CHAPITRE VIII

Nous accostons au môle de Santa Bassavapa, qui est situé à l’extrémité du port de Le Corona. Je ne sais pas comment les poulets se sont arrangés, toujours est-il qu’une bagnole nous y attend. Le mec qui est au volant me rappelle quelque chose, et la voiture idem car il ne s’agit pas d’un fourgon cellulaire. Soudain ça s’éclaire comme le visage d’un agent de police qui vient de comprendre la blague la plus accessible du Vermot après quarante-huit jours d’efforts. C’est la chignole de Paulo Chon et le gars qui la pilote n’est autre que le pandore qui escortait le chef de la police secrète dans le courant de la notte. Sans le moindre égard pour nos valeureuses personnes, on nous fait entrer dans la Chrysler à grand renfort de bottes. Deux matuches de la vedette, qui sont amphibies, abandonnent l’élément liquide et montent avec nous. Ça démarre.

— Chauffeur ! À mon clube ! fait l’incorrigible.

Sa saillie n’est pas goûtée. Primo parce que ces tordus ne causent pas le français béruréen, deuxio parce que, selon leur piètre conception de la vie, les prisonniers n’ont pas droit à la parole.

Je m’attends à être conduit à l’hôtel de police où je me suis baguenaudé la veille, mais point n’est. Au contraire, le carrosse se désintéresse de la ville et fonce le long du littoral. Nous suivons une route en corniche. Le panorama est féerique : on se croirait à bord d’un calendrier des Postes de haut luxe avec bordure dorée, plan du métro, liste des communes, barème des taxes, cellule incorporée, débrayage semi-automatique et vue sur la mer.

Des rochers rouges, la mer verte, le soleil de la couleur que vous savez, le sable chaud, le légionnaire ; il ferait bon vivre en liberté dans tout ça, de préférence au bras d’une souris carrossée par Chapron, mais pas chaperonnée par ses parents !

— On nous emmène en véquande, remarque le Gros.

— Qui sait ?

Nous parcourons une douzaine de kilomètres d’environ mille mètres chacun, et nous obliquons comme la lune dans un chemin étroit, bordé d’aubépine de cheval en fleur.

Deux cents mètres, d’une centaine de centimètres chacun, et c’est l’entrée majestueuse comme un roi mage d’une propriété comme vous n’en n’avez jamais vu, et comme je n’en aurais jamais vu non plus si je n’avais pas eu l’idée saugrenue d’écrire ce livre !

Elle est blanche comme la cornette d’alarme d’une sœur dont le frère travaillerait chez Persil. De style espagnol, avec un patio carrelé de mosaïque verte (et en avant la mosaïque) au mitan duquel glougloute un jet d’eau.

Dans la vasque qui reçoit cette onde, deux sirènes s’ébattent, en bikini. L’une est blonde avec une poitrine comme des pare-chocs de Chambord ; l’autre brune avec un abonnement à Modes et Travaux.

Et nous voyant rappliquer, flanqués de notre escorte, ces demoiselles se ruent sur des peignoirs en gloussant. Leurs pieds mignons clapotent sur le dallage.

Je file mon regard genre Ivanhoé vainqueur à la blonde qui possède des jambes comme j’aime, une bouche comme j’aime pour les coups de téléphone intimes, des hanches comme j’adore et un regard qui provoquerait la chute d’un régime de bananes.

La gosse réagit à mon œillade. Vous pouvez me jouer placé, mes amis. Si j’avais la liberté de mes mouvements, j’annexerais son cœur et ses dominions en moins de temps qu’il n’en faut à un maquignon pour faire un effet bœuf. Seulement, dans la conjoncture présente, comme on dit dans les discours de Quivou-savez, vouloir faire du gringue à cette beauté serait aussi stupide que de vouloir mettre à l’encaissement le chèque d’un producteur de cinéma qui vient de terminer un film.

Notre escorte traverse le patio et se présente à l’entrée d’un immense living dont les larges baies garnies de stores californiens donnent sur la mer. Une fraîcheur miraculeuse règne céans où un homme sur son séant admire l’océan[6]. Cet homme n’est autre que Paulo Chon, le boss redouté de la poule secrète. Il porte ce matin un chouette complet de toile blanche, des chaussettes blanches, des souliers blancs et, suprême coquetterie, une cravate noire. Il se balance dans un rocking-chair à bascule, entièrement monté sur pléonasme caoutchouté, et fume un cigare tellement long que je suis fort surpris de ne pas voir reposer son autre extrémité sur un trépied.

