Je franchis la douane sans incident, because j’ai un passeport helvétique et que la Suisse copine avec tout le monde. Avez-vous jamais vu quelqu’un qui soit brouillé avec la Société Générale ou le Crédit Lyonnais ? Non ! Alors ?
Mais je constate que le Gravos, par contre, a quelques démêlés.
Le douanier qui l’a pris en charge ressemble à un gorille qui aurait oublié de s’épiler. Le teint basané, le sourcil abondant, la moustache en forme de queue de poireau, la denture éclatante, il vocifère en déballant avec mépris, hargne, grogne et rogne les calbars et les chaussettes trouées du Béru.
— Y êsto ? hurle le macaque en brandissant une bouteille.
— Oh ! une simple bouteille de Juliénas, plaide Sa Seigneurerie. Je crains le mal d’avion et j’avais pris ça pour compenser les trous d’air…
Mais il n’y avait pas eu de trous d’air. Le voyage s’est effectué sans incident et sans incendie. Votre gars San-A, fringué en quinquagénaire-biznessman helvète (costard noir, col glacé, moustache blonde, lunettes d’écaille, bitos à bord roulé) se trouvait placé derrière Bérurier. Cette position privilégiée m’a permis d’observer le comportement du Gros, d’entendre ses réflexions, ses considérations, ses protestations, ses suggestions et ses récriminations sans être reconnu de lui. Il se trouvait aux côtés d’une aimable Américaine volubile, laquelle possède des plantations de cornes à chaussure au Mexique. Elle parlait aussi peu français que Béru parle anglais ; néanmoins ils ont réussi à marivauder pendant le trajet. Béru lui a offert sa ration de chewing-gum et la dame son taf de bordeaux. Bref, l’harmonie la plus parfaite a régné.
J’attends dans le hall de l’aéroport de Le Corona que mon valeureux et estimable coéquipier ait achevé de convaincre le gabelou, ce qui ne tarde pas. Il fait une chaleur chaude malgré les appareils à air conditionné qui vrombissent sans condition un peu partout. Des portraits en pied, en nombril, et en barbe d’Infidel Castré essaient de décorer les murs. Les drapeaux cuhaltiers (cigare rouge et cendrier noir sur fond d’azur) flottent à des mâts, tout autour de l’aérogare. Le Mahousse se dirige vers une station de taxis. Il entreprend un chauffeur en bras de chemise, coiffé d’une casquette noire à visière noire cassée. Je me doute que Sa Majesté demande au conducteur de le conduire à un hôtel digne de cette haute personnalité de la police française. Le chauffeur opine en cuhaltien et dit : Gît Go (ce qui à Cuho signifie : ça boume) et le taxi démarre sur les bouchons de roue. J’en frète un autre à qui j’ordonne de suivre le premier et on se met à jouer « Ramenez-les morts ou vifs », premier épisode. Les chauffeurs de par ici n’ont pas appris à conduire sur des tracteurs, croyez-moi ! Du reste, à l’intérieur de leur bahut il y a un écriteau illustré par une tête de mort souriante, informant l’aimable et téméraire clientèle que le propriétaire du véhicule n’est pas assuré contre les accidents survenus aux passagers, ce qui part d’un bon sentiment. Le plus traître, c’est les virages. Je me trouve ballotté d’une portière à l’autre et quand mon météore décélère je suis à genoux sur le tapis de sol avec ma cravate coincée dans le ressort du strapontin. Je refais surface tant bien que mal, assujettissant mes bésicles sur mon nez et décabossant mon bada. Nous nous trouvons dans une rue populeuse où grouille une foule débraillée.
La porte béante d’un hôtel me sollicite. C’est l’hôtel Byrrho Quinquina, un établissement modeste et vieillot qui semble mendier un coup de pinceau aux passants. Je refile une pièce d’un rond de fumée (la monnaie cuhaltière est le rond de fumée) en argent, le gars me dit gracias et me laisse dégager ma valtouse de son bolide avant de démarrer comme le troisième étage de la fusée Atlas.
Le hall de l’hôtel Byrrho Quinquina est vaste, sombre, désert et malodorant. Un immense ventilateur fixé au plaftard brasse un air sirupeux, riche en mouches, avec un bruit de vieux frigo de boucherie de province. Quelques plantes initialement vertes agonisent au long des murs dans des pots de terre ébréchés. Des fresques sur les murs représentent des batailles hispano-cuhaltières, hispano-mexicaines et hispano-schwiza.
