CHAPITRE IV

— Vous m'offrez un bourbon au bar, manière de me rembourser votre part de transport ? demande Lathuile.

— Vas-y avec Béru, dis-je, moi j'ai quelques coups de turlu à donner, mais je vous rejoindrai avant que vous rouliez sous la table là-dessus, je plante les deux larrons, tout heureux et tout aise d'avoir pu rallier l'hôtel sans risquer de tomber sur une patrouille trop ardente.

Laura est de retour dans son appartement. Elle a beaucoup pleuré, ça se voit à ses paupières rouges et tuméfiées par le chagrin.

— Ça n'a pas marché ? lui demandé-je.

Elle est trop émue pour parler. Bon Dieu, ce que la douleur lui va bien ! s'exclamerait un sadique. Ce qu'on aimerait la consoler… Seulement, VOUS savez ce que c'est, hein ? En tout cas, si vous ne savez pas, moi je sais. J'en ai consolé des fies, misère de ma vie ! Des jeunes, des moins jeunes, des jolies ; oui : surtout des jolies.

On commence par leur essuyer les larmes avec sa pochette en leur susurrant des bonnes paroles bien miséricordieuses. Et puis, comme leurs sanglots désarment, on les prend dans ses bras en balbutiant des « Allons, allons, mon petit, du cran ». Ensuite on y va de sa larmouille, sensible comme on est. Bref, au bout de dix minutes de consolation, vous vous retrouvez à folâtrer dans un plumard avec l'éplorée, à lui démontrer comment et, par où, sans même vous rappeler la cause du chagrin qui a motivé cette prise de position horizontale.

Rien de plus traître que la compassion lorsqu'elle s'exerce sur une personne d'un sexe entièrement différent du vôtre (ou même sur une personne du même genre si vous êtes de la jaquette fendue ou du gigot à l'ail).

Mais cette fois, pas de ça, Lisette ! Je l'aurais à la caille de culbuter cette ravissante, deux jours avant que son bonhomme (en l'occurrence un bon copain), se fasse passerparlésarmer (verbe du premier groupe, se conjugue comme aimer : je te passeparlésarme, tu me passeparlésarmes, etc…).

— J'ai obtenu une audience du général D. Profundys, raconte-t-elle. Il m’a bien reçue, mais a refusé de m'accorder une ultime entrevue avec Curt. « Tout ce que je peux, c'est lui faire communiquer une lettre de vous avant son exécution, m'a-t-il dit ; vous pourrez la remettre à mon aide de camp, je vais donner des instructions ».

Je ne peux tout de même pas me retenir de lui caresser la joue. Mais en tout bien tout t’honneur, les gars ; surtout n'allez pas imaginer des A la grand frère, parole !

— Pas de panique, Laura, lui dis-je. Il ne s'agit pas de flancher maintenant. Quitte à y laisser mes os, je vous jure que je le tirerai de là, votre idiot de Curt.

Elle sourit à travers ses larmes. Ça fait comme une déchirure dans les nuages, quand le temps est au gris et que le soleil veut montrer le bout de son noze. C'est pas original comme comparaison, mais ça exprimes bien ce que je veux dire.

Faut savoir sacrifier au conventionnel à l'occasion ne serait-ce que pour rassurer les confrères. Si San-Antonio ne faisait que du San-Antonio, ils finiraient par en prendre ombrage, fatalement.

Ils me réputeraient intolérable, pestiféré, déliquescent, littératurcide. Mon œuvre au pilon, et moi au pilori, ils finiraient par exiger. En s'unissant tous, en relançant la Cadémie, le Conseil d'Etretat, la Faculté d'en pleurer, l'Hôtel Maquignon, le Va tiquant ! Ils arriveraient, les bougres, à le réputer insalubre, San-A. A le cataloguer aphteux, affreux, afflictif, affligeant, aphrodisiaque, à foutre en l'air ! Ils l'obtiendraient, mon interdiction de séjour chez les libraires, les carnes ! Y a des vilaines rapportes qui m'ont prévenu : on me surveille la prose, on fait attention si je vais bien au vocabulaire tous les matins et si ma syntaxe a une belle couleur, une bonne consistance. On veut bien me tolérer des élucubrations, comme on tolère que bébé cogne sur le clavier du piano, mais juste un moment parce que ça fait mal au tympan des grandes personnes. Ici-bas, la sagesse est dans la convention, la noblesse dans le classicisme, la raison dans la vie, l'honorabilité dans le déjà-vu. Alors, moi, pas bête, vous comprenez, je me hâte de clicher un peu, de rouler sur les rails posés par les aînés pour démontrer que je suis bien sage malgré mes vagabondages, qu'ils ne tirent pas à conséquence, que c'est seulement un peu de diarrhée, que ça va passer après un petit gorgeon d'élixir parégorique.

