CHAPITRE VII

Une barre d’émeraude s’élargit au fond de l’horizon. Dites, c’est pas beau, cette image ? Ah ! Si je voulais, vous verriez un peu ce style. Je trusterais tous les prix, depuis le Goncourt jusqu’au prix Cognacq. Ce serait la méchante panique dans la littérature française, la débâcle des cracks et des Gracq ; Mauriac à la soupe populaire ! Sartre au chômage avec sa Grande Sartreuse ! Je serais obligé de faire agrandir notre pavillon pour emmagasiner les diplômes, les coupes et les Oscars. Ce seraient les essayages de mon habit vert devant les photographes internationaux ! Et la bath épée, fine et ciselée, qui est si pratique pour les grillades sur le barbe-cul ! Marcel Achard vous le dira. Seulement votre San-A n’a pas de ces ambitions-1à. La prose de salon, pour masturbé encéphalique, ça ne l’intéresse pas, le commissaire. Lui, quand il a un message à expédier, il n’écrit pas un livre, je vous l’ai déjà dit : il va à la poste. Le phosphore, il le réserve pour ses allumettes.

Phosphore et fais reluire ! Y en a qui écrivent avec des stylos au néon, d’autres avec des stylos au néant ; ça se fait de plus en plus, parole ! Le gars Bibi se contente d’emplir le sien avec de l’encre ; au moins, quand il fait des taches il peut les enlever au corrector ! San-A, c’est l’allié farouche de la S.N.C.F. Le Nobel de la littérature ferroviaire. Sa longueur d’onde c’est Paris-Dijon par le Mistral ou Paris-Sens en omnibus. Le vrai repos du guerrier c’est lui. C’est grâce à San-A que la jeunesse oublie cette époque bizarre où l’on interdit les films de Vadim aux gars de dix-huit ans, mais où on leur permet d’aller au casse-pipe. C’est grâce à San-A, toujours, que les secrétaires oublient l’ulcère à l’estomac de leur patron et les bonniches la main baladeuse du fils de la maison. San-A for ever ! Même les intellectuels homologués le lisent, aux gogues d’accord — chacun prend ses aises où il peut — mais ils se le farcissent régulièrement, je suis renseigné. Et les Royco ? Alors eux, c’est du délire, depuis le matuche à chaussettes de laine tricotées maison jusqu’aux huiles — que dis-je ! — jusqu’aux pierres à huile !

Le San-Antonio, c’est le signe d’une époque épique et cholestérolée ! On le trouve partout : dans les pharmacies, dans les clandés, dans les casernes, dans les presbytères, chez les presbytes, dans les mess, à la messe, à Metz (Toul et Verdun, les trois éméchés) et même chez certains libraires ! Il est pour la main tendue au-dessus des parties (à condition qu’elles ne soient pas placées trop bas). La main tendue par-dessus les frontières. Le dénominateur pas si commun que ça ! Il veut la paix, le pain, la liberté ; le pet de lapin en liberté. Il aime, quoi ! Qui ? Mais les hommes du monde entier et les femmes de mon dentier ! Oui, surtout les nanas, en amour c’est comme lors des naufrages : les femmes et les enfants d’abord. On garde le capitaine pour la bonne bouche ! Tout aimer, voilà le secret. Être amoureux du grain de café qu’on moud le matin, de l’oiseau qui s’oublie sur votre chapeau, du facteur qui vous apporte votre feuille d’impôt, du proviseur qui vous balance du lycée, de l’adjudant qui vous fait ramper dans la boue. Aimer la boue ! Aimer la m… Ne vous gênez pas, y’en aura pour tout le monde ! Aimer, aimer ! Le voilà, le secret ! Qu’on se le dise.

Vous allez penser que je parle de moi avec assez de verve, mais je veux bien permettre qu’un autre me le serve ! Aimer Edmond Rostand, tenez ! Et puis s’aimer soi-même, surtout si l’on est son genre !

Les petits Cadums entretiennent la santé ! Flûte ! où en étais-je ?

Ah oui : la plage cuhaltière, avec Béru en chaussettes. L’aurore qui point. Et le petit port de Santa Nanatépénar endormi.

