— Tu vois, soupire mon Courageux. Ça fait plusieurs jours qu’on est ici, et j’ai pas seulement envoyé une carte postale à Berthe.
— En fait de carte, c’est un faire-part qu’elle recevra, prophétisé-je.
— Ce qu’y a de c…, c’est que nos pétoires sont restées en bas. On n’aura pas même la satisfaction d’en démolir quelques-uns. Tu crois qu’ils vont nous seringuer à vue ?
— On peut s’y attendre.
— Mourir en chaussettes, c’est pas prestigieux, hein, mec ?
— Ça pourrait être pire.
— Par exemple ?
— Si tu clamsais en calcif.
Il réfléchit, évoque ses dessous et admet.
— T’as raison.
Puis il se baisse, ramasse le sabre ensanglanté et met gentiment le manche dans la main droite de la servante inanimée.
— Maintenant, si qu’on se planquait ? chuchote le Gros.
Car des coups sourds ébranlent la porte d’entrée.
L’idée est valable. Je regarde les environs immédiats. Impossible de sauter par la fenêtre, biscotte toute la matucherie déployée à l’extérieur. Les autres piaules, je les connais : elles n’offrent aucun abri valable… Je me souviens toutefois que l’une d’elles qui sert de grenier, est pourvue d’un vasistas.
Le toit à l’extrême rigueur, peut nous servir provisoirement de refuge.
Nous entrons donc dans cette pièce démeublée. Mais au premier regard, Béru établit une comparaison négative entre les dimensions du vasistas et sa bedaine.
— C’est ici qu’on se dit adieu, San-A ! fait-il. Toi tu peux passer, moi pas. Vas-y, je refermerai derrière toi et comme ça t’auras ta chance.
Je secoue la tête.
— Non, mon Gros. On ne se sépare pas.
— T’es gland : pourquoi se faire ramasser tous les deux puisque t’as une petite chance dont au sujet de laquelle je ne peux pas bénéficier ? C’est pas parce que tu seras piqué avec moi que je m’en sortirai…
On entend le ramdam des bonshommes du guet investissant les pièces du bas.
— Si c’était le contraire, Gros et que ce soit moi qui fasse quinze mètres de tour de taille, est-ce que tu me laisserais ?
Il renifle.
— Ben…
— Tu vois bien.
Tout en chuchotant, je me suis reculé au fond de la pièce. Il y a une cheminée. Et je me penche pour regarder l’orifice d’icelle et voir s’il ne serait pas apte à héberger deux valeureux représentants de la poulaillerie françouaise. Hélas ! Par contre, je viens d’apercevoir quelque chose de bizarre : un levier de fer placé sous la hotte de la cheminée. Hotte-Toit de là que je m’humecte, comme disait un ramoneur déshydraté.
Un instinct policier me poussant, je tire le levier. O surprise ! Miracle et Moyen Age sont les deux mamelles du stupéfiant. La cheminée tout entière pivote, découvrant une sorte d’espèce de réduit dans lequel se trouve un poste émetteur. Le Gros n’est pas revenu de sa stupeur stupéfaite que je l’ai déjà bousculé dans le réduit et que je m’y suis également logé. Je ramène la cheminée pivotante telle une porte et nous voici plongés dans le noir.
— J’avais lu un truc commak dans un conte de fées, chuchote le Mastar, mais je croyais pas que ça existait dans le commerce !
— Ta bouche, B.B.
Les pas des soudards sont très proches. On entend hurler des ordres. Ça crie, ça se démène.
Nous respirons avec difficulté, car seul, un minuscule trou percé dans le mur, nous distribue jour et oxygène.
— Si jamais on s’en sort, on va avoir les soufflets comme des morilles séchées ! dramatise Bérurier. À force de rester enfermé je vais prendre des goûts de moine.
— Tu en ferais un superbe, conviens-je.
— Tu m’imagines en robe de burne ?
— Admirable. Et tes chers pieds nus dans des spartiates, dis, y songes-tu ? Le moine-ramoneur.
Le Gros s’est assis par terre. L’endroit est tellement exigu qu’il ne peut pas allonger ses cannes, le pauvre chéri. Pour ma part (la meilleure) j’ai usé du petit tabouret posé devant le poste émetteur. Et, à nouveau, les heures coulent. Je me doute que les flicards sont céans pour un moment. Et je ne tiens pas à réapparaître sous leur nez. J’aurais beau prétexter que je suis le secrétaire particulier du Père Noël, je vous parie un franco de port contre un porc de Franco qu’ils auraient des doutes !