Il nous regarde venir sans ciller. Il a une tronche de lézard, au fond, ce mec. C’est un animal à sang froid, ce qui surprend dans un pays où la plupart des hommes s’appellent Sancho.

Ce n’est pas la première fois qu’il accueille des visiteurs enchaînés et il est outillé pour ce genre de réception. En effet, son sbire fait coulisser un tableau et je découvre un gros anneau de fer scellé dans l’épaisseur du mur. Un câble terminé par un mousqueton est passé dans l’anneau. Le gars s’en saisit, nous fait tendre nos poignets entravés, les lie au moyen du câble et, grâce au mousqueton fixe l’autre bout de celui-ci à l’anneau.

Nous voici donc accrochés au mur comme des moutons sur le champ de foire.

C’est pas tellement honorifique comme position. Le Gros me tend un regard plus abattu qu’une forêt à l’emplacement de laquelle on va aménager un aéroport.

— Tu le répéteras pas à Berthe, murmure-t-il. Ça en filerait un coup à mon prestige.

Je n’ai pas le temps de le rassurer. Paulo Chon vient de quitter son fauteuil à bascule et s’approche de nous, les mains aux poches, le regard aussi acéré qu’une lame de rasoir.

— Eh bien, messieurs, ricane-t-il, votre petite expédition est terminée ?

— On fait escale, ricane le Gros.

Paulo Chon ne répond rien. Il fait quelques pas en direction d’une table basse et y prend quelque chose que je ne distingue pas à première vue, mais qui, à deuxième vue, s’avère être une cravache.

Il la fait siffler à deux ou trois reprises, puis, satisfait, s’en tapote le creux de la main. Sa bouche est déformée par un étrange rictus (comme dirait Jehan). Y a pas besoin d’être champion du monde de trépanation pour s’apercevoir que ce zigoto est un sadique. Il devait arracher les ailes des mouches quand il était petit, écarteler les grenouilles, casser l’échine des chiens et tirer les cheveux aux petites filles.

— Vous êtes des espions à la solde de la France ! déclare-t-il, comme un qui déballerait ses titres de noblesse ou ses grades universitaires.

Un petit je-ne-sais-quoi de pas marrant me titille le baigneur. Je m’attendais à tout, atout, à toux, sauf à cette accusation. Si nous sommes convaincus d’espionnage ça risque de très mal se passer pour nos abattis.

— C’est bien la première fois qu’on me déballe une couennerie pareille, rigole le Gros.

Un coup de cravache d’une sauvagerie inouïe lui zèbre la hure. Il a la figure traversée par une barre violette où perlent des gouttes de sang, le pauvre trésor. Sa lèvre supérieure a éclaté et un filet de raisin dégouline sur ses valeureux mentons.

— Dites donc, rouscaille l’Enflure, c’est un geste qui pourrait vous coûter vot’ situation, mon cher !

Régence dans les cas sérieux, Sa Rondeur.

— Pas possible ! ironise Paulo Chon en administrant un second coup de cravache au Gros.

Puis, brusquement, il se met à glapir dans son français un peu zézayant :

— Vous allez répondre à mes questions, sinon je vous fais éventrer sur-le-champ.

— Ça salirait vos tapis, fais-je froidement. C’est pas que nous n’ayons pas des tripes de première qualité, mais vous savez ce que c’est ?

J’ai droit à mon tour à une caresse de cuir. J’ai beau rejeter ma tête en arrière, je morfle un coup de cravache sur la tempe et je me demande si mon oreille droite n’est pas en train de se désolidariser de ma physionomie avenante.

— Vous allez me révéler l’objet exact de votre mission à Cuho, siffle le cravacheur diplômé. Le chef des services secrets liquide des complexes de jockey. Il a la badine trop facile.

— Nous ne parlerons qu’en présence de nos avocats, tranché-je.

Ce disant je le regarde très hardiment dans les lampions. Il sourit. Je m’attends à un autre coup de ronfionfion sur la calebasse, mais au contraire il glisse la cravache sous son bras et se met les mains au dos.

— Des avocats ! plaisante-t-il. Mais vous vous croyez au Carnaval à Rio, ma parole ! Vous savez chez qui vous êtes, j’espère ? Je suis le chef de la police secrète, alors les procès et autres mascarades sont réservés à mon collègue de la police officielle. Je suis comme vous, monsieur le commissaire San-Antonio, alias Jean Népaller : je travaille dans l’ombre.

