— C’est encore loin, votre zoiseau ? demande Béru à Walter Scotch.
— Encore une bonne dizaine de miles.
— Une dizaine de milliers de kilomètres ! s’étrangle l’Enflure. Mais c’est pas une camionnette qu’aurait fallu, c’t’une fusée !
Scotch ne fait aucun commentaire. L’œil fixe, il ne perd pas de vue son rétroviseur.
— Ils se rapprochent ? fais-je.
— Yes, my dear.
Les pruneaux continuent de miauler dans l’air chauffé à blanc. Parfois une balle frappe la carrosserie, mais sans efficacité, la distance qui nous sépare étant encore trop grande.
— Vous n’avez pas d’armes ? m’inquiété-je.
— Si, à l’arrière, dans un caisson, il y a des mitraillettes.
— Que ne le disiez-vous !
— C’est que je ne vois guère comment, à trois, nous pourrions soutenir un siège contre une bonne douzaine de gaillards !
Je sonde désespérément le paysage. À quelques kilomètres de nous, la route décrit une courbe pour éviter un amoncellement de rochers. C’est un horizon de western et les films de ma jeunesse se mettent à grouiller dans ma mémoire.
— J’ai une idée, Walter.
J’enjambe le dossier de la banquette et je fonce ouvrir le coffiot. Il est plein de bonnes friandises : deux Thomson avec des provisions de rechange et de recharge, plus quelques pétards en guise de garniture. Je lance la mitraillette à Bérurier ainsi qu’un paquet de chargeurs. Quant à moi je prends l’autre sulfateuse et je bourre mes profondes de balles.
La camionnette vole littéralement sur la mauvaise route. Parfois un parpaing frappe le châssis. Si on n’éclate pas on aura de la veine.
Je désigne les rochers ocre qui se dressent devant nous.
— Tout de suite après le virage vous ralentirez pour que je puisse sauter, dis-je à Scotch.
— Pourquoi sauter ?
— Je m’embusquerai dans les rochers et je les assaisonnerai au passage. Si j’arrive à crever leurs boudins ce sera O.K. Vous m’attendrez un peu plus loin, vu ?
— Vu, baby.
Ces salopards de flics gagnent nettement sur nous. Les balles cognent avec plus de force.
Le virage arrive. À cet endroit, la route a été taillée dans le roc et elle est si étroite que notre véhicule a tout juste la place pour passer.
Coup de frein brutal de l’Américain. J’étais prêt, je saute. J’ai une faculté d’enregistrer la topographie d’un lieu absolument fantastique (merci). En trois secondes j’ai décidé ce que j’allais faire. La route descend brusquement entre les rochers. Puis, après, c’est de nouveau la plaine brûlée, avec sa rare végétation.
Je reçois une secousse dans les cannes en touchant le sol. À deux mètres de là il y a un gros rocher, en surplomb. J’y cours. Déjà j’entends, présent, le ronflement des moteurs. Ma mitraillette colle à mes mains à cause de la sueur. J’ai le traczir — pourvu que le joujou ne s’enraye pas ! Cela arrive souvent, ça m’est arrivé. Le jour où cet incident s’est produit, je me trouvais en face du canon et je bénissais le ciel pour cet incident technique.
Ça y est, les gars ! C’est ici qu’on va savoir si ma bonne étoile se fait reluire. La chance, faut lui poser des colles pour voir si elle vous colle toujours au prose.
Les tires de nos poursuivants sont des bagnoles tout terrains, avec des roues à gros desseins, presque aussi fortes que des roues de tracteur. Je décide que ma première giclée sera pour elles. Honnêtement, je préférerais avoir dans les mains une carabine de compétition. Ça fait moins d’effet, mais on fait un meilleur travail.
Comme je vise, je me rends compte que j’ai une chance sur je ne sais pas combien d’atteindre la roue. Les ailes sont très plongeantes. Bon, tant pis pour lui, ce sera le conducteur.
J’appuie sur la détente. La mitraillette se met à trépider dans mes mains. Une rafale part. Le pare-brise vole en éclats et les bonhommes entassés sur le siège avant se mettent à se tortiller comme des perdus. Privée de direction, l’auto percute le rocher. Celle qui la suivait ne peut freiner à temps, et c’est le carambolage. La confusion est indescriptible.
Je quitte mon poste et je me mets à foncer entre les roches. Les autres ne me voient pas tout de suite. D’ailleurs, ils doivent être contusionnés. Mais, bientôt, je me retrouve en terrain découvert et, alors, ça se met à vaser sec. Je fuis, le dos rond, en faisant des sauts à droite et à gauche. Tout là-bas, Walter Scotch s’est arrêté et je le vois qui fait marche arrière, le digne homme. Chaque seconde dure une vie ! Je m’étonne de ne pas morfler une valda. Ils tirent comme des manches, les archers cuhaltiers ! C’est pas demain qu’ils feront premiers au Concours international de tir au pigeon de Montfort-l’Amaury !
