Je commence à me repérer dans cette ville torride et je n’ai pas de difficulté à driver Béru jusqu’à l’hosto.
— Pourquoi que tu viens pas z’avec moi ? suggère la Brioche. Puisque t’as laissé quimper l’incoquelicot ?
— Non, tranché-je, je me réserve, Gros.
— Pour les nanas ?
— Entre autres… Va, cours, vole et nous venge !
— Pourquoi nous venger ? Il nous a rien fait, ce mec, après tout !
— C’était une citation. Je pensais qu’elle figurait dans ta nouvelle érudition.
C’est sur un haussement d’épaules empreint de la plus vive réprobation que Sa Grosseur me largue pour pénétrer dans l’hosto. Je l’attends là où je l’attendais tout à l’heure, à l’ombre du beretra-parabellum panaché à floraison intermittente. À ma vive surprise (en anglais surprise, thank you), voilà la Gonfle qui surgit trois minutes deux dixièmes plus tard. Il semble surexcité, ce qui, avec cette chaleur est à déconseiller.
— Que t’arrive-t-il, ô fin limier ? m’enquis-je.
Le Gros essuie les quatorze litres de sueur qui lui dégoulinent sur le portrait.
— C’est plus fort qu’une fuite d’eau à Noisy-le-Sec ! balbutie-t-il.
— Accouche, abominable neige des hommes !
— Le Roumain a quitté l’hôpital.
Je cramponne l’avant-bras du Mastar (un avant-bras gros comme une arrière-cuisse !).
— Espèce de patate ! comme dirait Parmentier, l’importateur exclusif pour l’Europe.
— Dis, San-A, c’est pas ma faute !
— Comment ça s’est passé ?
— C’est ce que ces ouistitis se demandent. Il s’est levé en disant qu’il allait aux gogues. Il a passé son grimpant et il s’est barré en pantoufles ! Tu réalises ? Il a laissé sa veste et ses targettes ici.
— On est certain qu’il a mis les adjas ?
— Certain. Ils l’ont cherché partout. Ils ont même regardé dans la lunette des ouatères pour vérifier qu’il avait pas plongé dedans.
— Quand s’est-il tiré ?
— Tout de suite après mon départ. On dirait qu’il a eu les jetons.
— Ça m’en a tout l’air.
Je suis déconcerté brusquement. Ça ne tourne pas rond dans cette affaire. Voilà un type en qui le Vieux avait entière confiance et qui a accepté de se faire expédier franco de port à Le Corona pour une mission délicate. Sa mission accomplie, il lui arrive un accident à la suite duquel l’homme prétend avoir perdu la mémoire. C’est lui-même qui fait prévenir le Vioque, ce qui dénote de sa part beaucoup de scrupules. Nous lui expédions le plus débonnaire des messages et à la suite de cette visite pourtant cordiale, Tepabosco n’a rien de plus pressé que de se tailler de l’hosto ! Bizarre, bizarre. Vous avez dit bizarre ? C’est bizarre !
Bérurier me virgule un regard si pitoyable qu’il fendrait le cœur d’un artichaut.
— Écoute, San-A. Si qu’on irait discuter dans un troquet. J’ai une soif que je vois courir. Une chaleur pareille, même une plaque d’amiante y résisterait pas.
Je consens, et ce, avec d’autant plus de facilité que je me déshydrate à toute allure. Nous pénétrons dans une taberna ombreuse et commandons des Coca-cola-Scotches. Le bistrot est ceinturé de ventilateurs. Les clients portent de baths costars à rayures, ce qui, ici, paraît être le dernier chic. Derrière un rade en bambou, un barman à la peau couleur de café con leche prépare des mixtures en Agfacolor. Un pick-up diffuse des fados. L’ambiance est plutôt agréable. On ressent une forte impression de vacances.
— T’as pas la sensation qu’on fait une croisière ? murmure Sa Rondeur.
— Exactement ce que j’étais en train de me bonnir à l’oreille, belle pomme.
Il siffle son glass et fait signe au loufiat de réitérer.
— Alors, qu’est-ce que tu penses de ce micmac ?
— J’y pense.
Le garçon dépose devant nos verres un plateau contenant des olives, des piments farcis, des beignets aux oignons, et des grains de pistache salés. Le Gravos se met à brouter le total avec voracité. Bientôt, son haleine est aussi énergique que celle d’un lance-flammes. Pendant qu’il ingère, San-Antonio cogite. Une fois de plus, nous voilà embarqués dans un pastaga de tous les diables. Ce Casimodus Tepabosco m’a l’air d’un drôle de loustic et sa petite âme ne doit pas posséder la blancheur Persil.
Se barrer de la sorte, c’est des drôles de manières.
Je vide mon verre. Le coca est déjà tiède. Ici, on te sort une glace au rhum du frigo et le temps de te la servir, c’est un grog que tu te tapes. Puis je me lève.
— Où qu’on va ? s’inquiète le Monstrueux.
— Je vais tout seul.
— Biscotte ?
— Parce que je me rends à la police, mon bon. Toi tu es Français, moi je suis Suisse. Par conséquent, je dois y aller seulâbre, la France n’étant pas dans les papiers du gouvernement cuhaltier.
— Comment ça, t’es Suisse ?
— J’ai un passeport-bidon.
— Ah ! Je comprends. Et les mecs de Cuho sont potes avec la Suisse ?
— La Suisse est pote avec le monde entier, c’est pour cela qu’elle est la Suisse, sache-le !
— Et moi, quoi t’est-ce que je maquille ?
— Tu continues de t’humecter et d’ici une plombe tu rentres à l’hôtel où tu m’attends avec cette patience angélique qui t’a fait demeurer l’époux de ta femme.
