CHAPITRE V

J’ai beau avoir une mitraillette dans les poignes, je me dis que ma situation est beaucoup moins forte qu’il n’y paraît. Il vient en effet de m’arriver la plus sale tuile que je pouvais redouter : être démasqué. Et c’est à cette enfant de lutin que je le dois. Si miss Conchita ne m’avait pas fait cette entourloupe, j’occuperais encore une place privilégiée dans la capitale cuhaltière.

Ayant reposé le combiné sur sa fourche, comme on dit dans les romans mieux travaillés, je m’approche de la souris.

— Dis-moi, Proserpine, si on bavardait un peu à bâtons rompus… Rompus sur ta jolie échine ?

— J’ai rien à dire.

— Oh ! que si.

Mon ami Boule-de-Suif s’agite un chouïa et je me dépêche de le braquer.

— Toi, l’obèse, si tu remues un sourcil, je te déballe les tripes avec cet instrument.

Il se fige dans sa graisse rance. Ce gnace doit être cardiaque car il a les lèvres toutes bleues d’émotion.

Je me tâte. Dois-je entreprendre la môme Conchita avant l’arrivée de Bérurier ? Si celle-ci n’a pas lieu, je perds mon temps à attendre. Seulement si le Gros s’annonce, les pourparlers pourront s’organiser sur des bases plus solides. La môme Vide-Gousset m’a l’air d’être une drôle de pétroleuse. Son regard m’indique qu’elle a pour moi autant d’estime que pour un furoncle mal placé.

— On va commencer notre petite conférence de la paix, mes bijoux, j’annonce en m’asseyant en face d’eux. Je déclare la séance ouverte et j’y vais de ma première question : qui est le type qui sort d’ici avec des flics ?

Motus et bouche cousue.

J’agite un peu ma seringue.

— Si vous êtes durs à la détente, ce machin-là, par contre, ne demande qu’à prendre la parole !

Conchita hausse les épaules et murmure :

— Hablador !

— Tu vas l’entendre, la chanson de l’hablador, ma colombe.

Je recule jusqu’au couloir où gît le cœur de la môme. Pas beau à contempler, l’ami Rouflaquettes. Je le traîne au milieu du salon.

— Reconnais qu’il n’aurait pas volé son admission à l’hôpital le plus proche, dis-je en désignant l’estourbi.

Elle fait une grimace et détourne les yeux.

— Si on peut encore quelque chose pour lui, poursuis-je, il n’y a pas un instant à perdre. Alors je te fais la proposition suivante : tu parles et on l’expédie chez les hommes en blanc. Sinon c’est chez les hommes en noir qu’il finira la nuit.

Un silence. Je me demande ce que va décider ma soi-disant conquête de la soirée.

— Allez vous faire f… ! lâche-t-elle d’un ton sans réplique.

— Tu es certainement de bon conseil, mais je demande à réfléchir, dis-je sans marquer la moindre colère. Ton ami ici présent qui me paraît issu de l’accouplement d’un crapaud et d’une bonbonne d’huile sera, je l’espère, plus loquace.

Le gélatineux secoue la tête éperdument.

— Ne me faites pas de mal, señor, je ne sais rien.

— Penses-tu ! pépère, ce n’est qu’une absence de mémoire très passagère. Ça se soigne, tu vas voir…

Conchita se tourne vers le zig et se met à lui déballer d’une voix véhémente une tirade qui lui vaudrait son admission immédiate à la Comédie-Française. Je ne pige que des bribes de sa diatribe, mais le sens général ne m’échappe pas. Elle assure au suifeux que, s’il l’ouvre, il lui arrivera des malheurs si graves qu’il regrettera que sa mère ait rencontré son père.

C’est un gros problème qui se pose à notre ami Gras-du-Bide. Il est pris entre deux feux. D’un côté la menace intimidante de ma mitraillette, de l’autre la perspective peu réjouissante de représailles sévères.

— On se décide, mon cher furoncle ?

— Laisse-le moi, y me plaît ! fait dans mon dos la voix graillonneuse et tant aimée de Bérurier.

Et le Gravos fait une entrée de théâtre. Il a ses bretelles qui lui battent les noix, une veste de pyjama au lieu de chemise, sa veste est partagée en deux dans le dos, il est sans chapeau et sans souliers. Ses chaussettes grises sont ravaudées avec du coton rouge. On dirait qu’il a deux truites de six livres à la place de pieds.

