CHAPITRE XIII

Nous adoptons la formation suivante ; je marche aux côtés d'Olga et mes potes suivent en file indienne. Nous nous efforçons de prendre une allure cadencée. L'espionne ne dit rien. Elle porte une robe blanche serrée à la taille par un ceinturon de cuir incrusté de pierres vertes. Tout en marchant je la surveille, ce qui me force à l'admirer, car elle est admirable, cette gosse ! Tout de même, quand on y pense, ce que j'ai pu en rencontrer et m'en farcir, des belles nana, depuis que j'exerce ma petite industrie. Des fois, la nuit, pendant des insomnies, j'essaie, non pas de les comptabiliser — ce qui serait peu galant — mais d'en dresser l'inventaire.

J'y arrive pas, j'en oublie toujours… Je me dis, toutes ces rutilantes blondes, ces pétulantes rousses, ces brunes ardentes ; que deviennent-elles ? J'entends pour celles qui n'ont pas été déguisées en cadavre pendant les délicates opérations… il y a quelques fois, je me réponds la même chose : des mémés. Elles sont en train de se ranger des voitures, de choper du carat et de l'embonpoint malgré leurs masseurs et leurs régimes. Elles font des gosses, parce qu'une bonne femme, c'est malgré tout son destin d'en avoir et son aspiration profonde organique. Elles prennent des maris. Elles mollissent dans le bien-être bourgeois. La bourgeoisie, c'est la seule ambition réelle ici-bas : on la décrie, on la vilipende, on la moque, on la hait, on la rejette, mais tous, regardez-les, ils la veulent. Ils bataillent pour l'acquérir. Ça commence par la bagnole et la téloche, ça continue par les sports d'hiver (ou les sports divers).

La réelle promotion sociale se marque avant tout par la guenille, les gars, n'oubliez jamais ça.

Le vrai tournant de l'existence est indiqué par le homard et le caviar, Il y a la vie avant la tortore chez Point, à Beaumanière, à la Tour d'Argent, au Grand Véfour ou chez Caméra, et la vie après.

Donc, nous avançons prudemment, en file. Nous évitons l’esplanade qui est éclairée par le faisceau puissant de deux projecteurs.

Un groupe de Soviet-congs ayant à sa tête l’homme aux lunettes noires et au sparadrap entourent notre coucou. Ils y montent une garde vigilante. J'enrage de voir que nos desseins ont été, sinon prévus, du moins envisagés. Je stoppe la caravane d'un geste et nous délibérons.

— Votre avis, docteur ? soupire le Gros, c'est grave, n'est-ce pas ?

Il dénombre les assiégeants de l'hélicoptère.

— Ils sont huit, fait-il, c'est un peu beaucoup, non ? On essaie de se les payer depuis ici, vu qu'on est dans l'ombre, et eux dans la lumière ?

— Non, décidé-je. Dès que nous ouvririons le feu, ils grimperaient dans le zinc et on serait marron.

— Alors ?

Je me prends à part pour la grande réflexion déterminante. S'agit pas de perdre les pédales, mes loufes. La vue du bel appareil illuminé comme dans une vitrine me galvanise : Je me sens déjà dedans. J'ai envie de liberté. Ça me botte, la perspective de ramener ma peau dans notre pavillon de Saint-Cloud.

— Ecoutez, leur dis-je, on va tenter le coup de la manière suivante : Curt et moi, nous allons marcher droit à eux en compagnie d'Olga. En voyant notre belle amie, ils n'auront pas tout de suite la puce à' l'oreille. Toi, Gros, ta silhouette est trop reconnaissable, tu vas rester ici.

— Mais…, proteste le Bêlant.

— La boucle !

Je prends la mitraillette qu'il a conservée malgré son flingue.

— Ta seringue me sera plus utile que mon fusil. Dès que nous serons à bonne distance, on ouvrira les hostilités. Au premier coup de pétoire, tu tireras dans les projecteurs, O.K. ?

— Beaux cartons en perspective, apprécie le Dodu.

— Une fois les talbombes éteintes, tu fonceras à l'appareil. Toi, Curt, tu te tiendras derrière Olga, elle te servira de bouclier car tu ne peux pas te permettre d'être blessé étant donné que toi seul peux piloter le zinc, S'il t'arrivait un pastis quelconque, on serait tous hourras, donc fais gaffe à ta santé. Quant à vous, Olga, soyez docile et n'essayez pas le moindre coup d'arnaque sinon vous ne feriez pas trois pas avant d'être morte. Maintenant allons-y.

