CHAPITRE XIV

— Pressons ! ordonne Ibez-Sanchez.

Ce n’est plus le grand tordu patibulaire que, par deux fois, j’ai tabassé. À deux reprises, j’ai mis des gnons à ce garçon et, au lieu de m’assaisonner lorsqu’il en a l’occasion, bien au contraire il me sauve la mise.

Nous rejoignons la route où se trouve une camionnette.

— Montez !

Avec nos paluches toujours entravées, nous n’avons pas une grande facilité de manœuvre.

— On aurait pu prendre la clé des menottes, suggère Béru.

— Le temps presse, on s’arrangera autrement !

Nous voici installés tous trois dans la calèche. Démarrage foudroyant, style Fangio.

— Vous foncez à la vitesse d’un siphon ! apprécie Bérurier.

— Il doit y avoir des pinces dans la boîtes à gants ! murmure Rouflaquettes. Vous auriez dû conserver la clé que je vous ai lancée dans la cellule de Paulo Chon ; ici la serrure des cabriolets est universelle.

— Comment ! C’était vous ?

— Oui. C’était tout ce que je pouvais tenter pour vous. Mais ça n’a pas été inutile, d’après ce que j’ai vu.

— Qui êtes-vous ? demande Béru.

— Walter Scotch, des services secrets américains.

— J’aime mieux ça, dis-je en sortant une paire de pinces de la boîte à gants. Et où nous conduisez-vous ?

— J’ai pu envoyer un message à Washington tout à l’heure. J’ai demandé qu’on m’envoie un avion dans la lande, à Pinar Rosso ; si tout est O.K., nous pourrons filer de ce foutu pays d’ici une paire d’heures.

Grâce aux pinces je viens de briser la chaîne de Béru. Il lui reste un charmant bracelet agrémenté d’une chaînette à chaque poignet, mais il a du moins récupéré l’usage de ses poignes. Il me rend le même service.

— Dites, Scotch, je m’excuse pour mes matraquages ; je ne pouvais pas savoir…

— Ben voyons, fait-il avec un haussement d’épaules.

Il semble maussade. J’ai l’impression qu’il m’en veut. Je lui pose carrément la question et il me déclare :

— Excusez-moi, mais il y a de ça en effet. Pour vous tirer du pétrin je n’ai pas rempli mon programme.

— Qui était ?

— Je voulais enlever Juan Lépino et l’emmener aux U.S.A.

— Pour quoi faire ?

— Je pensais qu’il pourrait, pour peu qu’on sache le questionner, fournir des indications à propos des complices de Pointe-à-Pitre. Vous êtes au courant ?

Je rigole comme une gargouille un jour d’orage.

— Vous me permettrez de mettre leur liste complète dans la corbeille de mariage, dear Walter.

— What do you say ? tonne Scotch.

Je sors de ma poche la feuille de papier pelure et je la lui braque sous le nez. il décrit une embardée qui manque de nous faire percuter le parapet d’un point.

— Où avez-vous trouvé, my dear ?

— Dans la valise que vous étiez allé chercher chez Conchita.

Il se tait, hoche la tête et murmure au bout d’un instant :

— Je suis un damné crétin, commissaire San-Antonio.

Il faudrait m’envelopper la cervelle dans une blague à tabac étanche pour m’empêcher de me dire que ce type tarde un peu à me couler du sirop de vérité dans les trompes d’Eustache.

Mais peut-on « secouer » un garçon qui vient de mettre en l’air (ou plutôt en terre) trois ou quatre flics pour vous sortir du maverdavier ? Heureusement, le Gros, qui n’a pas ces soucis de bienséance, se charge d’assumer la responsabilité du premier questionnaire :

— Dites voir, mon cher Ouastère, vous allez sûrement pouvoir allumer notre lanterne. On se demande des trucs depuis qu’on à débarqué dans cette île à la noix de coco pas mûre !

Il sourit.

— Je m’en doute. Seulement, je ne pouvais guère vous être utile, ma mission consistant à démasquer le réseau guadeloupéen chargé de détruire notre base secrète.

