— Mets ton doigt où j’ai mon doigt, murmure mon ami Culaille, après avoir soulevé son polo et légèrement abaissé son grimpant.
Je risque un index timoré vers son ventre blafard. J’aime pas toucher la viandasse de mes temporains. Surtout la bidoche de bonhomme, surtout lorsqu’elle a cette apparence dégodante. On dirait un bide de noyé. C’est mou, c’est grisâtre, boursouflé, avec quelques poils fanés qui tortillent comme des poils de cul dans un bidet.
— Tu sens ?
— C’est dur.
— Ça peut : c’est de l’acier ! Le chirurgien qui m’a oublié une partie de sa trousse dans le placard. Moi, j’croyais que ça n’existait que dans les blagues du Vermot, des combines pareilles.
— Que comptes-tu faire ?
Il a une expression bizarre, vu son cas.
— Le mort ! fait Culaille.
— C’est-à-dire ?
— L’outil en question vaut une fortune à cause qu’il est rarissime. Dans un an et un jour, je me ferai rouvrir et il sera à mézigue.
Comme tu peux en juger, c’est une nature, Jean Culaille.
Un de mes condisciples de la communale. Il est pas à proprement parler demeuré, mais ses cellotes poissent un peu. Dans sa tronche, ça fait comme du caviar pressé ; c’est quasiment pâteux. Il avait quatre ans de retard dans ses études. Avec plein de malfaçons côté caberluche. Ainsi, il traçait ses lettres à l’envers. T’aurais cru du russe, ses cahiers. Sa principale occupation, c’était de se pogner à longueur de chasse. J’sus tombé à côté de lui, un trimestre. Je jouais trop au con, alors on m’avait isolé dans la région lointaine du demeuré. Culaille, je présume que l’instituteur avait retapissé ses manies solitaires. Elles faisaient assez de boucan ! Avec ses poches pleines de billes, quand il s’offrait un rassis, t’aurais juré l’arrivée d’une course de troïkas. Il se filait des branloches féroces, mon pote. Écrire dans les quadrillés avec une plume sergent-major au moment où il s’en taillait une, c’était impossible. Je déjantais. Mes conjugaisons ressemblaient à des vrilles de vigne. Tournaient pomponnette. Mes crayons chutaient du pupitre et l’encrier faisait des vagues. Ah, le sagoin. Quand je le voyais passer sa main d’assommeur sous sa blouse noire, je pigeais tout de suite qu’il se déclenchait une offensive de printemps, recta. Comment son chibre ne lui est pas resté dans la main, à le cigogner de la sorte, j’ai jamais compris. Quand tu penses que certains lépreux paument un paturon simplement quand ils shootent dans une boîte de conserve vide ! Il opérait pas en souplesse, césarin.
Vers le mitan de l’année scolaire, on lui a changé son burlingue, qu’à force il l’avait démantelé. À la longue, quand il s’agitait l’ogive nucléaire, je bichais le mal de mer, tellement qu’on tanguait sur notre banc, les deux. L’océan en furie !
J’attends ses explications. Quand un condisciple (plus con que disciple, heureusement) s’annonce sur ton lieu de travail plus de vingt piges après qu’il se soye octroyé en ta présence sa dernière paluche, c’est fatalement qu’il a quelque chose à te demander.
Je le vois mal se pointant uniquement pour me faire palper un bistouri électronique à travers la peau de son ventre triste, Culaille.
Ça laisse présager des complications.