Faut rentrer dans le rang tout de suite après la pirouette. Se caméléoner d'urgence. S'appeler Durand. S'habiller de gris. Jurer qu'on n'en est pas ! ! Élever ses enfants dans la religion catholique ! Payer les taxes, mais ne pas chercher à en imposer ! Et surtout, ne pas foutre des points d'exclamation au bout de chaque phrase comme je le fais, mes fils. Le point d'exclamation attire trop l'attention, comme tout ce qui est debout. Il courbe pas l'échine comme l'accent circonflexe, il n'est pas tronçonné comme le point de suspension, il ne se met pas à plat ventre comme le tiret, il ne remue pas la queue comme le point virgule ; il ne fait pas de la fumée comme le point d'interrogation, il n'est pas chiure de mouche comme le point t'à la ligne. Lui, c'est le de Gaulle de la ponctuation. La vigie ! Le ténor. Son nom l'indique : il s'exclame ! Il clame ! Il proclame ! Il déclame ! Il réclame ! Il véhémente ! Il flambergeauvente ! Il épouvante ! Je t'aime, suivi d'un point d'exclamation ou d'un point de suspension n'a pas la même sincérité, ni la même signification. On ne peut pas dire merde ou vive la France sans point d'exclamation. Que ferait un commandant de bateau au cours d'un naufrage, s'il n'avait pas de points d'exclamation au bout de « Les chaloupes à la mer ! ».

Je vais vous dire, je le veux comme épitaphe. Sur ma tombe, tout seul, mais gros comme ça : un point d'exclamation, je vous en supplie. Pas mon blaze, ni mes dates-parenthèses. A quoi bon ? Pas de croix non plus, Dieu me reconnaîtra sans l'emblème de sa guillotine. Simplement, pour ma satisfaction posthume, ce signe typographique, dressé comme un bâton d'agent au milieu de la foule. D'ailleurs n'est-il pas employé sur certains panneaux de signalisation du code routier ?

Laura secoue sa belle tête éplorée.

— Oh, Tony, me dit-elle, que pouvez-vous espérer ? Tout à l'heure, au sein de ce formidable camp, cerné par des barbelés électrifiés et flanqué de miradors, je sentais bien que la partie était perdue ! Vous savez ce qu'est la force américaine ? L'organisation américaine ? Une véritable armada, Tony ! Et mon Curt est perdu dans une cellule, au cœur de ces forces en perpétuel état d'alerte. A cause des attentats qui se multiplient, nos gars sont sur le qui-vive. Un commando armé jusqu'aux dents ne parviendrait pas à le tirer de là !

Elle se jette en hoquetant au travers du lit. Sa jupe s'est relevée et moi, humide, j'arrive pas à détacher mon œil salingue de ces admirables cuisses. J'en ai le cervelet qui yoyote, les cellules grises qui bredouillent, le système nervouzeux qui tire une bissectrice.

J'y vais de la phrase fatidique : « Allons, allons, mon petit, du cran ! »

Je m'assieds auprès d'elle sur le lit. Je caresse ses cheveux soyeux. Mon petit lutin intérieur se fout dans une rogne noire. Il me traite d'un tas de noms intraduisibles en vietnamien. Il me dit que je suis le plus beau goret que la terre ait porté ; que les pourceaux de cette bassesse sont juste bons à faire du hachis et du gâchis et que, la prochaine fois que je me rencontrerai devant une glace, je n'aurai plus que la ressource de me glavioter à la vitrine.

Il me dit tout ça, le petit lutin bonimenteur et objecteur, et comme il a raison ! Seulement moi, vous me connaissez ? Dans ces moments-là, je suis sourdingue aux voix grincheuses de la raison. Je n'ai plus l'âge d'oraison. Y a plus que l'animal, la bébête qui monte, qui monte, qui monte !

