CHAPITRE VII DANS LEQUEL JE SAUTE UNE MÉMÉ

Je rencontre Béru et la dame Paméla, enlacés. Il la tient par la taille, elle aussi. Du moins amorce-t-elle le geste car, pour enlacer la taille du Mastar, il faudrait être King Kong.

Ils sont au mieux.

C’est-à-dire aux anges. De quoi je conclus que Sa Majesté a dû fort correctement achever mon ouvrage.

Il me virgule une œillée d’homme heureux.

— Mec, m’annonce ce compagnon d’in et de bonne fortune, faut que je t’avouasse une chose : j’ai jamais limé comme voilà un instant tout juste a’v’c Maâme. Elle foisonne vachetement de la crinière, cette gosse. J’ sais pas comment t’est-ce elle a la chaglaglate constituée, mais à peine que ton Charly y rend visite le v’là qui chope la danse de Saint-Glinglin. C’t’ une personne qui comporte de façon unique. Elle t’ happe, tu comprends ? Le frifri aussi savant que la bouche. Plus dégourdi, presque. Se l’embourber, c’est comme tu t’enquillerais le polichinelle dans une essoreuse. Tu te demandes comment ça va s’arrêter, si elle te laminera pas le petit cosaque a’v’c son casse-noix à moustaches.

Il donne un baiser dans le cou de Paméla qui glousse.

— Qui se ressemble s’assemble, fait l’aimable personne. Mon cher, me lance-t-elle avec un brin de perfidie, les mérites de votre ami égalent les vôtres. Ce qu’il peut vous envier en initiatives est compensé par une force intrinsèque à laquelle je me permets de douter que vous atteignez.

Alexandre-Benoît lui bouffe l’hommage sur les lèvres.

Revient de l’expédition le menton barbouillé d’un rouge intense.

— Comment qu’on y défoncerait pas le trésor, à c’te petite reine, avec un prose comme elle s’en trimbale un, dis ? Comment t’est-ce on pourrait passer à côté d’une minouche de cette classe ? Pure race ! Et tu ne sais pas ? Paméla est la femme d’un fabricant de charcuterie en conserve. Je l’aurais su avant… Un de mes neveux qui va se marier le mois prochain a déposé sa liste de mariage chez Olida. Si j’avais brossé Paméloche plus tôt, on allait chez son vieux qui nous faisait des prix. Enfin, c’ sera partouze remise, pas vrai, ma grande ? Tu sais que l’appétit me reprend, rien que d’y refout’ la main au réchaud, comme en ce moment ?

Il laisse dévaler sa dextre sur la courbure arrière de sa conquête.

— Les chutes du Nid à Garat, c’est une fontaine Salace en comparaison de ses chutes du Rhin, à elle.

« Tiens, v’là le mage ! Hé, Dieumerci !

Le grand balèze se pointe, de sa démarche plantigrade, le menton en tiroir, l’œil en fausse férocité, aiguisant des rancœurs.

Béru présente.

Puis, avec cette vive ingénuité à laquelle nul ne résiste, déclare :

— Mage ! si tu voudras me faire plaisir, va m’essayer cette péteuse dans sa cabine, tu mendieras des nouvelles.

Dieumerci accepte spontanément, comme il accepterait une tournée de blanc au rade. À peine plus formaliste, Paméla dit qu’elle veut bien, à condition toutefois de presser un peu le mouvement, vu qu’elle a la ranque chez le masseur du bord. Sa Magesté (je cause du mage, donc j’écris avec un « g ») propose de ne faire, avant cette petite séance para-médicale qu’un service léger, quitte à terminer ensuite la dame par son grand jeu supra-terrestre. Elle objecte que des préliminaires ne feraient que lui agacer le sensoriel et que c’est le kinésithérapeute qui risque de bénéficier d’une telle mise en condition. Dieumerci trouve la solution, à savoir qu’il suffira de décaler le rendez-vous. Et que, si le masseur rouscaille, il ira lui faire avaler son flacon d’embrocation.

Tout étant réglé aux mieux des intérêts généraux, je reste seul avec Bérurier.

Nous prenons place, près de la piscine, où des naïades à cellulite font des effets de vergetures et de bourrelets. Les passagers commentent les événements : un meurtre, un accident… de chasse plus une fouille en règle des cabines, ça commence à bien faire… Drôle de croisière. Ils se demandent s’ils n’ont pas embarqué sur l’Écossais Volant, tous ces braves Jean Bart, et si la Compagnie va leur jouer Le Vaisseau fantôme à prix de faveur.

Je mets mon compère au courant des derniers événements : la bombe à bord, l’ultimatum des terroristes, l’avion d’Air France détruit en plein vol. il m’écoute en se gratouillant des pilosités, de-ci de-là. L’œil en billot de boucher.