P’t’ être qu’il vient me relancer à la fraîche ? Ça arrive souvent. Des gars d’autrefois me chutent sur le paldingue, à l’improviste. Me racontent leur vie. Me claquent le baquet, les endosses. « Sacré Antoine ! On peut dire que t’as drôlement réussi. Charogne, ce que t’as réussi. Réussir pareillement, je te jure ! C’est une réussite, une réussite comme toi ! »
Ensuite, ils passent la sébile. Le petit coup de mangave à l’étuvée. Leur bonne femme qui se fait sarcler les légumes. Les mômes dont les études chiément brillantes les laissent sur la paille, l’accident de chignole aux conséquences cascadeuses. Et leur arthrose ! Surtout, l’arthrose ! Tu peux pas savoir combien j’en ai déjà arrosé, des arthroses. Les ravages qu’elles ont fait à mon compte C.P. Quand je les vois se radiner avec une canne, je me dis : « Ça y est, San-A. Tu l’as dans l’œuf pour cinquante points ! V’là une arthrose qui te tombe dessus en piqué. Des vrais Mig ou Mirage, ces arthritiques ! »
Pourtant, Culaille, je vois mal. Il a pas l’air à la cote. C’est pas le vrai mylord, mais ses sapes ont une certaine tenue. Je le situerais presque boutiquier aisé. Je me prépare timidement, prêt à marchander en cas de besoin. Je rameute les arguments de défense : mon tiers provisionnel, la bagnole que je viens de changer, un placement bloqué… Faut drôlement se cramponner à ses piastres, de nos jours. Vos poches, c’est une simple plaque tournante, une gare de triage. T’as beau mettre ton tire-gomme par-dessus, il se taille, ton auber, d’une manière ou de plusieurs autres. Plus ça va, plus il devient itinérant. Instable, quoi ! Fottant, qu’ils assurent. Flottant sans flotteurs. Il fait la planche (à billets). Le verbe se fait cher, les gars !
— Ça marche, pour toi, Culaille ?
Boum, c’est parti. Je prends le risque de percer l’abcès.
Mon pote acquiesce sans hésiter.
— Pas mal.
Ouf ! Du coup, il me devient sympa. Quelque chose qui ressemble à une confuse tendresse m’arrive au battant. Je lui suis reconnaissant de ne pas me taper.
— Qu’est-ce que tu branles ?
Je me mords les lèvres. Ça m’a échappé. J’espère qu’il ne va pas prendre ça pour un sarcasme relatif au passé. D’ailleurs, la veuve poignet, c’est plus de son âge. Il a dû se dégauchir un brancard, ce forcené de la membrure.
Il n’a pas sourcillé.
— Pff, je me débrouille.
Renchifrognage du gars San-A. Compris, v’là autre chose. J’y avais pas songé. C’est pas de la brise de larfouillet qu’il attend de moi, mais que je lui arrange un bidon pourri. Il a dû s’enquiller dans une laide impasse, le Culaille : amocher un cogne, engourdir les éconocroques d’une vieillarde, j’sais pas. Dans le fond, il a la tête à commettre un gros délit de branque. C’est le genre d’enflure capable d’arracher la tête d’un type qui licebroquerait contre sa voiture.
— Et tu te débrouilles dans quoi, mec ?
Il se biche la braguette à deux mains.
— Dans le cul, répond-il.
— T’es proxénète ?
Il réfléchit.
— Tu veux dire barbeau, Antoine ?
— Oui.
Un sourire qui lui fera beaucoup pardonner éclaire sa face rugueuse de con taillé dans du con brut.
— Penses-tu ! Oh, d’accord, ce que je fais c’est pas glorieux-glorieux, mais ça n’a rien de malhonnête. Et puis, avec mon tempérament que tu te rappelles la vigueur, fallait bien que je trouve une solution. Je peux te causer franchement ? C’est surtout l’ami que je viens voir.
Je lève ma belle main droite.
— Rien de ce que tu me diras ne sortira d’ici, Culaille, juré !
Il respire plus librement.
— Je fais des extras au Bois de Boulogne, me confie cette force de la nature.
— À savoir ?