— Laura, ma petite fille, je débloque d'une voix plus épaisse que de la pâte à beignets, vous allez voir !

Ce qu'elle risque de voir, cette pauvre chérie, c'est le petit voltigeur sans échelle du Monsieur ! Je contrôle plus mes sens, les gars ! C'est terrible d'être commak, mais pas moyen de lutter : une vraie maladie de peau ! Je voudrais m'empêcher, je peux pas. On peut se retenir de manger, de boire, de payer ses impôts, de dire bonjour à sa concierge, de jouer aux duos, de voter, d'aller aux vêpres, de changer de chemise ou de prêter mille balles à un copain, mais il y a quatre choses que l'homme ne peut absolument pas s'empêcher de faire, c'est de dormir quand il a sommeil, de tousser quand il fait de la trachéite, de se ruer aux gogues quand il a forcé sur le melon et de se farcir une nana lorsque la rage occulte lui prend.

Tout ça pour vous en revenir à mon angoissant problème du moment. En moi c'est l'explosion, le feu d'artifice, le chavirement.

— Allons, Laura, ma petite Laura, ne pleurez plus, je vous en conjure… Je… Je…

Je n'en dis pas plus long car c'est très impoli de parler la bouche pleine. Moi, vous me connaissez ? La correction avant toute chose. L'homme moderne manque de plus en plus de galanterie. La muflerie est devenue une attitude, les gars, un parti pris ! Faut pas. Réagissez !

En tout cas Laura ne pleure plus. On ne peut pas faire deux choses à la fois : être moine et réussir une mayonnaise !

Seigneur élus, ce que c'est bon ! Quelle ardeur ! Quelle fougue ! Je me dis que jamais j'arriverai à me rassasier ; qu'il faudra l'emporter pour la finir à la maison…

Elle s'abandonne, dents serrées, yeux clos, narines pincées. Et moi, vous continuez de me connaître, hein ? Vous savez jusqu'où va ma conscience pour peu que je lui donne un coup d'épaule. Je me dis que, tant qu'à faire de commettre une sagouinerie, mieux vaut bien la faire. Un péché réussi est préférable à une bonne action ratée. Comme le disait le Masque de Fer : « Entre deux jumeaux il faut choisir le moindre. »

Ah que c'est beau la nature ! Je pose dix et je retiens rien ! Le Festival de Cannes à nous seuls, mes amis ! Le 14 juillet, plus le 4 juillet (jour de l'Indépendance). Des lampions partout !

Et tout en interprétant mon numéro favori, mes pensées continuent de sourdre. Elles suintent, elles chuintent, elles me susurrent, elles me disent que dans pas longtemps je vais avoir le moral comme une limande avariée. Enfin, bref, du temps passe, nous rapprochant un peu de notre mort. Je conclus. Laura aussi. Nous confrontons nos vues et tombons d'accord.

Je n'ose plus la regarder. Que doit-elle penser de moi ! Que doit-elle penser que je pense d'elle ! Instant critique, aigu, grinçant, usant, dévastant. Elle soupire langoureusement et profère des paroles qui sont les dernières que j'escomptais.

— Merci, Tony, vous êtes un amour, j'en avais tellement besoin, ça m'a calmé les nerfs.

Je la regarde, n'en croyant ni mes ouïes, ni mes yeux. Je contemple une jeune femme relaxe, presque souriante. Elle vient de s'envoyer in the sky comme on prend une douche. Pour elle, ce qui vient de se passer est un simple exercice hygiénique. Quelque chose qui ressemble à une séance de sauna. Allons, n'est-ce pas mieux ainsi ? Voilà une saine conception de la vie. Le sentiment est une chose, le radada en est une autre. Elle se tord les mains en songeant à son mari qu’on va fusiller, mais elle se cogne son ami aussi simplement qu'un verre d'orangeade. Pourquoi not ?

— Venez, mon petit cœur, dis-je brusquement car ce moment d'abandon m'a donné le goût de l'action.

— Où m'emmenez-vous, Tony ?

— C'est vous qui allez m'emmener. Je voudrais repérer le camp américain, car tout à l'heure, Béru et moi avons été accaparés par d'autres tâches.

Dit, ça me réussit le Viêt Nam, on dirait. Voilà trois plombes que j'ai débarqué et je me suis déjà offert de sérieuses parties d'extase.

