Je voudrais bien pouvoir faire tourner l’étable, seulement pour cela ce n’est pas du fluide qu’il me faudrait, mais un troupeau de bulldozers dans la force de l’âge.
Drôle d’étable à la vérité !
Imaginez un blockhaus de ciment aux murs larges comme l’esplanade des Invalides. Un couloir étroit y mène, une porte en fer plus épaisse que celle d’un coffre de la Banque d’Angleterre et zébrée de verrous gros comme ma cuisse.
Pepito nous fait pénétrer dans une cellule grande comme deux cabines de bain. Au ras du mur il y a un autre anneau de fer auquel il nous agrafe comme précédemment. Ce cachot ne prend le jour et l’air que par une fente large de quinze centimètres et haute de dix percés dans la formidable muraille, et dirigée vers la mer. On n’a donc, pour tout horizon, qu’un rectangle de bleu de cent cinquante centimètres carrés.
Le King-Kong cuhaltier nous laisse, sans proférer une syllabe et repart. Il lui faut cinq minutes au moins pour tirer les verrous. Ceux-ci grincent comme le diamant d’un vitrier qui écrirait son nom sur la vitre d’un grand magasin et qui s’appellerait Népomucène Anticonstitutionnellement.
Son pas décroît.
Nous restons seuls dans la presque totale obscurité.
— Tu veux que je te dise, murmure Sa Rondeur. Hein, tu veux que je te dise, San-A ?
— Ça n’est peut-être pas la peine, soupiré-je. J’ai déjà des charançons dans la matière grise !
— Je vais te le dire quand même, San-A. Figure-toi que quand c’est qu’on s’est marida, Berthe et moi, un oncle à elle voulait nous céder en villégiature son magasin d’articles de pêche.
— Tu veux peut-être dire en viager, Gros ?
— Xactement. À Lyon qu’il était, ce magasin. Tu te rends compte ? Une ville où ce qu’y a deux fleuves, si la vente de l’asticot ça doit carburer !
— Je le conçois, Gros.
— Et en plus t’as le beaujolais fruité !
— Aussi, Gros, je l’admets.
— À Paris, on croit boire du beaujolais, mais mes choses, oui ! Le vrai de vrai, c’est les Lyonnais qui se le biberonnent à notre santé.
— Laisse-les faire, notre santé en a grand besoin.
Il se tait un moment, puis :
— Ce que je voulais te dire, San-A, c’est qu’en ce moment où je te cause, je me demande si que j’aurais pas mieux fait d’accepter. D’autant que l’oncle que je te parle est clamsé l’année après notre mariage. C’est la vie, non ?
— Oui, Gros, c’est la vie.
Le Gravos me fait alors cette sublime remarque :
— T’as pas l’air en train, gars ?
— Erreur, Béru. Je suis en train. En train de me dire que je ne pensais pas m’allonger un jour comme le premier malfrat de faubourg. À cause de moi, un homme va se faire liquider. C’est le genre d’idée qu’on n’arrive pas à digérer même avec des sels d’Éno.
Des heures passent. Nous les employons à roupiller car nous avons eu une nuit aussi blanche (de Castille) que mouvementée.
J’ignore combien de temps nous en écrasons ainsi. Arrivé au terme de notre pioncette, la voix béruréenne articule dans l’ombre épaisse du cachot :
— J’ai faim.
La nuit est tombée. Maintenant, le rectangle percé dans la muraille est d’un noir bleuté et une étoile y scintille. J’ai les bras engourdis, because les menottes. Cette chaîne qui nous rive au mur ne nous permet pas un grand choix de mouvements.
Béru répète, sombrement :
— J’ai une de ces fringales, que je boufferais des cailloux pour peu qu’ils soyent passés z’au beurre.
— Quelle heure peut-il être ? m’enquis-je.
— M’en fous de l’heure, ronchonne le Gros, ça se mange pas !
Je sens que ses préoccupations gastronomiques rendent mon compagnon indisponible sur le plan de la conversation purement intellectuelle. Quand Béru a l’estomac vide, inutile de lui lire les pages choisies de Chateaubriand, il ne risque pas de les trouver aux pommes.
Les verrous font soudain entendre leur chansonnette plaintive. La porte d’acier s’écarte et la lumière d’une grosse lampe de camping nous fait ciller. Pepito s’avance sur nous, monstrueuse masse de bidoche puant le fauve. Il est suivi de Chon.
Ce dernier est en robe de chambre mauve à parements jaunes. On dirait un boxeur poids plume.
Il tient un rectangle de papier à la poigne.
— Je viens de recevoir la réponse de votre chef, annonce-t-il.
Nous ne soufflons mot. Chon brandit le papier sous mes yeux. Je lis :
« .La personne en question est Paulo Chon et son adresse ne doit pas vous être inconnue. »
J’éclate alors d’un rire démentiel. In petto, comme disent les latinistes et les pétomanes, je tire un grand coup de galure au Vieux. Il n’a pas mordu à l’hameçon et s’est gaffé que ça ne tournait pas rond. Non seulement il n’a pas refilé le renseignement sollicité, mais, de plus, il a trouvé le moyen de se gausser de Paulo Chon.