— Varsovie, hein ? soupire son Ampleur lorsque je me tais. Chlag sort d’un pénitencier de la banlieue de Varsovie, le Prince était en poste à Varsovie et c’est le zinc qu’assurait la ligne Paris-Varsovie qui vient de se fraiser.

— Oui, cependant je n’avais pas l’impression que l’affaire Chlag et l’affaire « Terroristes » soient liées.

Le vilain méchant murmure :

— Tu sais, tes impressions…

Le soleil est intense. Y’ a des bruits d’eau. Des cris joyeux… Tout respire les vacances, l’évasion. Et dire que la mort est embusquée sur ce barlu. Qu’elle frappe déjà, à petits coups sinistres… Mais que sa vilaine voix va peut-être tonner, brusquement, si fort que le Thermos s’en ira glaouper dans les abysses avec son chargement de tout ça : cons et moins cons, dames et messieurs, moines, enfants, vieillards, mouches du coche, cochenilles ; tout le barlu, son fret, ses empafés de frais, les uns, les autres, croyants, athées, les belles salopes, les sombres nœuds… La lyre. Les matafs, les mousses, la mousse de foie gras, le caviar, les godemichés, les bandages herniaires. Au fond des eaux, comme les galions chargés de trésors, musc et esclaves, épices et chaudes-pisses. Le navire baoum ! Glouglou ! S.O.S. ! Perdition. Chaloupes à l’envers. Plus près de toi, mon Dieu.

Je ferme les yeux dans la chaleur du mahomed généreux. Pourvu qu’il se refroidisse pas trop vite, ce barbecue. Qu’on rôtisse encore quelques millénaires…

À mi-voix, v’là le Sana qui récite :

— Une petite Allemande vivant aux U.S.A. est impliquée dans une affaire d’espionnage, donc elle se situe côté U.R.S.S. Quelques années plus tard, elle fait évader un gars embastillé dans l’Europe de l’Est. Donc, elle a changé son fusil d’épaule. Elle vit avec ce type. Ils s’inscrivent dans une croisière pour P.D.G. en rupture de bureau et d’anévrisme. Première escale, Palerme. On tente d’abattre cette fille. Des gens qui parlent anglais et qui ont des moyens, et qui sont nombreux, et qui n’ont pas froid aux carreaux. Ils sont si acharnés, ces messieurs, qu’ils font sauter l’immeuble où je me suis réfugié, pensant que je suis un complice de la femme. Je réchappe, comme toujours, monte à bord. D’emblée, un vieux pédoque qui me connaît me file rancard dans la cabine de la fille du commandant. Aussitôt après, on le bousille d’un coup de hachoir. Et puis le gouvernement français reçoit un ultimatum d’une organisation secrète. S’il ne paie pas une rançon, le Thermos va sauter. Pour lui prouver que ça n’est pas de la plaisanterie, on fait craquer un Boeing d’Air France. Le Boeing, le vieux pédoque, et l’évadé viennent tous de Pologne.

Je rouvre les yeux.

— L’ai-je bien résumé ? je demande à mon inséparable, à mon incomparable subordonné suborneur.

— Mistinguett ! résume Mister Queudâne.

— En pareil cas, quelle est la conduite à décider ?

— Avoir une gentille converse avec la Yuchi et son julot.

— Nous avons des ordres très stricts, les concernant. Nous sommes uniquement chargés d’observer leurs faits et gestes sans intervenir et sans attirer leur attention.

— T’oublies qu’au moment qu’on a reçu ces ordres, l’était pas question de bombe à bord, ni d’assassinat.

— Tout de même…

— De plus, en outre, faut pas oublier une chose : le mec qu’a sucré l’immeuble de la marquise, à Palmerde, est ici, puisque tu l’as vu monter sur le Thermos. S’il a voulu te nettoyer à terre, y’ a pas de raison qu’y renonçasse en mer ? Il est donc urgent de le démasquer.

— C’est juste, seulement ce ne sont pas les Chlag qui peuvent me renseigner à son propos.

— Biscotte ?

— Mais parce qu’il appartient à la bande qui a voulu tuer Yuchi.

— Justement, elle doit pouvoir nous indiquer ce que sont ses ennemis. C’ serait un grand pas en avant.

J’ hoche la tête.

— Non, attendons.

— Qu’on soye déguisé en chair à poissons ?

— La situation va peut-être évoluer.

— Si elle évolue dans les airs, tu l’auras cherché, Mec. Quand y’ a le feu, on prévient les pompelards, on n’attend pas qu’il pleut.

Justement, Yuchi se la radine, flanquée de son grand vilain. Elle est en petite tenue de plage, dans les teintes corail et Césarin s’est mis en verdâtre, ce qui le fait ressembler ce matin à un poireau plutôt qu’à un navet. En tout cas, il garde son côté potager. J’ sais pas s’il y a moisi longtemps, en prison, en tout cas, sa mine blafarde tendrait à le faire croire.