Le taxi nous stoppe non loin de l'entrée du camp. Celui-ci est situé entre le quartier Ho-Kelkon et la place Hono-Mathô-Pé sur une vaste étendue bordée par le fleuve d'une part et la rizière de l'autre. Les U.S. men ont placé des barrières de bambou contre les fils électrifiés, de manière à boucher la vue. Effectivement, rien ne manque pour assurer la sécurité du camp : ni miradors, ni bazookas, ni mitrailleuses et surtout pas les factionnaires.

Nous nous mettons à contourner le siège des troupes ricaines, en marchant bras dessus, bras dessous, comme un couple d'amoureux soucieux de faire un peu de footing entre deux parties de scoubidous.

— Vous voyez bien qu'il n'y a rien à espérer, lamente Laura après que nous ayons parcouru le périmètre complet.

Au lieu de lui répondre, je mate les environs, dos tourné au camp. Au nord il y a un immeuble lépreux au fronton duquel clignote l'enseigne au néon d'un hôtel. A l'ouest se trouvent des docks bordant le fleuve, et au sud s'érigent les ruines de l'ancienne préfecture de police, le palais Houédonk-Pâpon, qui fut dynamité une première fois par les nords-vietnamiens le jour anniversaire du poisson rouge à vessie natatoire incorporée, puis, une seconde fois pour la fête du Têt Deu-Kon.

— Venez, Laura ! ?

— Où ?

— A l'hôtel !

Elle fronce les sourcils.

— Oh, Tony, vous êtes insatiable ! Ne croyez-vous pas que…

— Il ne s'agit pas de ce que vous croyez, ma chère amie.

Je frappe sur l'étui noir de mon appareil mystérieux qui intrigua si fort Béru, et dont j'ai eu soin de me munir à toutes fins utiles, pour le cas où il me deviendrait utile, ce qui est toujours une possibilité dont il faut tenir compte lorsqu'on… Et puis, flûte ! Je voulais essayer de faire une longue phrase, style Académie française, avec des ramifications, des correspondances, mais décidément c'est pas mon genre. La littérature américaine nous a apporté la phrase courte et percutante ; ce qui fait que le style s'est modifié. Messieurs les ciseleurs de fresques ont remisé leurs paragraphes accordéoneux. Le lecteur moderne n'a plus le temps de se farcir des longues tartines à changement de vitesse. On assiste à la mort du point virgule, les gars. Il s'atrophie, redevient virgule. Un sujet, un verbe, un complément à la rigueur, et allez, roulez ! Notez que le complément devient une denrée rarissime, un luxe. Je vous prends une phrase moderne : « La nuit tombait. » Je connais une gonflée de nouveaux romanciers qui s’en contentent. Ils s'en branlent l'énergumène sur tige télescopique de la façon dont elle choit, la nuit. « La nuit tombait », pas besoin de préciser si c'est rapidos ou mollement, dans des brumes ou du soleil apothéoseux. Chacun imagine selon ses goûts. Le vrai complément, de nos jours, en littérature, c'est le lecteur. Les bouquins deviennent des albums à colorier. Bientôt ça va être réglementé sévère, la lecture. Faudra passer des tests, obtenir des permis pour pouvoir s'y adonner. Et encore y aura des catégories. Vous aurez votre permis de lecture tourisme, ou votre permis de lecture poids-lourd. Tout ça je le prédis, vous verrez !

Qu'est-ce que je disais ? Vous me faites digresser, c'est pas honnête. Ah oui : Laura et mézigue, à l'hôtel Tû Trich Kang Tû Jouy, une boite d'avant-dernier ordre.

On pénètre dans une espèce de salle commune, bourrée de matafs de la Navy, blancs comme des peintres en bâtiment, mais beaucoup plus bourrés.

Je sais pas si c'est pour réagir contre l'immaculé de leur uniforme, mais ils sont toujours noirs, les matafs amerloques. A terre, il leur faudrait un radar tout comme à bord. J'en ai vu des bouilles de dégénérés dans ma vie bourlingueuse, mais jamais autant que dans la Navy. Des microcéphales, des macrocéphales, des brachycéphales, des dolichocéphales, une vraie collection, je vous jure ! Chez nous, des mecs avec des tronches pareilles, on les colle dans des bocaux ; les Ricains, eux, ils les flanquent dans la marine où on les fait fonctionner au sifflet, comme des clébards et où toujours comme des clébards, on leur file des coups de pompe dans le derche.