— T’as eu le naze creux en me bigophonant, fait-il. Figure-toi que pendant que tu me causais la Rousse intervertissait l’hôtel. Comme c’est que je sors de la cabine, j’aperçois un paquet de matuches qui causaient avec le vioque du Byrrho. Je me dis : « Benoît, c’est pas le moment d’apprendre l’english pour chanter le Goût Suave du Singe à la princesse Margaret ». Je regrimpe l’escadrin mine de rien. Mais voilà que, comme j’entre dans ma carrée, les roussins se lancent à l’assaut. « Qu’est-ce que c’est qu’il y a ? » me demande Interjection. J’y mets une mornifle à bascule pour la faire taire et je me reloque comme un qu’entendrait sa femme rentrer tandis qu’il se farcit la bonniche. Les autres commencent de cogner dans ma lourde. Y avait pas à hésiter : j’ai filé par la fenêtre… J’ai voulu me laisser glisser le long du tuyau d’écoulement, mais il a cédé et je m’ai retrouvé accroché par la veste à l’enseigne de l’hôtel. Heureusement, sans quoi je me fracturais quèque chose. J’ai pu me dégager. Juste à ce moment, un poulet qu’était au volant du car de flics s’est annoncé. Il arrivait pas à déboucler son étui à revolver, ce tordu. Et je te jure qu’il est pas près d’y arriver. Je l’ai cueilli d’une droite au menton comme Carpentier lui-même a jamais pu en placer une !

Il se tait pour reprendre haleine.

— Vois-tu, San-A, murmure-t-il. J’aime mieux ça. Je commençais à me détériorer le moral avec ces histoires…

— Tu es venu comment ?

— Ben, avec le car de police.

— Hein ?

— J’allais pas me mettre à chercher un taxi en chaussettes, non ?

— Et le car, qu’en as-tu fait ?

— Il est derrière la maison, on ne peut pas le voir de la route.

— Béru, tu es le Chevalier Bayard ressuscité !

Il hausse les épaules.

— Quand on est presque quasiment commissaire, faut se montrer à la hauteur, non ? Bon, c’est pas le tout. T’avais des questions à poser à ces messieurs-dames, je crois avoir compris ?

— Exactement.

Il opine.

Puis de sa démarche de gladiateur il va couper les cordons des rideaux et s’en sert pour ficeler Conchita et le Gros Moche.

— Pour sa pomme, c’est pas la peine, hein ? me dit-il en montrant Rouflaquettes.

La présence du cher homme me dope. C’est physique. Béru a beau être un individu borné, cradingue et aussi bien éduqué qu’un crachat sur un trottoir, il n’en possède pas moins une étonnante personnalité qui vous subjugue.

— On va commencer par le bonhomme, lui soufflé-je dans le cornet, il m’a l’air plus facile à convaincre. Seulement il faut isoler la poule car cette petite garce l’intimide.

Sans mot dire, Béru saisit Conchita tel un paquet de linge sale et va la remiser dans la pièce voisine.

— À nous deux qui dansons si bien, fait-il en revenant. Pose-z’y les questions, je me charge de t’obtenir les réponses.

— Je leur ai déjà demandé qui était l’homme qui leur a rendu visite tout à l’heure.

Et je répète ma question en anglais. Le Gros se tourne alors vers le Suifeux.

L’autre, ficelé au dossier de sa chaise, sent que son destin débloque et il claque des dents. On dirait qu’on verse un sac de lentilles dans une baignoire de zinc. Comme il reste muet, Béru l’entreprend. On ne peut pas mesurer l’étendue de son imagination. C’est le Biaise Pascal du passage à tabac ; le Descartes du sévice ; le Montesquieu de la persuasion. Il commence par enfiler son index et son médius droits dans les narines du gars. Puis il monte sur une chaise et entreprend de soulever son client à quarante centimètres du sol.

— Force et souplesse ! déclame Béru. Dis-y au monsieur que son pif va ressembler à un entonnoir, dans pas longtemps et peut-être avant !

Je traduis, mais le « monsieur » ne m’écoute pas. Il pousse des cris de goret égorgé. Le sang ruisselle de son tarin. Lorsque Bérurier lâche sa prise, il a les doigts tout rouges et se les essuie aux vêtements de sa victime.

— Ça, c’est seulement du museau de porc en guise d’hors-d’œuvre, affirme mon valeureux coéquipier. Maintenant j’y sers les filets de sole meunière.

Il se place face au bonhomme, écarte ses bras, et se met à le gifler à toute vitesse, des deux mains. Il lui colle une vingtaine de doublés et laisse retomber ses épousseteuses.

— Regarde comme y donne des couleurs à ce pas-frais ! Pas la peine de changer les assiettes, je lui apporte le plat de résistance illico : la côte de bœuf braisée !