— J’ai entendu parler d’un nouveau meurtre ? fait Yuchi.

— Non, là, il s’agit d’un accident dû à la maladresse d’une passagère qui voulait tirer le pigeon pour la première fois de sa vie.

Alors, Bérurier se penche sur moi. Il sent l’ail. De la veille.

— T’ es sûr certain qu’il s’agissait d’une maladresse, gars ?

Sa question se tortille jusqu’à devenir pointue comme une corne d’abondance. Elle plonge au fond de mon oreille et gagne, sans difficulté, ma vaste intelligence, laquelle ne s’éloigne jamais beaucoup des réalités environnantes.

J’essaie de revoir la scène, au ralenti. Le mironton accoudé au bastingage. Suffisant. Reprenant du poil de la bestiole à la vue de cette fille plus manche que lui.

Il se remettait à rouler les mécaniques, le Buffalo-foie, à chiquer les conseillers. Fausse indulgence, sourire protecteur. Bref, le tout vieux con authentique, sans failles, pouvant servir de prototype, de con-étalon. Et puis, vraoum ! La giclette de plomb dans la physionomie. Toute la sauce, tout le potage, en pleine gargoule. Poum ! De quoi lui gommer son sourire entendu. Lui perforer les conseils.

Pourquoi s’agirait-il d’un assassinat ?

Dunœud-gatoche, avec sa visière et ses gants de peau chochote, il ne pouvait gêner qu’un certain art de vivre. Y’ avait pas de quoi le tuer. Ou alors on tournerait au méchant carnage.

Bérurier cesse de se fourbir la poilucherie.

Il dit :

— Les aminches, figurez-vous qu’ j’ai une idée dont il m’est venue, c’ matin. Si vous voudriez, j’ v’ s’invite à une caviar-party dans ma cabine. On se pèle un brin, sur ce rafiot. Alors on va se réunir, quèques potes, pour dire de se sortir de l’environnement. Vous êtes partants ?

Les Chlag acceptent.

J’ignore où il veut en venir, le Gravos, mais je lui laisse dévider son câble. Il a parfois des initiatives heureuses…

Soudain, l’haut-jacteur se met à tonitruer, comme quoi on va passer devant le Mont Porthos, là que s’élève le monastère de Foumtonpolos où s’éduquent les popes Corne. Sur tribord, faut pas rater. Le barlu sirènera trois fois, pour saluer les popes, les prévenir qu’ils doivent déproser vite fait, vu qu’on passe, tout blanc, en battant pavillon français ; qu’ils doivent pas rater notre vue féerique. Un peu de la France, là, qui vient leur déambuler devant dans un sillage d’écume. Ça vaut le coup d’arrêter de popotiner un instant, non ?

Tu les verrais, les passagers sagères, ce rush ! Cette ruche !

Aux Kodaaaaak… dak !

Le touriste, tu comprends, c’est son Kodak qu’il suit. Dans la vie courante, il habite chez son auto, et en voyage, il suit son Kodak. Inséparables, ils sont. Je dis Kodak, c’est résumaire comme formule, je te passe le matériel, Canon, Baulieu, cellule incorporée, trépied, zoom, mon cul, toutim, grand angulaire de frais, diapo, kodachrome, flash, cache, zobanche, la kyrielle énorme, le barda monstre, la peau de mes rouleaux. Clic, clac, partout, en tout lieu. Je te crépite. Te capte. Vite, le temps de recharger. Réglage éclair. Clip clap ! Au 200 tième !

Ils ont leurs appareils à portée, toujours, les passagers sagères. Pas loin, dans les sacoches à bretelles. Qu’ hop ! sitôt qu’il y a du clic-clac possible, les v’là qui bondissent, comme pompiers sur leurs casques, au signal d’alerte. Kodak-Rolley, Machin, Chose, avec ma bite incorporée, je te dis. Déjà, en état d’inertie, quand le barlu fait juste que voguer, peinard, au soleil, ils mitraillent. N’importe qui, n’importe quoi, tout, avec frénésie. À çui qu’en flashe le plus. Des vieux, des jeunes, femmes, hommes, la cheminée, la piscine, la chaise longue, Riri en train de ronflouiller sur son transat la biroute dilatée, le buffet ! Ah, ça surtout : le buffet. La becte, avant qu’elle soye pillée, mutilée, fanée, engloutie par les voraces, quand elle pimpante sur sa nappe blanche : hors d’œuvre, gâteaux… En couleurs. Bocuse. Clic-clac ! Souvenirs. Merde, j’oubliais de filmer le baba ! Des fourmis du cliché ! Des termites de la pelloche ! Des fous ! Des Japonais ! Des endoffés. Je les déteste de toute la honte que m’insufflent leurs appareils. Mes appareils à deux fois ne se font pas connaître… Ah, les nœuds ! Ah, les éborgnés du Kodak ! Réglage, temps de pose, focal, matière focale !