Ces gentilhommes des mers font un foin du diable dans le bistrot. Ils sont alignés le long du comptoir, comme ils s'aligneront un peu plus tard devant un mur afin de souscrire à l'opération inverse. La même attitude pour boire que pour pisser, avouez que c'est triste ! Derrière le long rade laqué, j'avise deux singes. Le premier est attaché au mur par une chaînette, le second sert de la bière aux clients. Le premier est ouistiti de son état, et le second cabaretier ; c'est en cela qu'ils se différencient. A part ça, ils se ressemblent comme deux frères qui se ressemblent, sauf peut-être que le ouistiti est un peu moins poilu que le bistrotier.

C'est rare, un Asiatique velu, non ? Moi, tous les Jaunes que j'ai rencontrés étaient imberbes comme des pendules Louis XV. Dans tout ce bouzin, je me sens pas bêcheur, avec ma ravissante Laura au bras. Les gagas de la marine se mettent à la siffler, à la toucher, à lui faire des gestes honteux qui ne font pas étinceler mon standing. Seulement faut savoir si je vais me mettre sérieusement au turf, ou bien engager une nouvelle guerre au sud du 178 parallèle (d'infanterie de marine).

Je m'approche du singe-taulier et je lui demande s'il pourrait, moyennant finances, nous louer une piaule de son Pâlace, de préférence à l'étage le plus élevé.

Il me considère avec cette attention soutenue, qui rejoint presque la fascination qu'ont les messieurs devant une Ferrari et les dames devant un miroir. Puis il décide que je suis un client possible et me demande pour quelle durée je souhaite devenir son locataire.

Je lui réponds, l'honneur de Loura dût-il en souffrir, qu'une petite heure sera grandement suffisante. En vertu de quoi il me donne une clé et le conseil de prendre garde au tapis de l'escalier qui est décloué entre le second et le troisième étage.

— Je ne comprends toujours pas, me dit Laura lorsque j'ai refermé la porte de la chambre.

— Je vais vous expliquer, ou plutôt vous démontrer, mon petit.

Je chique au désinvolte, histoire d'effacer mes suprêmes remords. La piaule est navrante, propre à inspirer des comédiens qui répèteraient Huis Clos. Un lit de fer rouillé, avachi, recouvert d'une étoffe suspecte, souillée, honteuse et pleine de miettes à ressorts. Une chaise en bambou. Un placard d'orner, planté de guingois entre la porte et le lit. Vous mordez le topo ? C'est pas l’endroit idéal pour se remettre d'une dépression nerveuse.

J'entreprends de déballer mon matériel. J'ai l'air du petit plombier venu réparer la fuite de madame. Je sors de ma mallette une espèce de pistolet auquel s'ajuste une lunette de visée et, parallèlement à la lunette, un micro effilé. Un fil souple relie la crosse de ce fin pistolet à un potentiomètre à alvéoles vermifuges, ce qui lui assure une induction sous-cabrée et un prédéterminisme constant. Je branohimouille le foufirazeux ostentatoire et je coiffe un casque d'écoute.

— Mais que faites-vous donc ? s'exclame Laura qui suit attentivement mes faits et gestes.

Au lieu de lui répondre, je vais à la croisée et je m'embusque derrière le rideau haillonneux pour pouvoir braquer mon appareil en direction du camp sans me faire repérer. Grâce à la lunette, je parcours de l'œil chaque détail des bâtiments. Je détecte le cantonnement, les entrepôts, les garages, les burlingues, la coopérative, le bloc sanitaire, la salle de projection, la piscine couverte, le karting, la buanderie, le gymnase, la chapelle, le terrain de baise-bol, le stand de tir, la piste artificielle de ski nautique, la cantine, la distillerie de Coca-cola, la salle de lecture où sont réunies toutes les grandes publications qui forgent l'intellect américain (Play-Boy, Mickey, Men Only, cite…), le Luna-Park, l'abri anti-atomique (des fois que les Chinetoques seraient en avance sur l'horaire), la salle des cartes (tarots, canasta, etc…), le chenil, la banque, la succursale de la General Motors, celle de Ford, le magasin à gadgets et enfin la prison. Celle-ci se trouve à l'écart du camp. Elle forme une enclave car elle est isolée par un très haut grillage hérissé de pics aussi pointus que celui de la Mirandole. Cette précaution pour compenser le fait que le bâtiment réservé à la détention est de plain-pied. C'est maintenant que mon appareil va vraiment remplir son rôle. Je vise la première fenêtre du bâtiment et j'appuie sur la gâchette du pistolet.