Le Gravos pousse des gémissements à chacune de ses enjambées car les galets meurtrissent ce qu’on est bien obligé d’appeler la plante de ses pieds. Au bout d’un moment, comme nous sommes à l’extrémité de la jetée (une jetée qui pouvait encore servir) ; il maugrée :

— Tu pourrais planquer ta sulfateuse à poumons, si qu’on rencontre quelqu’un, on pourrait jamais lui faire croire que tu vas à la pêche.

Le Sublime a raison. Je glisse la mitraillette dans la jambe de mon futal et j’ai illico l’impression de porter un appareil orthopédique. Je marche comme un gars qui aurait morflé un éclat d’obus dans les cannes ou qui viendrait de visionner un film porno.

Vaille que vaille, nous arrivons sur le port. À première vue je ne détecte pas âme qui vive, mais à deuxième vue j’entends chantonner un mec quelque part, et, à troisième vue, j’aperçois un pêcheur en train de ravauder ses filets. Un matinal. Pour l’instant, il est tout seulâbre dans l’aube fragile. C’est un jeune gars, trapu, qui porte un maillot rayé, un short, et qui fume déjà un cigarillo.

Il nous regarde venir et s’arrête de remmailler. Il est surpris par notre aspect. Son regard de braise exprime la plus complète curiosité.

Je l’aborde par un cordial :

— Buenos dias, señor.

Il hoche la tête (à sa place Charpini branlerait le chef), et marmonne un truc que je ne pige pas et qui doit être une formule de politesse.

Je lui demande s’il parle anglais, et il me dit que oui. Voilà qui s’engage bien.

— C’est votre bateau, questionné-je, en désignant un petit bâtiment long d’une dizaine de mètres et pourvu d’un moteur.

— Oui, señor.

— Joli bateau. Figurez-vous que mon ami et moi, nous rêvons d’une balade en mer ? Ça vous ennuierait de nous emmener faire une petite croisière ?

Je sors mon portefeuille et j’agite une liasse de biftons.

— On vous paierait largement.

Le regard du marin se fige. Il hoche la tête (Charpini rebranlerait le chef).

— Ce n’est pas possible, señor.

— Pourquoi ?

— Parce que je dois partir pêcher et qu’il me faut réparer mon filet.

— Mais si je vous paie trois fois le prix que vous pouvez espérer tirer de votre pêche ? insisté-je patiemment.

— Non, señor.

Le Mahousse murmure :

— Il n’a pas confiance. Faut lui causer autrement.

Je retire la mitraillette de mon grimpant et je la montre au pêcheur.

— Vous savez ce que c’est que ça, amigo ?

— Je sais, señor.

— Alors, cette balade en mer ?

Il lâche son filet.

— Montez, señor.

Aussi simple que je vous le bonnis, mes enfants. Voilà un type qui ne se perd pas en jérémiades et qui sait se plier aux circonstances.

— Qu’est-ce qu’il dit ? s’inquiète Béru.

— Que c’est O.K. Grimpe !

Nous embarquons. Le mataf retire l’ancre, lance son moteur, et le bateau, lentement, pique sur la haute mer.

— Où désirez-vous aller ? questionne le Santa-Nanatépénarien.

— En Floride.

Alors, là, il change de physionomie.

— Mais, mais, señor…

— Quoi, señor ?

— C’est à cent cinquante milles d’ici !

— Et alors ?

— Mon bateau n’est pas grand, il n’est pas rapide, il…

— Écoute, fiston, Bombard a traversé l’Atlantique sur un radeau pneumatique, tu vas pas comparer, non ?

— Mais je n’aurai pas assez de carburant !

L’argument me paraît valable. Je réfléchis.

— Il y a un autre port près d’ici ?

— Oui, señor.

— Eh bien, mets le cap dessus, nous ferons le plein.

— Le plein ne suffira pas !

— Ne t’occupe pas, obéis !

— Bien, señor !


Une heure plus tard, nous accostons à Santo-Royapadevo. C’est un port minuscule, au fond de la baie Cotemoa.

Je passe la mitraillette à Béru.

— Surveille ce destructeur de sardines, Gros. Moi je vais carburer.

Je saute sur le môle nord et je fonce vers une épicerie qui vend tout ce qui est nécessaire aux pêcheurs, depuis des vers de vase jusqu’à des vases de verre, en passant par des filets de nylon et des filets de morue (pour les ceuss qui rentrent bredouilles). L’épicemarde est une ravissante brune de soixante-douze ans, entièrement recrépite à la chaux vive.

— Vous désirez ? me demande-t-elle en souriant et en espagnol.

