Les hommes sont pareils aux poissons. Quand y a un boum quelque part, ils commencent par se tailler. Et puis, très vite reviennent mater les conséquences, contrôler les dégâts, en espérant confusément une resucée de danger, bien faiblarde, qui les auréolera héros sans pour autant les mettre en péril.
Ainsi, en gravissant les marches, on s’heurte à des mecs qui s’hasardent à redescendre. Comme on s’est mutuellement époussetés, Yuchi and moi, et qu’on n’a rien de commun avec des extra-terrestres ou des revenants, ils ne nous prennent pas garde ; si bien que nous sortons peinards des catacombes.
Une place torride, pas grande, avec une église, une station d’essence, quelques taxis aux portières béantes dont les chauffeurs roupillent, accroupis côté ombre. C’est vers l’un d’eux que nous nous dirigeons.
J’aide ma petite potesse à grimper, m’installe auprès.
— Je suppose que vous avez envie de regagner votre bateau, ma douceur ?
Elle opine énergiquement.
Tu parles qu’elle se sentira davantage en sécurité au bord de la piscine du Thermos que dans les venelles de Palerme, bourrées de méchants sulfateurs.
Informé de nos désirs, le chauffeur opère une magistrale décarade en larguant un nuage d’huile si épais que, depuis la planète Mars, on doit croire à des essais atomiques en Méditerranée.
Yuchi prend ma main, posée sur la banquette de velours râpée.
— Ne serait-il pas préférable que nous nous rendions à la police ? demande-t-elle. Ce meurtre, cette poursuite…
J’acquiesce.
— Certes, seulement adieu votre croisière ; on vous gardera ici comme témoin, et aussi pour les reconstitutions.
L’argument la trouble.
— Vraiment ?
— Ben, réfléchissez. Nous sommes dans un pays civilisé, malgré les mœurs bizarres de certaines gens. Cela dit, il serait évidemment de notre devoir de…
Elle m’interrompt.
— Ce serait affreux, à cause de mon mari.
— Vous êtes mariée ?
— Oui. Mon époux souffrait de la gorge, alors il est resté à bord. Si je ne réapparais pas, ça va faire tout un drame. En outre, s’il apprend que je me trouvais avec un monsieur inconnu dans cette calèche et ce que j’y faisais au moment du drame…
J’opine (une fois de plus).
— Cas de force majeure, donc on s’écrase. Savez-vous à quoi je pense ?
— Dites…
— Il reste de la place à bord de votre putain de barlu ?
— J’ai l’impression qu’il est loin d’être plein.
— En ce cas j’ai bien envie de choper votre croisière en marche.
Ça paraît la ravir.
— Ce serait une bonne idée, d’ailleurs elle ne fait que débuter. Vraiment, vous pouvez ?
— Je venais juste d’atterrir à Palerme, mes valises ne sont même pas défaites… Le temps de faire une réservation au bureau de la Compagnie… À propos, vous êtes à quel pont ?
— Salon.
— O.K. Je vous dépose au quai et je m’occupe de mon propre embarquement.
Un bout de silence s’effiloche. Le conducteur se croit à Monza et fonce comme une colique dans les rues de Palerme.
— Selon vous, c’est quoi, cette histoire ? demande Yuchi.
Je me gratte la pointe avancée du pif, ce qui est drôlement éloquent pour un qui emploie couramment le langage dubitatif.
— Mystère. Peut-être un coup de la maffia. Peut-être un attentat terroriste. Peut-être une vengeance à l’endroit du cocher… Peut-être encore nous a-t-on pris pour quelqu’un d’autre, vous ou moi…
— C’est effarant, non ?
— Et plus que ça encore.
On déboule à la gare maritime. Le Thermos, tout blanc, bien repeint, a bonne allure, avec son pavillon français aux fesses, ses oriflammes multicolores qui montent à l’assaut de sa cheminée crachouillante, ses hublots dans lesquels joue le soleil, et puis tous ses passagers en petite tenue, accoudés au bastingage. J’en avise un, justement, près du bar de la plage arrière, un gros, énorme, avec un bermuda rouge et une chemisette verte déboutonnée qui contemple la ville en sirotant un long drink. Soudain, un filet d’ambre part de la rambarde où il s’appuie et vient chuter en mousseuse cascade sur les pierres brûlantes du môle : Bérurier qui pisse depuis le pont du Grill.
Malgré la distance, nos regards se croisent. Il a un rictus, une mimique canaille. J’escorte Yuchi jusqu’à la passerelle du premier étage qui relie la gare maritime au pont Information.
Elle a une pression de main discrète.
— Faites vite les formalités, chéri, j’ai hâte que vous veniez me rejoindre. Une fois en pleine mer, nous oublierons ce cauchemar, n’est-ce pas ?
— Je l’espère.