— J’ai une potesse qui tapine dans le Bois : la petite Mireille. Pas le genre de radasse ordinaire. C’est une personne bien élevée, mariée, mère de famille et tout. Elle a de la religion et elle vote réformateur, pour te la situer. Je l’ai connue en qualité de voisine. Un jour que son poste de téloche s’est mis à cramer en plein Guy Lux. Elle était seule chez elle. Elle a appelé au secours. Je me suis précipité. J’ai pu lui réparer les dégâts. En reconnaissance, elle m’a fait une petite pipe. On a noué des relations cordiales, du coup. De fil en aiguille, elle m’a confié qu’elle s’expliquait au Bois. Son vieux le sait pas. Elle est arrivée très incidemment au pain de fesse. Elle travaillait en usine. Un après-midi qu’il y avait grève, elle est allée se prendre un bol d’air au Bois. Elle s’est assise sur un banc. Un vieux mironton s’est pointé, qui l’a chargée, lui a proposé du fric. Mireille, ça l’a amusée de jouer à la pute. Elle est allée éponger le vieux qui lui a filé dix raides. Pour lors, ça lui a ouvert des perspectives, tu comprends ? Depuis, elle y va réglo tous les après-midi, sauf le dimanche et le mercredi, jour que ses chiares ont congé, car c’est une très bonne mère, Mireille.
« Je te fatigue pas ?
— Penses-tu, si on se payait pas une tranche de vie, de temps à autre, on finirait par perdre contact avec l’humanité.
— Moi, faut te dire, que question tringle, je suis insatiable. Une gonzesse, m’arrive de l’aligner des cinq six fois de suite, sans dégoder. Quand la Mireille a eu pigé mes performances, elle m’a fait une propose : marcher en équipe avec elle. Dans le bois, c’est plein de riches vicelards qu’ont des passions à la gomme. La plupart, leur idée fixe, c’est de regarder. Moi je lis sur un banc, pas loin du lac. Quand Mireille lève un mateur, elle vient me chercher. On va au labeur à trois.
Il hausse les épaules.
— Ça solutionne mes problèmes intimes et je gagne bien ma vie. Je me fais dans les cinquante tickets par jour… Quand je travaillais à l’E.D.F., je les faisais en deux semaines, nuance !
— Tu es marié ?
— Je l’ai été. Mais ma pauvre femme n’a pas pu tenir le rythme que j’y imposais. Au bout de six mois, elle avait le dargif démantelé comme çui d’une guenon, alors elle est retournée chez sa mère.
Un temps passe. Il sort un paquet de cigarettes de sa poche.
— On peut fumer, ici ?
— C’est pas une église !
Il allume une cousue. Je ne me demande plus ce qu’il me veut, je crois avoir pigé : il a dû se faire poirer en pleine séance de ciné-cochon, et il espère que je vais arranger ses bidons.
— En somme, qu’est-ce qui t’amène, Culaille ?
Il expulse un nuage de fumée bleutée avec la violence d’un cracheur de feu.
— Un truc bizarre, dont il me semble que ça devrait être de ton ressort.
— Vraiment ?
Il hoche la tête et prend dans sa poche intérieure une photographie qu’il me tend.
Je jette un œil.
Sursaute.
Le cliché représente deux personnes. L’une est l’épouse d’un très haut dignitaire de l’État, l’autre celle d’un aimable jeune homme. La dame est assise sur une chaise. Le jeune homme se tient debout devant elle. Ils sont entièrement nus. Ils se sourient. Le jeune homme tient son pénis à pleine main comme pour une offrande qu’il ferait à la dame.
— Il est pas très bien monté, hein ? commente Culaille. Tu vois que, beau gosse, ça ne veut rien dire : c’est pas avec une frimousse qu’une dame s’envoie en l’air, mais avec un mandrin gros commak.
Satisfait, il tire une goulée nouvelle à sa sèche. Il fume aussi maladroitement qu’autrefois, quand il se planquait dans les chiottes pour en griller une. Car s’il s’agitait le flacon en public, du moins se cachait-il pour fumer, ce tordu.
— Où as-tu trouvé ça ?
