle passe. Si c’est pas malheureux, avec un jeu pareil !
Descente à pic, et qui tombe comme. On « interrit » dans un souterrain. Visqueux ! Salpêtre ! Cloporte ! Cloaque ! Chapeau cloaque ! Obscurité absolue qu’à force, un ver luisant ressemblerait à un projo de D.C.A. Mon briquet ? Il bat le beurre ! Nothing ! Zob ! Alors je tâte à tâtons. C’est quoi, ça ? Les nichons de Yuchi. Pas le moment. Ah, v’là la paroi, suintante comme une chaude-pisse. Plus froide. J’avance. On n’entend rien. Qu’est-ce qu’ils décident, les guérilleros ? Je marche à borgnon, mains en avant. La Yuchi me tient par l’épaule, comme quand on fait la sarabande de cons, à la fin de la noce en chantant « Bonsoir M’sieurs dames, bonsoir… ». Seulement je ne suis pas à la noce. L’ange des ténèbres, you know ? It’s me, dearlinge. Suivez le guide à grande vie, la vie à grandes guides. Mets tes mains en haut du guidon. Dix pas : dix mètres ; vingt pas : dix-neuf mètres (j’en ai fait un petit, because un obstacle monolithique). Et ça, c’est quoi ? Du belge ? Non : une porte à claire-voie, mais une claire-voie qui voit rien. Bois épais, rugueux, que mon nouveau coup d’épaule laisse de marbre, alors tu juges, pour du bois, hein ? Faut recourir à sésame. Doit bien nid-avoir une serrure ? Je palpe. Non : un cadenas. Du morcif d’avant-guerre (je cause de la guerre de Succession d’Espagne). Pour lui venir à bout, faut dix forgerons en ordre de marche avec leurs enclumes. Je décourage quand un proverbe me revient à l’esprit. Il est j’ sais pas quoi d’origine. C’est p’ t’être les sentences à Sophie ? Il dit comme ça : « une chaîne n’est forte que par son maillon le plus faible ». Cette rouille accumulée qui bloque irrémédiablement le cadenas a bien dû ronger la chaîne, non ? Je chope celle-ci par légères fractions. Et je tords à m’en décamouiller les bagoules. Une, deux, trois fois. Je t’ai dit que le 4 était mon chiffre ? À preuve, je perçois un clac, très net, caractéristoque, quoi. Palpe fébrile, vu que là-haut, ça remue-ménage. Fectivement un maillon vient de faire son infarctus. Je décroche le toutim. La porte est quasiment bloquée. Je pousse : fallait tirer. Je ravise, tire, ça vient ; de ce fait, nous, ça part. On passe.
V’là un grand couloir très très sombre, mais c’est plus la totale obscurance. Un embryon de brouillon de projet de vague lueur y filtre, ou bien y sourd, pour ceux qui portent un appareil acoustique.
Une dévalade dans l’escadrin qu’on vient d’emprunter (et de restituer avec ces scrupules qui nous honorent). Les fumelards se pointent. Eux, ont des loupiotes que leurs faisceaux dansent dans le noir qui, de ce fait, ne l’est plus. Autant que j’en peux juger, le couloir qu’on a débouché est infini. Je distingue des caisses rangées le long du mur.
— Planquons-nous, intimé-je à Yuchi. Sinon ils vont nous avoir.
Grâce à l’espèce de début de clarté, je distingue les contours d’un énorme coffiot. Il a un couvercle démantelé, que je soulève.
— Vite, filez-vous là-dedans et ne bronchez plus !
Elle fait.
Moi aussi. Ça paraissait vide à l’intérieur, mais ce ne l’est qu’incomplètement car je sens des étoffes et des espèces de morceaux de bois.
On retient son souffle.
Des pas en frénésie, clap, clap, clap, clap… Comment que ça fonce, Alphonse !
Les meutes poursuivantes sont généralement silencieuses. Y’ a le bruit de leur course et rien d’autre. Pas un cri, pas un aboiement. Nos courseurs foncent dans le couloir. Je les entends décroître et embellir. Tant mieux. Pas une seconde, ils n’ont pensé qu’on pouvait s’être planqué tout de suite au déboulé de l’escaloche. Alors ils se dispersent dans les profondeurs. Leur galop, réverbéré, fait un bruit d’orage en régression. Et puis le silence, un silence gluant, malodorant, poussiéreux. De mort, tiens, je te le dis carrément. De mort…
— Vous croyez qu’ils ont filé ? chuchote ma camarade de coffre au bout d’un long moment.