Je pars. Il y a une file de taxis tout près de là. Je me risque à en fréter un et je demande à icelui de me conduire au burlingue central de la police. Le chauffeur m’octroie un regard mi-surpris, mi-réprobateur et se met dare-dare à défoncer le mur du son.
Quelques minutes plus tard, dans un hurlement désespéré de ses freins, il stoppe devant un édifice tout blanc et décoré de drapeaux, au fronton duquel le mot POLICIA s’étale en lettres d’or[2].
Des policiers en grande tenue : pantalon rouge, vareuse verte, casquette noire, tricot de corps gris, vont et viennent sur le perron. Je gravis celui-ci et je m’adresse à l’un d’eux en anglais. Par veine, il parle la langue de Shakespeare.
Il m’indique le bureau de la circulation et je m’y rends en brandissant mon passeport. Je tombe sur un officier dont les manches mesurent trente centimètres de plus que ses bras afin de pouvoir héberger tous ses galons.
Avec un sourire qui enjôlerait un tigre famélique, je lui déclare que je suis le représentant à Cuho de la fameuse compagnie d’assurances suisse, la P.D.C.F. (Protectrice des confédérés), et je lui dis que j’enquête à propos d’un accident de la circulation dont a été victime un certain Tepabosco assuré par ma compagnie. Je demande le dossier. Je précise la date du sinistre et j’espère tout de lui. L’officier retrousse ses manches, hoche la tête, penche sa casquette sur l’oreille droite et va ouvrir un classeur. Il farfouille dedans, y puise une chemise rebondie et sélectionne le procès-verbal de l’accident.
Votre San-A des familles tire gravement un bath carnet de sa poche, dévisse son stylo, et se met à poser des questions.
— Lieu de l’accident ?
— Calle Cinacion.
— Nom du cycliste ?
— Alonzo Bobinar, employé comme garçon de course au journal « El Correo de la Marquesa de Sevina ».
Je note fiévreusement.
— Circonstances de l’accident ?
— Le señor Tepabosco traversait la chaussée au moment où le cycliste arrivait. Il s’est jeté devant le vélo qu’il n’avait pas vu. Le choc l’a renversé. Le cycliste a été légèrement contusionné.
— Un détail, fais-je soudain en compulsant mon carnet comme si j’étais surpris de ne pas le posséder. À quel hôtel habitait le señor Tepabosco ?
— L’hôtel Dubonn e Sinzano !
Parbleu ! J’aurais dû y penser ! En arrivant ici, il s’est pas cassé le chou, le Roumain : il est allé droit au cœur of the problème !
— Eh bien ! je vous remercie, mon général, fais-je, vous avez l’esprit très coopératif.
Il me sourit, histoire de me remercier pour la promotion et je prends congé. Mon taxi m’attend en discutaillant avec les flics de service. Il fume un cigare à côté duquel celui de Winston Churchill aurait l’air d’un cure-dent.
— « El Correo de la Marquesa de Sevina ! » ordonez (en français : ordonné-je).
L’aérolithe démarre. Boum ! Servez chaud ! Me voilà déjà devant l’immeuble du baveux, car ce dernier se dresse de l’autre côté de la place. Je demande le rayon des coursiers. Un gars lymphatique me répond dans un bâillement que je dois contourner le bâtiment et pousser une porte marquée : « Entrée interdite ». Je fais.
Des types en blue-jean et maillot rayé cassent la corteza dans un grand brouhaha de rotatives. Je demande à l’un d’eux si le jeune Alonzo Bobinar est laga et il me désigne un petit bossu rigolard qui porte à la tempe un X en sparadrap. J’aborde le bossu sparadré. Nous avons beaucoup de mal à nous comprendre : primo parce qu’il règne céans un bruit infernal, deuxio parce que nous ne parlons pas la même langue. Un vieux type qui jacte anglais nous sert d’interprète.
Je demande par son canal à Alonzo de me narrer l’accident. Il se fait volubile et balance une tirade à côté de laquelle, les stances du « Cid » et les « stances à Sophie » mises bout à bout ressembleraient à un quatrain (de banlieue).
Le mironton traduit :
— Aux dires du coursier aérodynamique, Tepabosco s’est foutu délibérément devant le vélo. À croire, précise le pédaleur pansé, qu’il l’a fait exprès ; ce que je ne suis pas éloigné de croire, tout à fait entre nous et une bouteille d’entre-deux-mers. C’est ce point, du reste, que je tenais à me faire préciser car, plus je réfléchis, plus je pense que ce micmac est en réalité une mise en scène savamment élaborée. Je remercie Alonzo Bobinar pour son amabilité. Je lui recommande de ne pas se perdre (car si un bien fait n’est jamais perdu, on peut craindre qu’un bossu n’encoure ce genre de risque) et je ressors dans la ville torride. Mon chauffeur a fumé quatre centimètres de son obélisque.
— Hôtel Dubonn e Sinzano ! que j’enjoins.
Comme vous le voyez, mes frères, je ne chôme pas.
Le palace est climatisé et je regrette de ne pas y être descendu. Tout à mon souci de protéger Béru, je ne me suis pas occupé du home. Mais maintenant que les circonstances ont rendu mon incognito superflu, nous pourrions nous loger plus décemment, non ?
Un portier chamarré comme un contre-amiral haïtien me tend une oreille attentive.
— Je voudrais parler au señor Tepabosco ! déclaré-je gentiment et de cet air innocent qui m’a valu le premier prix au concours de bobards organisé par la fédération des Bourreurs de crâne du Calvados.