Je la regarde pénétrer à l’intérieur de l’énorme bateau, qui, si près du vaste bâtiment de la gare, ressemble à un immeuble encore plus grand.
Dans le fort de mon intérieur, je m’amuse.
Les formalités, chérie ? Y’ a lurette qu’elles sont faites et mes bagages se trouvent déjà à bord.
T’es content ? Ça va comme tu veux ? Je te la coupe, hein ? Tu sais bien qu’avec le Santonio faut s’attendre à tout.
Et au reste.
Je redescends à mon bahut. Pour la crédibilité de la suite, je ne dois pas monter à bord avant plusieurs heures.
Le conducteur attend mes ordres en engueulant un collègue qui vient d’effleurer son aile arrière droite de son aile avant gauche. Il lui dit qu’il ressemble à un tas de merde, qu’un rat décomposé est plus appétissant que lui, que sa sœur est une pute vérolée dont un chien malade ne voudrait plus, et que si sa mère tentait de déterminer qui est son père, elle serait obligée de contrôler le groupe sanguin de deux régiments de bersagliers.
Pendant que ces messieurs échangent ces aimables considérations, je me tâte sur la conduite à me tenir. Je n’avais pas faim dans l’avion qui m’a amené à Palerme, aussi n’ai-je pas becqueté depuis hier. Le zig à jeun qui vient de larguer deux mignonnes crampes, crois-moi, il a besoin de se ravaler les parois stomacales.
— Emmenez-moi à Mondello, dis-je à mon chauffeur, profitant de ce qu’un paroxysme d’insultage lui ôte le souffle.
Là-haut, le camarade Béru a fini de licebroquer en douce. Il m’adresse, mine de rien, un imperceptible signe de la main.
Mondello est une aimable station balnéaire, pleine d’hôtels, de restaurants à poissons frais, de barques de pêche colorées et de gens braillards.
Une sorte de Saint-Tropez au rabais.
Comme mon conducteur vire à droite, pour aller chercher la route qui y mène, magine-toi qu’une bagnole de police s’annonce à toute vibure, son phare tournant et sa sirène en action, pour la grande joie populacière. Elle nous coupe délibérément la route et trois policiers en uniforme, beaux comme des dieux, en jaillissent, qui se précipitent sur notre voiture. L’un d’eux est pourvu d’une charmante mitraillette. Ils crient quelque chose au conducteur du taxi, ouvrent les portières arrière et m’intiment de descendre. Sur le moment, je me dis qu’il s’agit peut-être de faux poulets et que ce sont nos poursuivants des catacombes qui usent d’une feinte pour m’arquepincer. Mais je suis trop rompu aux mœurs policières pour douter longtemps de la réalité de leurs fonctions. Tout poulaga a des manières, des tics, une odeur caractéristiques que seul ce métier transmet à ses membres. Voilà qui me rassure quelque peu, sans pour autant juguler la consternation qui m’empare. Dans quelques heures, le Thermos va appareiller et j’aurai le bonjour pour ce qui est de mon turbin. Car tu penses bien que ça n’est pas leur petit doigt qui a chuchoté aux bourdilles palermois que je circulais dans ce taxi précis et où se trouvait ce taxi. Les gars de la bande nous auront retapissés à notre sortie des catacombes, suivis et signalés à la police. Sans doute m’accusent-ils d’avoir refroidi le cocher et les gars de la ruelle (pour ces derniers c’est vrai). Les formalités seront longues, tortueuses, compliquées. Bref, je l’ai dans l’œuf, et j’en sais un, à Paname, qui va piquer sa rogne des grandes circonstances.
— Suivez-nous, et pas un geste sinon on vous abat comme un chien ! me récite le sous-officier commandant le détachement, en articulant bien car cette phrase figure à la page 43 de son manuel et il l’a apprise par cœur en même temps que d’autres formules de première nécessité.
Je les suis. Il me font monter à l’arrière de leur grosse Fiat noire en compagnie du mitrailleur, et on démarre en trombe, dans un tintamarre dantesque de sirènes et de cris poussés par la populace illico rassemblée.
Un Rital au volant, tu sais que ça fonce plus vite qu’un peloton de limaces dans le Galibier ! Mais alors, lorsque, de surcroît, ce Rital est flic et qu’il dispose d’une sirène, tu peux espérer que rien dès lors ne le stoppe, pas plus les feux rouges que les carrefours encombrés. Il bombe à tout va, grimpe les trottoirs, bouscule les piétons, fait des tête-à-queue aux bagnoles civiles, descend les escaliers, renverse les voiturettes, roule sur les pieds des paralytiques, écosse les arbres, éventre les grilles, saute les caniveaux, ne tient pas compte, ignore, refuse, méprise, traverse, fend, disloque, éclabousse, défonce, refoule, va et va toujours plus vite, ignorant son frein, la priorité, autrui, le danger, les femmes, les vieillards, les enfants, les monticules, les trous, les boîtes à vitesses, les jantes ; porté par sa sirène, dopé, survolté par elle, ivre d’elle ; insoumis, triomphal, vainqueur de tout.
