CHAPITRE V

Déroutant comme question.

Car c'est vrai, ça : qu'allons-nous faire maintenant ?

Nous célébrons ce repérage de la cellule comme une grande victoire, mais en fait, à quoi cela nous avance-t-il ?

Dans ces cas-là, il y a deux solutions, les gars : répondre carrément à Laura que je n'ai pas la plus minuscule idée de la suite à donner à cette découverte, ou bien prendre l'air entendu de l'homme qui en a deux (airs). Moi, vous me connaissez ? Toujours soucieux de sauver la face, je me choisis une expression spirituelle (j'y parviens sans difficulté, merci) et je lui réponds qu'elle va voir ce qu'elle va voir, ce qui n'est pas à proprement parler un mensonge, et n'en constitue pas moins une sorte d'espèce de promesse.

Je plie mon matériel et nous redescendons. Le singe-patron me regarde venir à lui d'un œil oblique et vigilant.

— C'est fou ce que je me plais chez vous, lui dis-je. Depuis les vacances que j'ai passées sur le lac de Côme, je n'ai jamais trouvé d'endroit plus fascinant. Je garde la chambre pour encore deux jours.

Il n'exprime ni surprise ni doute. Il se contente d'opiner et de me demander des piastres. Au rade, parmi les matafs, il y a un gros touriste énorme, — rougeaud, beurré, qui se finit à la bière. On voie qu'il est touriste à l'appareil photo qui lui pend sur le bide et qui, sur ce gros ventre, ressemble à une valve. En apercevant Laura, le touriste éructe : en étrusque et rassemblant ses frasques d'un geste brusque, devant le chinois qui sent le mur, se rue jusque sur la jeune femme qu'il offusque.

— A moi, maintenant ! Tu me plais ! lui gazouille-t-il poétiquement en amerloque et en d'effusionnant. Ma camarade se débat comme une belle diablesse, en glapissant des « lâchez-moi, espèce de porc » qui rameutent l'établissement.

Vous vous rendez compte ? Cette espèce d'immonde tas de viande prend la ravissante Laura pour une dame « faite-pour-ça » ! Et devant moi, encore ! Je bondis et cramponne l'horrible par la courroie de son appareil.

— Dis donc, Fatty, je l'apostrophe, c'est pas parce que t'as été mannequin chez Olida qu'il faut te croire tout permis !

Ça le dégrise de voir virevolter mon poing à la hauteur de ses trous de nez.

— C'est votre femme ? il demande.

— Ça pourrait l'être ! éludé-je, alors réfrène tes transports en commun, mon pote, ou bien je te passe au laminoir, compris ?

— Excusez-moi, bafouille le sirs qu'est ranci en se rapatriant vers le zinc.

Je pars la tête haute, en roulant les mécaniques.

Au bar anglais de notre Pâlace, l'ambiance est plus sélecte, mais les buveurs sont tout aussi chlass que dans le boui-boui jouxtant le camp américain. Ils boivent des denrées plus gouteuses et parlent moins fort que les saoules du Chinois, mais leur éthylisme s'aligne sur celui des précédents. Parmi les clients les plus indiscutablement ivres, citons pour référence le camarade Lathuile et le célèbre Alexandre-Benoit Bérurier. Leurs langues fait la colle (buissonnière) et leur gestes sent maladroits. Lorsque nous radinons, Béru philosophe, écouté par le journaliste dont le métier est basé sur le vieil adage « voir et entendre ».

— Le progrès, assure le Gros, c'est superficiel. On aura beau Inventer des avions super conniques et des lunettes espéciales permettant de regarder les albinos, la glace à la vanille se bouffera toujours dans des cornets, mec !

La démonstration, encore que sibylline, parait plonger Lathuile dans un marécage de réflexions cloaqueux.

— Ça te donne à réfléchir, hein mon pote ? savoure le Gros.

— Je réfléchis pas : je sens, déclare Lathuile, en confirmant ses dires d'un véhément pompage de narines.

— Tu sens quoi t'est-ce ? sourcille Béru.