Alors, tu parles, le Mont Porthos, l’effet que ça leur produit ! Si ça effervescente. Ils bondissent hors de l’eau, hors de leurs chaises, hors de leurs cocktails, hors de leurs gonds. Vite ! Chnell ! Kodak ! Kodak ! Au secours… Y’ a des tartes, prises au dépourvu, qui foncent à leurs cabines, bousculant tout, échevelés, hors d’haleine, perdant leurs godasses, leurs hémorroïdes, leur pognon, leur raison. Des guignols fous d’angoisse, morts de terreur à l’idée que le Mont Porthos va défiler, d’un instant t’ à l’autre, et qu’ils le filmeront peut-être pas, qu’il leur échappera. Qu’ils rentreront sans lui à la maison. Bredouilles de Mont Porthos. La honte ! La ruine. Le Kodak en berne ! L’objectif pantelant.

Le désespoir enfoncé comme un épieu dans la sacoche de l’attiraillerie. Panique générale. Branle-moi le combat. Les chaloupes à la merde ! Vite Porthos ! Saint Porthos du mont !

Comment le barlu bascule pas, je me demande. Toute la horde à tribord. Par paquets, caviardée contre le bastingue, les grands grimpés sur les petits, dessin de Dubout, d’essaim d’abeilles. Tiens, mon dard ! Clic-clac. Un bruit roulant. Ça domine le ronron des machines. La rumeur de la mer. Les clics et les claques. Les clacs du déclic. Et le ronflache des caméras. Parce que, le mont Porthos a beau être immobile, son monastère vachement statique, ils filment, ces archimandricons. Balaient le paysage comme des essuie-glaces balaient le pare-brise. Gauche droite, droite gauche, tout bien, rien rater. Zoom ! Avant, arrière… Un fracas de cigales en délire. Cliiiiic-claaaaac ! Ils vont nous faire chavirer, ces gueux. On va patapoufer dans la grande bleue, pour divertir les popes à leurs fenêtres, qui nous regardent battre pavillon tricolore ! Goinfrer les requins mignons qui parfois nous font un numéro de fliper à quèques encâblures. Ils voient la vie par un viseur d’objectif, un œilleton de caméra. Elle est cadrée, la vie, pour eux. Limitée d’un rectangle noir. Tout ce qui déborde du cadre est pas bon, à jeter, à dévivre. Clic-Clac ! Au Kodak ! Les compagnons de l’Instamatic. Les archers du téléobjectif. Il leur sert de sexe, le téléobjectif. Tu les verrais bandouiller fièrement, les cosaques du Kodak. Des bites grosses commak, ça leur fait ! C’est plus des hommes, c’est des zooms. N’ont plus de sexe. Seulement ces gros machins noirs, funèbres, pour emmagasiner des riens, des broutilles d’horizon, des instants d’à-quoi-bon. Ils chargent l’univers avec leurs Kodak. Montent à l’assaut, rangs serrés, un œil clos, l’index paré. Nettoyeurs de tranchée. Tout leur est bon. Ils souillent de la pellicule infatigablement. Provisions ! Pour l’hiver. Pour s’entrefaire chier à se passer leurs vacances après les déjeuners du dimanche, sur de pauvres écrans qui se gondolent de voir leurs tristes bouilles.

Je les entends déjà annoncer, le ton humide de rétrospective émotion : « Ça, c’est le mont Porthos. Regardez bien, en haut, on aperçoit deux popes qui se sodomisent. » Y’ aura des coudes dans le champ, parce qu’ils en jouent tous éperdument. Des trognons de Kodak. Des moignons de téléobjectifs. Des mains qui faisaient « adieu, adieu » aux moines. Et puis il y aura aussi ces roches grises qu’ambre le dur soleil de l’été méditerranéen. Le hardi monastère, cailloux sur fond de cailloux. Moi, ce que je regrette, confusément, à cette seconde, c’est de voyager sans Kodak. Je voudrais flasher un bon coup ce ramassis de cons. Tirer sur ce peloton d’exécution, faire un poster de ces postères pour l’offrir au musée de l’homme. Qu’on se rende enfin bien compte, un bon coup, de l’évolution de l’espèce depuis nos grands pères macaques.

On me cigogne l’épaule.

Je retourne.

C’est le commandant.

J’ai l’impression qu’il se fait des années à chaque minute qu’écoule, le Pacha. Il vieillit de trop de responsabilités. Il périclite de la pensarde. Lui, son job, c’est de driver des rafiots, assurer des navettes de vedettes, veiller que la cale reste bien sèche, faire de l’eau, du mazout, hisser les pavillons de ceci-cela en temps opportun. Les grandes besognes policières, il manque de vocation.