— Deux cent cinquante litres de mélange à six pour cent, fais-je négligemment.

Son râtelier en tombe dans un sac de farine de maïs qui se trouve là opportunément. Elle le recueille, souffle dessus et lui fait regagner sa base.

— Vous ne les avez pas ? m’inquiété-je…

— Si, mais…

Je crois bon de lui fournir une explication bidon (d’essence) afin de jeter un peu d’eau sur sa curiosité brûlante.

— Mon yacht est en panne à quelques encablures et un marin obligeant a bien voulu me dépanner…

Elle opine, bien qu’à son âge ce ne soit pas raisonnable, et m’entraîne dans son entrepôt (de confiture)[5].

Il y a là des tas de barils. La vioque me dit qu’ils sont de cent litres. Je réponds qu’à cela ne tienne (en anglais) et j’en acquiers trois.

— Mon garçon va vous aider à les rouler jusqu’au môle ! me dit-elle.

Elle met ses mains en porte-voix et mugit entre ses phalanges :

— Luis !

Un grand rouquin maigre comme un dessin de Carzou, avec la bouille de Stan Laurel, s’annonce. Maman Bidon lui ordonne rudement de m’escorter et le fiston obéit. Nous roulons les barils jusqu’au port. Heureusement pour nous, le sol est aussi en pente que le gosier de Bérurier.

Arrivé à promiscuité du barlu, je crie au Mastar :

— Planque la seringue, bonhomme, voilà du monde !

Le Gravos s’arrange et, quand nous abordons, on ne voit pas plus de mitraillette que de mansuétude dans les yeux d’un gendarme en train de verbaliser contre un automobiliste qui vient de crier : « Mort aux vaches ».

— T’as pas peur que le rouquin foute le feu à l’essence ? rigole le Gros. C’est pas un homme, c’t’un incendie de forêt !

Notre pêcheur et le fils de l’épicière se connaissent et se mettent à échanger quelques phrases auxquelles je feins de m’intéresser, bien que je ne les comprenne guère.

Pourvu que notre pilote ne mange pas le morcif ! Mais le rouillé ne paraît pas ému par les paroles de mon pêcheur et je me dis que tout se passe bien.

Quelques minutes plus tard, notre barlu prend le large. Nous mettons le cap sur Key West.

— Comment t’appelles-tu ? demandé-je à mon pilote hors ligne.

— José Paldir, señor.

— Eh bien, José je tiens à te préciser une chose : malgré les apparences, nous ne sommes pas des gangsters, bien au contraire. Si tu nous mènes jusqu’en Floride je te donnerai une somme qui te permettra de t’acheter un plus gros bateau et de faire peindre sur la coque le portrait d’Infidel Castré par Jean-Gabriel Domergue.

Il hoche la tête brièvement. Un drôle de garçon. Réservé comme un fauteuil d’orchestre au Gala de l’Union, un peu farouche même… Il m’obéit parce que la mitraillette est de notre côté ; mais il ne se confond pas en obséquiosité pour le même prix.

Nous voilà dans la haute mer. Un peu démontée sur les bords, la Grande Bleue. Béru en sait quelque chose. Il commence à verdir comme une prairie au mois d’avril. Il a les roberts qui lui jaillissent des soucoupes et de la sueur perle à son front. Avec ça que le Mahomet s’est levé et commence à nous arroser sec de ses rayons. Et Son Tas-de-Graisse qui n’a pas de bitos !

Au bout d’une demi-heure, il ne pense plus à jouer les gros bras. Accroché au bastingage il s’apprête à rendre son âme à Dieu, seulement auparavant il restitue des tas d’autres trucs moins nobles et plus consistants. José Paldir en est écœuré. Je préfère, quant à moi, regarder les nuages, les mouettes, et penser à la mort de ce pauvre Louis XVI.

Une fois que le gros s’est mis à jour, il s’effondre au fond du bateau en gémissant.

— Tu te rends compte ? Si Investigation me voyait ? Elle qui me trouvait si à son goût.

— Il ne faut pas juger du dégoût et des couleurs, Gros.

Je me tais car quelque chose de bizarroïde se produit loin derrière nous, un point blanc bondit) à la surface de l’eau. Le point grossit : c’est une embarcation. Elle fond sur nous comme un morceau de beurre dans un autoclave. Son moteur doit être vachement puissant car elle gagne du terrain d’une façon inimaginable. Je peux bientôt l’admirer à loisir. Il s’agit d’une vedette blanche dont le pontage est muni d’un projecteur et d’une mitrailleuse.