— Toi, révèle Lathuile.

— Et qu'est-ce que je sens ? s'inquiète Sa Majesté.

— Des tas de trucs pénibles n'ayant rien de commun avec les parfums de l'Arabie, entre autres choses le flic-mal-lavé !

Et Lathuile d'ajouter :

— Quand t'es ni noir ni rouquin et que tu pues, t'as aucune excuse !

C'est catégorique. Béru vide son seizième Bourbon d'un coup de gosier hargneux.

— C'est pour m'atteindre que tu dis ça, Lathuile.

— Pas toi personnellement, réduit le journaliste, je rêve de réformer la police. Je serais préfet, j'exigerais que tous les poulets se lavent les pieds au moins une fois par semaine.

— Tu vois grand, grommelle le Mastar, mais je serais de toi, Lathuile, je m'hâterais d'écraser pour pas recevoir en plein Pâlace une peignée pure laine qui ferait mauvais effet.

Les choses s'envenimant, je juge utile de signaler notre présence.

— On cause chiffons, les poivrots ? demandé-je en m'approchant de leur table.

En nous voyant, Béru se calme.

— C'est pas dommage, il fait. Vous avez joué papa-maman au service de la France, tous les deux, soit dit sauf votre respect, madame Curtis.

Malgré sa haute teneur en alcool, Lathuile bondit.

— Madame Curtis ! fait-il.

Il s'incline devant Laura.

Un mauvais sourire déguise sa lèvre inférieure en gargouille moyenageuse. Il me prend par l'épaule.

— Dis donc, San-A., chuchote le plumitif, que tu sois cachotier, ça fait partie de ton triste turbin, mais que tu me prennes pour de la crème d'andouille en me tirant les vers du nez à propos de Curtis, je trouve la chose un peu blette !

A mon tour je passe mon bras sur ses endosses, ce qui nous unit étroitement.

— Lathuile, lui chuchoté-je dans le creux de la vasque, ton abominable profession est basée sur l'indiscrétion, mais il est des circonstances où il faut savoir oublier.

Il a le regard gélatineux, le prince de la picole.

— Et celle-ci en est une, je parie ? il dit d'une voix plutôt menaçante.

Yes, Monsieur, affirmé-je. Une supposition que tu n'oublies pas, moi je n'oublierais pas non plus.

— Avec deux bonnes mémoires on peut arriver à un résultat, poursuit cette peau d'hareng fumé.

— Le résultat, je peux te le raconter comme si on y était, Lathuile. Je t'imagine avec des béquilles, des lunettes de soleil pour cacher tes yeux enflés et ton Hermès bourré de rendez-vous chez le dentiste, obligé de te poser des dominos d'occasion.

— Dois-je considérer cela comme une menace, San-A ?

— Tu fais ce que tu veux, gars, t'es assez grand pour sortir sans ta bonne.

Il hèle le loufiat et commande une tournée générale, histoire de se donner le temps de la réflexion.

— Dans la vie, dit-il doctement, les gens intelligents trouvent toujours un terrain d'entente.

— Il te reste plus qu'à trouver auparavant une intelligence à louer.

— Mission secrète ? élude-t-il dans un souffle.

— Et ta sœur ?

— Elle est sténotypiste à France-Flash et va m'appeler dans une petite heure, répond cette sale fouine.

— Ce qui veut dire ?

— Que je pourrais lui donner le bonjour de ta part et de la part de madame Curtis.

— Par la même occasion, tu pourrais en profiter pour lui dire adieu, des fois qu'il t'arriverait un accident au cours de ce reportage ; le Viêt Nam, c'est pas aussi peinard que les bars de la rue Réaumur.

— Je peux ouvrir une parenthèse ? demande-t-il sans me regarder.

— Si tu promets de la refermer prompto.

— C'est donc si grave ? murmure le reporter.

— Encore plus.

— M… alors !

— Comme tu as l’honneur de le dire, c'est pourquoi je te le répète : « Oublie-moi et dis-moi bonne chance ».