— Rejoignez-moi à ma cabine, il murmure.

Puis, demi-tour à droite, droite…

J’abandonne à pas lent tous ces dos bandouliés de Kodaks.

La Yuchi a réussi d’esbigner son escogriffe.

— Je meurs du besoin de toi, elle me chuchotte.

Allons, bon, v’là autre chose. Que je vais devoir remettre le couvert. Dis, c’est la haute-lonche sur le Thermos.

— À l’heure de la sieste, dans ma cabine ! lui fais-je.

Elle en paraît toute joyce. Moi, je devrais forcer sur les mets pimentés, il me semble. Du train où vont les réchauds de ces dames, je risque de mal soutenir le rythme.

* * *

Le commandant vient de s’en bourrer une.

Il tire sur sa bruyère à petits coup gargouilleurs. Ça sent bon l’Amsterdamer dans son appartement.

— La situation évolue, m’annonce-t-il.

— Vous avez trouvé la bombe ?

— Non, les recherches ont été absolument négatives. Par contre, je viens de recevoir des instructions de la compagnie, en accord avec le gouvernement. Je dois mettre le cap sur Kebotalkon immédiatement et y faire escale dans l’après-midi.

— Comment réagiront les terroristes ?

— Précisément, ce sont eux qui réclament ce changement d’itinéraire.

— Il n’est pas conforme à leurs premières instructions.

— Leurs desseins sont plus impénétrables que ceux de la Providence, soupire l’officier. Mais ce n’est pas tout.

Il arrache sa pipe d’entre ses dents et poursuit.

— Ils ont avancé l’heure de leur ultimatum. Celui-ci expire ce soir même à dix heures. S’ils ne sont pas en possession de la rançon, le Thermos sautera à ce moment-là.

— À quai ?

— Non, en pleine mer, car l’escale à Kebotalkon devra être réputée technique et ne pas durer plus de trois heures. Le laps de temps accordé par ces bandits se situe entre 15 et 18 heures.

Là-dessus, il se renquille la bouffarde entre les croqueuses et laisse flotter son amertume sur l’eau fangeuse de nos méditations, comme n’aurait pas manqué de l’écrire Chateaubriand.

Un qui phosphore à s’en émietter les cellules, mon ami, c’est ton aimable San-Antonio. Je procède à un survol en rase-vagues de la situation. Tour d’horizon complet. 360 degrés !

Et alors, ma décision est prise. Une sève neuve m’investit. Je me sens grandir, grandir, grandir… dans mon estime. L’énergie, c’est la baleine de parapluie de l’homme d’action. Un leurre. Quel leurre est-il ? Le Jules qui se donne l’illuse du pouvoir ; et perd de vue la seule philosophie qui lui soit possible, qui lui soit bonne : celle de la résignation. Car y’ a que ça de valable en ce monde, la résignation. Mais attention, pas celle penaude des martyrs. Que non pas ! Je cause de la résignation superbe de l’homme embarqué dans l’engrenage fou du destin et qui, ne pouvant espérer le contrôler, accepte avec grandeur l’inévitable : « Venez, la mort, vous êtes ici chez vous ! Provide, Providence, à ta guise, puisqu’il m’est impossible de m’opposer à tes décisions ou caprices. » Du dédain, tu comprends. On ne t’a laissé que le choix entre la peur et l’indifférence. Pour ta satisfaction personnelle, pour le bon renom de la maison Homme, opte pour l’indifférence, je te préconise. Travaille-la, installe-toi en elle. Qu’elle devienne altière. Saint-Cyr-les-gants-blancs qui fait école ! Oui, qu’on devienne les Saint-Cyriens de l’impossible-nul-n’est-tenu. En grande tenue. Bras d’honneur à l’appui. Tue-moi, je t’emmerde. Sourire aux lèvres. La force de l’impuissance. Toute sa grandeur âpre et sauvage, fils. La dégager de soi, la brandir haut. « Viens-y, Perdition. Approche, dislocatrice de ce qu’elle a créé. Regarde comme mes yeux te regardent. Comme ils ne cillent pas. Comme ma main tendue est parfaitement immobile. Comme mon pouls bat mesurément. Vois sur moi comme ton pouvoir est vain puisque je m’y résigne jusqu’à l’absolu. »

Ainsi pensait San-Antonio, sur ce bateau en péril, dans la fumée hollandaise du brave commandant dont la fille fait si bien l’amour. Oui, ainsi…

Et alors, je me dresse. Me faudrait une cape pour donner plus d’ampleur à mon geste, le transformer, si mince, en aile delta.

— Que comptez-vous faire, commandant ?