— Chouette bateau, hein ? gargouille le Vidé.

— J’ai idée que tu vas y prendre place avant longtemps, mon pote !

— Et à cause d’à cause ?

— Parce que c’est une vedette de la police lancée à nos trousses.

Je désigne José Paldir.

— Cet enfant-de-ce-que-je-me-pense a affranchi le rouquin tout à l’heure et maintenant on va jouer « Les Révoltés du Bounty » en couleurs et châtaignes naturelles.

Béru, oubliant son mal de mer, bondit sur le colbak du marin et lui met un coup de boule dans le pif. L’autre lâche la barre, porte la main à son nez sanguinolent, puis, à l’instant où nous nous y attendons le moins, il plonge par-dessus bord.

— Ah ! la tante ! meugle Bérurier. Tu vas voir comme j’y fais sa fête !

Et de braquer la mitraillette en direction du pêcheur transformé pour les besoins de sa cause en nageur. Je chope le canon de l’arme.

— T’es pas louf, eh, tarte au melon ! Il défend son biscuit, cet homme…

Je me colle au gouvernail et je pousse le moteur à fond. La vedette des bourres aquatiques s’est arrêtée pour repêcher José Paldir. Il s’agit de mettre à profit ce bref sursis. Seulement, je ne me fais guère d’illusion. La tentative est vaine. La vedette est trois fois plus rapide que nous et ils ont tout ce qu’il faut pour guérir les hoquets récalcitrants. Effectivement, quatre minutes ne se sont point écoulées que le bateau blanc arrive à notre hauteur. Je distingue quatre poulets en uniforme bleu et blanc.

L’un d’eux est à la mitrailleuse et la braque sur nous. Un second nous crie des trucs que je pige pas dans un porte-voix.

— Je crois que c’est ici que les Athéniens s’atteignirent ? fait Gradouble d’un ton consterné. J’en allonge un ou deux avant de bouffer mon extrait de naissance ?

— Pourquoi ! Ils font leur turbin et nous sommes dans d’assez sales draps.

Comme je viens de dire ça, le mitrailleur nous file une rafale à un mètre de nos tronches : le coup de semonce !

D’un geste vif je coupe les gaz et je lève les brandillons.

— Tu devrais en faire autant, Gros, conseillé-je, je te parie que ça leur fera plaisir.

Béru lance sa mitraillette au jus et attrape les nuages à son tour.

Ils n’ont pas l’air aimables, les collègues cuhaltiers. Si vous voyiez ces tronches, vous feriez sortir les enfants pour éviter qu’ils ne chopent des convulsions, et les dames enceintes pour éviter que leurs futurs rejetons ne ressemblent à des singes de l’Amazone. Des bouilles basanées, avec des yeux féroces et des ratiches de carnassiers façon ménagerie de Pinder. Un vrai désastre.

Ils nous enjoignent de prendre place dans leur barcasse, et ils nous aident à enjamber les bastingages à coups de savate. José Paldir réintègre son bord. Les poulets lui disent des trucs qui le font opiner, et la vedette fait demi-tour.

— Tu parles d’une croisière ratée, lamente le Gros. Le temps d’aller au refile en plein océan et on fait demi-tour.

Je conviens que l’avenir est des plus sombres, car les pépins ne font que commencer.

Sans ménagements, les flics nous passent les menottes, puis ils nous obligent à nous asseoir au fond de la vedette.

Ils ont l’air drôlement joyces, les Jean Bart cuhaltiers. On va sûrement les décorer de l’ordre de la Barbouze Angora, la plus haute distinction de Cuho et de ses environs ! Ils sifflent, les mains aux poches, nous accordant parfois un coup de latte dans le dodu histoire de nous montrer leur amitié.

— Qu’est-ce qu’on va nous faire à ton avis ? murmure le Gravos, au bout d’un moment de concentration qui lui porte le cervelet à l’incandescence.

— De la contravention pour port d’arme au peloton d’exécution le choix est vaste, fais-je.

Béru rit.

— Comme tu y vas !

— J’y vais en bateau, à pied, à cheval et en voiture, mais j’y vais, dis-je lugubrement. Et toi aussi, ô mon Sancho Pança !

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