Laura nous écoute attentivement, mais elle a du mal, biscotte son très modeste français qui n'est qu'orthodoxe, à suivre le nôtre qui ne l'est pas. Quant à cet abruti de Béru, il a pris le parti de roupiller. Il picore en conscience, avec déploiement de ronflements qui laissent à penser aux autres buveurs que les nordistes font un raid. Vous mettez douze mecs comme lui dans un Boeing et le zinc chute à cause de la surcharge entrainée par ces sommeils de plomb.

— Tu vois, San-A, soupire Lathuile, dans la vie il y a deux catégories de bonshommes : toi et les autres bipèdes.

— T'es drôlement flatteur quand tu en as un coup dans l'aile, remarqué-je.

Il hausse les épaules.

— D'abord, j'ai pas un coup dans l'aile, mon vieux téméraire de basse-cour.

— Ah non !

— J'en ai une vingtaine, rectifie le « colonnialiste ». Mais ni mon standing ni mon équilibre ne s'en trouvent affectés. Vois-tu, je trouve que tu es un type à part, car il n'y a que toi qui puisses menacer l'un des cracks de la presse française des pires sévices uniquement parce que tu viens trinquer avec lui en compagnie de la dame ou de la sœur d'un condamné à mort. Si mon raisonnement te semble trop confus, je vais demander un crayon et du papier au loufiat afin de te faire un dessin.

Il s'anime. De la bave peu appétissante dégouline de ses babines de dog.

— Comment, fait-il, tu as l'audace de te pointer avec cette ravissante personne et, en guise de présentation, tu déclares que si je parle d'elle je ne reverrai plus Paname autrement que du haut de mon étoile, ça te semble logique, dis, sombre flic ?

— Je ne comptais pas te la présenter sous son vrai nom, Lathuile, condescends-je, c'est pas de ma faute si j'ai pour coéquipier la chose la plus obtuse qu'une femme ait jamais engendrée.

Il regarde Béru endormi. Le spectacle n'émeut pas.

— Je conviens que ce pachydermr réunit absolument toutes les qualités requises pour être proclamé roi des c… ! admet Lathuile. Je conviens de plus que ça n'est pas de ta faute ; seulement, en échange, conviens que ça n'est pas non plus de la sienne comme tu le sais, que je me trouve en présence de madame Curtis. Comme je dois tartiner sur l'exécution de son… Au fait, s'agit-il de votre frère ou de votre époux ?

— C'est son mari, dis-je à voix basse.

— Merci. De son mari, disais-je, poursuit inexorablement mon compagnon, oublier sa présence ici constituerait de ma part une faute professionnelle grave. J'ai trop l'amour de mon métier pour faillir, San-Antonio.

— Je vais finir par croire que c'est l'amour des chrysanthèmes que tu as surtout, Lathuile, grondé-je en m'apprêtant à lui démolir le pif. Je te parie qu'à la prochaine Toussaint t'en auras une pleine brouettée. Ta bonne femme sera remariée, ton adjoint qui piétine, en crevant ta photo à coups d'épingles tous les soirs avant de s'endormir t'aura remplacé au baveux, bref, tu seras tellement oublié qu'il faudra aller dans des vieux gogues de banlieue pour trouver encore tes articles coupés en huit près de l'arrosoir rouillé servant de chasse d'eau.

Il se marre.

— Ecoute, dit-il en ricanan, je te fais une propose.

Je regarde alternativement mon poing, puis son menton, et je décide de surseoir jusqu’à l'audition de ladite « propose ».

— Réfléchis à ce que je vais te dire, poulet, me dit-il. Nous sommes dans un pays en guerre, toi, flic français et moi, célèbre reporter également français. Autour de nous, qu'est-ce qui grouille ? Des Jaunes qui nous ont virés et les Ricains que nous avons virés. Tu voudrais que, par esprit d'émulation, on se fasse la guerre à nous deux ? Que non point, Messire, ce serait par trop stupide. Concluons plutôt un pacte d'aide et d'assistance. J'ai des relations et une carte de presse, je dois pouvoir t'aider. En revanche, tu as un secret qui peut me permettre de transformer, grâce à la participation de mon camarade Gutenberg, du papier blanc en papier de chiotes-pour-bistrots de banlieue. Procédons en deux temps ; premier mouvement, le célèbre Lathuile assiste l'obscur San-Antonio ainsi que l'évier de cantine qui lui sert d'adjoint ; second mouvement, San-Antonio donne le feu vert à son allié, ça carbure ou pas ?