— Vous êtes deux chacals puants ! hurle soudain Chon.
— On dit : un chacal, des chacaux, rectifie Béru, toujours prêt à voler au secours de la langue française lorsqu’il l’estime en danger. Apprenez à jaspiner français avant d’injurier le monde.
Cette rectification met le comble à la fureur du chef de la police secrète.
— Très bien, grince-t-il, vous l’aurez voulu. Vous serez exécutés cette nuit.
— Ça ne presse pas, fait le Gros, on voudrait pas vous occasionner du dérangement.
Chon se met à discuter avec Pepito. Ils blablatent tous les deux un bout de moment. Le mot muerte revient souvent. À la fin, il se tourne vers nous.
— Nous essayons de déterminer un mode d’exécution original, explique-t-il. Pepito propose de vous enterrer vivants ; moi, je suis partisan de vous arroser d’essence et de vous faire griller…
— Les deux sont valables, admets-je. Cependant, si vous voulez me permettre une opinion : le feu est plus spectaculaire, surtout de nuit.
Mais Chon ne m’écoute même pas. Sa figure mesquine rayonne soudain. Il se met à rire et dit quelque chose à Pepito qui éclate d’un rire si tonitruant qu’il fend mon verre de montre.
— Ils ont dû trouver quelque chose d’au poil ! déduit Béru.
— Vous ne croyez pas si bien dire, assure Paulo Chon. Seulement je préfère vous en laisser la surprise.
Là-dessus, il repart avec son pote et nous retombons dans le noir pesant du cachot. L’imminence grise de la mort m’accable, mais cette perspective (plongeante) est adoucie par la certitude que je n’ai pas provoqué la mort de l’agent secret du Vieux.
— Ils vont nous faire des délicatesses, hein ? soupire le Gros.
— C’est probable. Nous sommes tombés sur un sadique, Gros, et le sadique a de l’initiative.
— Tu l’as déjà fait ? objecte Béru.
Un silence suit.
— Ils préparent la fiesta, hein ? reprend-il au bout d’un bout de moment.
— Je suppose.
— Tu vois, fait-il, dans notre job, on devrait toujours avoir une ampoule de stricte mine sur nous, comme Goering. Dans les cas désespérés, tu te la croques et en deux secondes on te débloque une paire d’ailes pour aller chez saint Pierre.
— D’ac, dis-je. Seulement, au cours de notre fichue carrière on s’est offert déjà tellement de cas désespérés que nous serions cannés déjà depuis belle lurette.
— Tu vas pas me dire que t’as encore de l’espoir ? bée B.B.
— Ce serait exagérer ma pensée. Mais tant qu’il y a de la vie…
— Tu vois, si je pouvais passer la frime du Paulo Chon au moulin à légumes, je crois que je lâcherais la rampe avec moins de regrets.
— Moi aussi, bien sûr.
Nous en sommes là de nos conciliabules lorsqu’il se produit un truc pas ordinaire : un léger faisceau lumineux pénètre dans le cachot sans que la porte d’icelui ait été ouverte. Ce rai de lumière provient de l’étroit soupirail. Je distingue, au fond de la meurtrière, l’œil rond d’une lampe électrique. Puis quelque chose de léger et de métallique est lancé dans notre cellule. Le quelque chose ricoche contre le mur. Je ne sais ni ce dont il s’agit ni où est passé l’objet. Le bienveillant pinceau lumineux, comme devinant mon embarras, se promène sur le sol de la cellule et je finis par découvrir une petite clé chromée. En allongeant au maximum mes deux bras enchaînés j’arrive à m’en emparer. Aussitôt, et comme par enchantement, le faisceau s’engloutit.
Quel mystère mystérieux, hein les potes ?
— Quoi t’était-ce ? demande Bérurier, interloqué comme un marchand d’interlock interlope mal loqué[7].
— Une clé.
— Celle de la lourde ?
— Non. D’abord elle est minuscule, ensuite je te fais humblement remarquer que la porte ferme de l’extérieur au moyen de verrous dont les gémissements font penser à une clinique d’accouchement en pleine activité.
— Alors à quoi qu’a sert ?
— À ouvrir nos menottes, je pense.
— Et qui c’est qui nous l’envoie ?
— Difficile à dire, l’expéditeur n’avait pas joint sa carte de visite à son cadeau.
— Bizarre, non ?
— Oui, bizarre.
— Ce serait pas une ruse ?
— Une ruse ?
— Suppose que le Paulo Chon ait mijoté de nous abattre au cours d’une tentative d’évasion pour se couvrir.
— Ridicule, Gros. Primo, il n’a pas à se couvrir ; deuxio, il peut très bien nous faire enlever nos poucettes par son esclave ; troisio, il peut nous abattre en toute tranquillité et nous enlever ensuite les menottes…
— Juste, fait Béru. Eh bien ! on va toujours se défaire des cabriolets.
Je libère mon joyeux compère et, lorsqu’il a les mains libres, il me rend le même service. Je dégage alors la chaîne de l’anneau, puis, d’un geste large, j’expédie la clé à l’extérieur.