Et pourtant, oui, pourtant, une seule chose a raison de cette envolée. Une seule chose est susceptible d’amener son pied sur la pédale centrale du plancher et de la lui faire enfoncer. Une seule chose : un enterrement. Au moment où, bringuebalé jusqu’à la perte de conscience, le crâne bosselé par le toit de la bagnole, je commence à bicher mal au cœur qu’à force, oui, juste à ce moment-là, un convoi funéraire coupe notre route.
Le chauffeur sacrifie quatre centimètres de ses pneumatiques dans un seul coup de frein, et coupe sa sirène. Après quoi, ces messieurs, dans un même geste, ôtent leurs kibours. Y compris mon petit ami à la mitraillette.
Ce que voyant, moi, dans un mouvement irréfléchi, et profitant de ce qu’ils ne m’ont pas passé les menottes, je délourde prestement la portière de mon côté et m’élance à l’extérieur.
Ce sprint, mes louloutes ! Je cabriole sur le trottoir, parmi la foule. Écartant ceux de devant pour aller plus vite, bondissant gauche droite, droite gauche…
Y’ a une vraie meute brusquement à mes chausses. Tu penses que mes petits confrères siciliens ne sont pas des lourdauds obligés de se faire un dessin au tableau noir pour piger le tour que je viens de leur jouer. Ah que nenni. Et ils sont souples, les bougres ! Véloces autant, voire davantage, que moi. Ils se déploient en éventail. Un qui court sur la chaussée, pour aller plus vite, pas me perdre de vue, en sifflant comme un arbitre du rugby. Je sens qu’ils me gagnent du terrain. Et puis, en face, d’autres s’annoncent au tout grand galop pour me sectionner la retraite.
Moi, je me traite de tous les noms pour ce geste dingue. Faut vraiment avoir de la crème à raser sous la coquille pour se comporter de la sorte, quoi, merde ! Un vrai gamin ! C’est pas tout de suite que je pourrai les convaincre de ma bonne foi, les collègues italoches, après un tel numéro. L’étau se resserre, comme ils disent dans les livres.
Une impasse.
Avec au fond, un restaurant charmant dont la terrasse s’entoure de plantes grimpantes et de fleurs.
J’y fonce, ma route se trouvant coupée par les flics qui surgissent à ma rencontre. Piège à rats ? Sans doute…
Des serveurs en limouille dressent les couverts. Ils sursautent en voyant la meute de poulets et de volontaires sur mes talons. Font front, avec des couteaux de table. Alors je les esquive et me lance dans une allée en pierre de taille de belle taille dont les portes vitrées sont grandes ouvertes. Un escalier de marbre… Zou ! Chargez ! Ça va finir sur le toit, cette aventure, comme, dans tous les polars quand un fugitif se rabat dans un immeuble. Ou bien dans une chambre de bonne. En général, la petite bonne, séduite par une galoche expresse et tes yeux de velours, te cache sous son plumard et prétend qu’elle n’a rien vu.
On verra bien…
C’est de la crèche de luxe. Un appartement par palier. Et quel ! Double lourde moulurée, flanquée de lanternes de cuivre. Y’ a des statues entre les étages. Façon romaines. Des Apollon en position de réflexion. Des déesses chasseresses, véry gracious. Des angelots ailés.
Comme je parviens au troisième étage, une porte s’écarte et un visage de fouine paraît, clignoteur. Celui d’une vêtuste servante en uniforme de servante, noir et blanc, petit bonnet de dentelle empesée. Elle a au moins mille ans, cette personne. Le bruit qui lui a alerté l’attention pendant qu’elle plumeautait les bibelots du salon. Elle me voit, se pose des questions auxquelles j’apporte une rude réponse en achevant de délourder d’un coup d’épaule qui envoie le fossile valdinguer. J’entre, referme. Chaîne de sécurité. Toujours ça.
Le petite vioquarde gît les quatre fers en l’air sur un tapis fort heureusement épais.
Une autre dame déboule du fond de l’appartement. Grande, massive, pimpante, coiffée comme en 1928 (ou 29, faudra vérifier sur des « Illustrations » de l’époque).
Avec une poitrine qui la précède de quatre-vingts centimètres, abondamment garnie de perlouzes et des boucles d’oreille qui font greli-grelin quand elle marche.
— Eh bien ! Eh bien ! qu’arrive-t-il ? exclame-t-elle.
Moi, dans une telle position, faut jouer le jeu, hein ? Je me souviens de mon revolver et le lui montre.