Je finis bientôt par ne plus rien entendre, sauf, comme de bien entendu, les ronflements du Gros que je dois savater à tout bout de champ pour le tenir éveillé.
— On dirait qu’ils ont mis les adjas ! fait Béru.
— Tu parles qu’ils ont dû laisser du peuple en faction ! Tu as des allumettes ?
J’en gratte une. Sa faible flamme me permet une rapide inspection du local. Je découvre sur une étagère, une petite lampe électrique. J’espère qu’aucune rainure perfide ne nous trahira. La lumière plus nourrie et plus constante de la loupiote me permet de me repérer.
— Pourquoi que tu enverrais pas z’un message ? suggère Béru, en montrant le poste, toi que tu es syfiliste, tu pourrais.
— J’y songeais, Gros, mais ça peut être dangereux car je ne connais ni l’indicatif de la môme Conchita ni celui de ses correspondants. Suppose que mon message soit capté par les forces cuhaltières ?
Non, décidément, comme disait le pédoque qui admirait la colonne Vendôme : ça ne serait pas raisonnable ! En ce moment, vu la mort du chef de la police secrète, ça doit être l’état d’alerte dans l’île.
— Alors, docteur ? demande Bérurier qui contemple mon hésitation comme un pêcheur contemple son bouchon.
— Non. Un miracle nous a sauvés, ne nous perdons pas par une témérité.
— Tu sais que ça fait près de quatre plombes qu’on joue les croûtes de pain dans ce placard ?
Moi aussi, j’en ai classe. Je transpire à grosses gouttes et je dois être rouge comme un cardinal inca souffrant de la rougeole.
— On se prend l’air, gars ?
J’entrouvre très imperceptiblement la lourde : silence total. Alors je pousse un peu plus mieux la cheminée à changement de vitesse. La voie me semble provisoirement libre. Béru s’annonce à son tour et nous repoussons la porte de la cachette.
— Cette cheminée, plaisante Son Altesse, c’est le père Noël à elle toute seule !
Nous nous aventurons jusqu’à l’extrémité de la pièce où règne une chaleur tropicale. La porte en est grande ouverte.
Je parviens sur le balcon intérieur qui surplombe le hall. Un murmure de voix me parvient. Dans une pièce du bas (vraisemblablement au salon) deux types discutent. Sans doute ont-ils été laissés là par la police pour accueillir les visiteurs éventuels et répondre aux non moins éventuels appels téléphoniques. Le regard tuméfié du Gros m’interroge.
— On joue le tout pour le tout, lui dis-je. Descendons sur la rampe, ça fera moins de bruit. Une fois en bas on rampera jusqu’à la sortie. Advienne que pourra.
Je me mets à califourchon sur la rampe et je glisse silencieusement, d’une seule coulée. Parvenu en bas, je fais signe au Mahousse d’enfourcher la même monture.
Il obéit, mais, parvenu à mi-course il pousse un beuglement féroce, bascule et choit sur un meuble plus ou moins chinois placé contre l’escalier.
Inutile de vous dire que messieurs les poulagas font fissa. Ils sont trois à débouler, revolver au poing, par la porte du living. Ce qui me sauve toujours et en toutes circonstances, vous le savez, c’est mon esprit de décision.
Avant que les trois gars soient sortis, San-A, le vaillant, le superbe, le courageux San-A[9], est déjà sur eux, avec pour seule arme, une défense d’éléphant décrochée du mur. Je la tiens par le gros bout et je fonce comme si la fée Carabosse venait de me muer en rhinocéros. Or, si un oto-rhino c’est rosse, un rhinocéros féroce est encore plus rosse. Ma défense d’éléphant se révèle plus efficace qu’une défense d’afficher. Je la colle dans le plastron d’un archer qui en crache son cigare avant de s’effondrer. Un deuxième tire : de trop près car j’ai plongé dans son buffet et le coup ne fait que trouer ma veste. Je vais pour m’expliquer avec le troisième lorsque je constate que, revenu de sa chute, le Gros l’a déjà en main. Il lui fait une prise pour l’obliger à lâcher le revolver. Plusieurs coups partent au plaftard. Du plâtre nous choit sur le dôme. Qu’à cela ne tienne. Le Gros vient de mettre un coup de genou où vous savez au monsieur, lequel pense à sa femme et se met à pleurer pour elle.
