CHAPITRE VI

Toujours généreux, une fois que j'ai remis la seconde partie de son bifton de cent raides au tireur d'élite, je lui abandonne itou mon rouleau de scotch pour le rajuster.

— Et maintenant, qu'est-ce que tu vas fiche ? s'impatiente Lathuile intéressé, mais goguenard par profession.

— Laisse tomber la neige, mon pote, je lui réponds, et allons faire un gros dodo réparateur.

— Tu comptes sérieusement sortir le gars de son trou ?

— J'essaierai.

Il me biche à part.

— Qu'est-ce que sa bonne femme branle avec toi ? demande ce curieux congénital.

Je lui répondrais bien, mais on se ferait p't'être censurer.

— J'ai eu besoin de son concours, un point c'est tout, camarade.

— Ha bon, j'insiste pas ; mais je compte assister à la suite des événements, c'est juré hein ?

— Devant Dieu et devant les hommes, promets-je. Rendez-vous à six heures du matin dans le hall de notre hôtel.

Il s'étrangle.

— Six heures ! T'es pas louf !

— Mon vieux Lathuile, lui dis-je, l'épopée, ne s'écrit pas pendant les heures de bureau. Pour le second épisode, c'est comme pour la pêche.

Le lendemain morninge, à six heures, mes acolytes sont rassemblés dans un canapé du Pâlace. Laura sent le propre, la savonnette de luxe, l'eau de toilette délicate. Elle est fraîche et bien éveillée. Lathuile sent le café et le whisky, il nous explique qu'il est obligé de mettre moitié café moitié gnole dans son verre pour pouvoir tenir la position verticale. Quant à Béru, il sent le poisson qui s'attarde à l'étal d'un marchand. Ses pauvres yeux sont gonflés comme les joues d'un avaleur de pommes et ses lèvres désenchantées clapent à vide sur une nostalgie de bec.

— Votre programme, Docteur ? soupire-t-il libérant un bâillement.

— Mes amis, dis-je, nous arrivons au moment où nous allons friser l’illégalité, nous allons franchir le pas et batifoler dans la marge. En cas d'échec nous risquons gros, c'est pourquoi, Lathuile, si tu as des craintes pour ta carrière et la blancheur immaculée de ton casier judiciaire, tu peux remonter te pieuter et nous oublier.

Le journaliste sort un cigare et l'allume. Il porte un costar à petits carreaux qui le fait ressembler au drapeau d'un starter.

— Oublie-moi avec tes sermons, rouscaille-t-il. Depuis le temps que j'exerce ce foutu métier, mon casier a pris des égratignures, tu penses bien. Si je comptais les condamnations pour diffamation, coups et blessures, insultes à magistrat, tentatives de corruption de fonctionnaires et autres babioles, j’aurais besoin d'un ordinateur I.B.M.

— Nous allons, ce matin même, commettre une agression contre les forces américaines, mon gros loup, toujours O.K. ?

Il a un petit bâillement.

— Qu'appelles-tu une agression, poulet ?

— Je pense attaquer une voiture de l'armée, neutraliser ses occupants et m'en emparer.

Il fait la grimace.

— En effet, t'as pas froid aux chasses. Et qu'appelles-tu « neutraliser » ses occupants ?

— Je ne suis pas un assassin, Lathuile.

— Je m'en gaffe. Bon, je peux toujours vous faire un brin de conduite ; où vas-tu opérer cette fiesta ?

— A toi de me le dire puisque tu connais le patelin. J'aimerais m'emparer d'une ambulance. Seulement, pour la bonne marche des opérations, il ne faudrait pas que je me farcisse un convoi complet, O.K. ?

— Une ambulance, c'est ce qu'il y a de plus facile, assure-t-il, car elles ne chôment pas en ce moment.

Comme il achève ces mots, une formidable explosion retentit. Les vitres du Pâlace tremblent.

— Un attentat ? fais-je.

Yes, poulet. C'est ça à chaque matin. Tu ne peux pas savoir le nombre de bombes à retardement que les Viets oublient dans les rues ou les toilettes des restaurants.

— Tu vas nous piloter à pied d'œuvre, mon chéri. Ensuite, tu deviendras simple spectateur. Mets le cap sur une voie à faible circulation, d'ac ?

Un instant plus tard, vautrés dans sa guinde qu'il pilote à petite allure, nous traversons les faubourgs de Saigon.

Bientôt ce sont les masures de bambous, consolidées au fer-blanc. Puis des marécages asséchés. Et enfin la campagne avec ses rizières.

Sur la route nous croisons plein de convois militaires. En principe, aucun véhicule ne roule isolément. Il y a des camions bourrés de militaires, des autos-mitrailleuses, des bazookas, etc..

— Stoppe dans une voie transversale, enjoins-je à Lathuile.

Docile, il obtempère.