— Dans ce pays, vous avez bien du mérite, dis-je.

Mais ma tranquillité ne l’impressionne pas. Il aboie :

— Pepito !

Un monsieur fait une entrée de théâtre. Faut voir le sujet ! À côté de lui, Béru ressemble à une jeune fille anémiée. L’individu répondant à ce doux prénom mesure dans les deux mètres et il est baraqué comme la cathédrale de Chartres, en moins fluet. Mais ce qu’il y a de plus bouleversant chez cette montagne de bidoche, c’est sa tête. Il a le crâne rasé au quadruple zéro et brillant comme une boule de cuivre. Ses lèvres sont épaisses comme des traversins. Une moustache plus épaisse qu’une brosse à habits les surplombe et son nez, de ce fait, fait penser à un porc vautré sur une botte de foin. L’arrivant est très élégamment vêtu d’un pantalon de judoka. Il est torse nu. Les forêts amazoniennes ne sont pas plus inextricables que la toison couvrant sa poitrine. Si on le tondait on aurait de quoi regarnir tous les matelas de l’Hôtel-Dieu.

Chon lui dit quelque chose et l’autre s’incline.

— J’ai déjà vu ce veau dans un film d’épouvante, affirme Béru. Mais je me rappelle plus si que c’était dans Quicécekula ou dans Franck Einstein…

Mais Pepito est déjà de retour. Il tient une petite trousse de cuir à la main. Il l’ouvre et y puise un scalpel. La lame de l’outil scintille comme un poisson qu’on retire de l’onde.

— Je tiens toujours mes promesses, assure Paulo Chon. Si vous ne parlez pas, messieurs, vous allez être vidés comme des lapins.

Un silence aussi lourd que les plaisanteries d’un garde champêtre s’établit. Je me dis que cette fois c’est râpé. Nous avons autant de chances de nous en tirer que le type qui prétendait décercler un tonneau de poudre avec une lampe à souder. Je regarde Béru, Béru me regarde.

C’est lui que le gorille choisit. Peut-être parce que la brioche du Gros est plus tentante que la mienne. Elle l’inspire, ça se sent, comme un coucher de soleil sur les champs d’épandage inspire un peintre scatologique.

Le voilà qui s’approche et qui, d’un geste expérimenté défait le grimpant de l’inspecteur principal Béru.

— Non, mais tu vas voir qu’il va me tutoyer d’ici pas longtemps, rage le Gros.

Il veut lancer sa jambe dans le portrait du tortionnaire. Sa chaussette atteint l’homme à l’épaule. Il n’est incommodé ni par le choc ni par l’odeur. Le pet d’un hanneton sur la peau d’un éléphant produirait le même effet.

Pepito se contente de riposter par un coup de semelle dans les tibias. La douleur anesthésie mon pauvre cher camarade qui devient aussi verdâtre qu’un tapis de billard.

Sa bedaine dénudée frissonne d’appréhension. Paulo Chon se pourlèche. Pepito se penche avec son outil.

Je me sens moite. Nous sommes entre les pattes d’un tigre impitoyable. Nous ne pouvons rien tenter, rien espérer. C’est la débâcle, la faillite, le naufrage, la calamité, la Callas mitée, la cale à miter, lac à l’ami Té, la K-la mie-thé, et Jean Passe.

Le scalpel est maintenant pointé sur l’alambic de Bérurier.

— Qui c’est qui m’aurait prédit qu’on me ferait une césarienne, soupire-t-il.

Pepito regarde son patron.

— Une dernière fois, allez-vous parler ? demande calmement Paulo Chon.

À quoi bon s’obstiner et se laisser étriper ? Pour la gloire ? Après tout nous n’avons pas à révéler un secret l’État et Chon connaît l’essentiel de notre mission.

— O.K., je vais parler, dis-je.

Béru me file un regard teinté de reproche et de reconnaissance.

— C’est pas la peine de chahuter ta conscience, gars, murmure-t-il. Je veux pas dire que je trouve plaisant de me faire déverrouiller l’armoire, mais je suis capable de la boucler, tu sais.

— Te casse pas le chou, pépère.

Pepito, obéissant à regret, comme un molosse lâchant le pantalon du facteur, recule et va s’accroupir à promiscuité.

— Je vous écoute, grince Paulo Chon.