Et l'on s'avance dans la lumière. Je suis toujours au côté de la jeune femme. Curtis marche derrière elle. Je sais que l'opération est plus que périlleuse car, en pleine lumière, nous ne pouvons guère faire longtemps illusion et il est visible que nous ne portons pas d'uniformes.

Une cinquantaine de mètres nous séparent de l'hélicoptère. Je tiens ma mitraillette sous le bras, prêt à arroser. Mais m'en laisseront-ils le temps ?

Nous avançons néanmoins d'une démarche assurée. Je me dis qu'à tout bout de champ, une balle bien placée peut faire culbuter votre cher San-A au pays des ectoplasmes. Comme ce serait dommage ! Dites, vous vous rendez compte d'une perte ? Toutes ces aventures encore à vivre ! Tout ce papier à noircir ! Tous ces impôts à payer ! Ni la police, ni la littérature, ni les Finances ne s'en remettraient. Alors, haut les cœurs et bas les pattes ! Sors ton grand jeu diabolique, San-A. fais-leur z'y voir, aux copains, que tu n'as pas du sang de lapin !

On marche ! Je me dis que des gars qui viennent à vous de ce pas décidé, avec une amie de la maison, ne peuvent pas inspirer la défiance. Ils sont huit, magnifiquement groupés ! C'est un lot, c'est une affaire ! Dans un éclair, je me dis que c'est vache de défourailler sur ces hommes dont les problèmes ne me concernent pas directement. Pour une fois que notre pays ne se fout pas le nez dans un guêpier, faut que le San-A. lui déclare la guerre à lui tout seul ! Mort de mes os, quelle pétaudière ! Plus que vingt mètres. C'est alors que le zig aux lunettes noires s'avise de notre arrivée. Il s'adresse à Olga en anglais.

— Qu'est-ce que c'est, baby ? lui demandent-il.

Je souffle à l'oreille de la môme :

— Dites-lui n'importe quoi de rassurant !

— Vous avez trouvé quelque chose ? demande ma compagne d'une voix neutre.

— Non, rien, ces salopards ont dû gagner la brousse…

On a profité du dialogue pour presser le pas. Nous ne sommes plus qu'a dix mètres du groupe. Et voilà que le sparadrapeux me retapisse. Vous savez, mes choucardes, il faut dire aussi qu'en pleine lumière, San-Antonio, fût-il futile et affublé d’un casque ne passe longtemps pour un Vietnamien.

— Nom de D… ! s'écrie l'homme aux lunettes noires en anglais et en trépignant, c'est eux ! Tirez !

— Non ! hurle Olga.

Y’a une période indécise dans le groupe adverse, période au cours de laquelle les bonshommes se demandent ce qui se passe, et ceux qui ont pigé, ce qu'ils doivent faire. Alors, moi vous me connaissez ? Quand ma conscience se fait tirer l'oreille, c'est mon instinct qui prend la barre. Je me laisse tomber à genoux et j'arrose. Oh ! ce coup d'épousseteuse, ma doué ! D'un seul coup d'un seul, voilà cinq mecs au gazon. Il y en a un qui se taille en courant, blessé quelque part, et les lunettes noires avec le huitième, qui dégaine leur parabellum.

Je m'aperçois que, dans mon souci de bien faire, j'ai brûlé toutes mes allumettes. Pour allumer le solde il va falloir tirer au fusil. Seulement, la manœuvre consistant à troquer ma Thompson contre mon Lebel va prendre un temps fatal, voilà ce que je me dis à une vitesse supersonique. Heureusement, Curtis qui se tenait prêt vient de défourailler sur le dernier soldat valide. Cézigue s'allonge pour voir s'il ne trouverait pas un trèfle à quatre feuilles car il a un urgent besoin de chance. Hélas ! pour lui, le Gros opère son numéro de cirrus et pan pan, les deux projecteurs restituent à la nuit la totalité de ses droits. Pour le coup, le sparadrapeux crache ses valdas au jugé, mais lorsqu'on vient d'abandonner l'intense lumière des projecteurs pour la timide loupiote de la lune ennuagée on ne peut prétendre faire la nique à Buffalo Bill. Sa quincaille part à dache, et il saute dans le zoziau pour essayer de gagner du temps en s'y barricadant. L'alerte vient d'être donnée et, croyez-moi, si on ne décolle pas tout de suite et même plus vite que ça, on risque fort d'effacer un sacré tir de barrage.