— Qu’est-ce tu maquilles ? s’étonne la Tonne.
— Je rejette la clé. Si Paulo Chon la trouvait dans notre cellote il se demanderait qui nous l’a remise et ça ferait du vilain pour le généreux donateur.
— T’as pas l’idée de qui ça peut z’être ?
— Non, mais j’ai idée de qui nous l’envoie ?
— Le Vioque ?
— Probable. Le message lui a paru suspect. Il a eu la puce à l’oreille…
— Moi, je l’ai ailleurs, fulmine le Mastar en grattant la partie inférieure de son dirigeable.
Je continue :
— Il a dû téléphoner à son agent d’ici ; lequel a mené une rapide enquête et a découvert l’horreur de notre situation…
— Je crois pas, murmure le Gros.
— Pourquoi ?
— Parce que l’agent que tu causes ne pouvait pas savoir qu’on avait des menottes !
La remarque me laisse baba. Il a raison, l’Enflé. Ça coule de source, comme dit François Per(r)ier.
— Conclusion, renchérit le Chéri, c’est quelqu’un de la taule.
— Peut-être.
— Si que l’agent secret cherchait à nous dépanner, il nous balancerait pas que les clés, mais aussi de quoi s’expliquer. Moi je te parie la moitié de mon râtelier que c’est la fille blonde qu’on a vue dans le petitot en arrivant. Elle a eu des vapeurs pour tézigue, c’était fringant !
— Flagrant !
— Je te chicanerai pas, mec ; flagrant, si tu veux…
— Je crois que voilà du monde, chuchoté-je.
M. Gras-du-Bide prête l’oreille. Effectivement, des pas résonnent dans le couloir d’accès. Je plie la chaîne en deux et j’assure ses extrémités réunies dans ma main. Elle va constituer une matraque très valable.
— Je ne sais pas combien ils sont, annoncé-je au Gros, mais même s’il y a de quoi constituer une équipe de rugby on fonce dans le tas, c’est notre dernière chance.
— Ji !
— En attendant, colle-toi contre le mur car je vais décrire des moulinets.
La porte s’ouvre. C’est Pepito escorté d’un autre sbire qui n’est autre que le chauffeur de Paulo Chon. Ils ont une lampe à la main. Ils entrent. D’un coup de pied bien ajusté, j’envoie balader la lampe à l’autre bout de la cellule. Je fais tournoyer la chaîne et je la propulse dans les gencives du mastodonte. Cri du monsieur qui morfle ce paquet de ferraille en pleines mandibules et qui titube. L’autre qui le suivait n’insiste pas et se sauve en hurlant. Je frappe encore Pepito. Ce colosse est aussi solide que la colonne Vendôme.
J’aurais meilleur compte à frapper une locomotive. D’un revers de main il saisit la chaîne et me hale à lui. Heureusement, Sa Seigneurie passe dans le dos du monstre et le châtaigne à tout va. Pepito essaie de faire volte-face. Je me dis qu’à nous deux c’est bien le diable si on ne lui refile pas son billet pour un circuit touristique dans les plates-bandes. Quelle chicorne, mes aïeux ! Le combat ne manque pas de grandeur. On dirait un sanglier forcé par deux bassets. Béru le mailloche dans le dossart, et Bibi lui bouscule le tiroir à bijoux à coups de genoux. Comprenant que nous ne l’aurons jamais par cette méthode, je me jette à genoux devant lui. Les rayons indirects de la lampe éclairent mal la scène. Pourtant Béru réalise mon astuce. Il cesse de tabasser pour filer un coup d’épaule au gros sac. Déséquilibré, Pepito bute sur moi et s’affale. Son Excellence ne perd pas de temps. Il me saute à pieds joints et atterrit sur la nuque du gorille. Ça craque. L’autre éternue un bon coup, puis cesse de gigoter.
Ivre d’une valeureuse fureur, le Gravos s’acharne sur le chêne abattu. Heureusement pour King-Kong qu’il est toujours en chaussettes, sinon il aurait déjà la coquille éclatée.
Il gît dans le caveau de famille comme une baleine échouée sur le rivage.
— Laisse tomber, dis-je au Gros, on n’a pas le temps de se payer du cinéma.
On les met, coudes au corps, le dos dans la position de l’œuf chère aux skieurs de l’équipe de France.
À une allure supersonique on remonte la pente de ciment. Nous voilà à l’air libre.
Hélas ! hélas ! hélas ! comme dirait Tisot, nous émergeons trop tard. Ils sont déjà quatre, au bout du couloir, qui nous attendent. Deux ont une mitraillette, deux autres des Eurêka à changement de vitesse. Et, comble de bonheur, ce salaud de Paulo Chon radine en brandissant aussi une pétoire de starter.
Nous devrions foncer ; essayer l’impossible, les bousculer. Finir d’une giclée de balles est encore préférable à la mort qui nous attend. Mais l’humain est ainsi fait qu’il réagit toujours de la même manière dans certaines circonstances.
Devant tous ces canons braqués sur nos personnes, nous levons les mains en soupirant.