Je réfléchis. A quoi bon emmener le journaleux en jonque, maintenant ? Il a raison : mieux vaut traiter à l'amiable que de sortir les yatagans.

— Banco, Mec ! me décidé-je. Je prends mes risques ; à toi de prendre les tiens ! Joues-moi l'indiscrète et tu comprendras ta douleur.

J'avale ma salive.

— On doit fusiller Curt Curtis dans une trentaine d'heures. Il faut que je l'aie fait évader avant ; simplement.

Il est très bien, Lathuile, malgré sa beurranche. Pas de démonstrations intempestives, aucune exclamation, même pas un sifflement. Il sort un havane de la poche de son veston, c'est un Monte-Cristo gros comme un balustre Louis XIII. Il le coupe d'un coup de dent, il crache obligeamment la capsule de tabac dans le verre de Bérurier, puis chauffe l'autre extrémité du cigare, longuement, comme s'il voulait le souder.

— Tu vois grand, fait-il en exhalant une fumée couleur d'orage.

— Je sais.

— Tu as un bout de projet ou si tu fais seulement brûler des bonzes à l'intention de saint Antoine de Padoue pour qu'il te trouve une solution ?

Pendant qu’il tartine, en bon pisseur de copie conforme, mes yeux sortent leur train d'atterrissage, et se posent délicatement sur une affiche de music-hall à Lo Lin Pia. Au programme les filles Nhû dans leur numéro de sabrage et puis, en vedette coloniale, Kons Thy Pê, le plus fameux pétomane du Cambodge, trois fois suppositoire d'or aux jeux scatologiques de Montecumule ; en vedette automobile, un troisième numéro exécuté par Hô Ksé Bon Le Ton… Et c'est là que je tique, que je pique, que je nique, que je murmure, comme en état second à l'attentif Lathuile.

— Oui, j'ai un projet, amigo. Et tu vas effectivement m'aider à le réaliser. Il faut que tu me trouves dans l'heure qui vient un champion de tir à l'arbalète qui consente, moyennant une honnête rétribution, à tirer dans la fenêtre que je lui désignerai.

Le journaliste tète son gros cigare. Il a des plaques de tabac tout autour des lèvres, comme un poupard après qu'il se soit gavé de crème au chocolat.

— Vous n’avez pas besoin de trois éléphants blancs en parfait état et d'Hô Chi Minh en maillot de bain, pendant que je prends les commandes ? grommelle le styloman.

— Si je ne peux compter sur toi, que pour me procurer un paquet de Camels, j’aime autant faire alliance avec un chasseur de l'hôtel.

Lors je lui désigne l'affiche de Lo lin Pia.

— Ça existe, un roi de l'arbalète, la preuve !

Décidément, il a de bons côtés, l'ami Lathuile. Il regarde l'affiche, puis sa montre, puis son verre vide. Il se lève en cigarant à toute vapeur.

L'arbalétrier est un petit homme qui ressemble trait pour trait à votre oncle jules, à part qu'il est plus petit, qu'il a la peau et les dents jaunes, les yeux et la braguette bridés. A part ça, il est en tenue de travail ; c'est-à-dire qu’il porte un futal aussi bouffant que Bérurier, et une sorte de casaque bleue sur laquelle on a écrie en chinois et selon la méthode Prêvost-Delaunay, soit son nom, soit Merde-pour-qui-le-lira !

Il hoche la tête.

— C’est deux dollars, Msieur !

— Et vous tirez combien de coups d'arbalette pour ce prix-là ?