Je bonnis ça commako, manière d’engager des pourparlers à propos du Roumain, car je me doute qu’il n’est pas revenu à son hôtel.
— De la part de qui ? questionne l’homme aux clés.
— Un ami de France, fais-je.
Le portier se rembrunit.
— Très bien, je vais l’appeler.
Alors là, mes cailles, j’en ai la glotte qui fait du yoyo, les rotules qui se dévissent, la moelle épinière qui se liquéfie et les précieuses ridicules qui carillonnent. Casimodus Tepabosco, après avoir quitté l’hosto en pantoufles, est revenu à son hôtel ! Voilà qui n’est pas banal ! Y a de quoi se raser la moustache avec un tesson de bouteille, non ?
Tandis que je m’étonne, le portier téléphone. Il dit à Tepabosco qu’un french friend est laga qui désire lui parler. L’autre répond que c’est O.K.
— Chambre 605 ! fait le préposé en se désintéressant illico de moi.
Je vais à l’ascenseur. Le liftier est un petit Noir sympa dont la principale activité consiste à rigoler comme un fromage entamé. Il me pilote jusqu’au sixième étage of the building et me désigne la chambre 605.
Toc toc !
Nobody ne répond. J’insiste : ballepeau. Est-ce que mon zèbre se serait taillé par la sortie de secours ? J’actionne le loquet, la lourde consent et j’entre dans une gentille chambre aux couleurs pimpantes. Elle est vide. Je gagne la salle de bains, vide aussi. Qu’est-ce à dire ? Je m’apprête à ressortir lorsque je perçois un brouhaha en provenance de la place. Je cavale à la fenêtre et j’ai l’aorte qui fait tilt. En bas, sur le trottoir, il y a un type les bras en croix, disloqué. La foule s’agglutine autour de lui comme des mouches sur une sucette. Je suis prêt à vous parier l’œuf de Christophe Colomb contre celui de Yul Brynner que mon Tepabosco s’est défenestre.
San-A redescend au rez-de-chaussée en utilisant un moyen moins rapide mais également moins brutal que le Roumain. Je me faufile à travers la populace vociférante. Pas d’erreur : c’est bien Casimodus qui gît là. Il a la tronche en bouillie pourtant son visage est net. C’est bien celui de la photo. Il porte des pantoufles, il est en manches de chemise et pantalon de toile de lin. Cette fois, les jules, pas d’erreur : il a bel et bien perdu la mémoire.
Je retourne vers le liftier.
— Est-ce que quelqu’un est venu avant moi rendre visite au 605 ?
— Non, monsieur.
Ce gentil négus m’est de plus en plus sympa. Je me mets à l’interviewer en profondeur.
— Il y a longtemps que l’homme de la chambre 605 est descendu au Dubonn e Sinzano ?
— À peu près huit jours.
— Il a reçu des visites au début de son arrivée ?
— Je ne crois pas, je ne sais pas.
— Tu n’as jamais conduit personne à sa chambre ?
— Non, jamais…
Ça n’évolue pas vite. Je me rabats sur le portier. Ce dernier me coule un regard inquisiteur. Je devine ce qui se passe dans sa tronche surchauffée. Môssieur se demande si par hasard je n’aurais pas aidé Casimodus à faire son plongeon de haut style.
Dehors les voitures de police et les ambulances radinent à tout va. Je me demande si je ne vais avoir des ennuis. Après tout, le suicide de Tepabosco s’est produit quelques secondes seulement avant que j’entre dans sa chambre. Peut-être même est-ce en m’entendant frapper à sa porte qu’il s’est décidé à aller voir dehors si j’y étais ? Vous ne voyez pas, mes frères, que la Rousse d’ici me cherche du suif ? L’envie me démange de me déguiser en courant d’air. Seulement, je suis dans une île, et il n’est pas fastoche de quitter une île sur la pointe des pieds.
J’en suis là de mes réflexions lorsque les flicards investissent l’hôtel. Grâce à Dieu, c’est l’officier de police qui vient de me rancarder à propos de Tepabosco qui s’occupe de l’affaire. En m’apercevant, il sourit et me serre la louche, ce qui dissipe les doutes du portier à mon endroit et clarifie ma situation.
Le poulet cuhaltier écoute le récit ; puis il hoche la tête et décrète :
— Crise de folie, il s’est supprimé !
Affaire classée, Votre Honneur. Dans les pays de soleil on n’aime pas couper les poils Job en quatre dans le sens de la longueur ! On est expéditif. On part du principe que plus les choses sont simples, moins elles sont compliquées. Le poulet m’offre un cigare, puis il me serre la louche et disparaît en donnant des ordres à ses sous-fifres pour faire évacuer le cadavre et pour rédiger le rapport. Ah ! Le brave homme. S’il n’avait pas une moustache aussi rébarbative, je l’embrasserais.
Me revoici seul avec le Saint-Pierre du Dubonn e Sinzano. Je lui pose les mêmes questions qu’au liftier et il m’y fait les mêmes réponses. Non, avant son accident, Tepabosco na jamais reçu de visites et personne ne l’a demandé. La piste est coupée net. Que faire ? Où aller ?
Je me dirige vers la porte-tambour qu’actionne un autre général en tenue d’apparat.
— Taxi, señor ? me demande-t-il.
On vient d’emporter la pauvre carcasse du Roumain et la place a déjà repris son aspect paisible. La chaleur est étalée sur la ville comme de la crème fouettée sur un saint-honoré. Je regarde alentour. Mon bahut est toujours là. Le chauffeur a seulement allumé un autre cigare. Je le désigne au groom.
— Ça va, j’ai mon manger…
Et c’est à cet instant précis qu’il me vient une idée.