Il recule et lance sa jambe en avant pour filer un coup de savate dans la figure du suifeux, mais il calcule mal son élan et s’écroule sur le plancher. C’est tant mieux pour l’autre qui serait sûrement mort asphyxié. Fou de rage, le Gros se relève et, ne pouvant plus nuancer ses sévices, se jette sur le faisandé qu’il chicorne à coups de poing.

J’arrête le massacre.

— L’abîme pas trop, il a peut-être envie de parler.

Je pose la question au zig qui me répond que son plus cher désir est de me satisfaire pleinement.

— Ton nom ?

— Juan Lépino.

— Cette maison est à toi ?

— Oui.

— Qui est le visiteur de tout à l’heure ?

— Paulo Chon.

Je m’en doutais vaguement. Je respire profondément, allons, ça commence à carburer. On vient de se replacer sur l’orbite, le Gros, ses morbacks et moi. Nous sommes plus qu’au vif du sujet : nous en sommes au cœur.

— Vous travaillez pour Chon ?

— Oui.

— Tu as connu Tepabosco ?

Il fronce les sourcils.

— Oui.

— Parle-moi de lui.

Il écarquille les yeux.

— Mais je ne sais pratiquement rien, señor. Sinon qu’il arrivait d’Europe pour surveiller Paulo Chon.

Donc, quoi qu’en pense le Boss, Casimodus était un traître.

— Comment le sais-tu ?

— Il l’a dit à Conchita.

— Et comment a-t-il connu Conchita ? Par hasard ?

— Je ne pense pas.

— Alors ?

Il hésite. Le suifeux reprend un peu du poil de la bête. Quand on discutaille avec un gars, il ne tarde pas à se sentir en confiance. Mais Béru veille. Il s’approche du ficelé et ce dernier reprend conscience de sa situation comme par enchantement.

— Je vais tout vous dire, señor. Paulo Chon a été prévenu par une lettre anonyme qu’un étranger venait d’arriver à l’Hôtel Dubonn e Sinzano avec l’intention de lui nuire.

— Intéressant. Alors ?

— Alors il a chargé Conchita d’entrer en contact avec l’homme.

— Quelle idée ?

— Paulo Chon est un homme très habile, señor. Il sait que très souvent la ruse d’une femme réussit là où la force d’un homme échoue.

— Continue.

— L’homme en question a, je crois, subi le charme de Conchita.

— Et il a parlé ?

— Pas tout de suite. Mais il a parlé. Mieux : il a fait alliance avec elle et Chon. Pour avoir un alibi vis-à-vis de ses chefs d’Europe il a fait exprès d’avoir un accident. C’est tout ce que je sais, señor. Par le sang du Christ, je le jure !

À mon humble avis ça n’est déjà pas mal.

— Es-tu au courant des rendez-vous qu’a Paulo Chon avec des gens de la Guadeloupe ?

— Absolument pas, señor. Je travaille assez peu pour Chon. Je… je ne fais que récolter pour lui des renseignements dans les lieux publics.

Un indic. Un simple indic. Je traduis à Béru qui hausse ses magnifiques épaules de plantigrade.

— Pas étonnant qu’il s’affale dès qu’on lui donne une tape ! fait mon camarade avec mépris.

— Passons maintenant à la souris, dis-je. Elle doit en avoir long comme un peloton de ficelle à nous raconter. M’est avis qu’elle est dans les papelards du chef poulet, elle.

— Je te la ramène, fait le Béru.

Il passe dans la pièce voisine et y pousse un grand cri intraduisible en sanscrit. Quand le Gros pousse une beuglante, faites-moi confiance, point n’est besoin de baisser l’intensité du poste de radio.

Il radine, toujours en chaussettes.

— Cette vermine de maison de passe s’est échappée !

— Hein ?

— Elle a frotté ses liens contre la plaque de verre du bureau pour les cisailler.

Je me pince le nez, ce qui, chez moi, est le signe extérieur d’une intense réflexion.

— On n’a plus qu’à déménager en vitesse, Gros. À l’heure qu’il est l’alerte est peut-être donnée et on va avoir droit à une corrida de première !

À peine ai-je parlé qu’un ronflement d’auto nous parvient. Des portières claquent : une, deux, trois, quatre, cinq, six…

Doit y avoir une tripotée de bagnoles.

— V’là de la visite, annonce Béru. Tu crois qu’ils viennent prendre le thé, ou quoi ?

— La fenêtre, soufflé-je, vite !

— Mais je suis t’en chaussettes, objecte Sa Rondeur.

— Objection non valable, Votre Sonnerie, fais-je en sautant dans le jardin.

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