Tu crois que ça l’affecte, cette Tour de Nesle ?
Du tout.
— Seriez-vous un gangster, jeune homme ? elle me demande.
À ce moment-là, la cavalcade croît dans l’escalier. La petite vieille renversée chougne dans ses jupailles. Je cours la relever, la traîne au salon en refoulant ma grande cavale aux grands airs.
— Madame, chuchoté-je à cette dernière, je suis un homme poursuivi par la police et qui peut commettre de grands malheurs si on ne l’aide pas. D’une seconde à l’autre on va carillonner à votre porte. Vous irez ouvrir…
Elle m’interrompt, le masque révulsé.
— Moi, aller ouvrir ? La marquise da Galeotto a Marinaro ! Vous plaisantez, mon garçon !
— Vous irez tout de même ouvrir, belle marquise, pour m’empêcher de commettre des choses irréparables ; vous savez que le sang part très mal des tapis ?
Elle a un léger sursaut.
— Vous avez dit « belle » marquise ?
— Je crois.
— Pourquoi ?
Je devine que cette dame est une originale qui considère la vie sous son angle à elle qui n’est pas celui de tout le monde.
— Mais parce que vous êtes belle, madame. À coup sûr l’une des plus sublimes personnes qu’il m’ait été donné de rencontrer au cours de ma vie aventureuse.
Là-dessus, on sonne.
J’applique mon feu sur la nuque de la servante.
— Madame, allez ouvrir, et songez qu’un mot, un signe malheureux, vous priveraient des services de cette digne personne dont les forces ne sont plus ce qu’elles furent, mais qui peut encore vous rendre de menus services. Songez aussi, poursuis-je, alors que retentit le second coup de sonnette impatienté, que je défendrai chèrement ma liberté, ce qui causerait le massacre des merveilles qui nous entourent et dont tout me porte à croire qu’elles sont la conséquence d’héritages glorieux.
Troisième drelin-drelin.
— Vite, Madame, vous êtes trop belle pour me décevoir !
C’est le coup de pétard du starter.
Elle fonce à la porte. Je plaque ma paluche sur la bouche concave de la sans-dentenaire et me dissimule avec mon otage derrière une tenture comme dans une pièce du vieux répertoire, pleine de traîtres, de poison et de coups de théâtre durement assenés.
Je perçois des parlementations. Gloussements frivoles de la marquise, qui dénègue à tout berzingue, je le comprends à son ton. Au bout d’un minuscule instant, la v’là qui revient, belle comme une jument de parade, caracolante, pomponnée. Cette chère grande dame est allée se recrépir la façade en vitesse avant de me réapparaître. L’on dirait Madame Marie Marquet, en plus jeune. Son autorité en impose.
— Laissez donc cette pauvre Anna tranquille, mon garçon. Elle se tiendra coite si je le lui demande.
Et, à sa servante :
— Bonne nounou, va te reposer après cette émotion ; ce jeune homme, malgré ses menaces et son vilain revolver, a bonne tournure et je me charge de lui. Pas un mot sur sa présence ici, sinon je te mets à l’asile, tu m’as compris, dis, sorcière ?
La basse vieillarde opine et trotte menu jusqu’à sa niche.
— Elle retombe en enfance sans jamais avoir été vraiment adulte, commente mon hôtesse, insouciante et radieuse.
Marrante bonne femme. Une quarantaine solidement établie, fumante, un peu braque. Pardon : trrrrès braque. Sensuelle à sa manière, c’est-à-dire que sa sensualité passe par le crible de sa louftinguerie.
— Vous boirez bien un doigt de porto histoire de vous remettre de vos émotions ? propose cette étrange personne.
— Volontiers.
— En ce cas, servez-le-nous, mon ami. Tout est dans cette desserte. Pour moi ce sera du blanc, il est moins sirupeux.
Et elle se laisse choir dans un sofa moelleux, relève sa robe pour plus commodément croiser les jambes qu’elle a fort belles d’ailleurs.
Je trouve verres et boutanches, verse des rasades raisonnables qui font tiquer ma protectrice.
— Que diantre, beau jeune homme, me prenez-vous pour une pucelle ? Quand je bois, je bois, moi ! Foin des mondanités, remplissez-moi ces verres et ne remisez pas encore les flacons ; j’aime à ne pas les perdre de vue pendant que je déguste, rien n’est plus triste que de vider un verre en sachant qu’il ne vous sera pas rempli.
Elle me porte un toast que je lui rends avec feu.
Elle boit.
Clape de la langue comme on ne le fait pas dans son monde, ni même dans le mien.
— Alors, assassin ? me demande-t-elle.
— Pire, madame. Policier !
Ses sourcils se joignent pour l’incompréhension.
— Plaisanteriez-vous ?
Je lui montre ma carte.
— Lisez-vous le français ?