— Hier, dans la voiture d’un gars qui nous a embarqués, Mireille et moi, jusqu’aux bois de Saint Cucufa. Il a voulu que j’embourbe ma copine et ensuite il se l’est faite. Pendant ce temps, je musardais dans l’auto. Y’avait une sacoche de photographe pleine d’appareils sur le plancher. Et des photos s’en échappaient. J’en ai prise une, en douce. Sur le coup ça m’a fait rigoler. Et puis je me suis dit qu’il s’agissait p’t’ être bien d’une affaire de chantage. Alors j’ai eu l’idée…
Je lui donne une bourrade amitieuse.
— Très bonne idée, fils. Tu peux m’attendre ici un moment ?
Il s’assombrit.
— Dis, t’es sûr que je n’aurai pas d’ennuis ? Personne va me chercher du zef ?
— Ne t’ai-je pas donné ma parole ?
Il me sourit.
Confiant.
Il est fasciné par la photo, le Dabe. Ses yeux coulent sur ses joues comme deux cierges fondus.
— Vous êtes certain qu’il ne s’agit pas d’un montage, San-Antonio ?
— Je suis passé par le labo avant de venir vous voir, monsieur le directeur. Les gars ont été formels, c’est de l’authentique.
— Alors, ça continue ! Vous avez vu la photo de la semaine dernière, dans Le Popotin. Elle représentait la même personne, dans la même tenue, presque dans la même posture, mais avec un autre partenaire. C’est le scandale, mon cher. Cette malheureuse est folle de compromettre par ses égarements l’avenir de son mari, homme extrêmement brillant et qui serait promis aux plus hautes destinées… Il a porté plainte contre Le Popotin, mais quand le mal est fait, il est fait. Le peuple raffole de ce genre de turpitudes. Même si l’on prouvait qu’il s’agit d’un odieux montage, il continuerait de ricaner et de traiter Mme X… de catin. Cela dit, il préfère à tout prendre que l’épouse d’un ministre soit une dévergondée plutôt qu’une chaisière. Il aime la vie, le peuple, donc le vice. Il se reconnaît davantage dans un bidet que dans un bénitier. Il se dit, confusément, que si Mme X… couche avec tout le monde, il a sa chance de baiser haut. Ce qui est fâcheux, c’est que l’époux passe pour cocu. Donc, il fait pitié, et on ne vote pas pour quelqu’un qui inspire la compassion.
Je le laisse se vider, puis s’essorer de sa petite philosophie pour tasses de thé.
— Vous dites qu’il est toujours ici, votre ami ?
Bien que le coq n’eût pas chanté trois fois, je me grouille de renier Culaille.
— Un simple condisciple des premières classes, monsieur le directeur, et que je n’avais pas revu depuis l’âge des culottes courtes.
— Il est tout de même ici, oui ou non ? s’impatiente le Scalpé avec une acariâtrerie qui me surprend.
— Oui.
— Alors vous allez l’arrêter pour prostitution, vol de documents dans une voiture et tentative de…
Je me dresse, pâle comme Artaban qui se serait fait traiter de gland[1].
— Il n’en est pas question, monsieur le directeur.
Je le souffle pire que s’il était pâte de verre à Murano.
— Comment, pardon, vous avez dit ?
— Que je n’arrêterai pas ce garçon, lui ayant donné ma parole que ses révélations ne lui causeraient aucun préjudice.
M’est déjà arrivé de lui voir piquer des rognes, à Pépère. Mais des fureurs de cette ampleur, alors là, non, jamais. Un typhon ! Il est violet.
— San-Antonio ? Vous ! À moi ! Me répondre ainsi ! Catégoriquement ! Un refus ! Et cette désinvolture ! Ce front ! Ce cynisme ! Mais ce n’est pas possible ! J’ai mal entendu. Votre langue a fourché. Vos paroles ont dépensé votre passé ; je veux dire : dépassé votre pensée !
Très pâle, je me dresse.
— Monsieur le directeur, je ne puis revenir sur ma parole !