Sur le long comptoir de la réception trône un portrait d’Infidel Castré en uniforme de cigarillos et, jouxtant ce portrait en technicolor, un panneau, rédigé en écriture gothique afin de faire plus sérieux, rappelle les prouesses du grand homme : libérateur du territoire, inventeur de la peau de banane à fermeture éclair, fondateur du cendrier à évacuation centripète, grand-maître de l’ordre des Buralistes, chevalier de la Bague-de-Cigare, importateur exclusif du passage à tabac (il est quai des Orfèvres en la matière) et enfin chevalier du Coupe-cigare. Il n’y a personne (en anglais, nobody) derrière la banque ; par contre, un grand vieillard coiffé d’un chapeau de paille se balance dans un fauteuil à bascule. Le siège et l’asthme du vieux produisent un bruit qui se marie aimablement avec le zonzon du ventilo. Le type que je vous cause est grand, d’une maigreur qui filerait des complexes à un cintre à habit, et complètement blanc. Sa tronche aérodynamique évoque le pithécanthrope de Java. Il a des pommettes aussi saillantes que deux clous plantés dans un mur et ses joues sont si concaves que son râtelier ne tient pas dans sa bouche. Ce mec-là doit avoir un sacré carat s’il a vraiment l’âge de ses artères ! M’est avis qu’on a construit son hôtel autour de lui il y a deux ou trois siècles.
Bérurier le Vaillant est en train de lui raconter sa vie ardente.
— Je voudrais un cuarto, explique-t-il. Car, dans l’avion, le Mahousse a potassé son lexique espago.
— Con Bano ? demande le fossile sans rouvrir ses chasses.
— Je vous en prie ! rouscaille Bérurier, à qui le premier mot de la question paraît péjoratif.
Mais l’autre réitère.
— Con bano ?
— Minute, papillon ! tranche le Mastar en déballant son dictionnaire.
Il le feuillette en s’humectant l’index, puis finit par déclarer, cependant que l’autre continue de se balancer faiblement :
— Pas besoin de bano, j’ai pris un bain l’été dernier à Étretat où que j’étais été pêcher le crabe.
Le vioque lui répond que ça tombe bien vu que dans son établissement il n’existe qu’une salle de bains et que celle-ci est en réparation depuis 1897. En soupirant, cet échantillon du début du quaternaire s’arrache à son fauteuil, lequel continue de se balancer tout seul. Quand il marche, on dirait un cheval à roulettes qui se baladerait sur un sol jonché de feuilles mortes. En craquant il contourne son rade et s’empare d’un grand livre aux feuillets déchiquetés.
— Pasaporte, señor ! demanda-t-il après avoir ôté son dentier afin de donner de la souplesse à son élocution.
Béru lui tend son carnet de tronche. Le vioque l’examine, puis il décroche une clé à un tableau et la tend à Béru.
— Deux ronds de fumée la journée ! annonce le débris.
Le gros douille et prend sa clé.
— Quel étage, pépère ? demande-t-il.
— Primero !
Le Gros se tourne alors vers moi. Il me sourit et, pendant un quart de dixième de seconde je me demande s’il m’a reconnu car il paraît se concentrer.
— Vous z’êtiez pas dans le coucou t’t’à l’heure ? demande-t-il.
— Effectivement, je fais en prenant un petit accent vaudois pas piqué des verres de montre.
Et je me présente :
— Jean Népaller, de Lausanne.
— Et moi Alexandre-Benoît Bérurier, de Paris, France !
On se serre la louche.
— Drôle de taule, hein ? C’t’un pays arriéré, on se croirait en Corrèze !
Ayant dit, le Gros disparaît dans l’escadrin avec son baluchon. In petto, je me félicite d’avoir mis des verres de contact qui changent la couleur de mes yeux et d’avoir décoloré mes sourcils. Si le Gravos ne m’a pas reconnu, c’est que je suis réellement méconnaissable.
À mon tour, j’achète une piaule au marchand de sommeil et je monte. Ma carrée est à deux portes de celle du Gros. Bonne affaire !