Elle hennit.
— Et il est français, l’amour ! Venez vous asseoir près de moi.
J’obéis. Elle se parfume avec un arrosoir, la marquise, et son truc, elle l’achète ni chez Rochas ni chez Guerlin. Je lui résume sommairement mes avatars de l’après-midi, du moins l’essentiel. Seulement elle est de ces gens préoccupés d’eux-mêmes qui ne s’intéressent qu’aux questions qu’ils posent et non aux réponses qu’on leur fait. Elle ne m’écoute pas. Me regarde avec une avidité qui, tu me croiras si ça te fait plaisir, sinon t’iras ramasser des fraises, m’intimide pour de bon.
— Vous vivez seule avec cette vénérable servante, madame ? demandé-je, laissant quimper mes malheurs pour m’intéresser à sa quiétude.
— Oui, mon garçon, exactement.
— Seriez-vous veuve ?
— Non, Galeotto a Marinaro vit toujours et sans doute, présentement, doit-il essayer une martingale de plus au casino de Monte-Carlo. Le jeu est sa passion depuis que nous sommes séparés. Il m’a quitté trois jours après notre mariage.
— Le monstre ! crois-je bon de placer.
Elle sourit, mansuète toute pleine.
— Que non ! Le pauvre marquis avait quelque excuse, m’ayant trouvé au lendemain de notre mariage dans les bras du portier de notre hôtel, le surlendemain dans ceux du liftier, et le troisième en train de sucer le sexe du garçon d’étage, un amour de dadais acnéen de nationalité hollandaise. Car j’étais nymphomane, mon bon. C’est une maladie dont on ne guérit pas, heureusement. À présent que j’ai doublé l’âge que j’avais à cette époque, on appelle cela d’un autre nom, bien sûr. En tout état de cause, depuis ma puberté, et même avant, je suis une roulure de grand style. Vous allez vous en rendre compte sitôt que vous aurez ôté votre pantalon et moi ma culotte, laquelle est noire et à froufrous comme vous pouvez le constater, conclut-elle en se troussant très haut.
Cette agression délibérée me terrifie.
— Mais, madame, je…
— Vous êtes beau, français de surcroît, viril, je le vois à vos yeux, à vos lèvres, à vos mains, et de plus en danger. Ce sont là des conditions suffisantes pour que vous me fassiez passer un moment de qualité, en remerciement de ma coopération. Depuis ce matin, je n’ai pas fait l’amour, mon ami, et c’était avec un crétin de livreur qui vous éjaculait contre dès qu’on le prenait… par les sentiments.
Paniqué, j’implore grâce.
— Mais, madame la marquise, moi je l’ai fait deux fois cet après-midi, et fort intensément…
Elle applaudit.
— Bravo ! La troisième fois consécutive est toujour la plus intense. La mieux venue. Elle comporte quelque chose de pathétique. On approche l’absolu. Celles qui suivent ne sont plus que des petits réflexes organiques, peu nourris.
— Croyez, madame, que ce serait avec beaucoup de tout ce qu’il y a de volontiers, si les circonstances…
— Mais elles ne peuvent être plus favorables, mon bon. Nous sommes seuls. Je suis en rut, et vous avez déjà affuté vos sens. Nous allons connaître quelque chose d’inoubliable. Vous pensez : français comme vous êtes, et salope comme je suis, ce serait un comble que nous nous rations. Allons, allons, déshabillez-vous.
Et comme je n’obtempère pas, elle murmure, perfide.
— Préféreriez-vous que j’appelle au secours ?
Le comble, non ?
Le fin des fins.
Une gonzesse qui appelle au secours si on ne la viole pas ! Ah ben ça… J’en ai vu des biscornues du bulbe, des surchauffées du baigneur, des exaltées de la glandoche, mais des comme la marquise, jamais. « Bon, me dis-je, in petto, après tout… »
Tu comprends, je ne suis pas à ÇA près. Seulement c’est sa dinguerie qui me paralyse. Je veux bien bouillaver avec une conne (on ne peut pas toujours rester chaste), mais avec une pincecornée, c’est dégodant, admets ? Suivre la filière de son sensoriel tourne vite à l’inextricable. Tu te perds dans des labyrinthes confus…
Je me déloque pourtant.
Quand je suis à loilpé, elle me considère la région péninsulaire avec une avidité d’où toute pudeur est absente.
— Bien, roucoule cette ogresse. Très bien… Parfait… J’aime déjà. Ah, oui, j’aime. C’est noble, net, solide et pour tout dire équilibré. Rare, l’équilibre dans un membre. Le sexe masculin pèche par là, et ces petites bécasses n’y attachent pas d’importance. Pour moi c’est tout. Révélateur. Éloquent. Votre sexe, mon joli, est un vrai poème. Ah, laissez-moi l’admirer. Superbe de proportions. Pas idiot dans sa posture d’attente, voyez-vous. Il a de la grâce, du maintien, de l’énergie. On sait où il va en venir. Beaucoup de sexes masculins sont recourbés, à quoi tient ce phénomène ? Toujours est-il que j’ai horreur des bananes.