Immédiatement je perçois un bruit de voix. Deux Amerloques discutent. « J'aime autant être ici que dans la brousse », fait la première voix, au moins on est peinard… — Plus que deux jours à tirer, hélas », répond en soupirant la seconde…

Je passe sur la seconde fenêtre. Etant donné la chaleur, toutes sont ouvertes, mais seraient-elles fermées que je percevrais aussi parfaitement ce qui se dit à l'intérieur du local.

Ma jumelle d'approche cerne le carré central formé par deux barreaux verticaux qui croisent deux barreaux horizontaux. J'écoute. Simplement me parvient un bruit de respiration. J'attends un bon moment, mais il n'y a que ce souffle régulier. Pas de doute : le prisonnier de la seconde cellule est seul. Je me dirige alors vers la troisième fenêtre. Le vide ! Rien ! Elle est inoccupée. A la quatrième maintenant. Un type fredonne. Il chante un truc de Sinatra intitulé « Sors dehors que je te rentre dedans ». Je prête une esgourde attentive : pas d'autres bruits dans la cellote. Ce nouveau prisonnier est seul également. S'agit-il de la voix de mon ami Curtis ? Je passe le casque d'écoute à Laura. Elle est abasourdie, la chère âme. Elle pige pas, croit que le chant provient de la carrée voisine. Une fois, à la cambrousse, dans un petit pays de Savoie, j'ai vu une vieille paysanne devant un poste de radio. Son premier (un cadeau de son fils qui travaillait à la ville). En entendant des voix sortir de l'appareil, elle a fait le tour de sa maison, une trique à la main, pour vérifier s'il y avait des petits malins venus lui faire une blague.

— La voix que vous entendez, mon chou, provient de cette cellule dont les barreaux s'inscrivent dans le viseur optique. Les ondes crépitantes sont cernées, isolées et grossies douze mille cinq cent vingt-trois fois ; un déboutonneur à gelée granulitique simple les squejepanse et le son nous est alors restitué par le pousse nosographique que voici. On peut l'auditionner par casque ou le brancher sur l'émetteur magnéso-bismural qui se trouve incorporé dans la sangle de l'étui. Maintenant, écoutez cette voix qui fredonne et dites-moi si vous croyez qu'il s'agit de celle de Curt.

Encore éberluée et moite de surprise, elle prête l'oreille, les yeux fermés, recueillie.

— Non, fait-elle enfin, non, Tony, je ne pense pas, Curt n'a pas une voix aussi grave.

— O.K., continuons…

Je tends l’oreille sur la cinquième fenêtre : la cellule est vide. Vide aussi, la sixième…

— Alors ? demande Laura, à bout de nerfs.

Il ne reste plus de fenêtres sur cette face de la prison.

— Alors, fais-je, de deux choses l'une : Curt se trouve dans la cellule numéro 2 ou bien dans une cellule dont la fenêtre donne sur l'autre façade de la prison.

— Dans la seconde hypothèse, comment utiliser votre appareil ? questionne Laura.

Je braque mon objectif de l'autre côté du bâtiment. En face c'est le fleuve, avec des bateaux serrés les uns contre les autres comme un troupeau disparate. Pas moyen de surplomber le camp.

— Il ne nous reste plus qu'à espérer qu'il est dans la 2, dis-je entre mes dents, ce qui n'améliore pas mon élocution.

— Comment pourrions-nous en avoir confirmation, Tony ?

Juste à la fin de sa phrase, le trait de lumière, mes amis. L'idée géniale qui me sort de la matière grise (pas si grise que ça) comme une bulle sort de la bouche d'une carpe ou d'un décret papal.

— Laura ! m'écriai-je, vous allez courir téléphoner à l'Etat-Major du camp. Vous direz exactement ceci : « Je vous annonce que le détenu Curtis vient de se pendre dans sa cellule. »

— Quelle horreur ! s'exclame-t-elle. Jamais je ne pourrai prononcer d'aussi affreuses paroles !