Il est pas porté sur les calculs et il n'avait jamais songé à faire le compte. Mais les Extrême-Orientaux sont des drôles de petits vieux dam leur genre, ne dit-on pas en effet que les extrêmes se touchent ? En moins de temps qu'il n'en faut à Bérurier pour se remémorer sa date de naissance, l’arbalétrier annonce la couleur.

— Environ centaine, M'sieur.

— Ma foi, je vous propose cent dollars pour tirer deux fois, c’est-à-dire l’inverse, correct, non ?

Effaré, notre ami Ho Ksé Bon Le Ton. Il se dit que pour une somme pareille, je vais lui faire décocher sa première flèche dans le dargeot de Johnson et la seconde dans celui de Mao, histoire de terminer, cette guerre.

— Rassurez-vous, m'empressé-j e ; Il ne s'agira pas de tirer sur quelqu’un, mais dans une fenêtre.

— Une fenêtre ?

— Ouverte, de surcroît. Et les flèches que vous tirerez auront un embout de caoutchouc, c'est-à-dire qu'elles ressembleront à des trucs pour déboucher les lavabos, toujours correct ?

Il opine.

— Fort bien, dis-je.

Moi, vous me cernez. Je sais comment traiter ce genre de marché. Je sors un bifton verdâtre de mon portefeuille (prélevé sur les fonds secret, si le Vieux savait ça !) et je le déchire en deux. Je lui tends une moitié et je range l'autre.

Fifty à la commande, fifty à la livraison, cher ami, c'est bien ?

Silencieusement car il n'y a pas besoin de faire donner les trompettes d'Olida pour souligner un tel geste — il branle le chef derechef.

— Alors en route !

Pour ne pas donner l'éveil au singe-tenancier, l'arbalétrier prend une chambre avec Béru (leur réputation dût-elle en pâtir) tandis que Lathuile s'en choisit une pour lui tout seul. Rendez-vous est pris dans ma chambre. En attendant le regroupement, je rédige un message destiné à Curt Curtis. J'écris textuellement ceci, deux points t'à la ligne :

« Mon petit Curt,

En digne descendant de La Fayette, me voici ! Grâce à un petit appareil qui, pour une fois, n'est pas d'invention amerloque, j'ai la possibilité de t'entendre. Alors, au reçu de ce message, tu vas, sans avoir besoin d'élever la voix, raconter ton mode de vie dans ce que nous autres polissons de françaises appelons un cul-de-bassefosse. Des fois qu'on pourrait te tirer delà avant qu’il soit trop tard.

Je t’en serre cinq et profite de la présente pour te dire courage.

Ton pote San-A.

P.S. : Ne reste pas devant ta fenêtre car il va y avoir une seconde distribution. »

On toque à la lourde. Il est trop tôt pour que ce soit le laitier, ce n'est que l'arbalétrier.

Je pourrais vous dire qu'avec son arc monté sur un fût, il me regarde d'un air carquois, mais le jeu de mot ne rimerait pas à grand-chose et, chercheurs de suif comme je vous connais, vous seriez chiches de m'en tenir rigueur. Un Béru maussade parce que mal réveillé et mal dessaoulé l'escorte, de même qu'un Lathuile attentif, cramponné à son cigare de ses trente-deux dents, si je puis dire (et qui m'en empêcherait d'ailleurs ?) comme un peintre en bâtiment dingue se cramponne au pinceau qui lui sert à barbouiller le plafond, lorsqu'on lui retire son escabeau.

— Votre numéro de music-hall contient quoi ? je demande au tireur d'élite.

— Je crève des ballons, puis je coupe des fils, puis je perce des as de cœur, puis je…

— Ça me suffit, cher ami. Moi, ce que je vous demande c'est de m'expédier une flèche dans la fenêtre que je vais vous désigner.

J'ai réglé le viseur de mon appareil sur un trépied afin de le rendre fixe. Il est braqué sur la façade de la prison militaire. Au centre de la cible se trouve la fenêtre de Curt.

— Vous apercevez la fenêtre ?

— Très bien. C’est la combien ?

— La deuxième.

— Parfait.

Je m’empare de la première flèche et j’y attache mon message avec du scotch.

— Alors, allez-y.