« Il y a de la négligence dans un sexe en arc de cercle, de l’illogisme, sauf peut-être si la courbure en rend l’extrémité ascendante. Oui, dans ces cas d’exception, peut-être… Et puis autre avarie répandue, et à laquelle échappe votre organe : les testicules. Neuf sur dix sont effectivement des bourses (et Seigneur, combien sont pleines ?) ; j’entends par là qu’ils ressemblent à des réticules. On les voit conçus pour contenir, or il y a toujours de l’excédent, fatalement, à quoi doit contenir. Les vôtres, gentil partenaire impromptu, les vôtres sont compacts. Montrez… Oui, admirablement denses et proportionnés. Les roues d’un affût de canon. Et quel magnifique canon, mon cher ! Fichtre, c’est de l’artillerie à longue portée. Mais pas lourde. Oh, non, pas lourde, on sait, au premier regard sa liberté de manœuvre, sa puissance considérable. Ah, vous me rendez folle à force d’extase. Passons dans mon boudoir.
Son boudoir, je te jure, n’est pas piqué des vers.
Plafond et murs sont revêtus de miroirs. Au sol une moquette dans laquelle il ne doit pas faire bon perdre ses boutons de manchettes. Plus un lit très bas, avec des repose-jarrets à écartement réglable. Et puis un coffre ouvert contenant un bric tout ce qu’il y a d’à brac, mystérieux, comme ça, en tas. Mais dont on subodore l’usage.
La marquise s’y rend d’autor et cramponne un fouet à manche court et à longue lanière garnie de piquants, comme les fils barbelés.
Elle me le tend.
— Soyez gentil : déshabillez-moi.
Je considère l’outil avec l’éberluance que tu devines.
— Comment cela, madame, vous déshabiller ?
— À coups de fouet, j’adore…
— Mais…
— Non, pas mais… Jamais mais ! Mais, connais pas ! Mais, au rebut… Vous allez me dévêtir à coups de fouet, cher réfugié. Sinon j’appelle au secours (son dada). Rassurez-vous, j’ai la peau tannée et, si mon sang est bleu, il ne coule pas facilement. Rien ne me met davantage en condition que de me faire déshabiller de la sorte. Seulement, voulez-vous que je vous dise ? La plupart n’osent pas. Des chiffres. Molles ! Ils ne sont pas galants, mais timorés. Je me protège simplement les yeux, comme ceci. Là, y êtes-vous ? Alors frappez. Et soyez gentil jusqu’au bout : en frappant, appelez-moi Majesté, j’ai toujours rêvé d’être une reine qu’on exécute sur la place de Grève. Ah, bel ami, cet Henri VIII, quel chou ! Le seul roi de l’Histoire qui ait compris quelque chose aux femmes. Le seul ! Frappez, mon bon. Frappez fort, et l’on vous ouvrira !
Je la frappe.
Jusqu’à ce qu’elle soit entièrement nue.
Beau carrosse.
Opulent.
Mais assez harmonieux. Une certaine grâce de statue antique. La peau sympathique. La toison aristocratique. Le maintien de grande classe.
Et alors, ah oui, alors…
Cette technique !
Cet outillage !
Cette imagination…
Tu ne peux pas savoir tout ce qu’elle me fait et me fait lui faire avant qu’on arrive à l’inéluctable.
Je te passe les pots d’onguent (ne les laisse pas tomber) qui servent à oindre nos points chauds pour leur assurer un maximum d’efficacité. Franchement, je peux te confier (juste ça, et puis j’arrête), que mon popaul à roulettes me semble avoir triplé de volume. J’atteins le point d’éclatement. Il va imploser comme une vieille téloche, mon ziboche. Poum ! Se disperser dans la nature, coller au plaftard, sur la glace où je nous vois mille, comme si une armée de Santonio triquait à mort. Les archers de Darios, la lance en avant, Mec ! Dis, t’as vu Persépolis ? Non, j’ai vu percer personne ! Chinois !
Et je te passe les petits colliers de bull-dog, en poils de blaireaux pour s’attacher au gnougnouf. Et les rubans à grelots. Et les zizis mignons à se carrer où je peux te montrer quand on se reverra. Et les vibro-trampolinges, dis ? Tu ne connais pas ? T’aimerais, pour tes étrennes ? Dans un bel emballage-cadeau ? Et les picous magiques ? Les gode-mornings à plumes ? D’autruche ! Les lanières ardentes ? Les spasmes ultra-violets ? dont faut pas attarder parce que t’as les roustons qui bronzent et qu’en insistant tu risquerais une brûlure au troisième degré. Oui, tout ça, elle me déballe. Ça fait passer le temps. Y’ en a qui préféreraient classer leur collection de timbres. Chacun ses goûts. Pour ce qui me concerne la part, j’aime mieux les jeux de la marquise. C’est moins minutieux, tu comprends ? Y’a pas besoin de pinces.