— Dites, amigo, vous connaissiez le monsieur qui vient de tomber ?
— Oui, señor.
— Il a pris des taxis les premiers jours qu’il est descendu au Dubonn e Sinzano ?
L’autre réfléchit.
— Oui, señor, une nuit…
Je sursaute.
— C’est vous qui lui avez procuré la voiture ?
— Oui, señor, c’est moi.
J’explore rapidos mes profondes et je lui tends un billet de cinq ronds de fumée[3]. La banknote est d’un beau vert épinard, les chiffres sont écrits en rouge et l’effigie d’Infidel Castré est jaune canari. Le groom se l’introduit dans les fouilles et me remercie d’un hochement de tronche.
— J’aimerais parler au chauffeur de la voiture en question, amigo.
— C’est très facile, señor, ricane le groom, c’est celui qui conduit votre propre taxi.
J’en suis sur les moyeux. Le hasard est bien le dieu des policiers, faut admettre. Avouez qu’il y a des choses plus extraordinaires qui ne sont jamais arrivées. Je bondis sur mon fumeur de cigares.
— Vous avez vu l’accident ? je lui demande.
— Et comment !
— Le type s’est jeté par la fenêtre, n’est-ce pas ?
— Je crois plutôt qu’il a perdu l’équilibre. Il a poussé un cri terrible en tombant.
— Vous le connaissiez ?
— C’était un client de l’hôtel. J’ai eu l’honneur de le conduire, señor.
— Et vous l’aviez conduit où ?
— Au Parisiana Club, señor.
Mon enthousiasme s’affaisse brusquement comme un quartier de Clamart. J’espérais qu’il me donnerait un bon tuyau. Tout bêtement Casimodus se faisait tartir un soir et il est allé dans une boîte de nuit pour lutter contre le dépaysement.
— C’est bon. Hôtel Byrrho Quinquina !
Le Gros tourne en rond dans sa chambre aux murs lépreux où quelques cloportes disputent un marathon. Les pièces de l’hôtel sont vraiment locdues et il ne faut pas avoir peur des mouches, non plus que des araignées, pour y pieuter. En fait de sanitaire elles ne comportent qu’un lavabo ébréché muni d’un robinoche d’eau froide.
— Ah ! te voilà, meugle l’immense. J’ai une faim du tonnerre !
— Tu ne vas pas me croquer tout vif ! fais-je en reculant.
— J’aime le poulet, mais pas quand il est coriace, proteste Son Obésité.
Il redevient un tantinet sérieux.
— T’as du neuf ?
— Un peu, mon neveu.
Et je lui fais un résumé des ultimes événements.
— Cette fois, murmure le Mahousse, c’est le blague-oute le plus complet.
Nous allons galimafrer dans une fonda voisine. On se cogne une omelette aux crabes, du crabe farci, et de la pince de crabe au sucre. Nous sommes de plus en plus déprimés. Malgré la note, la température reste très élevée et nous suons comme des malheureux.
— Puisque la piste de l’hôtel Dubonn e Sinzano n’a rien donné, comment qu’on pourrait retrouver le correspondant du Vioque ? fait le Béru au dessert en allumant un cigare de diplomate sud-américain.
— Demain, j’essaierai de bigophoner au patron. Je lui apprendrai la mort de Tepabosco et lui demanderai ses instructions.
— Vu ! Tu crois qu’il va nous laisser moisir ici jusqu’au premier vendredi du mois prochain ?
— C’est possible !
— Malédiction ! Moi, j’aime pas la chaleur.
— Demain, dis-je, nous changerons de crémerie ; tu es descendu dans un hôtel infect, Gros.
— C’t’à cause de mon taxi. J’y ai dit de me conduire dans un établissement pas chérot…
Il souffle un nuage de fumée et on se croirait à la dernière image du film tiré d’ » Anna Karénine ».
— Qu’est-ce qu’on pourrait fiche ? T’as sommeil, toi ?
— On va aller écluser un gorgeon au Parisiana Club. Le Roumain y est allé le soir de son arrivée.
— Si tu voudras, accepte Béru.
Une vraie boîte d’amorphe, ce gros lapin. Il est flasque et désenchanté. Je sens que je plonge également dans une espèce de torpeur morose. Si nous ne réagissons pas, nous allons devenir gâteux, mes frères.
Le Parisiana tient davantage du bal musette que de la boîte de nuit. C’est un grand local cerné par un balcon de bois et décoré de lampions. Détail curieux, le toit s’ouvre et on a la voie lactée en guise de plafond.
Des tours Eiffel stylisées sont peintes à fresque sur les murs. Probable que ce sont ces reproductions qui sont chargées de justifier le nom de la taule. Sur une estrade, un orchestre mexicain joue de la musique guatémaltèque. Les musicos portent des blouses de soie tango et des pantalons flottants noir et or. Au fond de la salle il y a un immense comptoir où s’agglutine une foule en sueur. Des couples se trémoussent sur la piste dans des figures terriblement excitinges tandis qu’au premier rang, des gars à tronches patibulaires picolent de l’alcool en matant les danseurs.
Nous nous frayons un passage dans la populace et nous finissons par aborder le rade. Des serveurs fringués en toréadors s’affairent pour servir la horde d’assoiffés. On se mouille la glotte avec du punch froid et Béru décide de danser. Il a repéré une brune ardente, plus velue qu’un tapis-brosse et dont la moustache gauloise l’inspire. Cette môme a une taille comme un cercle de barrique, des jambes façon tronc d’arbre et des loloches avec lesquels on doit pouvoir capter Londres sans difficulté. Bref, c’est l’idéal féminin du Gros.