Un quart d’heure plus tard, le Mahousse quitte l’hôtel Byrrho Quinquina. Il s’est mis à la mode du pays : à savoir il a tombé la vestouze. Faut le voir déambuler dans la Galle Vici (qui est la rue de notre auberge), le Gros ! Ses belles bretelles mauves, toutes neuves, se détachent merveilleusement sur sa chemise blanche à peine déchirée au coude et dont le pan arrière flotte par-dessus son pantalon. Le chapeau rabattu sur l’œil, il va mon Béru, à travers la populeuse Le Corona, de son allure pachydermique. La semelle de sa chaussure gauche, décousue, fait un bruit bizarre que je perçois nettement bien que je me trouve à vingt mètres de lui. On dirait un édenté qui avale des spaghetti. Il s’approche d’un agent habillé en gardien de la paix, demande son chemin à l’aide de son lexique, puis reprend sa marche victorieuse. Nous empruntons (en les restituant après usage) une quantité de Calles ; la calle Otin, la Calle Omni, la Calle Hamar, la Calle Sonlon, et nous débouchons dans une Calle basse qui est aussi une Calle feutrée où les bruits de la ville agonisent en même temps qu’une certaine partie de sa population, car c’est dans cette rue que s’élève l’hôpital de Le Corona. Avant l’avènement d’Infidel Castré, l’établissement hospitalier s’appelait Hospital Santa-Lucia-de-Vincente-Scotto, mais à la suite d’une campagne anticléricale ardemment menée, il a été si j’ose dire débaptisé, et il se nomme désormais Hospital de la Bonita-Virue-la-y-del-Ungüento-Gris-reunidos.
Bérurier pénètre dans le vaste édifice. Il s’approche du guichet de la réception et demande la chambre du señor Casimodus Tepasbosco. Il dit qu’il est un ami d’Europe et que le cousin germain de Casimodus est frère de lait avec le fils du concierge dont la mère est femme de ménage chez une tante à la belle-sœur d’un ami de régiment de son neveu. La préposée, une belle brune pileuse lui dit que Tepabosco se trouve dans la salle Maria-Rosa (ainsi baptisée en souvenir de celle qui lança à Cuho la Muerte perfumada de los piojos). Le Gros disparaît et je poireaute un bout de moment à l’ombre d’un beretra-parabellum à feuillage panaché. Au bout d’une demi-plombe, Son Altesse réapparaît.
Je me dis que c’est le moment d’ouvrir mes vasistas grands comme le stade de Colombes. En effet, si une surveillance est établie auprès de Tepabosco, Béru va certainement être filé comme du verre de Murano. Je laisse s’évacuer le Gros dans l’ombreuse Calle Hambourg et je mate avec application les gnaces évoluant sur ses chausses. Mais j’ai beau me faire péter l’obturateur et me chanstiquer la cellule photo-électrique, je ne lui découvre pas le moindre angel guardian. Mes mesures de précaution sont peut-être inutiles et je me suis transfrimé pour balle-peau. Soit !
Béru regagne l’hôtel. Il lui a été recommandé de procéder de la sorte et d’attendre que notre correspondant le contacte par téléphone. En l’occurrence, c’est Mézigue le correspondant. Lorsqu’il a franchi le porche du Byrrho Quinquina, je me catapulte dans un bar et je demande le téléphone de mon hôtel.
Le dentier du fossile à bascule me demande ce que je veux. Je réponds que j’aimerais m’entretenir avec le señor Bérurier et il est fait droit à ma requête.
— Allô ! Qui t’est-ce ? gazouille la voix de mêlécass du Mahousse.
— Zé souis l’homme qué vous savez ! fais-je en manière de présentation.
— J’suis t’au courant, répond le Laconique.
— Vous avez vou lé méssieur ?
— Ya wohl, dit Béru, qui se veut polyglotte.
— Alorss ?
— Inscrivez pas de bol et effacez l’ardoise, explique Bérurier. Le julot que vous savez a vraiment eu un accident et je m’ai payé la croisière pour des clopinettes galvanisées. C’est lui-même, cette patate, qui s’a foutu sous la roue d’un vélo. D’un vélo ! Vous vous rendez compte ? Si qu’on avait voulu l’assaisonner, on aurait pris du véhicule plus costaud, non ?
C’est également mon avis.
— Il est tombé, continue le Béru, et sa bouille a cassé la bordure du trottoir. Seulement, ça l’a ébréché un chouïa itou ! Et il se rappelle plus grand-chose. Il est salement emmouscaillé, le frangin, biscotte la mémoire, c’est son gagne-pain.