La mêlée est confuse. On bille au jugé. Enfin au bout d’un moment la situation s’éclaircit. Nos trois matuches plus ou moins éclopés se tortillent sur le sol.
— Ligote-les solidement ! conseillé-je au Gros.
— Fais confiance, un charcutier lyonnais ferait pas mieux !
Ce sont trois merveilleux saucissons en effet que nous abandonnons. Avec les précautions que vous devinez je mate les abords de la résidence. Tout est O.K. Une voiture de police, sommée d’un phare tournant, est en stationnement devant la porte.
— Arrive ! lancé-je à Béru, ravi de l’aubaine.
— Momente, j’ai enfin trouvé des croquenots à ma pointure !
Effectivement, il se ramène avec des ribouis étincelants.
— Tu parles d’une équipée, mon neveu ! fait-il, jovial.
Frais comme un gardon, notre Fra Diabolique ! On dirait qu’il va faire une partie de pêche avec la bagnole d’un copain.
— Que t’est-il donc arrivé sur la rampe ? je demande en m’installant au volant ? Tu as poussé un cri comme si on venait de te coller un cigare allumé dans le soupirail.
— Y a de ça, gars. T’as pas eu droit à ce clou vicieux qui dépassait de la rampe ? Mais parole, j’ai cru que j’allais y laisser ma livre d’abats sans os !
Je roule un instant, au hasard des rues. Je n’ai pas branché la sirène, néanmoins les autres chignoles s’escamotent sur notre passage. Les poulets des carrefours nous donnent la priorité. Ça durera combien de temps, cette accalmie ? Les écuyers de feu Paulo Chon vont en faire un naze quand ils découvriront que nous avons une fois de plus chouravé un de leur véhicules !
— Dans quel m…r sommes-nous ! soupire le Mastar. Un vrai casse-noix chitête ! je veux dire un casse-tête chinois. On marche sur du sable émouvant, quoi !
J’approuve. En effet, c’est un micmac à vous paralyser la matière grise. Dans l’existence y a des trucs que je ne peux pas supporter. Par exemple les rendez-vous avec des nanas dont je n’ai plus envie ; les bavards qui me racontent des histoires drôles que je connais déjà et les pommes de terre pas assez cuites. On peut y ajouter, à partir de dorénavant, les enquêtes en papyrus où les personnages s’effritent dès qu’on les touche. Où leurs paroles sont aussi illogiques que leurs actes et où leurs destins tournent court dès qu’on commence à les prendre en main.
Ainsi la petite Conchita… Hein ? Admettez que c’est le cas le plus farfelu que j’aie rencontré ? Voilà une môme qui se laisse séduire par le tout beau San-A (ce qui n’a rien de surprenant)[10] ; puis qui lui chourave son larfeuille. Une môme qui aide ensuite le même (et de plus en plus beau) San-A à s’évader après qu’il a neutralisé Paulo Chon, et qui se met à lui débiter des salades incroyables, tellement boiteuses qu’un professeur de claudication refuserait de se pencher sur elles, avant de se laisser décapiter la tête entre le menton et le cou, comme dirait un pléonaste distingué. Mais z’enfin ! Mais z’enfin ! Suis-je z’éveillé ou dors-je ?
— Où qu’on va, s’inquiète le Béruroche-à-souliers, voilà trois fois que tu passes devant cette fontaine ?
Vous me croirez si vous voulez (et si vous ne voulez pas, vous aurez tort) mais je ne m’en étais pas aperçu.
— On va retourner sur le terrain de nos premiers exploits ! fais-je brusquement.
— C’est-à-dire ?
— Chez le suifeux.
— Pour quoi fiche ?
— Conchita nous a dit qu’elle avait envoyé chercher sa valise parce que celle-ci possède un double fond, do you remember, boy ?
— Je me le remembre parfaitement, acquiesce le Gros qui commence à parler toutes les langues vivantes, plus la langue de bœuf à l’écarlate.