— Mais cet homme est dangereux ! Il va se répandre dans tout Paris pour raconter le… la chose… Qui sait, même, s’il n’a pas conservé d’autres photographies par devers lui ? J’ai déjà eu une note personnelle de vous savez qui ? Du Président, mon garçon. De la République ! Vous entendez ? Vous m’écoutez ? Vous voulez la voir ? Attendez…
Il soulève son sous-main. Un beau bristol blanc. Présidence de la République. C’est écrit dessus. En belles anglaises luisantes comme des pattes de scarabée.
— Lisez, lisez !
Je lis :
Mon cher Directeur,
Je trouve dégradant pour le pays que des hebdomadaires soient en mesure de publier des photographies comme celle qui figure dans le dernier numéro du Popotin. De telles infâmies ne devraient pas se reproduire…
Je vous prie d’agréer mes salutations.
— Hein ? Hein ? trépigne le Vioque. Ça sent le bûcher, une lettre comme ça. Le limogeage ! Le soufre ! Sainte-Hélène ! Un nouveau coup fourré de ce genre, et nous sautons à qui mieux mieux, mon ami ! Tous, moi, vous, d’autres…
— Monsieur le directeur, il faut agir, certes. Mais ce n’est pas en arrêtant un homme de bonne volonté, venu spontanément nous faire part de sa trouvaille, sans se laisser arrêter par les délicates circonstances qui l’ont motivée, que nous agirons efficacement. Mon avis est que, au contraire, nous devons coopérer avec Culaille.
Le Vieux, tu veux que je te dise ?
Eh ben, il a un coup de vieux.
Il se laisse retomber sur son fauteuil. Ses bras remuent faiblement, comme les pattes d’une tortue renversée.
— Oh, et puis, faites donc comme bon vous semble, après tout…
Tu parles que je saute sur l’occase !
Franchement, faut reconnaître qu’elle est sympa, la môme Mireille.
C’est vrai qu’elle ne fait pas du tout pute. Une gentille petite ménagère. On la trouve dans son gai logis, un foulard protégeant ses cheveux et des gants de caoutchouc rose ses mains. Elle porte un tablier gadget qui représente le drapeau américain.
En nous défrimant sur son paillasson, Culaille, Bérurier et moi, elle ouvre grand la bouche. Je souris à ses amygdales et lui décoche un tout gracieux bonjour.
Mireille est brunette, mignonne, bien foutue. On sent qu’elle attrape les vis par le bon bout.
Elle se méprend sur nos intentions. Et c’est à Culaille qu’elle fait part de son étonnement :
— Voyons, Jeannot, tu sais bien que pas ici ! Surtout que Fernand va rentrer déjeuner… Et puis il faut que j’aille chercher les gamins à l’école.
— C’est pas ce que tu crois, répond Culaille.
Le poste de radio joue Les Frères Rouland, sur Europun. Une bonne odeur d’oignons frits se répand dans le petit appartement. Béru, qui n’y tient plus, fonce à la cuisinière et soulève le couvercle d’une marmite.
— Rôti de veau ? jette-t-il.
Mireille acquiesce.
— Vous faudrait le mouiller avec un peu de vin blanc, petite.
Elle remercie d’un hochement de tête.
Culaille s’explique.
— Le beau gosse que tu vois là, Mimi, c’est un pote à moi, le commissaire San-Antonio. Chocote pas, il est pas de la mondaine. Il voudrait seulement des renseignements sur un de tes clients. Tu sais, le type à la veste pied-de-poule d’hier, le jeune un peu dégarni qu’avait une grosse américaine verdâtre ?
Mireille opine (c’est son métier) l’air maussade. Tout ça ne lui dit rien qui vaille. Elle sent que son partenaire du Bois est à l’origine de complications dont elle se serait bien passée.
J’interviens.
— Soyez sans inquiétude, mon chou, il n’est pas question de vous causer la moindre tracasserie.
L’œil velouté, j’ajoute :
— Au contraire…
Sous entendu : si tu es bien sage, tu n’auras pas à le regretter.