L'homme aux lunettes essaie de refermer la lourde. Il pèse de toutes ses forces sur le panneau. S'il arrive à assurer le système intérieur, c'en est fait de nos projets. Pas de ça, Lisette. J'appuie le canon du colt contre la portière et je pruneaute. Pour le coup, le champion de la tortore acoustico-visuelle cesse de résister et nous grimpons à bord. C'est le moment que choisit Olga pour nous fausser compagnie. Mais vraiment, elle est mal inspirée, car le Gros qui s'annonce lui fracasse la tête d'un formidable coup de crosse avant de grimper à bord.

— Ça lui apprendra à vivre ! déclare-t-il en guise d'oraison funèbre.

Je reborde sur Béni. Curtis est déjà aux commandes et le moteur vrombit. Les larges pales de l'hélicoptère couchent les herbes et font frissonner les cheveux d'Olga. L'appareil se dandine, puis s'élève. Des balles crépitent depuis le camp. Quelques-unes traversent le fuselage, mais sans nous atteindre. Avec une sûreté réconfortante, Curt pique sur la jungle. La lune, un instant dégagée, fait galoper l’ombre de notre zinzin sur les frondaisons vert clair.

Le nez collé à un hublot, Béru fait adieu de la main aux menues silhouettes qui fourmillent dans les lumières du camp.

— Bons baisers, caresses aux enfants, leur dit-il, on vous enverra des cartes postales.

Je me penche sur le type aux lunettes. Il est clamsé. Comme un mort n'a jamais eu besoin de bésicles, fussent-elles munies de verres teintés, j'arrache les siennes. Cette fois, je suis absolument certain de connaître l'homme. Mais je ne parviens pas à le localiser exactement dans mes souvenirs. Ce que je sais, par contre, c'est que nos relations furent brèves et récentes et que… Sapristi !

— Béru ! appelé-je.

Je lui montre le défunt. Le Mastar s'écarquille les vasistas au point qu'on pourrait apercevoir le fond de son slip si celui-là était clair.

— Mais, je rêve, dit-il.

— Non, Gros.

— C'est l'officier amerloque dont avec lequel je m'ai chicorné hier dans les rues de Saigon ?

— En chair et en os, sinon en vie, mon pote !

— Alors c'était un espion, lui aussi.

— Il devait déjà nous filer le train en accord avec Olga. Ah, nous étions drôlement mitonnés, mon pote !

— Quelle histoire ! soupire le Gros. Mais enfin on a pu se tirer les nougats de la taupinière. Et en somme, on a réussi la mission dont tu nous avais confiée, puisque l'ami Curtis est lui aussi saint et chauve.

Curt reprend du poil de la bestiole, moi je vous l'annonce.

— Et tu en déduis que je joue un double jeu, Tony ?

— Cela venant s'ajouter au reste, avoue qu'il y a de quoi être troublé.

— Qu'appelles-tu le reste ?

— Bédame, ta condamnation à mort. Les Ricains ne sont pas des gamins. S'ils décident de fusiller un de leurs plus brillants officiers, c'est parce qu'ils ont réuni suffisamment de preuves contre lui. Au début, j'ai joué l'erreur judiciaire avec ta soi-disant lettre que ta soi-disant femme me brandissait en sanglotant. Mais…

Il pilote calmement. Sa barbe a poussé. Il se dégage de toute sa personne un je ne sais quoi de sauvage et de romantique qui surprend, trouble et inquiète.

— Je t'aime fils, Tony ! dit-il sans me regarder, je ne réponds pas, il ajoute : — Aussi, ça me fait de la peine, la façon dont tu as été empaillé en beauté…

— C'est-à-dire, articulé-je avec la bouche plus sèche qu'une pierre à aiguiser perdue en plein Sahara.

— Tu as gobé tous les bobards, depuis l’histoire de ma fausse épouse jusqu'à maintenant, où, tu estimes que le mort qui nous accompagne est un espion russe.

Il rit. Pas méchamment, mais avec amusement ; comme on rit en voyant qu'un ami ne parvient pas à trouver la devinette qu'on lui a posée.