Béru se fourbit l’orbite pour mater la fenêtre, pendant que l’arbalétrier est en train de bander.

— Oh, ça alors, comment qu’il bande !

Il est arrêté en plein élan par un coup de pompe de Lathuile.

— Non mais, la toiture, ça t’arrive souvent de faire ça ?

— Toutes les fois qu’un abruti de ton genre a une langue aussi longue que l’escalator du printemps, machonne l’autre.

Je fige Bérurier d’un œil sanguinolent.

— Si tu ne fermes pas ta bouche d'égout, je t’assomme à coups de crosse, Enflure !

Il maugrée mais bon gré mal gré se met au secret.

— Jé suis prêt, m’sieur, me fait le facteur.

— Alors allez-y, prenez votre temps et faites moi du bon travail.

L'œil rivé au viseur je surveille la cible. Heureusement il fait un clair de lune au néon. Et, re-heureusement, là façade de notre hôtel est plongée dans l'ombre. D'en bas nous parvient le tohu-bohu géant des matafs américains ivres-morts. Des bribes de juke-box aussi.

A mes côtés, personne ne moufte. A croire que le temps s'est arrêté, obéissant ainsi à Lamartine avec quelque cent trente ans de retard. On dirait même que nos cœurs ne battent plus.

C'est ça le suce-pense.. ! Un léger claquement, une vibration profonde nous libèrent. J'ai eu beau m'écarquiller le lampion sur la lunette, je n’ai rien vu. La flèche aurait-elle manqué son but ?

Inquiet, je me tourne vers l'homme chargé d'assurer la soudure avec Curtis (une soudure à l'arc, en somme). Il est impassible, son arbalète dans les pognes.

— Raté ? soufflé-je.

Il fait un signe négatif.

— Non, M’sieur, pas raté.

— Pourtant, je regardais.

— Flèche, très rapide…

Je coiffe mon casque et branche le fouisaneur lombaire à émancipation correctible. O bonheur ! O joie ! O vieil ennemi ! Je perçois un bruit de papier déplié. Il y a un court silence. Puis une exclamation en ricain. Et puis un souffle haletant. Et alors, enfin, la bonne chère voix du bon cher Curt.

— San-Antonio, my love ! Tu es le diable ou le bon Dieu ! Alors, réellement, tu peux m'entendre ?

Ce que j'aimerais pouvoir lui répondre. Mais pour l'instant, mon petit engin ne fonctionne qu'à sens unique.

Nouveau froissement de papelard. Curtis relit le message, ou bien il l'utilise autrement. Je suppose qu'il le relit pour bien se persuader que je peux l'entendre.

Ça doit être déroutant de parler sans recevoir de réponse, surtout lorsque des murs et plusieurs centaines de mètres vous séparent de votre interlocuteur.

— Qu'est-ce que ta bricoles ? demande Lathuile !

D'un geste péremptoire, je lui ordonne de se verrouiller le piqueupe.

Mais l'intarissable Bérurier chope le relais.

— Les postes à galène c'est démodé, Gars, t'aurais intérêt à t'acheter un transistor !

— Ne parlez pas, je vous en supplie ! dit Laura.

Elle entraine mes deux camarades dans un angle de la chambre et leur explique ce qu'est mon appareil. Cependant, dans sa cellote, Curt reprend d'un ton posé et précis d'officier rendant compte de sa mission.

— Je suis bouclé dans une espèce de chambre forte, my friend. Par précaution, comme le bâtiment n'a pas d'étage, on a scellé des plaques de fer dans les murs et dans le plancher. La porte est également en fer. Elle ferme avec deux verrous et une clé. Elle donne sur un couloir éclairé seulement par des hublots. A un bout de ce couloir, il y a le mur. A l’autre, un poste de garde avec des factionnaires. Pour pénétrer dans ce poste de garde, il faut franchir un petit bâtiment plein de soldats. Bref, le Bon Dieu lui-même ne pourrait pas me tirer de ce guêpier. Inutile de tenter quelque chose, boy, tu y laisserais tes belles plumes !