— Elle prétendait que ladite valise recelait des documents secrets.
— Tout ce qu’elle a pu prétendre, soupire le Gros…
— Sur ce chapitre, je serais assez porté à la croire.
— T’es toujours porté, tézigue, bougonne-t-il.
— Or, poursuis-je, plus pour moi-même que pour cette terrine d’idiot persillée, son copain Rouflaquettes a coltiné la valoche jusque chez le suifeux…
— Et tu t’imagines que si qu’elle aurait contiendu des documents, la môme serait pas z’allée la récupérer ? T’es plus truffé qu’une galantine de volaille !
— Je n’ai pas aperçu la valise dans la maison que nous venons de quitter…
— Elle l’aura portée z’en lieu sûr !
— Cette demeure était sa résidence secrète, où aurait-elle trouvé un lieu plus sûr ? N’oublie pas la cheminée truquée, le poste émetteur clandestin et tout, et tout…
— C’est pourtant vrai, convient mon acolyte.
Et, détendu, il se met à chanter l’hymne des serruriers : « Nous sommes les rois des gonds ». Ayant massacré le premier couplet il se tait.
— C’est marrant, reprend-il au bout d’un instant. On s’imagine les choses et elles ne sont pas comme on croit qu’elles sont.
Paroles sibyllines mais dont le sens caché doit être d’une profondeur infinie.
— C’est-à-dire ? demandé-je.
Il se cure les chicots pour se donner le temps de la réflexion.
— Quand c’est que j’imaginais ce patelin, dit-il, je voyais un bath voilier sur la mer bleue, entre deux cocotiers ; et puis, des bergères habillées d’une poignée de raphia qui faisaient la danse du bide pour t’accueillir…
— T’en es resté à l’époque des flibustiers, Gros. Tu penses affiches d’agences.
— Oui, on a tort. Le monde, maintenant, si tu veux que je te dise : c’est partout une station d’essence et de la réclame pour le Coca-cola.
— Mais tu deviens philosophe ! Tu vas pulvériser Bergson et Einstein !
— Si tu crois que je m’amuse à lire les bouquins de Bernchtein et de Fragson, tu te goures. Moi, mon délassement c’est les bandes dessinées. Ou alors, je potasse mon histoire. J’adore. Je suis férule, tu sais. Le dernier truc d’histoire que j’ai lu, c’est l’assassinat du duc Déguisé. Je me rappelle plus z’en quoi qu’il était déguisé. Mais ce que je peux te causer, c’est de la façon vacharde que le roi l’a fait poinçonner. Ils étaient une ch… avec des lardoires. Même que ça a dû y faire de l’élongation au duc, biscotte le roi le trouvait plus grand que nature.
— Quel roi ? souris-je.
— Je me rappelle plus son numéro d’ordre. Un Henri. Le roi du bilboquet tous terrains.
Il suspend son cours d’histoire, car nous voici arrivés. Je stoppe dans l’allée qui mène à la maison de Juan Lépino, La casa paraît inhabitée. Tout est bouclé, tout est silencieux.
— Attends-moi ici, dis-je au Gros. S’il y a du pet tu seras toujours à temps d’intervenir !
Mais Sa Proéminence n’est pas d’accord :
— On ferait mieux de planquer la charrette ; s’il y a du pet, on pourra mieux voir venir.
C’est bien dit à lui, j’approuve sa prudence ; le Gros est expérimenté, il sait que la méfiance est mère de la Sûreté. Nous continuons au pas et je remise la tire de l’autre côté de la maison (in english : other side of the house).
— Va en esploration, fait Béru, je mate les sabords pendant ce temps.
Je m’approche de la lourde et, avec la maestria et le petit instrument que vous savez, je me mets à tutoyer la serrure. Elle aime mes familiarités et se rend à mes raisons. Je pénètre donc in the casa et la première chose que j’aperçois, c’est précisément la valoche de la môme Conchita. Elle est posée sous une console du hall, là où l’ami Rouflaquettes l’a déposée l’autre nuit. Je me jette sur ce bagage, comme un prostatique qui vient d’absorber vingt litres d’infusion de queues de cerises se jette sur l’ardoise d’une pissotière. Je déballe les fringues à toute vibure et je palpe le fond de la valtouse. Il paraît réglo. Conchita Danlavaz m’aurait-elle aussi bourré le mou sur ce chapitre ?