Je me dis que chaque mètre parcouru est un bon point pour ma carcasse. Et je les additionne, les mètres, avec une bonne volonté farouche. C’est du grand art.
Ouf ! voilà la calèche ! Béru tient la portière ouverte.
— Monsieur fait du stoppe ? rigole-t-il. Nous allons à Montrouge, si c’est vot’ chemin…
Je m’effondre sur la banquette. J’ai le palpitant qui me remonte dans le gosier et on pourrait tordre mes vêtements.
— Beau travail, San-Antonio ! apprécie Walter Scotch. On aurait dit le diable.
Il appuie et bientôt nous perdons de vue le défilé.
— Ils en auront pour cinq à dix minutes à déblayer le chemin, fais-je. Essayez de mettre ce sursis à profit.
L’avion est déjà là lorsque nous débouchons sur ce plateau carbonisé. C’est un Nice-Tongue-For-69 à turbot mayonnaise.
Nous fonçons à l’intérieur de l’appareil dont les moteurs tournent déjà.
— Attachez vos ceintures ! fait le pilote.
— Avec plaisir, dit Béru.
Un instant plus tard, l’appareil décolle impeccablement, salué par des rafales de balles dérisoires. Nos ouistitis trépignent, en bas, dans leurs charrettes cabossées. En deux coups de cuillère à pot c’est l’infini bleu du ciel avec, au-dessous de nous, la mer couleur de myosotis. L’île de Cuho s’estompe déjà dans une brume dorée.
— Vu d’ici, murmuré-je, on dirait le paradis terrestre.
— Y avait de ça, bêle Béru. Je pense à ma petite Incarcération, dire que je la reverrai plus jamais ! Vois-tu, je m’en ressentais vachement pour elle !
Moi, c’est à Conchita Danlavaz que je pense. Une sacrée fille, tout de même, et qui n’avait pas plus froid aux yeux qu’au valseur. Seulement, ce qui l’a perdue, c’est son goût du mensonge. Si elle n’avait pas monté son cinoche pour essayer de nous posséder, elle vivrait peut-être encore. C’est ce qu’on peut appeler une ironie du sort, non ?
Dans le poste de pilotage, la radio grésille. C’est notre ami Walter Scotch qui est en train de refiler en code les noms des conjurés guadeloupéens…
Au bout d’un moment, il revient s’asseoir près de nous avec le sourire Colgate de l’homme détendu.
— Que diriez-vous d’un petit drink ? murmure-t-il.
Un solide ronflement de Bérurier répond à cette aimable question. Scotch sourit et dévisse le bouchon d’une bouteille d’homonyme. On s’en octroie deux fortes lampées. Le glouglou réveille le Gravos en sursaut.
Pendant qu’il biberonne, Walter murmure :
— Les Services sont maintenant au courant de la situation. Reste à savoir si la mort de Paulo Chon et de ses subordonnés va faire surseoir à l’attaque de la base secrète. Chon vous disait qu’elle aurait lieu dans trois jours ?
— Oui.
— Conchita m’avait annoncé qu’elle partait en voyage ; sans doute se rendait-elle à Pointe-à-Pitre.
— Probable, en effet ; c’est ce qui expliquerait qu’elle eût en sa possession la liste des gars de là-bas.
Le voyage s’effectue le mieux du monde et ce sont trois types dans une forme idéale qui envahissent le buffet de l’aéroport de La Nouvelle-Orléans. On se commande des hamburgers with french fried potatoes et de la bière.
Béru fait un peu la bouille, car il n’y a pas de vin français dans l’établissement.
— Enfin, se console-t-il, demain on ira écluser du bojolpif de l’année au troquet de Mme Pinaud.
Mais, au dessert, un officier s’approche de notre table.
— Walter Scotch ? fait-il.
— Yes, répond l’interpellé en anglais.
L’officier se présente :
— Lieutenant Quentin Durward. Je viens de recevoir de Washington un câble pour vous.
Il tend le message à notre collègue, qui le prend, qui le lit, qui le relit, qui le rumine et qui me le tend.
— Voici qui vous concerne aussi, my dear.
Je ligote, et mes traits doivent se transformer à vue d’œil.
À l’agent Walter Scotch, aéroport de New Orléans, Louis.
Bravo. Bon travail.
Restez sur place, vous envoyons instructions et renforts pour opération à Pointe-à-Pitre. En accord avec Services français, devez vous assurer collaboration commissaire San-Antonio et son adjoint pour cette action en territoire français.
Agissez vite et bien, l’enjeu est capital
— Tu vois, articule Béru, la bouche pleine, cette viande est pas mauvaise, mais c’est le goût qui y est pas. Y z’ont donc pas d’ail, d’oignon et de persil dans ce bled ? Ah, vivement demain qu’on se cogne un vrai gueulement, misère !
Je le laisse avaler avant de lui dire.
Je ne voudrais pas que mon cher Béru meure d’étouffement.