— Il n’a aucun souvénir dé cetté conversation à laquellé il a assisté à la joumelle ?
— Il dit qu’il se rappelle de la séance dont à propos de laquelle vous faites z’allusion, mais qu’à cause de son tauromachique à la tête il se souvient plus de quoi il a été causé.
Fâcheux ! Nous ne sommes guère plus avancés qu’à Pantruche. Le moyen de détecter si un homme ayant effacé un gnon à la coupole ment ou ne ment pas lorsqu’il prétend que sa mémoire s’est fait péter le disjoncteur !
— Comment sé porté-t-il ?
— Il a des points de sulfure à la tête et encore un peu de fièvre due à sa température, mais il pense quitter l’hosto d’ici un jour z’ou deux.
— Vous dévez lé révoir ?
— J’y ai dit que je retournerai y faire une visite et qu’en tout étal de clause on aurait un entretien quand c’est qu’il sortirait.
— Qué pensez-vous faire en attendant, señor ?
— Acheter un couteau et me racler les os des jambes, rétorque le Gravos impatienté. C’est tout ce qu’y a pour vot’ service, baron ?
Pas content d’être venu se faire tartir à Cuho, le chérubin. Il doit regretter sa baleine, ses bistrots, ses potes et le ciel gris de Paname.
— Je vous rappellerai incessamment et peut-être avant, préviens-je. Ciao !
On raccroche de part et d’autre et réciproquement. Maintenant je pourrais peut-être me livrer à quelques investigations. Je me réunis d’urgence pour une conférence extraordinaire et je décide à l’unanimité d’aller faire un viron dans la piaule louée en face de l’hôtel où se réunissent les conjurés et le chef de la police secrète cuhaltière. Le Vieux m’a cloqué l’adresse de cette carrée et ce m’est donc chose aisée.
Voilà votre San-A parti. Il fait un temps fabuleux. Le ciel est presque vert, les façades blanc et ocre des immeubles étincellent. Des camions chargés de soldats débraillés et braillards passent dans un fracas de ferraille. Tout le monde paraît très content d’être au monde. Sur une place, des chanteurs en costars nationaux poussent une goualante en se chatouillant le trou du luth. Des chiens faméliques reniflent les trottoirs et des taxis bolides foncent comme des dingues à travers la populace sans bousiller personne. Il fait une chaleur à décorner Béru. Je sue abondamment et je sens que ma moustache se décolle. Je la rajuste de temps à autre d’un coup de pouce.
J’arrive en face devant le Palace servant de siège aux mystérieux envoyés guadeloupéens. C’est le Dubonn e Sinzano le plus bel hôtel de la ville. Un chasseur galonné fait les cents pas devant la porte. Juste en face s’élève une maison plus modeste, de quatre étages. C’est ici que le correspondant du Vioque loue une chambre. Je pénètre dans l’immeuble. Sous le porche, un vieux cuhaltier roupille, allongé sur un poncho. Ici l’ombre elle-même est brûlante. S’il faisait une chaleur pareille au pôle Nord, je vous jure qu’on n’y trouverait pas un Esquimau. Je me sens mollir de minute en minute.
Je me farcis l’escalier aux marches de bois et je parviens devant la chambre portant le numéro 28. Elle n’est pas fermée à clé. J’entre donc et je me trouve dans une pièce de dimensions assez modestes, meublée d’un lit, d’un placard, de deux chaises et d’une table en rotin. Des jumelles sont accrochées à un clou. Tout me paraît O.K. Tout est conforme à ce que j’attendais. J’imagine très bien Tepabosco à l’affût devant la fenêtre. Celle-ci est pourvue d’un store californien. C’est un jeu d’enfant que d’observer le Palace d’en face à travers les lames du store. Je décroche les jumelles et je les règle à ma vue. Aussitôt les chambres du Dubonn e Sinzano deviennent étrangement présentes. Je me mets à découvrir un tas de choses, des tas de gens… Dans une turne, un couple joue à Adam et Êve, première époque, dans une autre, un vieux bonze se lave les pieds, dans le lavabo. Dans une troisième une grosse mémère amerlocque s’obstrue les ornières avec du mastic. Marrant de contempler de la sorte ses contemporains dans leur vie privée. Ça manque de grandeur. C’est triste, pauvre et mesquin. C’est l’univers de la cellulite, du relâchement, du laisser-aller, de l’abdication et du zizi-panpan.