Je me mets en quête d’un couteau et je décroche au mur un poignard guatémaltèque[11]. Découper le fond de la valise en simili-carton est un jeu d’enfant (d’enfant terrible). Je ne dégauchis rien de valable. La paroi est d’une seule épaisseur et ne comporte pas plus de double fond qu’il n’y a de saucisse aux lentilles au thé de la duchesse du Conlajoy.
Je ne m’avoue pas vaincu, ni dixcu, ni cincu et j’entreprends un boulot délicat : celui qui consiste à découper le carton dans le sens de l’épaisseur. Bien m’en prend. Je déniche, dans le milieu de la plaque une partie non collée recelant une feuille de papier pelure.
La feuille comporte une liste de noms et d’adresses. À ma grande surprise, certains de ces noms ont une consonance française, et, en tout cas, les adresses, elles, sont françaises. Je constate — avec quelle formidable jubilation ! — qu’elles se situent à Pointe-à-Pitre, Grand-Bourg (Ile de Marie-Galante) (vous en êtes une autre !) et Port-Louis. Si je ne suis pas le quart de la moitié d’une patate (ça se saurait !) il s’agit là de la liste des agents guadeloupéens au service de Cuho. Vachement précieux comme renseignement ! En tout une dizaine de blazes !
Je me prends à part et je me tiens le langage suivant :
— Mon San-A bien aimé, si tu as pour deux sous de ce que je pense (et tu en as pour des milliards !) tu vas te débrouiller pour affranchir le dabe coûte que coûte. Il doit être en possession de cette liste aujourd’hui même, sinon des calamités toutes plus calamiteuses les unes que les autres vont arriver dans un proche avenir.
La décision est forte, noble et décisive, mais comment la mettre en application ? Nous sommes des outlaws[12]. Impossible de s’annoncer dans un bureau de poste et de câbler, d’ailleurs je n’ai plus mon passeport.
Je mendie au ciel une inspiration, lorsque deux ombres se profilent dans la lumière venant de la porte. Frère Béru s’annonce, poussant devant soi, au moyen d’un canon de revolver Juan Lépino, dit le Suifeux.
— Je t’amène le proprio, plaisante Sa Domination.
Il paraît minuscule, mon Gravos lorsqu’il se tient aux côtés de Lépino. L’attelage ressemble à une vache flanquée de son veau dans les langes.
— Ce tordu se radinait tout plan-plan et heureusement que je surveillais les sabords, sans quoi il fusse arrivé sans cri ni gare sur ton paletot.
— Merci, Chérubin. Il n’y a pas de différence entre toi et un terre-neuve. Sinon que le terre-neuve, lui, a les oreilles pendantes et la queue droite !
L’arrivée inopinée de Juan Lépino ne me contriste pas, bien au contraire.
Faut voir la frime du pékin ! Il a la faculté de devenir vert comme un hareng pas frais dès que ça ne tourne plus rond. Il regarde la valoche avec ahurissement. Il ne pige pas que je me sois acharné sur ce pauvre objet de bazar.
— Pourquoi ? balbutie-t-il.
— Tiens, mais vous parlez français ! m’étonné-je.
— Un peu…
Le demi-Gros exulte.
— Chouette, comme disait un hibou, on va pouvoir s’expliquer à la loyale.
Nous pénétrons dans le livinge dont les stores californiens sont baissés et je prie Juan Lépino de s’asseoir en lui refilant un coup de boule dans les maxillaires.
Le cher homme se dit que ses ennuis vont recommencer et il n’est pas loin de la vérité. Dans son dos, Sa Majesté me fait des signes pour attirer mon attention. Je m’approche de lui et il me dit à l’oreille :
— T’as regardé sa chemise ?
— Pourquoi ?
— Regarde…
J’écarte la veste de toile du suifeux et je fronce mes beaux sourcils si mobiles qu’ils me permettent de faire du morse avec les dames. Il y a une sorte de giclée rouge sur la limace du bonhomme. Pas besoin de faire analyser : c’est du sang. Le Béru me cligne de l’œil. De sa main bénisseuse il décrit dans l’air l’arc de cercle que fait un coup de sabre et je pige le fin du fin de sa pensée cartésienne. Avec ce groin qui lui tient lieu d’appendice nasal, Béru 1er a tout de suite conclu que Lépino pourrait bien être le zig qui décolla le chef de la toute charmante Conchita. Effectivement, une traînée aussi sanglante, agrémentée d’éclaboussures, ne provient sûrement pas d’une coupure de rasoir ou d’un bouton trop gratté.