— Roule jusque derrière la haie de bougainvilliers, inutile de faire repérer la calèche !

Pendant qu'il obéit, nous nous organisons. En bordure de la route se trouve un boqueteau de bambous très hauts et très serrés.

— Laura, dis-je, lorsqu'une ambulance débouchera et qu'elle sera seule, vous lui ferez signe de stopper. En apercevant une ravissante fille blonde, dans ce pays, je vous colle mon billet que le conducteur s’arrêtera. Si les occupants ne sont pas plus de quatre, vous direz qu'il vient d'arriver un accident à votre frère et qu'il se trouve dans les bambous. J'espère que les gars vous prêteront main-forte. Compris ?

— Paré, dit calmement Laura.

J'admire son flegme. A la veille de l'exécution de son mari, elle est d'un calme impressionnant. On sent qu'elle a su dominer ses affres, sa peine, pour se consacrer plus parfaitement à l'action.

Tandis qu'elle commence son guet sur le bord du fossé ; je mijote la seconde phase de l'opération avec mon gros lard.

— Dès que Laura aura fait un levage, je chique au gars inanimé. Toi, tu te planques dans un fourré et, quand je ferai une clé aux zigs penchés sur moi, tu te chargeras des autres, s'il y en a d'autres, ou tu m'aideras à calmer les miens, vu ?

— Vu, Monseigneur, assure La Gelée en se fourrageant le grenier à foin d'un doigt frénétique.

Reste plus que d'attendre. Dans la vie, c'est la patience, la force-clé. L'homme qui sait ronger son frein et préparer son heure a le triomphe dans sa fouille, les gars, recta !

Je mate l'heure à ma montre fluorescente, dont le cadran ressemble au tableau de bord d'une Ferrari.

Il est sept plombes juste. Dans une heure, Curtis sera conduit aux douches. Il faut que, d'ici-là, j'aie trouvé le moyen de le faire évader. L'inspiration, c'est ma dernière chance. Je vais devoir improviser. Il faut se montrer artiste dans notre job, parfois. Se comporter en virtuose…

Soudain ! Laura, de la route, fait un geste.

Des clients, je parie ! je l'aperçois, entre ma forêt de cannes à pêche, qui gesticule. Un bruit de moteur. Ça freine… Je m'allonge, Béru s'embusque… Et le gars Lathuile, que branle-t-il pendant ce temps ? M’est avis qu'il doit guetter de loin. Malgré son pedigree soi-dit bouffé aux charançons, il ne tient pas chaudement à se faire embastiller par les Americains sous prétexte d'obtenir matière d'un papelard à sensation. La quiétude bourgeoise, ça tenaille les hommes d'un certain âge, journalistes ou voyous, ils ont le goût du transat, du havane barreau-de-chaisien, et de l'honorabilité.

Là-bas, j'entends l'auto qui stoppe. Je perçois la voix véhémente de Laura, sans toutefois entendre ce qu'elle dit.

Bruits de pas. Ils rappliquent. Entre la double frange de mes cils veloutés, je vois arriver deux soldats guidés par la jeune femme. L'un est petit et plutôt pas grand, l'autre très gros avec comme de l'embonpoint.

Ils jaspinent en nasillant tellement fort qu'on a envie de leur ramoner les trous de pif avec un rince-bouteille.

Le petit pas grand se penche sur moi. D'une détente je lui noue mes cannes autour du cou, ce qui, en langage catchesque s'appelle un ciseau. Un ciseau, à froid ; ça persécute le mental d'un homme, cet homme fût-il futile comme un soldat américain. Le v'là couché dans la broussaille, avec les cheveux pareillement (en broussaille). Un cri, je mate. Et j'en ai le cervelet, qui prend le hoquet. La môme Laura, gagnée par le feu de l'action, vient de se payer le gros militaire en lui massant la nuque au moyen d'une grosse pierre qu'elle a cueillie sur le bord de la route. L'endoffé éternue et s'abat. Je termine mon client d'un léger coup de tatane dans le temporal et je me relève. Béru, bouffi d'admiration, s'approche en applaudissant.

— Magnifique ! s'exclame-t-il. Oh ! ce coup de polochon que Mâme Curtis y a administré sur la calandre. Ce bébé rose doit z'en avoir pour des plombes de dodo et huit jours de migraine.

Laura jette sa pierre. Je sourde en constatant que le gadin en question est très pointu d'une extrémité. Je m'incline sur l'assommé. Il a une plaie pas belle à la base du crâne.

— Tu dis qu'il va avoir besoin d'une compresse ? rigole Béru qui aime les plaies et les bosses, même lorsqu'il n'en est pas l'auteur.

— Faudra l'humecter à l'eau bénite, la compresse, dis-je lugubrement, vu qu'il est extrêmement mort pour son âge !

Du coup, le Mastar violit et s'agenouille auprès du malheureux.