— Parce que, grogne Béru qui écoute à l'arrière, le gus que j'ai tabassé ne nous surveillait pas, peut-être ?

— Je suppose que si.

— Eh bien alors ?

— Alors, il se trouve que cet homme est un officier des services de renseignements américains…

Là, je titube du cervelet, les gars ! Je me demande si les émotions, la détention, les sévices n'ont pas fêlé le cabèrluche de mon ami Curt Curtis. Faut croire que Bibendum est du même avis puisqu'il me demande en se taquant le chambranle :

— Dis, San-A., il a coulé une bielle, ton amigos. Ce mec eusse dirigé le comité de ramoné des Sovietcongs s'il aurait été Ricain ?

— Les Français sont tellement cartésiens qu'ils en deviennent crédules, affirme sentencieusement notre pilote. Le réalisme est le meilleur support de l'illusion !

— Oh ! Oh ! Oublie-nous avec tes récitations, mon pote, s'emporte Bérurier, et interprète-nous l'air de la Vérité, tu veux ?

— D'accord, mon pote ! répond Curtis amusé, en imitant l'accent grasseyant de Bérurier.

Il murmure :

— Moi, officier américain, je me trouve brusquement convaincu de trahison. Le haut état-major sait qu'une vaste association communiste noyaute l'armée qui se pose des questions à propos de la guerre au Vietnam. Pas de doute : j'appartiens à cette organisation. On me questionne, on m'applique le troisième degré. Ce qu'on voudrait savoir ? Les ramifications de ce réseau qui ronge les forces américaines comme le ver ronge le fruit, de l'intérieur… Malgré toutes les pressions, je garde le silence. Mon affaire a fait scandale, on doit me juger, me condamner à mort et me fusiller. Il leur est impossible de ne pas agir ainsi. C'est alors que les services secrets américains ont une idée géniale, géniale !

— Ta gueule, Curt, j'ai compris, aboyé-je.

Il a un hochement de tête :

— Ah ! Tout de même !

— Olga est une espionne américaine et nous venons de nous échapper d'un camp U.S., n'est ce pas ?

— Très exactement, Tony.

Ça bourdonne dans ma tronche. Je vous jure que j'ai réellement des vapes, mes poulettes bleues. Pour un peu, je partirais dans la purée d'andouille. Moi, San-A., j'ai massacré des Amerloques ! Je pige la démarche incroyable de cette infernale affaire.

— Si t'as compris, file-moi z'en une assiettée, supplie le Gros.

— Leur dernière chance, murmuré-je, c'était de te faire évader. Seulement, il fallait que tu sois arraché à la mort par un homme en qui tu avais toute confiance.

— Juste !

— Ils ont enquêté sur ton passé, et ils y ont trouvé notre amitié. Ils ont su que tu m'avais sauvé la vie. Moi, San-A., pas manchot des méninges et d'espèce plutôt courageuse, j'étais le mec idéal pour ce genre d'exploit.

— La preuve, Tony, la preuve…

— On m'a fait le coup de la presque veuve éplorée. C'était la première partie de l'opération jusqu'à l'évasion. Seulement après, comme on risquait de piger l'astuce, ils nous ont fait croire à tous les deux que c'était un coup monté par les Russes. Ils espéraient que tu t'indignerais et que tu clamerais bien haut ta loyauté à la cause des Rouges…

— Évidemment.

— Ou bien que tu te confierais à moi, ton ami qui venais de te donner une preuve de reconnaissance… Alors, ils nous ont emmenés dans un camp où l'on entraine les soldats pour les conditionner au cas où ils tomberaient dans les pattes des Vietcongs ? Tout y est conforme aux vrais camps nordistes ?

— Eh bien voilà, dit Curtis, tu vois bien qu'en sollicitant tes méninges, tu arrives à la vérité, Tony.

— Bouge pas, Curtis, comment se fait-il que tu n'aies pas été dupe ? Le potage était pourtant magistralement présenté !

— Tu parles ! Un vrai film de feu Cecil B. de Mille… Seulement, il y avait un os, San A.

— Lequel ?

— Ils ont cru que j'étais un agent de cette fameuse organisation communiste…

Je respire.

— Et c'est faux ? croassé-je.

— Entièrement, Tony. Je ne suis pas un agent de l'organisation, j'en suis le chef !

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