— Dis donc, gros lard, je murmure au suifeux, ça te prend souvent de faire perdre la tête aux jeunes filles ?
Il ouvre des cocards big format, ses lèvres, aussi peu ragoûtantes qu’une pattemouille de restaurant à prix fixe, remuent faiblement, mais aucun son n’en sort.
— En piste pour le deux ! annonce mon boy-scout en retroussant ses manches.
Il se prend le menton dans la main et demande d’un ton absorbé :
— Tu te rappelles si j’y ai déjà fait le coup de la bêbête qui monte, qui monte ?
— Je ne crois pas, Gros.
— Et le bûcheron ravageur ?
— Non plus, je m’en souviendrais !
— Et l’âne crevé ?
— Je ne pense pas.
— Le crabe à ressort non plus, San-A ?
— Non plus, Béru.
— Je pourrais peut-être lui essayer la trique tricoteuse ? Tu te rappelles ? C’est ce qui avait décidé Tomato-Ravioli à se mettre à table ?
— Essaye-le-lui.
Cette mystérieuse énumération qui, en fait ne correspond à rien de précis, contribue à démoraliser le suifeux pour qui ces termes sont lourds de menaces.
Béru enfin se décide. Il passe derrière Lépino, lui fait une clé du bras autour du cou et, d’une détente, soulève les trois tonnes du monsieur. La face de Juan vire au violet. Béru le traîne à travers l’appartement, comme un percheron traîne l’alambic du village. Parvenu en face de la cloison du fond, il use de la tronche du malheureux comme d’un bélier et se met à en cogner le mur à plusieurs reprises. Le suifeux saigne du naze et de la bouche. Béru le laisse tomber sur le parquet. Ensuite de quoi il saisit un fauteuil à bascule et le place à cheval sur sa victime. Il s’assied dans le fauteuil et commence à se balancer. Régulièrement, ses godillots — plus exactement leurs semelles — entrent en contact avec le pif écrasé de Lépino qui geint à fendre une plaque de béton armé.
— Il accepterait peut-être de parler, suggéré-je.
— Oui, oui ! suffoque le suifeux.
Béru consent à stopper momentanément son balancement.
— Pose-lui les questions que tu veux, gars.
Je m’accroupis auprès du bonhomme.
— C’est toi qui as tué Conchita Danlavaz d’un coup de sabre, hein, ordure ?
— Non, non, señor !
— C’est ben les seuls coups de sabre qu’un enf… de ce calibre peut flanquer à une dame, méprise le Valeureux en octroyant un coup de savate supplémentaire à l’adipeux. Et faudrait voir à voir qu’y mente pas, biscotte il pourra jamais plus se moucher, biscotte son nez sera parti sans laisser d’adresse, biscotte je l’aurais z’usé z’avec les clous de mes godasses.
Je secoue la chemise ensanglantée du gars.
— Dis, mon lapin, ça, tu ne l’as pas fait en écrasant un moustique ? Ça ne te sert à rien de mentir ; je t’ai posé cette question histoire de voir si tu étais réglo, car, en fait, je t’ai vu lorsque tu as sauté dans le jardin après avoir décapité Conchita.
Ce gros mec si ce n’est pas la reine des pommes c’est du moins son grand chambellan. Exactement le genre de quidam auquel un marchand de voitures d’occase brade une 2 chevaux sans moteur en lui faisant croire qu’il s’agit de la nouvelle superproduction de la General Motors. Ma ruse, pourtant grosse comme le tour de taille de Berthe Bérurier réussit. Il ferme à demi les yeux et souffle très fort de son pauvre nez esquinté. On dirait un tracteur embourbé.
— Réponds quand c’est qu’on te cause ! intime Béru.
— Eh bien, oui, señores.
— Pourquoi l’as-tu tuée ?
— Elle nous trahissait…
Je ressens un petit picotement à l’endroit dont la plupart des gens se servent pour s’asseoir.
— Tu dis ?