— C’est peut-être une ruse, je lui soupire, restons tranquilles.
Alors du tempo s’écoule. Pour le passer plus confortablement et aussi, redoper la pauvrette, je lui roule des galoches printanières. La promiscuité pousse au marivaudage. Le farniente encore plus et l’obscurité donc ! Ce qui doit arriver se produit, je la rebrosse à la silencieuse, Yuchi. Façon pacha. Le gus qui lime pendant la sieste en fumant son narghilé. Le léger mouvement qui enflamme tout. Qui t’énerve le désir et te l’assouvit au ralenti. C’est-à-dire le pied feutré, quoi. Mais très admirable quand il se déchausse. Elle en roucoule de bonheur, ma gente teutonne. Ce petit coup impromptu, paresseux extrêmement, rien qu’en duvet de bonheur, lui met la nervouze en survoltage.
Le danger omniprésent accentue les sensations. Le peu qu’on remue déplace une âcre poussière qui nous donne envie de tousser. Je poursuis mon imperceptible massage si tant bien qu’à un moment, la gueuse me cramponne le derche et m’y plante ses ongles de toutes ses forces, signifiant par là qu’elle spasme somptueusement. J’en profite pour lui régler mes arriérés, et je me dis qu’on pourrait peut-être refaire surface. À peine je te prends cette décision hardie, mais inéluctable, qu’une vive lumière se répercute jusque dans l’intérieur de notre grosse boîte (en anglais, big box). En même temps j’entends grouiller des pas, des voix. Râpé. On a été eu. Ces vaches ont compris qu’on s’était placardé dans le couloir et ils sont revenus avec des projos et du renfort conséquent. À quoi bon lutter ?
— Rendons-nous, on verra bien, dis-je à ma petite sardine (on a été en boîte ensemble).
Du dos, je soulève le couvercle et me relève.
Alors là, fayot, se place un épisode qui comptera dans l’histoire santantoniaise. Du never vu, du tout beau grand spectacle, de l’extra dûment mitonné. Ça se met à basculer sous ta coiffe bretonne. T’as quelques secondes d’incomprenance. Tu te demandes. T’interroges les astres.
Figure-toi que je découvre un truc-machin encore jamais visionné par l’œil du commissaire. Tellement bizarre que je me demande comment faire pour te raconter, bien t’espliquer le topo. C’est si rarissimement fortuit. Si étonnamment brindzingue…
Voilà, le couloir est éclairé. Pas par des projecteurs, mais par des rampes lumineuses. Et y a plein de gens en baguenaude : pas des malfrats, des touristes en chemisette, avec des Kodak, des Rolleiflex pas plus Nikon que d’autres sur le poitrail. Ils crépitent du flash. S’interpellent, exclament, esclaffent, brament, tonitruent. Ce qui motive leur surexcitation ? Des cadavres, mon bon ami. Des centaines, des milliers de cadavres accrochés aux murs du couloir, empilés dans des niches. Des cadavres de gens habillés en costumes d’une autre époque, que dis-je : de z’autres z’époques. Y’ a des curés bien honnêtes, des nonnes bien nonnettes, des bourgeois décalés, des militaires, des manants, des commerçants, des tire-laines… Momifiés, tous avec la peau sur les os, littéralement. Devenue parchemin, cette peau. Les dentures ébréchées ricanent. Les orbites sans yeux te fixent droit à l’âme. Ils ont les mains devant eux, ces braves gens. La peau des doigts comme un gant vide, tout racorni, biscornu, jaune-verdâtre, brun lépreux. Les fringues, comme les carcasses, partent en charpie. Partout que tu regardes, ils sarabandent. Des milliers, je te dis. Notre couloir se jette dans un autre, qui, vraisemblablement, en enquille d’autres encore. Infinis… Les mecs suspendus. On devine des messieurs, dames, enfants… Rigolards, contents d’être morts et là pourtant, en compagnie de ceux qui vont leur prendre la relève bientôt, quand ils auront fait développer leurs putains de pelloches truffées de bourdises. Une population. Une ville… Des messieurs-dames du jadis, secs et craquants. Ils seraient vrais squelettes, ça ne produirait pas le même effet. Un squelette, c’est rien de plus qu’un