Comme l’orchestre attaque un tango, il se risque et va présenter ses jambons à la brune piquante (d’autant plus piquante qu’elle ne s’est pas rasée). La donzelle accepte et les voilà qui plongent dans la fournaise, tandis que les loupiottes se mettent en veilleuse et que des boules à facettes criblent la salle d’éclats chatoyants. Les Cuhaltiers se marrent comme des baleines dont on chatouillerait les fanons avec des plumes de paon. L’exhibition du Mahousse, c’est pas rien. Quand il fait ployer sa cavalière sous sa brioche, on dirait un bulldozer en train de déraciner un arbre. Je remarque que nous détonnons dans la turne. Tous les clients sont originaires de Cuho, c’est certain. Le Parisiana n’est pas une boîte pour touristes et c’est cela qui lui donne un côté bal musette.
Mais alors, pourquoi Tepabosco s’y est-il l’ait conduire ? S’il avait voulu s’amuser un brin, on lui aurait conseillé d’aller ailleurs.
Comme le tango c’est le vice du pays, le bar se trouve provisoirement déserté. Tout le trèpe est au corps à corps sur le parquet ciré. Je me tourne vers mon barman. J’ai un bifton de cinq ronds de fumée au bout des doigts et ça l’hypnotise. Il me zieute la poigne comme une manucure s’intéresse à celle d’un bonze chinois qui va fêter ses cent ans sans jamais s’être coupé les ongles.
— Dites-moi, amigo, il y a quelques jours, ce devait être jeudi dernier, un de mes amis est venu ici…
Je sors la photo de Tepabosco, celle que le Vieux avait découpée dans un programme.
— Vous reconnaissez ?
Mon interlocuteur est un petit homme un peu plus brun que dix kilos d’anthracite peints en noir par un Sénégalais travaillant dans une usine de goudron dont le propriétaire serait en deuil. Il a d’épais sourcils, un nez cassé, des dents proéminentes et une cage thoracique pareille à une cage à serin.
Il regarde tour à tour la photo et le billet de banque.
— Oui, je reconnais.
— Vous rappelez-vous si mon ami était seul ici ?
— Non, señor, il n’était pas seul.
Une lampe rouge s’allume sous ma coiffe. Qu’est-ce à dire !
— Avec qui était-il ?
— Avec une dame, señor.
— Une dame du pays ?
— Oui, señor.
— Vous la connaissez ?
Mutisme. Il est temps de larguer le bifton et d’en faire miroiter un autre, car celui-ci commence à perdre de son éclat. Je pousse le billet vers le serveur. Mon geste n’est pas achevé que le portrait filigrané d’Infidel Castré a déjà disparu. J’en sors un deuxième.
— Que disais-je, amigo ? Oh, oui : vous connaissez la dame en question ?
— Oui, señor.
— Qui est-elle ?
Re-mutisme, re-re-billet. C’est un gouffre, ce mec-là ! Le trou du tronc du culte !
— Où en étions-nous ? soupiré-je en tortillant au bout de mon index un troisième bifton…
— Vous me demandiez le nom de la personne, fait le loufiat.
— Exactement ! Quelle mémoire, m’extasié-je. Ainsi donc, vous savez son nom ?
— Oui, señor.
— Et elle s’appelle ?
— Je suis un homme discret, señor.
— Alors n’en parlons plus, murmure San-Antonio en enfouillant son faf.
Le visage du barman revêt une expression désolée. Nous restons un instant sans piper. Puis je soupire.
— Je suis également un homme discret, amigo.
— C’est ce que j’étais en train de penser, assure le garçon. La dame s’appelle Conchita Danlavaz.
— Gracias. Elle habite dans le secteur ?
— C’est une demoiselle de la maison, señor.
— Voulez-vous dire qu’elle est ici ce soir ?
— Elle y est !
Il ne répond pas. Je lui remets le troisième ticket, il remercie d’un battement de cils et chuchote.
— C’est celle qui danse là-bas, avec le marin barbu.
Je me tourne face à la piste et je repère la donzelle en question. C’est une grande fille, jeune, belle, à la peau ambrée et qui est entièrement décolorée. De la bête de race. Il doit faire bon la déguiser en matelas Simmons.
Et comme danseuse, oh ! pardon. Si à l’horizontale elle tangote aussi bien qu’à la verticale, le chauve à col roulé doit drôlement pavoiser !
Je comprends que Tepabosco lui ait fait du gringue. C’est exactement le genre de personne à qui on a envie de montrer ses estampes japonaises.
— Servez-moi un autre punch ! fais-je au barman.
Le tango s’arrête. Un Béru plus ruisselant que les murs d’une pissotière revient, escorté de la belle pileuse aux poteaux de béton.
— Je te présente Incantation, me dit-il fièrement.
La môme rectifie :
— Incarnation.
Le Gros lui claque le soubassement.
— Quand on a un prénom à pieuter dehors avec un billet de logement, on fait pas de rebecca, se marre-t-il. Tiens, ma gosse, je te présente mon ami…
— Jean Népaller ! m’empressé-je.
— Exactement, bredouille l’Enflure, qui allait bel et bien étaler mon blaze.
La señorita se commande une boisson fermentée et étale ses flotteurs sur le bar.
— Qu’est-ce tu veux, fait le Gros, quand on a la manière de présenter ses lettres de crédence, on est gagnant. Moi, les toutones, qu’elles soyent ricaines, asiennes, européennes, océaniennes et bohémiennes j’ai une façon de m’y prendre qu’elles comprennent tout de suite à qui qu’elles z’ont n’affaire !
Re-claque sonore sur le compartiment étanche de sa rombière.