Bérurier pleure tout ce qu’il sait, parce qu’il vient de se fourrer un oignon brûlant dans le clapoir. Voulant éteindre cet incendie de palais, il entonne d’urgence une boutanche et boit à longs traits.
— Pas terrible vot’ picrate, cocotte ! dit-il à Mireille.
— C’est du vinaigre, explique la jeune femme.
Je crois opportun d’entrer dans le vif du sujet avant que ne se pointe le citoyen Fernand, mari choyé et marlou involontaire.
— Le type d’hier, vous l’avez déjà eu comme client ?
— Deux ou trois fois, oui. C’est un compliqué.
— À quelle fréquence le voyez-vous ?
— C’est un nouveau. J’ai dû le faire trois fois dans la semaine. La première, il s’est comporté presque normalement, mais la deuxième, vous auriez vu ce vicelard. Je lui ai parlé de Jeannot, mais c’était le jour que t’allais au dentiste, Jeannot, tu te rappelles ? Alors il est revenu hier.
— Vous croyez qu’il reviendra bientôt ?
Elle hausse les épaules.
— Il avait l’air content, déclare Mireille.
Ce qui permet tous les espoirs.
Une cavalière en bombe passe sur un beau cheval alezan qui pète plus fort que Bérurier.
On se marre, parce que, que tu le veuilles ou non, un pet, y’a rien de plus drôle au monde. Même un pet de cheval. Magique comme effet. T’as des mecs qui se défoncent le chignon pour expliquer le mécanisme du rire. Des z’auteurs qui se torpillent le bulbe pour agencer des quiproquos très joyces. Des pantalonnades. C’est du temps perdu. De l’énergie dispersée. Un pet, je te dis. Et « poum », ça suffit. T’as gagné. Tout le monde se fend le pébroque, s’écosse la rate, vole en éclats de rire.
L’écuyère (à café) conserve sa dignité. Le buste bien droit, tu la verrais. Les tifs noués en chignon, culottée jumpur, chemise à jabot, gants beurre frais. Son mignon dargif tressaute sur la selle. Youp, youp, youp, youp ! C’en est provocant. T’aimerais être selle. Elle a deux mignons melons en guise de miches. Un peu bêcheuse, sans doute, beaucoup même, mais avec une tarte dans la frime en guise de préliminaires, ça doit s’arranger. Y’a des gonzesses qu’ont besoin d’être châtaignées pour trouver leur longueur d’onde. C’est comme les flippers électriques, faut pas craindre de les secouer : ça les illumine de partout.
Le Gravos la suit d’un regard languissant de puceau qui surprend sa cousine en train de changer de slip.
— Ces connasses, murmure-t-il, tu crois que c’est le vice qui les pousse au tape-cul ? Probable que ça leur échauffe l’hormone, non ? Ça y incite à la mouillette. Vise-moi ce gentil derche, la manière qui va et vient. Dire que c’t’ un con de bourrin qu’en profite, sans même se rendre compte. Moi j’aurais ce petit lot à califourchon sur la membrane, charogne, tu parlerais d’un boulot !
Il se tait, vu que le gars Culaille vient de nous balancer le duce.
Enfin !
Trois après-midi qu’on moisit sous les ombrages du Bois à cinquante mètres de mon pote ! Rien ne s’est encore produit. On l’a vu parlementer à des portières de voitures dans lesquelles se trouvait déjà la petite Mireille. Grimper. Disparaître vers des délices tarifées.
Chaque fois on espérait son signal. Mais Culaille se laissait embarquer sans nous alerter.
Et v’là soudain que ça y est ! Il lâche son journal sur l’herbe.
Grimpe dans un vieux carrosse ricain d’un vert constellé de rouille, et dont les ailes sont aussi cabossées qu’un casque de motocycliste dans la salle des urgences d’un hôpital.
— À nous de jouer ! exulte Béru. Je commençais à choper des durillons aux meules !
On laisse passer le véhicule. Les trois personnages qui l’occupent paraissent minuscules dans ce tas de ferraille.