Je vais pour inspecter une quatrième piaule lorsque je perçois un claquement derrière moi. Je me retourne, mais, hélas ! Il est déjà trop tard. J’attrape un gnon colossal sur la malle arrière. Toute une voie lactée écrémée me choit sur la comprenette. J’ai droit à un nouveau parpaing, et cette fois c’est le plongeon dans l’encre de Chine. Je dis good night aux messieurs-dames d’en face et je m’écroule en avant sur le plancher.
Ça dure ce que ça dure. Comment voulez-vous que, flottant dans la plus totale inconscience, je puisse conserver la notion du temps ! Enfin, un petit déclic me rappelle à la réalité. De la lumière poignarde ma vue[1].
Je soupire, ce qui est mauvais signe car, comme le dit un proverbe de chez nous : « Cœur qui soupire n’a pas tout ce qu’il désire. »
Aussitôt je déguste un coup de tatane dans les côtelettes qui me coupe le souffle, je voudrais essayer de réagir, mais j’ai les bras et les jambes entravés par les draps du lit.
Avouez que ça n’a pas traîné ! Et moi qui venais incognito à Cuho pour couvrir le Gros ! Y a de quoi se la peindre, se la mettre sous verre et se l’exposer au Musée de l’homme !
D’une détente je parviens à me mettre sur le flanc. Cette position me permet au moins de voir à qui j’ai affaire.
Je vois (in english : I see).
Mon agresseur est seul. Il est assis sur lu chaise que j’occupais naguère et il fume en attendant que je reprenne mes esprits.
Il porte une chemise blanche déchirée aux coudes, des bretelles mauves et un feutre noir. Car l’homme dont au sujet duquel il est question, vous l’avez déjà deviné, n’est autre que Bérurier le Vaillant.
— Alors, m’sieur Jean Népaller ! gouaille l’Enflure. Comme ça on s’intéresse z’aux mêmes choses que moi, hein ? Jean Népaller d’en avoir deux, oui ! Est-ce que c’est vot’ vrai blaze, seulement ? Je veux pas te vexer, mon pote, mais t’as un physique qui masturbe ma digestion. J’aurais vu ton effigie quéquepart que j’en serais à moitié surpris.
Nouveau coup de latte dans les côtes premières.
— T’entends, fesse de rat ? poursuit Son Altesse. J’suis sûr qu’aux sommiers de la P.J. t’as un pedigree qu’est long comme une chaîne d’arpenteur.
— Dites, Gras du Bide, coupé-je, au lieu de vous gargariser de c…, ça vous ennuierait de m’enlever ma moustache ? Il fait tellement chaud qu’on s’entend transpirer !
Il reste bouche bey (comme on disait jadis à Tunis). Puis, d’un geste vif il arrache ma moustache. Ensuite, sur sa lancée, il ôte mes lunettes que j’ai conservées malgré ma chute.
— Cette frime, balbutie-t-il. Cette voix !
— La voix de ton Maître, eh ! pâté-ma-c… !
— San-A !
— Soi-même, modèle grand luxe avec tous ses accessoires !
— Mais, mais…
— Écoute, Gros, j’adore le saucisson de Lyon, pourtant je préfère être déguisé en Roi Mage. Si tu veux bien me délier…
Il obéit, abruti par la surprise.
— Eh ben celle-là alors ! Si je pouvais me gaffer d’un truc pareil !
Je lui explique le pourquoi du comment du chose et il secoue la tronche d’un air mécontent.
— Vois-tu, Tonio, je pige parfaitement que t’aies pris cette précaution, mais je suis vexé de pas t’avoir reconnu. T’avais vraiment un déguisement de première !
Je me relève et me masse tour à tour la nuque et les cerceaux.
— Tu n’y es pas allé avec le dos de la louche, lamenté-je. Comme matraqueur d’élite tu te poses là, mon chérubin ! Comment diantre es-tu venu ici ? Tu ne savais pas l’adresse !
— Je m’ai livré à une enquête.