— Pas vrai, Inflammation ?
L’autre écarte ses moustaches pour lui décerner le sourire de la soumission. Je me dis que c’est pas tout ça et qu’il serait opportun d’inviter la môme Conchita Danlavaz à prendre un godet. Elle a beau être entraîneuse, c’est pas tous les jours qu’elle entraîne un zigoto arrivant d’Europe. Elle doit se souvenir de sa soirée avec Casimodus, non ? Un homme seul, lorsqu’il est loin de chez lui et qu’il rencontre une nana à l’oreille aussi complaisante que le réchaud deux flammes, ne manque pas de se raconter. C’est un vice. Peut-être que cette pin-up pourra m’affranchir à propos du Roumain.
Je la cherche dans la salle. En ce moment, elle est en train de discutailler avec un grand pas-beau aux rouflaquettes ravageuses.
Je m’approche du couple au moment où l’orchestre remet le couvert avec le tango de « Certains l’aiment chaud ».
— Si vous voulez me permettre, señorita ! demandé-je en m’inclinant devant elle.
Le pas-beau aux rouflaquettes s’interpose :
— Vous ne voyez pas que cette fille est avec un monsieur ?
— Quelqu’un qui appelle une aussi ravissante demoiselle « cette fille » ne saurait être un monsieur, rétorqué-je du tac au tac.
Il verdit.
— Pardon ? Vous répéteriez ce que vous venez de dire ?
— Volontiers, si je doutais un seul instant que vous fussiez sourd, señor. Mais en vous voyant d’aussi grandes oreilles, la chose me paraît peu probable.
Conchita éclate de rire. Quelques personnes se rapprochent, flairant la castagne. Mon rival décrit une légère rotation et me balance un crochet. Seulement s’il m’avait prévenu huit jours à l’avance par lettre recommandée avec accusé de réception je n’aurais pas été davantage sur mes gardes. Vous le savez, les jeux du corps me sont aussi familiers que les exercices de style. J’esquive promptement et, avant qu’il ait eu le temps de piger je lui expédie un doublé à la face. Il s’ébroue, crache une dent gâtée, et dégaine de sa poche un cure-dent à casse-croûte dont la lame est longue comme la hallebarde d’un Suisse. Cette fois, ça va hallebarder, en effet. Il se précipite. L’orchestre s’arrête dans une succession de couacs et la foule se rassemble. Si vous voyiez votre San-Antonio bien-aimé, mes chéries, vous auriez des vapeurs. Je laisse charger le julot et, quand il est à ma hauteur, je décris un saut de carpe et je réussis à cramponner son bras armé. Une clé digne des meilleures ceintures noires, et mon gars est obligé de lâcher son lingue. Je lui mets alors un coup de genou dans la boîte à bijoux et un coup de boule dans son appareil à casser les noisettes. Il recrache une dent, moins gâtée que la précédente. Pour faciliter l’effeuillage de ses molaires, je replace un doublé particulièrement appuyé. Cette fois, il prend une faiblesse et s’écroule. Je ramasse son ya et je le tends à Conchita.
— Señorita, voulez-vous me permettre de vous offrir ce petit souvenir ? Vous vous en servirez comme coupe-papier.
Elle sourit. Ses yeux brillent d’admiration. Je sens que j’ai tout un carnet de tickets avec cette bergère. Elle admire la force et ne demande qu’à couronner le vainqueur. Le peuple est lâche. La foule m’applaudit et les videurs-maison cramponnent Rouflaquettes par les ailerons et le traînent jusqu’à la lourde.
— Vous êtes fort et généreux, me gazouille Conchita.
— Assez généreux pour vous demander de bien vouloir prendre une consommation avec moi, señorita.
— Et galant avec ça ! ajoute-t-elle.
La galanterie, elle s’y connaît, Conchita. Elle en vend du soir au matin, cette enfant de mutins !
On va rejoindre Sa Redondance, lequel, en plein gringue avec Incarnation, ne s’est aperçu de rien.
Il salue ma conquête fort civilement (n’étant pas en uniforme la chose lui est aisée) et murmure à mon oreille :
— Pas mal, ta portion, mais pas assez poilue.
Nous devisons de conserve, comme on dit chez Olida. Ces demoiselles nous disent qu’il y a peu d’étrangers à Cuho depuis la révolution. La vie y est moins marrante, et, contrairement aux promesses faites par Infidel Castré, il y fait tout aussi chaud qu’auparavant.
L’orchestre cesse de fonctionner et le chef annonce qu’il va y avoir exhibition de twist par les fameux danseurs Torpatéfez y Rentrapa. Cette danse moderne n’est pas encore parvenue jusqu’à Le Corona et un murmure de curiosité accueille l’annonce apostolique.
Un couple de jeunes gens en blue-jean vient se trémousser. Maigres applaudissements du public qui préfère le tango. Le chef d’orchestre invite les assistants à danser le twist. Un jury d’honneur est constitué et la direction promet une prime de dix mille ronds de fumée à la personne qui obtiendra le premier prix.
— Si qu’on irait ? propose le Gros.
— Vas-y, je t’attends là, fais-je.
Vous croyez que le Béru se déballonne ?
Pas du tout ! Il se lève et tend la main à sa partenaire.
— Viens, ma petite Constipation, on va leur montrer ce qu’on sait faire à Pantruche.