Lorsqu’ils parviennent au carrefour, je démarre à mon tour.
Rien ne presse. Car, au préalable, Mireille et moi avons défini l’endroit pépère où elle va éponger ses clilles.
Il se situe au fond d’une impasse, à Billancourt, non loin de la Seine. Une ancienne usine abandonnée, promise à brève échéance aux coups de boule des démolisseurs. Là-dessus, on va construire des baths clapiers de vingt étages, véry gigantesques et harmonieux.
Cette impasse est longue, tortueuse, mal pavée, très sombre. Un vrai velours pour ceux qui ont besoin d’un baisodrome volant. Ils ont le temps de voir venir. Peuvent défourrer en voltige, se reculotter express pour échapper au flagrant délit.
Je m’y rends pépère. Faut leur laisser le temps de se mettre au turbin, à ces messieurs-dames. Qu’ils entreprennent la figure des lanciers en toute quiétude. Je passe devant l’impasse sans m’arrêter. Banco : la tire est piégée. Je stoppe un peu plus loin et je branche la radio pour écouter les informations. Ils annoncent qu’il est seize heures, et ils disent comme ça que des Européens vont bientôt se réunir pour déterminer quand ils se réuniront la fois d’après. Content d’eux, je coupe les informations.
— Tu y es, la Breloque ?
— Paré, Mec.
Le plan est d’une simplicité romane : je prends de l’élan et je fonce à tombeau ouvert jusqu’à la voiture-chambre-de-passe.
On ramasse ce bon monde en flagrant délit. Culaille a des instructions : ne pas se rebraguetter avant que nous soyons sur place.
Tu me verrais : le major Campbell ! Une flèche !
Mon coup de patin envoie gnafrer le Gros contre le pare-brise. Il sacre comme à Westminster et s’élance hors de ma pompe.
Je l’ai déjà devancé.
Le spectacle ferait la fortune d’un sex-chope. Culaille a le futal sur les godasses. Il embroque à la langoureuse la môme Mireille dont il tient fermement les miches de ses mains énergiques.
Le promoteur du spectacle assiste, le futal également tombé, en tripotant de-ci, de-là, comme un maître-queue qui achève d’assaisonner un plat.
Notre arrivée-éclair a paralysé tout le monde.
Sauf nous, bien sûr !
Ce rodéo, chérie… Bérurier est sublime. Il a mille mains, soudain. Faut le voir ouvrir la porte à la volée, choper le mateur par ses basques, l’arracher de son véhicule, le faire pirouetter. L’autre tente désespérément de remonter son calbute. Béru l’empoigne au revers et lui porte un phénoménal coup de bol entre les carreaux. Ça fait un bruit de branche cassée. L’homme s’écroule dans l’impasse. Le Gros lui passe les menottes après avoir ramené les bras de sa victime dans son dos. Cela fait, il le jette comme un sac de linge sale à l’arrière de ma pompe.
Mireille et Culaille se rajustent. Ils sont un peu pâles.
— Vous êtes bien certains que c’est lui, au moins ? leur demandé-je en rigolant.
Ils opinent. Culaille me désigne du matériel de photographe dans une vaste sacoche de cuir installée sur le siège arrière. Je l’explore rapidement, sans trouver de photos. Mais je constate que le Canon est chargé (si je puis me permettre).
— Béru, prends le volant de cette tire, direction grande cabane.
— Mais… heu… et nous ? balbutie Mireille que ce point de jonction défrise.
Je chuchote.
— On va lui faire croire que vous êtes arrêtés également, mais une fois là-bas je vous ferai sortir par la porte de derrière.
Allez, go !
Il est assis sur un tabouret, les mains toujours entravées dans le dossard. Rien de plus pénible. Au bout d’un certain temps, t’as l’impression qu’on t’arrache les épaules. C’est un type d’une trentaine d’années, basané, au front dégarni. Ce qui lui reste de tifs frisotte. Il a cet air franc et loyal du forban qui te livre de fausses cigarettes en échange de faux dollars. Une gueule de bringueur levantin. Œil rose, teint jaune, haleine putride. Il s’appelle Fouad Aroun, il est de nationalité française, et il exerce le noble métier de Public relations.