Question trop simple, trop banale, donc déroutante.

Il avoue d’ailleurs ne la point comprendre.

— Obéir aux instructions de la Compagnie ? je lui fais.

— Naturellement.

— N’êtes-vous pas le seul maître à bord ?

— Et alors ?

— Alors vous pouvez prendre les décisions que vous voulez, n’est-ce pas ?

— C’est vrai, mais…

— Mais vous avez charge d’âme, commandant. Et si vous obéissez aux ordres, à cause de vous, quelque huit cents personnes risquent de mourir dans les heures qui viennent.

— Je ne comprends pas.

Bon, il ne comprend pas. Comment lui en ferais-je le grief, moi qui commence tout juste à piger la motivation de tout ce circus ?

Je m’approche de lui, m’assois sur le coin de son petit bureau d’acajou pour le tenir dans la braise de mes yeux dominateurs.

— Commandant, dans cette affaire, quelque chose m’a surpris : l’énormité de la rançon demandée, et le fait qu’elle ne s’assortisse pas d’autres revendications telles que : libération de prisonniers, remise de documents, etc… comme il est d’usage. En fait, les terroristes savent pertinemment que le gouvernement français ne donnera pas cette somme.

Cette fois, il a posé sa pipe, le Pacha.

Et bientôt ce sera sa chique.

Il me suit, fasciné par l’intensité de ma voix.

— Alors ? balbutie-t-il.

— Je ne vois pas encore le but recherché. Mais ce que je crois, c’est que ce bateau sautera. C’est là, la finalité de l’opération. Il sautera ! À moins que nous ne parvenions à dénouer à temps ce sac d’embrouilles.

— Mais qui peut vous laisser croire…

— Mon instinct, commandant. Bête à dire ? Pas convaincant ? Et pourtant c’est ainsi : mon instinct seulement. Mon sixième sens de flic confronté déjà à une foule de casse-têtes et que son flair n’a jamais trompé. Il m’arrive de ne pas en avoir. Il ne m’est pas encore arrivé d’être induit en erreur par cette notion de l’événement qui fait qu’on est ou non un véritable poulet.

— Mais, si le but recherché est la perte de ce bateau, il suffisait de le faire sauter, purement et simplement, sans alerter le gouvernement !

— Je n’en disconviens pas, commandant. Aussi renoncé-je à formuler une hypothèse pour l’instant. Ce que je veux vous dire, c’est ceci : « Pour l’instant, la bombe n’est pas à bord. Mais l’un des cerveaux de l’organisation, lui, par contre s’y trouve. Tout a été merveilleusement manigancé ! Dans un premier temps : l’ultimatum. Une bombe à bord. Vous passez le bateau au peigne fin. Résultat négatif. Second temps, un avion d’Air France explose, prouvant de façon aussi tragique… qu’éclatante, que nous n’avons pas affaire à des bluffeurs. Troisième temps, enfin, on vous ordonne une escale surprise. Très courte. Savez-vous pourquoi ? Pour placer la bombe à bord d’un bateau qu’on a déjà fouillé, et pour permettre au type de l’organisation de se tirer avant le patacaisse. Alors moi, commissaire San-Antonio, je vous dis ceci, commandant : n’obéissez pas aux instructions de votre compagnie. Continuez votre route. Tant que nous serons en mer, nous ne craindrons rien !

Il y a un temps.

Pas mort, crois-le bien.

L’officier soupire :

— Et si vous vous trompez ? Et si la bombe est déjà à bord ? Et si ces gens la font sauter en constatant que nous ne nous soumettons pas à leur injonction ?

J’opine.

Grosse comme ça.

— Commandant, tout est question d’appréciation dans la vie. Quand un médecin détecte un cancer chez un malade, il peut soit l’opérer, soit lui donner de la morphine. En obéissant à ces canailles, vous optez pour la morphine.

— Je vais réfléchir…

— Pas trop longtemps, de grâce.

Et à ce moment-là, très précis, la porte s’écarte, et la gentille Martine se pointe. Tout sourire. Bien radieuse. Resplendissante. Ensoleillée de partout, particulièrement des cuisses.

Le visage au papa, par contagion, s’éclaire.

Il rit :

— Je ne vous présente pas…

Je salue la douce enfant dont le regard brasille en m’apercevant. On s’en serre cinq (chacun), très sport, façon copains-copains.

Le téléphone clapoutaille.

— Allô ? que demande le Pacha.

Il écoute.

— Bon, j’arrive !

— Le radio, me dit-il… Vous voulez bien m’attendre ici ?

Et il sort.

La Martine (et non pas Lamartine) se lève précipitamment en disant :

— Faisons vite !

— Faire quoi ? je m’étonne.

Je t’ai dit qu’elle portait un short blanc ?