Après qu’on a forniqué à outrance, pris des risques extrêmes dans les positions et juxtapositions ; après qu’on se soit eus, quittés, repris, mis à l’envers, à l’endroit, par-devant, par-derrière, par la poste, par le prose, par la pose. Après qu’on a eu glandé tout son chien de saoul. Gesticulé, crié, applaudi. Après qu’on se soit extasié, dévidé, vidé jusqu’à la doublure, la chère marquise m’accorde une cuisse de poulet froid, un verre de chianti, un cigare qui sent le fond de chaudron, une dernière pipe, mes vêtements et consent à me raccompagner elle-même jusqu’au Thermos, pour m’éviter d’attirer l’attention, puisque le propre des hommes traqués c’est d’être seuls.
Nous nous apprêtons à quitter son somptueux appartement (je te joins pas le descriptif, elle est pas vendeuse), lorsqu’un coup de sonnette déchire, comme on dit familièrement, le silence moelleux où qu’on reprenait nos esprits.
— Qui a le front de nous visiter à pareille heure ! s’insurge-t-elle. Ce ne peut être un livreur ?
Fectivement, la pendule de marbre blanc du salon certifie dix heures.
— Il s’agit peut-être de la police, émets-je.
— Vous croyez, bel amant ?
— Il est possible qu’elle procède à une contre-vérification.
— Le toupet de ces argousins est sans borne. C’est bon, cachez-vous…
Elle me désigne une grande horloge dans le vestibule, au coffrage en dorures moulurées (ou en moulures dorées, au choix). Un homme peut s’y tenir debout, d’autant qu’elle n’a plus ni poids ni balancier.
Je m’insère dans la carcasse opulente du meuble et la chère femme requiert son Anna d’aller ouvrir, car la petite momie de service a fait sa réapparition et semble avoir totalement oublié la manière intempestive dont je me suis présenté ici.
— Vous désirez, signore ? chevrote la reine (douairière) du plumeau de cérémonie.
— Un paquet pour la marquise, dit le messager.
— Il y a quelque chose à signer ?
— Non, non !
— Attendez, je vais vous chercher un petit pourboire, annonce l’Anna.
— Pas la peine, M’dame…
La porte se referme.
San-Antonio jaillit de sa caisse d’horloge comme un coucou suisse, mais au lieu de coucouter dix plombes, il bouscule (une fois de plus) la servante et se précipite dans l’escadrin.
T’as entendu parler de l’instinct, dis, ticket troué ?
Eh bien, lui !
En personne.
L’instinct qui t’élance sans que tu aies eu à prendre de l’élan. Qui te propulse d’office. Je me dis, sans me le dire vraiment, mais tout en me le disant : « Dix heures du soir ! Un livreur ! Un paquet ! Le livreur est pressé et ne veut pas de pourboire. Pas de pourboire ! Ça, surtout ! Un livreur. Et italien qui de plus surcroît est ! »
— Marquise, surtout n’ouvrez pas ce paquet ! écrié-je avant de franchir son seuil.
Et puis je dévale.
Et puis je débouche dans la Via Bilité.
Qu’est pas vide, parce qu’une rue italoche, à dix heures du soir en été, ça me ferait mal aux seins. Mais le nez en moins, personne ne se trouve à promiscuité du porche. Je vois juste un gus qui court burnes à terre (ventre, il ne courrait pas si vite). Je décide de le poursuivre. Et si possible de le rattraper.
Et j’ai bien raison.
Vu qu’à peine j’ai franchi deux cents mètres une explosion monumentale se produit. Bouge pas, mettons-nous bien d’accord, prenons notre temps et pesons nos termes. Y’ a explosion et explosion.
Un bouchon de champagne qui saute produit une explosion. Une bombe H qui champignonne itou. Celle que je te fais état se situe, au plan des décibels, à trois mètres cinquante de la bombe H. Je me retourne… Tu sais, les mignards de cinq-six ans, quand ils se mettent à effeuiller leurs ratiches ? Ils perdent celles de devant en premier, ce qui leur fait des brèches dans le sourire. On dirait franc des petits monstres exquis, mignons Dracula, vampires à visages d’angelots. Eh ben, le côté impair de la Via Bilité a une méchante brèche dans la denture. Tout l’immeuble de la marquise vient de descendre au rez-de-chaussée, d’urgence. D’un coup, d’un bloc, entraînant dans sa chute une bonne partie de celui d’à-côté qui le tutoyait en mitoyenneté. Vrzoum ! Tout le monde en bas. Y’a plus de vitres dans le quartier. Tout est plâtras, gravats, nuage, ruines, mort, sans et eau (les conduites dans ces cas-là, c’est kif-kif les veines). En un instant. L’anéantissement, que je te dis. M’est avis que la pauvre marquise a dû ouvrir son pacsif, malgré mon avertissement. Ou bien n’alors celui-ci contenait une bombe toute réglée. La chute de la Maison Usher. Manque de Poe ! Bim-boum-flac… En tas. Au tas. Décombres et de profundis. Quand le bâtiment va, par terre, rien ne va plus.