Le Mahousse va débloquer, alors je préfère prendre le crachoir en marche.

— La vérité sur Conchita ? je demande.

— L’âme damnée de Paulo Chon !

— Dire qu’on y aurait refilé le bon Dieu sans confession, soupire le Gros. Elle avait une frimousse presque aussi sympa que sa copine Infiltration.

Nous sommes maintenant loin de toute agglomération et nous roulons dans une savane pelée où végètent de maigres arbres aussi rachos qu’un sous-chef de service du ministère des Travaux en cours d’annulation. Scotch mate son rétroviseur à tout bout de champ, redoutant de voir rappliquer la Rousse.

— Je vous en prie, dis-je, puisque vous nous avez sauvé la vie. ne nous laissez pas mourir de curiosité, ce serait immoral.

Il a un grand rire qui lui vient du bide. Walter Scotch, c’est quelqu’un de bien. Il a dû subir le vache entraînement des agents secrets de choc. On lui a enseigné le stoïcisme plutôt que le pakistanais chanté.

— Eh bien ! dit-il, ça peut se faire. Danlavaz faisait des études en France…

— Je connais !… coupé-je, manière de lui prouver que j’en sais cinquante centimètres sur la question. Fille de planteur assassiné, elle veut s’enrôler dans la rébellion, etc…. etc.

— C’est ce qu’elle a essayé d’accréditer. Elle appartenait en fait aux services révolutionnaires cuhaltiers et elle a voulu, sur l’ordre du diabolique Paulo Chon, s’enrôler dans nos services à nous. Pour cela, elle a travaillé par la bande en se faisant recommander par votre chef…

— Je comprends. Alors ?

— Seulement, votre Big Boss n’est pas un idiot et il nous a conseillé de nous tenir sur nos gardes. Aux States, on a feint de croire la gosse… On l’a expédiée ici et tout…

— Mais mon bon ami Walter Scotch se trouvait déjà à pied d’œuvre, prêt à intervenir en cas d’arnaque ?

— Voilà, old bean, très exactly. Je passais pour un terrible militant du barbu et je n’ai pas eu de difficulté à devenir son copain de cœur… Un joli petit lot, cette Conchita, non ?

— Formidable ! After ?

— J’ai tout de suite vu ce qu’elle bricolait. C’était une fille à la solde de Chon.

— Bon, parlons de la Guadeloupe.

Il pilote, dents serrées ; insensible aux ornières du chemin, de plus en plus profondes, qui nous font sauter jusqu’au plafond de la camionnette.

— C’a été le coup very dur, my boy.

— Because ?

— Lorsque j’ai constaté les entrevues du premier vendredi, j’ai naturellement envoyé un message à Washington. Mes Bosses ont alors prévenu le vôtre en lui demandant d’enquêter à Pointe-à-Pitre. Mais ça n’a rien donné, alors votre chef a sans doute voulu nous donner une leçon de police et il a enquêté de son côté. Pour cela il a envoyé un zèbre ici.

— Tepabosco ?

— Yes, Tepabosco.

Il sourit et récite :

— Casimodus Tepabosco… C’est ce damné garçon qui a tout fichu par terre.

— Comment cela ?

— Un bon numéro de music-hall peut-être, poursuit Scotch, mais, à coup sûr, un piètre espion.

Béru s’exclame :

— Moi, quand le Vioque nous a causé de c’tordu je m’ai dit — tout à fait en appartement, car not’ dabe supporterait pas la contravention — Alexandre, on s’intronise pas agent secret commak. Monseigneur la casquette en peau de fesse a fait une couennerie en…

Un coup de saton dans les jarrets lui fait pousser un cri qui n’est que le prélude à son silence.

— Expliquez-vous, Walter, encouragé-je.

— Il s’est fait repérer immédiatement au Dubonn e Sinzano. D’autant plus qu’il se rendait dans l’immeuble d’en face où j’avais discrètement loué une chambre permettant d’observer l’hôtel. Ce stupid boy examinait à la jumelle, accoudé à la fenêtre, you see ?

— Quelle patate !