— Tu nous chambres, ou quoi, San-A ?

Tout comme moi, il constate le décès du gars et, pour lors, adresse à Laura Curtis un regard mitigé.

— Vous alors, bougonne mon ami, vous faites une drôle de marraine de guerre, mon petit.

— Vous êtes certain que je… je l'ai tué ? balbutie la jeune femme.

Lathuile qui nous a rejoints reste à l'écart. Son gros pif pompe l'air sucré de la campagne vietnamienne avec un bruit de bottes dans un marécage. Ses yeux enclins à la mansuétude sont devenus froids et méprisants.

— Je vous demande pardon, lady et gentlemen, dit-il, mais je vais vous laisser. Vous avez des jeux trop dangereux pour moi.

Je réagis, bien que je sois, vous vous en doutez, em… jusqu'à l'os.

— Débloque pas, Lathuile, tu vois bien qu'il s'agit d'un accident ! Laura a voulu nous donner un coup de main et…

— Elle les appuie trop, ses coups de main, si tu veux mon avis. Tel que ça démarre, ton cirque, ça m'étonnerait pas que les Ricains plantent deux ou trois poteaux de mieux, demain matin. Excuse-moi, mais j'ai un complet neuf, et douze trous de balles le rendraient irrécupérable. Tchao !

Là-dessus, il s'éloigne de sa démarche boulée de sanglier qui aurait des cors aux pattes.

— J'ai fait du vilain, n'est-ce pas ? murmure Laura.

Je ne lui réponds pas, la laissant apprécier la qualité de mon silence.

— Je voudrais pas en remettre, déclare Bérurier, mais les femmes, sorties du plumard et de la cuisine, elles sont bonnes à nibe. Qu'est-ce qu'on va faire, maintenant ?

— Exécuter le plan prévu ; dis-je. Ligote solidement le deuxième guerrier, pendant que je dépiaute celui-ci de ses loques.

— Pourquoi t'est-ce que ? s'informe Béru.

— Tu vas mettre son uniforme, il doit t'aller.

— Et toi ?

— Pas question que je puisse enfiler les hardes de ce freluquet. Lorsque tu te seras travesti, viens me rejoindre dans l'ambulance.

— Vous m'en voulez, Tony ? demande Laura, tandis que nous nous dirigeons vers la voiture.

Je hausse les épaules.

— C'est la fatalité, murmuré-je. Evidemment, vous auriez dû nous laisser agir…

— J'ai voulu trop bien faire, plaide la jeune femme. J'ai tellement peur qu'on ne parvienne pas à sauver Curt…

Dans l'ambulance se trouve un blessé. Le zig est dans le coma et ça m'étonnerait qu'il entende sonner le clairon de l'armistice, ou alors ce sera par un archange ailé..

Je pose mes fringues. Le blessé est à peu prés de ma taille et je lui chourave son grimpant.

— Maintenant, dis-je à Laura, vous allez m'entortiller la poitrine et la tête avec de la gaze.

Elle est aussi experte dans l'art du pansement que dans celui de l'abattage clandestin.

Lorsque le Mahousse radine, fringué en vaillant soldat de l'oncle Sam, je ressemble à une momie par l'hémisphère nord.

J'asperge mes bandages de mercurochrome. je me roule un peu dans la poussière de la route et me voici déguisé en guerrier, blessé. Je glisse mon revolver dans ma poche et je me mets au volant.

— En route ! dis-je. Laura, nous vous larguerons à l'entrée de la ville, mais auparavant, confectionnez un de ces pansements dont vous avez le secret à mon ami. Arrangez-vous pour qu'il lui obstrue la bouche car Bérurier ne parle pas l'anglais. Lorsque vous serez descendue, mettez-vous rapidement en quête d'une voiture puisque nous ne pouvons plus compter sur celle de Lathuile. Faites vite. Au besoin, prenez un taxi, on s'arrangera après avec le chauffeur. Vous nous attendrez à la limite du camp, du côté de l'hôtel. Il se peut que nous ne revenions pas, auquel cas, il ne vous restera plus qu'à réciter des prières pour tout le monde.

Elle pose sa main sur la mienne, caresse longuement les poils qui la virilisent et dit d'une voix énergique :

— Vous reviendrez, Tony. Et je serai là avec une auto.

Merci de la confiance. Néanmoins ce bel optimisme marqué par Laura ne suffit pas à chasser de mon cœur l'angoisse qui l'envahit. J'étais gonflé à bloc, et puis la mort du gros infirmier et le lâchage (justifié) de Lathuile m'ont fait choir le moral.

Manière de me doper, j'ai avec mon corps un entretien privé.

— Tu trembles, carcasse, je lui dis comme ça, mais si tu savais où je vais te mener tout à l'heure, tu tremblerais bien davantage.

C'est pensé, non ? Quand je m'y mets, je fais du bon dialogue.

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