Non ? Ben elle en porte un.

Pas pour longtemps. Un coup de fermeture éclair : craaaaaaaac.

Un simple bouton. Le short lui tombe sur les pinceaux. En dessous, elle a un slip si mignon que tu le lui rachèterais à prix d’or pour t’en faire une pochette. Dans les tons bis, et tout menu, mousseux, en fausse dentelle.

Alors, tu sais quoi ?

Ah, non, je te jure, on va finir par se faire censurer. Le ministre de l’Intérieur serait pas aussi bienveillant avec ma pomme, recta, mes potes libraires allaient devoir me vendre en catiminette dans leurs gogues, avec obligation d’actionner la chasse et de m’emballer dans du faf à train. Mais brèfle, oui, bon, passons l’outre. Comportons comme si ta bite était tabou, et ton bout où t’habite (faut me permettre ces petites vidanges de sécurité, elles me mettent le cœur en fête). Alors, oui, très bien, je te dis tout très parfaitement, sans rien omettre, vérité véritas ! La môme, dont les desseins se dessinent nettement, tu penses peut-être qu’elle envoie son slip à dame, comme le short ? Eh ben t’as perdu, Saucisse ! Foin de tout cela. Ce qu’elle fait, elle m’approche, me décapsule Popof, lequel, héroïque malgré son surmenage, est solide comme la garde de fer du regretté Führer. D’ailleurs il est casqué tout pareil que ces beaux guerriers à têtes d’aigle et de nœud, Popof. La nuque bien protégée, si tu vois ce que je veux dire ? Altier faut voir comme. Un garde-à-vous impressionnant. Que pas un muscle de son beau visage à la Massu ne bouge. Du braque ès-qualité. Magnifique. Net. On en mangerait. On en mange. Juste pour dire de l’onctuer un brin. Qu’il fasse son plongeon sans bavure.

Elle me le chouchoute avec amour, Martine. Délicatesse. Admiration, là, je le dis. Admiration très vive. C’est pas dans ses écoles qu’elle a dégauchi de la membrane de cette comportance.

Certes, tu trouves du chibre de belle tenue en Faculté. Mais qu’a pas encore eu le temps de s’aguerrir, tu comprends ? S’il mature pas convenablement, le braque connaît pas son plein épanouissement. Même les plus doués, les mieux proportionnés, les plus impétueux, sans l’expérience, sans des kilomètres de va et vient, ils conservent un peu de cette indécision, de cette fragilité qui ne conduit pas aux beaux exploits. À preuve, les biquettes sont pas dingues. Quand elles veulent vraiment y aller à la reluisance bien splendide, c’est vers les messieurs à carat qu’elles se tournent. Un zobanche, camarade, doit avoir arpenté moult frifris pour s’endurcir, parvenir au point d’apothéose. Il a dû se faire jouer des chiées et des chiées de solos. Visiter des troupeaux de joufflus, connaître des merluches de tous âges, toutes tailles. Faut qu’il aye vécu son vis, quoi ! Fait sa place, non pas au soleil, mais dans les ténèbres les plus suaves. Qu’il sache se contrôler. Que son changement de vitesse soit parfaitement rodé, son embrayage moelleux. Tout ça, tu penses que la fifille au commandant a eu l’occasion d’y méditer, depuis le dernier minuit, que je lui ai rivé ses sarcasmes dans l’ogne.

Alors, elle part en fougue.

Mon idée, cette gonzesse, c’est qu’elle pratique l’équitation. Je m’en gaffe à son manège. La manière amazonesque qu’elle m’enfourche. Voltige. Lui faut pas dix secondes, pour tirer l’entre deux de son gentil slip sur le côté, se dégager la crinière, et poum, s’installer commodément autour de moi. Et alors, tu repasseras pour le trot anglais ! Véry fabulous ! À dada, youp, youp, youp, youp ! Promenade dans la forêt viennoise, tralilala lala lala… Cette idée d’avoir conservé sa culotte ! Bon, pas mauvaise à priori. L’invention est toujours dans le détail. C’est le gadget amusant, quoi. Le petit truc qui se rajoute au grand et te compucte la gamberge juste à l’endroit où les pensées tournent en vaseline. Au début, je suis d’accord. D’autant qu’elle fait tout le boulot, Ninette. Youp, youp ! Tu la verrais, le buste en avant. Sa joue, contre la mienne, devient brûlante. Son souffle s’accélère. Mais mézigue, il se met à me faire chauffer la durite, le slipinge à miss Fille à papacha. Surtout à cette allure. Tu veux parier qu’elle va me le tronçonner ? J’attends pas de sentir le brûlé pour intervenir. D’une détente, je la soulève. D’une main brutale je lui fais sauter la fâcheuse bande d’étoffe. À présent, elle peut reprendre le cours de ses hardiesses, Martine. Piquer de mes deux, au galop. Fantasia échevelée. Poum ! Poum ! Dedieu, cette virtuosité. Ce rythme endiablé. Triple galop, parole !