Allons bon : quand je dis blanc, Laura dit noir. J'aime pas qu'une bergère, fût-elle presque veuve, vienne me faire du contrecarre dans mes périodes d'action.

— Bon Dieu, vous ne comprenez donc pas que je n'ai pas d'autres moyens de faire se remuer les gars de la prison ! Naturellement, votre coup de tube leur donnera à penser qu'il s'agit d'un bobard, néanmoins ils iront vérifier, et alors je saurai si Curt est bien bouclé dans la 2 comme je l'espère !

— Et s'ils ne vont pas vérifier ? objecte Laura.

— Nous en serons quittes pour un jeton de téléphone, c'est une dépense pas trop risquée, compte tenu de ce qui est en jeu, non ?

Elle opine enfin ce qui met du sucre en poudre sur ma bile.

— Je vous parie n'importe quoi qu'ils iront voir, Laura, promets-je. C'est dans la nature humaine. Un jour, un type a eu l'idée de Dieu. Il a affirmé qu'il existait et, bien que ne l'ayant jamais vu, des milliards d'individus se sont mis à croire en lui et à se comporter comme fidèles.

Elle me sourit tendrement.

— Diable de San-Antonio ! fait-elle comme ça avant de sortir.

Je voudrais que vous le matiez, votre San-A, mes choutes, à califourchon sur une chaise, l'œil tellement rivé à l'œilleton du viseur que je sens mon lampion droit devenir en acier bleui, les tympans réduits aux aguets, comme dit mon notaire qui est constipé des feuilles. Je poireaute un tiers d'heure (pourquoi toujours dire un quart d'heure pour parler de 15 minutes et 20 minutes pour qualifier un tiers d'heure ?). Et ce que j'espérais ce que je désirais, se produit. Dans ma vie, ça a toujours été commak : quand je souhaite ardemment un truc, je l'obtiens toujours. C'est tellement frappant que, par moments, je me demande si je ne suis pas le Bon Dieu. Je crois bien que si. Chaque homme est son propre Dieu s'il veut bien s'en donner la peine. Le mode d'emploi ? Vous prenez un quidam normalement constitué. Vous lui faites prendre confiance en lui ; vous le persuadez qu'impossible n'est pas français et il devient tellement Dieu, le bougre, que soixante ou quatre-vingts ans plus tard, la mort est obligée de se déranger en personne pour le détrôner. Passons, — ou plutôt revenons. Ça se met à grésiller dans mes écouteurs. Un grincement violent, suivi d'un bruit de cataracte ; je pige qu'on tire un verrou et qu'on actionne une forte clé dans une serrure plus forte encore.

Je règle le califouillet pétaradant de mon situeur flexible à prismes combustibles et j'entends la voix nasillarde d'un gazier demander dans un américain pur fruit.

— Hello, Curtis, tout est O.K. ?

La voix de mon copain Curt retentit. Je la reconnais parfaitement malgré l'interférence du polyvalveur à bretelle.

— Tout est O.K. jusqu'à jeudi matin, vieux haricot, c'est pour après que j'ai des doutes !

Sacré vieux Curt ! Toujours le même cran, le même humour cynique. Son visiteur a un rire à peine gêné. Il marmonne, car c'est un intellectuel : « O.K. ! O.K. ! »

— Pourquoi me demandez-vous ça ? questionne Curtis.

— Pour rien, pour rien, fait l'autre qui a de la conversation et un sens approfondi de la dialectique.

Là-dessus, il se retire, et je reste branché sur la seule respiration de Curt Curtis. Au bout d'un instant, mon ami se met à siffloter. Il siffle « if you dont want it, je la remets dans ma culotte », chanson franco-américaine due aux compositeurs Jean Pon — O' Tanklopez (chacun a écrit une note sur deux).

Laura revient précipitamment. Elle semble désolée.

— Ils ne m'ont pas crue, dit-elle. Ils voulaient savoir mon nom et où j'étais, ils…

— En attendant ils ont vérifié, mon chou, triomphé-je. — Curt se trouve bel et bien dans la cellule number two.

Elle bat des mains.

— Bravo, Tony ! Sensationnel !

Elle marque un temps et demande :

— Et maintenant, qu'allons-nous faire ?

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