noyau d’homme, une arête. Le gus, ce qui l’exprime pour de bon, c’est sa viande. Là, comprends-tu, il en reste. Une momie n’est pas un squelette, mais un homme mort, nuance. La viande, même parcheminée, conserve l’expression. Elle raconte une histoire. On différencie encore ceux qui furent nantis des autres. Ceux qui eurent l’autorité et ceux qui courbèrent l’échine. Ceux qui se firent bien reluire et ceux qui se desséchèrent déjà de leur vivant. Ils incitent à la modestie, ces gens, cette ville accrochée à des clous, mains pendantes, tronche inclinée comme pour se dorloter la mort sur l’épaule, gentil oiseau perché. Effarant… Et dans un sens assez beau. Beau parce qu’image d’union, de solidarité. Dans le fond, on a tort d’isoler les macchabes en les filant dans des trous individuels. On devrait les laisser en groupe. Là, c’est un Palerme d’autrefois qui continue. Je pige qu’on est dans les catacombes de la ville et des réminicences de Guides Bleus me revenant, je comprends que ces morts entassés, cette sarabande prodigieuse, est une attraction pour touristes. Conservation des défunts à cause de l’air très sec. Momification. XVIIe, XVIIIe siècle. Nous voyez ci accrochés cinq, six mille… Ils restent encore parmi nous, ces chéris. L’air de nous dire : « Ben quoi, c’est ainsi, paniquez pas. Votre tour viendra, il est déjà venu puisque vous êtes nés. »
Attends, je te cesse ma littérance eau de boudin assaisonnée pour revenir à l’instantéisme. J’ai mis le corbillard avant les bœufs.
T’ai décrit ce que je vais voir plus tard. Sur le moment, je jaillis de ma boîte, les bras levés pour la rendaison penaude. Ma stupeur en avisant ces cadavres à perte de vue. Ces touristes qui kodakent qui mieux mieux… Les naves. Clic, clac ! Trophée. Ils se marrent des morts suspendus, les prennent pour des étrangers ! Oh, cons resplendissants ! Vaguement intimidés. Une dame est en train de déclarer qu’elle se lavera les mains une fois remontée à l’air libre. Comme si les photographiés étaient plus sales que les photographieurs ! Mais le bouquet, je te garantis, le succès capital, c’est le camarade bibi qui le remporte. Ce de quoi je sors, c’est d’un cercueil énorme, plein d’ossements (les morceaux de bois) et de hardes vidées. Et je suis blanc-gris de poudre d’os. Si bien qu’au milieu de cette nécropole, les gentils touristes commotionnés croient à une apparition. Toujours partant pour les miracles comme tu les sais, Lourdes et Mère Soleil, toujours, toujours, tu penses qu’ils décarrent sauvage. Refluent en hurlant vers l’entrée qui du coup devient sortie de secours. Panique à bord ! Les derniers jours de Pompéi. Les gros deviennent véloces, les femmes passent d’abord, pas par galanterie extérieure, mais parce qu’elles ont mieux la chiasse que les hommes et courent plus vite. Les maigres escaladent les gros. On crie, on trépigne. Reusement que les couloirs sont larges. Les Kodak s’entrechoquent. Y’ a des zooms qui se perdent. Des flashs…
La ruée disparaît.
Je tends la main à Yuchi pour l’aider à se relever.
Elle vient. Et son éberluement la pousse à défaillir.
— Allons, du cran, môme, nous sommes simplement dans les catacombes de Palerme, là où quelque huit mille morts sont conservés en assez bon état, compte tenu de la date de leur décès.
Elle zyeute en se forçant. Timide d’effroi, Yuchi. Dis, en très peu de temps ça commence à bien faire. T’ as des vieillards de cent un ans et un jour qui n’ont pas vécu le dixième de la moitié du quart de nos dernières tribulations.
Je la remonte de quelques rudes caresses ; de celles qui te communiquent la fraternité d’être.
Alors, elle a l’idée de jeter un n’œil à l’intérieur de notre sarcophage où on vient de se dorloter si gentiment l’intime, les deux. Ce qui nous a servi de matelas la fait refrémir.
— Oh mon Dieu, quelle horreur !
Je rigole.
— On ne se doutait pas que notre étreinte, en fait, était une partouze, hein, Yuchi ?