Elle m’happe dans un tourbillon. Je me sens comme un morceau de lettre d’amour dans une cuvette de chiotte au moment qu’on actionne la chasse pour faire disparaître au pays des étrons les « … qui t’adore à en mourir ». Je tourneboule, tournoie. Quitte ma chaise en demeurant accroupi. Danse russe. Battez des mains, tout le monde. Encouragez bien fort le San-A. Na nana nana nana nanèèère… Tovarich ! Nitchevo ! Vodka ! Je tourne. La baise en toupie ! Merci Tatan, merci Toton ! Qu’est-ce qui me prend, ces amours giratoires, dis donc ? La première fois. À toute vibure. Valse folle. Et ces mouvements conjugués, mon gamin ! Elle a noué ses jambes dans mon dos. Moi je lui cramponne les miches. Je la ramène à moi, la force centrifuge ayant tendance, comme toujours, cette vache, à l’en éloigner. Nous avons donc deux mouvement opposés, l’un constitué par une loi physique, l’autre par un rut qui ne l’est pas moins ; et qui deviennent complémentaires. Je tourne. La cabine tourne. Jamais, aux championnats du monde de patinage, personne n’a réussi un tel exploit. La cabine est une roue en folie. Les meubles me passent devant la vue. Hallucinants. Les gravures marines fixées aux cloisons. Voiliers. Brick-goélette. Ça tourne, défile, revient, s’emballe. Rapproche. Éloigne. Je vais tomber. Me rattrape. Embarde, récupère. Tourne plus fort. Elle crie, la Martine. Prend son fade, son Lac ! Moi, dans ma ronde effrénée, je distingue la porte qui s’ouvre. Un jeune marin, maillot rayé, pompon… Sidéré. Il regarde. Tarde à comprendre. Je tourne : marin, plus de marin, re-marin, romarin, plus de marin… Marin… Il a relourdé. Il abaisse le trapon de son futal de débarquement. Dégaine sa camarade zézette et se met à lui faire le ménage, façon ouistiti. Rapidos. À l’emportée… Marin, plus de marin. Valse, valse ! La folie tourneuse, je lui ramone le derviche pour des millénaires à Martine. J’en crèverai de fatigue. Après ma seringuée, me coucherai en rond sur le tapis. Pour dormir, récupérer. Je voudrais devenir ensuite de ça un escargot en hibernation. M’obstruer le mollusque pendant des mois. Cent pieds sous terre.

Et le petit mataf qui se dépollue la coquillette aussi vite que moi je tourne, embarqué par mon mouvement démentiel. Il s’écope les aumônières en force. L’énergie farouche. Surpuissant. Ça urge. Martine repart au panard. Une gonzesse, la plupart du temps, si tu la poursuit après la première envolée, elle remet le couvert à fréquence de plus en plus rapprochée. Si bien qu’elle mayonnaise en morse. Elle fait du pointillisme glandulaire. Moi j’y vais brusquement, dans une mourance extraordinaire. Cet impact ! Elle en a un instant d’effroi, la gosse. Tellement elle est violente ma déflagration. L’appel d’air, dis donc, manque la renverser. Les cannes fauchées, je ploie sous l’extase, la charge, la décharge.

Tombe à genoux. Puis sur le côté.

Ma partenaire dételle.

Je ferme les yeux, respire trois grands coups, à la file. Puis me redresse.

Le jeune mataf, un petit rougeaud à tête ronde, est en train de réparer son outrage à la moquette, d’une semelle qui paraît confondre foutre et mégots.

— C’est à quel sujet ? haleté-je.

Il bredouille.

— Le commandant demande comme ça que vous alliez le rejoindre chez le radio.

Puis, s’apercevant qu’il a laissé sa soute ouverte, il se rajuste en reniflant.

Je parviens à me mettre debout, mais comme le ferait un homme qui vient de dévaler sur le dos le perron du Sacré Cœur.

Martine essaie de se refaire une santé.

Enfin, tu vois, la vie reprend, doucettement.

Le petit marin se racle le gosier et murmure :

— Je peux vous demander quèque chose, m’sieur ?

— Mais, naturellement, mon garçon. De quoi s’agite-t-il ?

Il marque un ultime temps de timidité avant de se décider :

— Je voudrais qu’ vous m’ disiez, ça, là, t’ t’ à l’heure, maintenant quoi, comment t’est-ce vous y arrivez ?

Je me passe les mains sur les hanches, pour essayer de les désendolorir.

— Ça, mon petit gars, je serais bien incapable de le dire… Ce sont des trucs qui vous viennent comme ça, machinalement…

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