— Raconte…
— J’ai demandé au mironton de not’ hôtel comment c’est que s’appelle le chef de la police secrète. Dans ce bled, rien n’est vraiment secret, la preuve c’est qu’il m’a affranchi : c’t’un certain Paulo Chon. J’ai alors téléphoné aux plus grands z’hôtels de la ville en demandant si M. Paulo Chon se trouvait chez eux. À l’hôtel Dubonn e Sinzano on m’a répondu que ça n’était pas son jour. Conclusion : c’était à c’t’hôtel qu’avaient lieu les rancards, non ?
— Bravo.
Un fortiche, Béru, dans son genre.
— J’suis venu ici. Je savais que la chambre était en face du Palace. En bas, un vieux tordu se piquait une ronflette. J’y ai demandé pour savoir si on louait des piaules. Il m’a dit que toutes celles du deuxième étage étaient des garnis. Je suis monté et j’ai repéré la lourde d’ici mal fermaga. Un œil en passant ! Je t’ai aperçu, j’t’ai reconnu, enfin comme étant le type qu’avait descendu avec moi à l’hôtel et… tu sais la suite !
— Je la sais et la sens encore, ô chourineur hors classe !
Il hausse les épaules.
— Mande pardon. Tu veux que je te masse ?
— Inutile, ta première séance m’a suffi.
— Alors, à c’t’heure, où est-ce qu’on en est ?
Je continue de me masser l’occipital avec l’espoir d’en faire jaillir une idée !
Car la question du Gros est terrible. En effet ; qu’allons-nous faire ? On s’est farci six mille bornes pour avoir la confirmation d’une chose que nous savions déjà. J’ai l’impression que nous sommes deux couillons. Et c’est très désagréable comme sensation.
— Écoute, Bibendum, je crois que cette affaire peut se diviser en deux parties. La première c’est : que trafiquent les gars de Pointe-à-Pitre avec le chef de la police secrète de Cuho ? La seconde : Casimodus Tepabosco nous bourre-t-il le crâne en prétendant que le sien est vide ? M’est avis que nous sommes obnubilés par la seconde partie au détriment de la première. Nous avons tendance à nous dire : après tout, le Roumain est peut-être réglo, et à laisser quimper. Or, ce qui importe vraiment, c’est la première partie.
Le Gros m’a écouté sans sourciller. Lorsque je me tais il arrache un poil de son nez (c’est toujours le même qui repousse) et il déclare :
— T’as parfaitement raison, San-A. On se laisse jubiler par le coup du Roumain.
— Le hic, fais-je, c’est que la prochaine entrevue aura lieu dans presque un mois. On ne va pas attendre dans ce patelin à la gomme !
— Qu’est-ce qu’on peut faire d’autre ? objecte le pertinent impertinent. Quand je pense que j’ai mes examens à préparer. Si j’aurais su, j’aurais apporté mes livres…
— Le plus logique, c’est d’attendre la sortie de Tepabosco. Lui au moins a vu les conspirateurs. Même s’il n’a plus souvenance de leurs paroles, il peut au moins se rappeler leurs gueules !
— C’est ce que je pensais. Mais il y a aussi autre chose…
— Quoi t’est-ce ? lui demandé-je.
— Tu oublies qu’avant le Roumain il y avait un autre zig sur le morcif : l’agent secret du Vieux. Celui qu’il appelle son correspondant, ici !
Je hoche la tête.
— Certes, Gros. Fais-moi confiance, j’y ai pensé. J’avais demandé au Boss le nom et l’adresse de ce type, mais il a refusé de me la donner.
— Biscotte ?
— Parce que l’homme en question ne travaille pas seulement pour la France. Il ne tient pas à se manifester trop ouvertement. C’est un vrai agent secret, comprenez-vous, messire ?
— Yes, signor. Pourtant, d’après ce que nous a dit le Vieux, le Roumain l’aurait rencontré ?
— Le Vieux n’a jamais précisé !
Je file une claque à mon matraqueur préféré.
— Viens. Il faut mordre dans le lard.
— Où qu’on va ?
— À l’hôpital. Tu vas retourner au chevet de Casimodus et lui demander s’il a eu des contacts avec M. X…, le correspondant fantôme. Si oui, note tous les détails. Il faut absolument que je parle à ce type !
Le Gros émet la considération la plus pertinente de sa carrière :
— Écoute, c’est quand même plus fort que de jouer à pile ou face dans la neige avec une pièce de cent francs chauffée à blanc ! V’là qu’à cette heure on enquête pour savoir le blaze d’un collègue travaillant pour la même maison que nous !