Exclamation bérurienne ! L’autre poursuit tout en gardant le champignon collé au plancher de sa charrette :

— Il a été épinglé en revenant à l’hôtel. Il a eu droit à la question et…

— Il a parlé ?

— Oui. Après quoi, Pepito, le gaillard de Chon, l’a étranglé.

— Passionnant, mais alors ?

— Attendez ! Avant de mourir, le Roumain avait jeté la panique dans les services de Paulo, car il avait déclaré qu’un agent étranger surveillait les agissements de Chon. Cet agent, Chon et surtout Conchita voulaient le découvrir coûte que coûte. C’est cette petite garce qui a eu l’idée de l’accident.

— Comment cela ?

— On a pris un gars qui ressemblait plus ou moins au Roumain, on lui a collé l’identité du mort et il s’est jeté sous un vélo, on a prétendu qu’il était grièvement blessé et on l’a expédié à l’hôpital en pensant qu’il servirait d’appât. Conchita a prévenu le chef de France et tout le monde s’est mis à attendre.

Il me flanque un coup de coude.

— C’est vous qui êtes arrivés, my boys.

Et il rigole comme s’il trouvait ça très malin.

Béru 1er en conçoit une humeur chagrine.

— Oubliez quand même pas que c’est nous qu’on a mis la paluchette sur la liste des gnaces de Pointe-à-Clown, Whisky, murmure-t-il d’un ton plus figue que raisin.

On ne va tout de même pas s’offrir une lutte de prestige. Surtout que nous sommes loin d’avoir les pieds au sec.

Je commence à avoir un superbe panoramique sur cette fichue affaire, avec eau chaude, eau froide et vue sur la mer.

— Oubliez pas non plus que si en ce moment un crocodile a la diarrhée, c’est grâce à nous z’aussi, qu’on lui a donné à déguster ce salaud de Traversin !

Walter étend son bras par-dessus moi et donne une bourrade dans la poire tuméfiée de Bérurier.

— O.K., baby, vous êtes un crack ! dit-il.

— Comment se fait-il que Conchita nous ait permis de fuir de chez Paulo Chon ? rêvassé-je.

— C’était une fille qui ne tournait pas sept fois sa cervelle sous son joli crâne avant d’agir. Elle voulait vous donner cette comédie pour essayer d’apprendre par vous qui était l’agent secret.

— Mais nous l’ignorions !

— Elle espérait que vous finiriez par extorquer le renseignement à votre Boss, vieux haricot !

— C’est elle qui l’a prévenu que nous étions prisonniers ?

— Non. Mais votre chef, s’il est crâneur, a quelque chose dans le crâne. Il s’est méfié et s’est mis immédiatement en contact avec nos services qui lui ont conseillé de faire la réponse que vous savez…

Je me dis que cette fois j’ai à peu près bouclé la boucle. Cependant un point d’interrogation, format réverbère, subsiste :

— Le suicide de Tepabosco ? Vous pouvez m’éclairer ? Vous m’avez dit que les autres l’avaient trucidé, ce serait sa doublure qui aurait sauté par la fenêtre ?

— Non, mon dear collègue. C’est bien lui…

— Mais…

— Pour que sa mort ait l’air naturelle, on l’a ramené discrètement au Dubonn e Sinzano. Cet hôtel est un bastion des Castrés.

— Et on l’a fichu par la fenêtre quand je suis venu enquêter ?

— Yes.

— Mais…

— Pas depuis la chambre où vous êtes entré, mais de celle du dessus ! Vous pigez l’astuce ? Vous avez cru avoir la preuve par 9 qu’il s’agissait réellement d’un suicide, alors qu’on jetait le cadavre de l’étage supérieur. Bien combiné, non ?

J’opine :

— Pas mal.

Walter Scotch pousse un juron. Comme à cet instant précis il est en train de regarder son rétroviseur, je pige tout de suite et le Gros itou.

— On a du peuple au panier ? demande-t-il.

Tout en parlant il s’est penché par sa portière. Une balle siffle à ses oreilles.

— Deux bagnoles bourrées de poulardins ! annonce-t-il flegmatiquement. Ah ! les tantes ! Y craignent pas la chaleur !

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