Alors, en termes concis et même circoncis, je lui narre notre odyssée. Je ne passe rien. Je joue brèmes sur table. Qu’est-ce qu’on risque ? Casimodus est clamsé et j’ignore l’identité de notre informateur.

Mais c’est sur ce chapitre que Chon m’accroche.

— Qui a prévenu vos services de mes entrevues avec les personnes en question ?

— Je l’ignore.

— Eh bien, nous allons essayer de vous rafraîchir la mémoire.

— Vous me poseriez le pôle Nord sur la tête que ça ne me la rafraîchirait pas. J’ai fait une enquête justement pour essayer de découvrir le mystérieux informateur. Il vous sera facile de contrôler : j’ai interrogé à ce propos le personnel du Dubonn e Sinzano.

Il se gratte la nuque. Un gentil boulot s’opère dans sa tronche. Ce salingue n’a pas du hachis Parmentier à la place du cerveau. Soudain, sa figure chafouine s’éclaire.

— Il y a peut-être un moyen de démasquer ce traître, annonce-t-il.

— Je serais curieux de le connaître.

— Vous allez câbler à votre chef pour le lui demander, tout simplement.

— J’y avais songé, figurez-vous.

— Alors ?

— Si mon chef ne m’a pas révélé l’identité de son correspondant c’est qu’il tient à la garder secrète. On voit que vous ne connaissez pas mon patron : il ne la confiera à personne…

— Essayons toujours…

Il va à son petit secrétaire en acajou incrusté d’argent, l’ouvre et y prend de quoi écrire. Il se met alors à rédiger le message et nous fait la grâce de nous le lire :

« Casimodus décédé stop. Dois absolument contacter qui vous savez stop. Prière me donner les moyens de le rencontrer stop. Très urgent, stop.

Il mordille son stylo.

— De quel nom me conseillez-vous de signer ? demande-t-il.

— Lustucru Ozeufrais, répond Béru, ce qui lui vaut de réceptionner un coup de pied dans le bigoudi à double carburateur. Chon répète sa question.

— Je signe de votre nom ou de votre pseudonyme ?

Et comme je ne réponds pas.

— Dites-vous bien, mon cher… collègue, que ce sont vos deux existences qui se jouent en ce moment. Si j’obtiens le nom du traître, vous serez reconduit à l’aéroport. Sinon on trouvera bien un coin de terre quelque part pour recevoir vos carcasses !

— Signez San-A, décidé-je.

Dans ma petite bouille de moineau déprimé se fait le raisonnement suivant. Le Vieux, qui n’est pas tombé de la dernière ondée, sait — et pour cause ! — que je suis ici sous un faux blaze et qu’il faut montrer ses fafs lorsqu’on veut câbler à l’étranger. Il se dira que ce message signé incomplètement de mon vrai nom cache un piège.

— Merci, fait Chon. Maintenant le nom et l’adresse de votre supérieur ?

Je lui file les renseignements avec plaisir. J’ai hâte que le dabuche soit prévenu.

Chon mande un de ses sbires et lui remet le papier.

— Voilà, fait-il lorsque l’homme est parti. Ce câble va être expédié en urgent et d’ici quelques heures il sera parvenu à son destinataire. Je souhaite pour vous que la réponse ne tarde pas et qu’elle soit bonne.

À peine a-t-il déclaré cela qu’il fait claquer ses doigts et se met à hurler par la baie.

Le messager qui était déjà dans sa chignole réapparaît. Chon lui redemande le message.

— Nous allions faire une bêtise, me dit-il en souriant. Vous devez signer du nom porté sur votre passeport puisque les pièces d’identité sont réclamées au service des télégrammes pour l’étranger.

Je ravale ma déconvenue.

Il est duraille à blouser, ce fils de putois. Maintenant, tout est fichu. Je viens de condamner un type à mort, car il y a de fortes chances pour que le Vieux réponde à ma requête et m’allonge le blaze de son fameux correspondant.

Béru, qui réalise brusquement ma ruse, m’adresse une grimace d’hépatique posant pour une publicité pharmaceutique.

— Tu l’as in the baba, me dit-il dans un anglais des plus corrects.

— S’il n’y avait que moi !

Chon se marre comme un petit fou. Puis il donne des instructions à son bourreau. Ici, comme en France, tout finit par des Samson. Pepito vient nous chercher. Il dégage la chaîne de l’anneau, mais sans l’ôter de nos menottes, et il nous entraîne à l’extérieur comme on emmène une couple de bœufs à l’étable.

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