— Écoutez, j’étais venu chez Luis Ibez-Sanchez, et je l’attendais lorsque je vous ai vus arriver avec Conchita.
J’interromps le narrateur.
— Minute, Pape Pie Onze ! Qui est l’Ibez-Sanchez dont tu parles ?
Gras-double a les yeux comme un crachoir pas vidé.
— Mais, vous le connaissez !
— On te demande qui t’est-ce ! tonitrue tonton Béru.
Le suifeux déguste un morceau de semelle en geignant.
— Mais c’est l’homme que vous avez assommé ici même l’autre soir, señor !
— Rouflaquettes ! m’exclamé-je. Il a donc survécu, cet escogriffe !
— Oui, señor. On lui a posé des points de suture et il va bien.
— Charmé de l’apprendre. Tu disais, Sac à graisse, que tu étais allé chez lui ?
— Oui, nous nous sommes vus chez Paulo Chon cette nuit. Lorsque notre chef a été mort, Ibez-Sanchez m’a dit d’aller l’attendre chez lui pendant qu’il s’occupait de régler certaines questions avec les autres.
— La maison où nous a conduits Conchita, c’était donc la sienne ?
— Parfaitement.
— Et pourquoi t’y conviait-il, ô Himalaya de saindoux ?
— Je l’ignore. En vous apercevant je suis monté au premier et j’ai dit à la négresse de tenir sa langue. D’en haut j’ai écouté votre conversation et j’ai découvert ainsi que cette garce de Conchita nous trompait, puisqu’elle était l’agent de l’ennemi que nous recherchions depuis des semaines !
— Alors ?
— Elle est montée au premier. Je me suis dit qu’en m’apercevant elle vous appellerait et que…
— Et que tu dégusterais encore ?
— Oui. Et puis la colère m’aveuglait. J’ai pris un sabre sur un meuble…
— Tu l’as décapitée par derrière, tu as sauté par la fenêtre et tu es allé prévenir les flics ?
— Oui, señor.
Béru grimace de colère.
— Tu vois, ronchonne mon brave copain. Si que ce mec serait pas z’à terre avec moi dessus, j’aurais pas d’escrupules à lui faire déguster son estrait de naissance ! Un foie-vert comme lui, capable de décapiter une belle gosse, y mérite pas de vivre.
Toujours accroupi auprès de l’Enflure, je soupire.
— Nous, Gros, nous méritons de vivre, mais je demande si ça va être possible.
— À cause ?
— Regarde un peu par la fenêtre et tu comprendras.
Il obéit et son rocking-chair fait une embardée.
— Oh ! la vache ! murmure mon Béru.
Par la baie, entre les lattes des stores, les canons de deux mitraillettes sont pointés sur nous : chacun le sien. Et on distingue des types en uniforme à l’autre bout des mitraillettes.
Dans l’encadrement de la lourde surgit soudain un officier de police, revolver au poing, escorté d’un grand maigre à la moustache cirée comme un imperméable.
— Les mains levées ! nous dit le galonné.
— Quel pays ! soupire le Gravos, y a vraiment pas moyen d’être tranquille dix minutes.
Nous nous redressons, avec les pognes en direction de la suspension. Le maigre à moustache calamistrée s’avance alors sur nous, s’arrête à bonne distance afin de ne pas nous servir de paravent, et nous fait signe d’abaisser nos bras afin de pouvoir enchaîner nos poignets.
— On pique un sprinte ? murmure Béru avec le coin de sa bouche.
— Penses-tu, on serait plein de courants d’air en arrivant à la lourde !
Clic-clac. Cic-clac. Enchaînés, les deux canards !
Un qui se manie le prose pour présenter son cahier de réclamations, c’est le suifeux ! Il se redresse en faisant basculer le fauteuil d’une détente et c’est au Gros qu’il s’en prend. Le voilà qui se met à lui tabasser le portrait à grands coups de poing, à grands coups de tronche, tout en lui martelant les cannes à coups de pieds. Sa Protubérance la sent passer !
Quand Lépino s’arrête de biller, le souffle aussi bref que le pépin du père de Charlemagne, la figure de mon cher et vaillant Bérurier ressemble à ces reliquats de boustifaille qu’on aperçoit dans les cages des lions.
Les poulardins se marrent comme des petites baleines en voyant cette pauvre bouille dévastée.