Malgré le ton enjoué du prisonnier, je décèle l'étendue de son amertume. Il en a gros sur la patate, Curt. Faut dire que c'est démoralisant, l’idée de se faire fusiller après-demain pour une faute qu'on n'a pas commise.

Ce qui me met en renaud, c'est de ne pas pouvoir lui poser les questions qui me viennent en tête.

— Je ne sais pas si tu m'entends vraiment, vieux frère.

J'écris fiévreusement sur un feuillet : « Finis de jouer les défaitistes, nous sommes là pour t'arranger le coup. T'arrive-t-il de sortir de ton piège à rat au cours de la journée. Si oui, quand et comment. Reçois-tu des visites ? Parle, bonté divine ! Raconte-nous aussi les barreaux de ta fenêtre ! »

J'enroule, comme précédemment, le message après la flèche.

Sans un mot je la tend au tireur.

Le voilà qui se remet à bander dur son arc métallique.

Cette fois, je m'abstiens de lorgnetter puisque le gars est plus rapide que mon nerf optique. Je préfère contempler les faits et gestes de l'arbalétrier. Il épaule, les coudes déployés comme les ailes d'une chauve-souris. Il parait sur le point de s'envoler. La flèche empennée de blanc repose sur sa rampe de lancement. Et puis soudain : dzzzi, elle y est plus, l'arc est détendu. Il vibre.

Je recoiffe le casque :

— …Il parle ? murmure Laura.

— Que dit il ?

— Rien de plus intéressant que ce que la Marquise de Sévigné écrivait à sa fille !

Effectivement, le voilà qui se remet à jacter, Curt. Sa voua a changé, cette fois il reprend espoir. Mon second message le dope. Il en veut !

— Alors, vrai, tu m'écoutes ! saint-thomase-t-il. C'est bon, tu sais. Oui, tous les matins à huit heures pile je vais aux douches. Deux M.P. viennent me chercher…

Ça m'aurait étonné que l'hygiène fût négligée. Je connais les Ricains et leur côté Cadum..

« On traverse le poste de garde, reprend Curtis. Les douches se trouvent dans le petit bâtiment dont je t'ai parlé, et qui sert d'infirmerie. C'est ma seule culture physique. Les autres prisonniers ont droit à une balade sous escorte autour des bâtiments, mais pas moi. Qu'est-ce que tu veux savoir encore ? Des visites ? A part celle de l'aumônier, depuis que je suis passé en conseil de guerre, je n'en reçois plus. Il vient une fois par semaine, le samedi ou le dimanche. Mais il viendra jeudi matin pour me dire « courage » et me charger sûrement de faire certaines commissions, aux copains du ciel ! Franchement, je ne vois rien d'autre à te dire, vieux frère. On m'apporte le breakfast le matin, après la douche. C'est copieux et bon. A midi, j'ai droit à une assiette de viande froide, et le soir à un repas substantiel. J'obtiens des livres par l'aumônier. Il m'en apporte une brassée à chacune de ses visites. Ils sont du genre lecture édifiante et si tu ne me sors pas de la m… je mourrai néanmoins en odeur de sainteté ! »

Allons, l'humour reprend ses droits. A mon avis, l'heure du troisième message est venue. Je me chope le bol à deux mains, pour bien réfléchir. Il faut que, sur l'instant, j'organise mon plan de bataille. Et dire qu'à Pantruche, le vieux me croit en train de traquer un réseau de trafiquants ! C'est un peu honteux de lui faire de l'arnaque, hein ?

Ma décision est prise. Je rédige mon troisième poulet.

« Demain matin, dans la douche, file-toi un coup de tête contre le mur de manière à saigner du pif. Et puis fais mine d'être évanoui. Surtout reste inanimé jusqu'à ce que je te dise banco, compris ? Je vais demeurer cinq minutes à l'écoute pour le cas où tu aurais encore quelque chose d'intéressant à m'apprendre. A demain, j'espère. »

Là-dessus je demande au zélé arbalétrier de m'interpréter le Facteur sonne souvent trois fois.

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