Terrorisée, la gosse refuse. Alors Béru y va seulâbre. Il n’y a en tout et pour tout qu’une dizaine d’amateurs. L’orchestre fait un bis et ça part ! Le succès de Lagonfle est foudroyant. On dirait qu’une meute de loups enragés lui mord les miches. Faut le voir se déhancher et ployer les jambes ! Un spectacle dantesque, gigantesque, burlesque, grand-guignolesque ! Toute la salle se met à battre des mains pour encourager le Gravos. Écœurés, les autres concurrents abandonnent. Maintenant Sa Bonbonne est seul en piste ! Il sue ! Il s’essouffle. Il se contorsionne. C’est la grosse crise d’épilepsie, la danse de Saint-Guy poussée à son paroxysme. Sa chemise est sortie de son pantalon, ses boutons de braguette roulent sur le plancher ciré. Son chapeau aux bords gondolés compose autour de sa bouille violacée une auréole noire du plus surprenant effet. Un vent d’hystérie collective souffle sur le dancinge. Les femmes glapissent, les hommes tonitruent, les musiciens ponctuent. Et Béru, infatigable, superbe, triomphant, secoue sa tonne de tripes avec une grimace d’apoplectique en crise. Son gros dargif va et vient avec une frénésie qui ne fait que croître si elle n’embellit pas. Ça donne le vertige. Tornade sur la Manche ! Un cyclone à la Jamaïque ! Faut le voir pour y croire ! On dirait un cachalot harponné ! Le Vieil Homme et l’amer ! Comment qu’il secoue la salade, le Mastar ! Il est branché sur la haute tension, mes fils ! Qui m’aurait dit que j’aurais droit à une soirée pareille en venant au Parisiana !
Enfin le morceau cesse et le Gros s’écroule sur son socle. La salle délire d’enthousiasme. On lui vote la prime à l’unanimité plus sa voix. Triomphant, épuisé mais radieux, il nous rejoint et sa souris velue lui fait un gros mimi humide dans le cou pour le récompenser.
— Alors, chère Interdiction, qu’est-ce que tu dis de ça ?
— Mais qu’est-ce qui t’a pris, murmuré-je. Tu sais donc danser le twist ?
— Penses-tu, rigole le Gros, seulement je vais te faire une confidence : depuis quelques jours, j’ai des morpions. Je sais pas où ce que Berthe a chopé ça… Toujours est-il que ça me démange que tu peux pas t’imaginer comment, et que c’était le moyen idéal pour se gratter en public. Tu dis que je leur ai flanqué le vertige à mes pensionnaires, dis, San-A !
Il chope la main de sa conquête.
— Avec les dix mille ronds de fumée, j’offre à boire, décrète le Magnanime. Qu’est-ce que tu penses d’un coup de champ’, infection ?
Le Gros est vraiment le héros de la fête.
Il étale son savoir avec complaisance. Il affirme qu’il a gagné des concours de danse.
— Vous aimez le jazz ? lui demande ma Conchita.
— Et comment ! Surtout depuis que Berthe et moi on a la télé. J’ai remarqué que le jazz, c’est un truc que c’est pratiquement la Cour d’Angleterre qui en a le métropole.
Et pour étayer ses dires surprenants, il énumère :
— Prenez les cracks, qu’est-ce vous trouvez ? Armstrong John, le duc Helington, la raie de Charles, etcétéra, etcétéra… Dans le jazz, moi, ce que je préfère, c’est les blouses.
Ces dames s’esclaffent. Elles rient d’autant plus volontiers qu’elles ne comprennent pas le français.
On se vide une boutanche de champagne qui ressemble à de la pisse d’âne diabétique et on décide d’aller faire la java dans une autre boîte. Conchita Danlavaz connaît une taberna où l’on peut manger de la sopa a la cebolla[4]. Cette fille a un je ne sais trop quoi qui vous parle à la peau. Son odeur est obsédante comme une veille d’échéance difficile et son regard de braise allume le sang.
La fiesta continue. Le Gros ne trouve plus que Cuho est un bled débilitant. Au contraire, il est dans une forme encore jamais vue. On se cogne la sopa, puis une tortilla. Le vino coule à flots. Il ne vaut pas notre Brouilly, mais le cru d’ici, le « Vino Véritas » est amusant comme l’œil de Perdrix. Il râpe le gosier au passage et vous cuite un bonhomme aussi bien que nos appellations contrôlées. À la sixième boutanche, ces dames sont pafs. Elles rigolent comme des petites folles en nous faisant des agaceries propitiatoires.
— On les grimpe à notre hôtel ? s’informe Béru dont la figure stopperait la circulation à un carrefour tant elle ressemble à un feu rouge.
— Pourquoi pas ?
J’exprime à ces dames les sentiments qu’elles nous inspirent, et je les assure que nous serions très honorés de leur visite. Ça marche.
Dix minutes plus tard on envahit le Byrrho Quinquina Hôtel où le vieux bronze continue à se balancer les couennes dans son fauteuil grinçant. Il vient au suif en nous voyant radiner avec notre cheptel. Il dit que le prix des turnes est fixé à la personne et qu’on doit lui attriquer une rallonge pour pouvoir grimper. Un peu de vil argent le fait taire. On monte en se lutinant (ce sont des enfants de lutins) et on se sépare sur le palier. Le Gros embarque son brancard comme si c’était la fée Marjolaine, et moi, j’invite Conchita à franchir mon seuil. La souris va s’effondrer sur mon stade à puces en gloussant d’aise. Naturlich, je commence par lui débloquer une demi-douzaine de patins grand standing histoire de la mettre en confiance.
— Quelle merveilleuse idée j’ai eue d’aller au Parisiana, je susurre d’un ton pâmé qui ferait frissonner une plaque de blindage. C’est grâce à un de mes amis…
Un petit silence. Elle n’a pas pris garde à mon blabla. Elle a la gamberge en veilleuse, Conchita. Ce qu’elle attend, ce ne sont pas des mots, mais des actes, et pas des actes notariés, croyez-le bien ! Seulement, San-A, vous le connaissez mes petites poules.