— Avancez ! dit le chef.
Il sait à qui il a affaire car il parle (ou du moins s’efforce de parler) français. Ses mitrailleurs mettent leurs mitraillettes à l’épaule. Il n’y a que lui qui garde son soufflant comme un roi tient son sceptre le jour du couronnement.
Solidement encadrés, nous filons en direction de la route lorsque nous voyons un grand zig s’avancer vers nous en poussant une ombre aussi longue que lui.
L’arrivant n’est autre que Rouflaquettes. Il porte un pansement sale à la tête et ses mâchoires saillantes donneraient à croire qu’il a réussi à se fourrer un cintre à habit dans la margoulette.
Le suifeux qui nous escortait en palabrant lui lance sur le mode joyeux une tirade qui doit exprimer son triomphe.
Cette fois c’est à bibi qu’on s’en prend. C’est San-A qui a droit à la vengeance-maison. Ibez-Sanchez se jette sur moi en vociférant. Il me secoue comme un verger de pruniers. Mais, à ma vaste stupeur, tout en me molestant il me murmure :
— Attention ! prévenez votre ami ; lorsque je crierai, il faudra vous jeter à plat ventre.
De tels mots dans une telle situation et à un tel moment vous font entrevoir ce qu’a dû être la surprise de miss Jane ot Arc, quand elle a entendu l’archange lui conseiller de laisser quimper sa paire de quenouilles et d’aller se bigorner contre les rosbifs ! Holà, messeigneurs, qu’est-ce à dire ?
Rouflaquettes me laisse soudain, puis il s’approche de l’officier et se met à baragouiner à toute pompe en montrant tour à tour son pansement et la mitraillette d’un des hommes.
Je ne pige pas tout de suite, mais la puissance du geste est si forte que je finis par comprendre qu’il réclame une mitraillette afin de me faire péter la hure à coups de crosse comme je fis péter la sienne naguère. Au début, l’officier dit non, mais le suifeux joint ses réclamations à celle de son camarade. Les types de Chon doivent être craints des matuches officiels, car l’officier dit un mot à l’un de ses joyeux troupiers et l’homme tend sa seringue à répétition. Rouflaquettes s’en saisit. Je remarque qu’il remonte le cran de sûreté. Il recule comme pour prendre son élan. Je m’avise alors que, tout à mon émotion, je n’ai pas prévenu le Gros. Comment l’alerter sans alerter les autres qui parlent français ?
Notre parler pittoresque est la seule issue.
— Rouflaquettes va balancer le potage, Gros. Dès qu’il poussera sa goualante, tu planqueras ta bidoche sur le gazon !
— Ah ! bon, dit le Gros.
Maintenant, Rouflaquettes est paré. Les autres, intrigués, se demandent ce qu’il va faire.
— Attention ! hurle-t-il.
Béru et moi-même, fils unique et préféré de Félicie, on se jette à plat ventre. Le temps de compter jusqu’à la moitié d’un et ça part. Je m’occupe pas de savoir dans quel sens il commence l’arrosage, Rouflaquettes ! Il vaporise à tout va, jusqu’à ce que sa boutique soit vide. Ça gueule, ça s’affale un peu partout.
Je sens du sang chaud (comme dit Pança) sur ma joue. Je prends une masse sur les jambes. C’est le suifeux qui vient de se détériorer complètement. Un nuage de poudre flotte dans l’air à la ronde. Je redresse la tête en même temps que Béru. Autour de nozigues c’est le méchant carnage. L’officier a paumé ses tripes. Lépino a essayé d’arrêter deux bastos avec sa cervelle, mais elles sont passées au travers tout de même. L’idiot qui a donné sa mitraillette râle en se tordant sur le sol. Son pote à moustache cirée, lui, est à genoux et essaie d’arrêter de ses mains pressées contre sa poitrine une formide hémorragie. Le dernier poulet, a sûrement été servi en priorité car il a encore sa mécanique sur l’épaule, mais il est mort au point que la statue équestre de Louis XIV à côté de lui, aurait l’air d’un danseur de twist en pleine action.
Béru regarde Ibez-Sanchez.
— Et à part ça, m’sieur le comte, lui demande mon camarade, qu’est-ce que vous savez faire avec une mitraillette ?