Le temps de réaliser, de respirer un grand coup l’air saturé de plâtre, et puis je continue de courser le saligaud qui se taille là-bas, tout là-bas dans une rue obscure. Une chignole l’attend. Une petite Fiat 600. Il s’y jette. Pour lors, qu’est-ce qu’il fait, le Santantonio ? Un mec, attiré par l’explosion se pointe à Vespa. L’Antonio lui barre la route.
— Caisse hisse passe ? demande le gus en stoppant, mais il le demande en italien.
Je lui tire une patate au bouc. Il est éjecté de son siège que j’enfourche en ses lieu et place pour continuer ma filoche. La petite pompe est au bout de la rue. Deux mecs à son bord : celui qui vient de s’y engouffrer et un autre qui l’attendait. Je les distingue tout juste. Je mets tous les gaz de mon bolide, mais cette Vespa, tu veux que je te dise ? Elle est au bord de la dépression nerveuse. Elle cliquète, hoquète quéquète, squelette en répandant un nuage d’huile surchauffée. Pour la faire avancer, faudrait l’atteler à un triporteur.
Ou derrière un âne. Chaque paveton est pour elle un obstacle, chaque tour de roue un martyr… N’empêche que j’atteins le bord de mer. La petite Fiat trace en direction du port. Elle passe la grille monumentale closant icelui, et, je le présume, fonce vers la gare maritime. Moi je cigogne (puisque je suis de retour) la manette d’admission. Elle admet pas grand-chose. La Vespa me pète au nez. S’enroue, trépide et menace de déclarer forfait si je la sollicite davantage.
Le quai blafard, avec des lampadaires espacés. La mer, à gauche, secouée de grandes dégueulées d’écume. Les grues, façon Carzou. Les grands barlus mastodontes, formidables dans l’ombre. J’avise un pétrolier russe, tout noir, que la faucille-marteau scintille en doré sur une bande rouge… Et puis le beau Thermos blanc, tout de suite après, qui, de nuit, ressemble de plus en mieux à un immeuble.
Comme je parviens à la grille, j’aperçois la Fiat qui démarre de devant la gare maritime. Y’a plus qu’un mec à l’intérieur. L’autre est descendu. Je l’avise, là-haut, sur la passerelle reliant le Thermos au bâtiment des douanes. Il s’engouffre dans le barlu. Moi, je veux couper la retraite au chauffeur. Il m’avise, décrit un magistral crochet, me laisse dans le vent, et se tire à fond la caisse.
Vouloir le poursuivre dorénavant serait utopique. D’ailleurs le bateau appareille dans une petite heure et je n’ai pas intérêt à me flanquer dans cette patouille. Je vais remiser ma (si je puis dire) Vespa entre deux camions parqués sur l’esplanade, je rajuste ma mise et pénètre dans la gare.
Le grand escalier. Une salle immense, neuve, avec une gigantesque maquette de je ne sais quoi, des bureaux de douane et de change fermés. Sur un banc de marbre, un douanier lit Palerme-Soir en crachotant des molécules de salami. Je lui tapote le revers du baveux.
— Mande pardon, vous avez vu l’homme qui vient de passer ?
— Quel homme ?
— Mais si, à l’instant…
Il hausse les épaules et dit en reprenant la lecture de son feuilleton, là que la jeune héroïne arrive au château, sortant de l’orphelinat, pour vivre chez son vieil oncle sadique qui va lui pousser un braque commak dans le mirliflot en attendant que le jeune médecin du village tombe amoureux d’elle, il dit, le douanier :
— S’y fallait regarder tous les passagers qui rejoignent le bord…
Et v’là qu’il rote sur les lignes racontant le méchant oncle avec son chibre déjà frétillant sous sa robe de chambre à brandebourgs (le con sert tôt, brandebourgeois), se pourléchant, le vieux salingue devant la poitrine bien drue de la nièce qui a drôlement poussé depuis la mort de ses parents dans ce stupide accident de chemin de fer qui fit 78 morts, dont le mécanicien qu’était père de neuf enfants.
Vaincu par son inertie, j’embarque la mienne à bord du Thermos.