Pour le bilboquet de cressonnière, il est partant à condition que ça ne gêne pas le turf. Or je ne lui ai pas encore soufflé mot de Casimodus et il est grand temps d’amener notre pauvre bonhomme sur le tapis. Je reprends donc tout en exécutant un solo de guitare sur ses jarretelles roses à fleurettes noires :
— Peut-être l’avez-vous vu, cet ami, mignonne ? Il est allé dans votre taule la semaine passée.
— Quel amigo ?
Je glousse comme si j’étais saisi d’une idée amusante.
— J’ai justement sa photographie ici. Regardez !
Un peu déçue. Elle s’attendait à me voir sortir autre chose de mes fringues. Néanmoins elle considère poliment la frime de Tepabosco. Je la regarde avec acuité. J’ai l’impression qu’elle a marqué un petit temps.
— Je ne connais pas, assure-t-elle en me rendant l’image.
Alors là, mes amours, je décide que ça devient intéressant. Pourquoi me ment-elle ? Du moment que le loufiat du Parisiana a reconnu le Roumain auquel il n’a fait que servir un glass, il n’y a pas de raison que Conchita ne le reconnaisse pas, elle qui se l’est farci pendant une partie de la soirée. Si elle ne le reconnaît pas, c’est qu’elle ne veut pas le reconnaître. Et si elle ne veut pas le reconnaître, c’est qu’elle a de bonnes raisons pour ça. C.Q.F.D.
Quelles raisons ? That is the question.
Inutile de la questionner. Elle ne me répondrait pas. Je la sens sur la défensive. Le charme est rompu. Ne laissons pas refroidir le rôti. Je jette la photo sur le plancher comme si je n’y attachais pas la moindre importance et je reprends la séance là où je l’avais interrompue.
L’hôtel vibre des ébats béruréens. On entend gémir des sommiers surmenés. Ça craque et ça mugit comme à bord d’un vieux rafiot secoué par la tempête. On a envie d’adresser un message-radio au Gros pour lui demander s’il est en perdition. Des fois que ses appareils de bord ne fonctionneraient plus et qu’il aurait paumé le cap, ce pauvre biquet.
J’entends des imprécations dans le couloir. Je m’excuse auprès de Conchita et je file aux nouvelles. Y a le dabuche de la réception qui tabasse la lourde du Gros. Il lui crie de faire appel au frein-moteur because sa taule est select et qu’il a un évêque d’une religion déformée au même étage.
L’huis du Gros s’entrouvre. Il passe une frime constellée de rouge à lèvres par l’entrebâillement.
— Quoi t’est-ce ? gronde le Gravos.
L’autre essaie de lui traduire de l’espago, mais Bérurier fait comme la porte : il sort de ses gonds. Vêtu seulement de son alliance il bondit dans le couloir et alpague le taulier par le col.
— Vous, le Diminué, écrasez un peu ! mugit le Ténor. C’est pas parce que monsieur a un courant d’air à la place de ce que je me pense qu’il faut qu’il vienne jouer les râleurs. Si t’as les siamoises en matière plastique, pépère, fais ta demande à la Sécurité mais ne trouble pas la clientèle d’élite.
Les lourdes s’ouvrent un peu partout. L’évêque vient chercher des crosses à ce nudiste couvert de cicatrices et velu comme un gorille angora. Il parle d’appeler la police. Ça tourne à l’émeute. Une dame d’un certain âge, en camisole bordée de dentelle mauve, s’évanouit aux pieds de Béru, peut-être pour bénéficier de la perspective ascendante ?
Je refoule le Dodu dans sa carrée.
— Non, mais t’es pas louf de jouer les exhibitionnistes ? Tu veux te faire emballer pour attentat aux mœurs, ou quoi ?
Je me retourne vers le marchand de sommeil et je dis, servilement :
— Excusez-le, le señor n’est pas habitué au vin de votre merveilleux pays et je crois qu’il n’est pas dans son état normal.
Puis je me hâte de relourder. Béru est très en colère.
— Tu parles d’un patelin ! Y z’ont donc jamais fait reluire une dame !
— Si, mais sans passer la bande sonore des « Canons de Navaronne », Gros !
— C’est tout de même pas de ma faute si Embrocation fait des vocalises dès qu’on la touche !
Je jette un œil à Incarnation. Elle s’est blottie sous un drap et elle se déguise en autruche effrayée.
— La prochaine fois, lève-toi une sourde-muette.
Il s’assied dans un fauteuil en haillons et se gratte les pieds. On a envie de lui faire passer un disque des Chaussettes Noires.
— Et de ton côté, ça carbure ?
— Je me suis branché sur un lot intéressant, surtout sur le plan professionnel. Je te raconterai ça demain. Un conseil : quand tu auras fini tes essais nucléaires avec mademoiselle, surveille ton portefeuille…
Il bondit, animé d’un véhément courroux.
— Qu’est-ce que c’est que ces incinérations ! Tu me prends pour un miché, non ? Tu te figures que je serais allé lever une ramoneuse de goussets ! Intonation est une fille réglo, ça se voit !
Il la regarde avec attendrissement. Elle vient de passer par-dessus le drap son nez en bec de pélican.
— O.K., m’excusé-je, elle sort du couvent. Excuse-moi, j’avais pas remarqué.
Avant de passer la lourde, je lui jette :
— Tu as déjà le lard et le canapé, Béru. Il ne te manque plus que des petits pois pour avoir l’air d’un vrai pigeon !