Il saigne abondamment du nez, à cause de ce magistral coup de front que lui a décoché Sa Majesté.
Tu le crois désemparé, toi ? Tu te goures. Il est belliqueux (je n’ai pas dit belle queue) comme un morpion. La lèvre insolente, l’œil mauvais, le postillon corrosif.
Il nous déclare :
Qu’il a de hautes relations.
Qu’il exige l’assistance d’un médecin et d’un avocat.
Que nos voies de fait nous vaudront des révocations qu’en comparaison desquelles celle de l’Édit de Nantes ressemblera à une invitation à un cocktail.
Qu’il n’a pas peur de nous.
Que l’information est derrière lui.
Et qu’il donnera une conférence de presse en sortant d’ici.
Bérurier qui a tout écouté en se massant les phalanges hoche une tête commiséreuse.
— Seulement, voilà, soupire le Gros, t’en sortiras quand t’est-ce ?
Et pour lui signifier que ses menaces n’altèrent pas son moral, il lui vote une praline à la pommette qui fait éclater icelle comme le printemps un bourgeon. En foi de quoi (ou en Fouad de quoi) le minable culbute de son tabouret. Béru lui prête assistance en le relevant à coups de lattes dans les cerceaux.
L’autre pousse des cris de goret qu’on boudine.
Jusqu’ici je ne lui ai pas parlé des photos et il se croit seulement accusé d’attentat aux mœurs, ce qui, de nos jours salingues, n’épate plus personne.
On toque à la porte de mon bureau. Un garçon de laboratoire me remet une enveloppe contenant des clichés frais développés. Ceux que recelait l’appareil photo du loustic.
Je visionne.
Un petit sifflement satisfait. À nouveau la dame du dignitaire (dont je tairai le nom au long de ce bel ouvrage, par pure galanterie française) se trouve en étrange et compromettante posture puisqu’elle est représentée en train d’étreindre une fille aussi nue qu’elle. Un garçon, celui qui lui brandissait son chibroque sur la photo remise par Culaille, est présent, aussi dévêtu que ses compagnes.
Je montre l’image à Fouad Aroun.
— Tu sais que t’es doué, fils ?
Il ouvre la bouche, la referme.
Je sors d’un tiroir de mon bureau le numéro du Popotin comportant l’article illustré sur les frasques de la dame. Plus le cliché remis par Culaille.
— Un vrai reportage, hé ? ricané-je.
Béru regarde.
— Elle a un beau croupion, approuve l’Éminent. Pas du tout un cul prétentiard. C’est rare chez les personnes de la haute. Généralement, elles ont les noix agressives, tu remarqueras. Pincées, distantes. Le prose vaniteux. Certaines, j’ai observé, te déballent une chaglaglate sévère que tu croirais le portrait de Lénine, au point qu’y lui manque que des lorgnons. Tandis que la mère X…, son dargiflard, c’est l’aimable centre d’accueil. T’y passerais tes vacances sans faire rire le coup[2]. En plus, il est appétissant, à fossettes. Ça te remplit bien la pogne quand tu lui pratiques l’amortisseur télescopique. Quant à minouche, il rit large. Et la barbouzette, conviens, c’est pas de la barbiche de chèvre, mais de la cressonnière surchoix, genre Victor Hugo.
Au bout de son commentaire, je lui reprends son matériel d’extase. Et alors, se joue, la saynète suivante :
— Alors ?
………. !
Mais à part ça ?
Je veux un avocat.
Tiens, en v’là un commis d’office.
(Il balance un coup de latte dans la figure de Fouad, lequel Fouad rechute de son tabouret.)
Espèce de brute !
Non, Béru, laisse ! ! ! ! ! !
J’ai pas pu me retenir !
Cinq minutes plus tard, deux gardiens de la paix et une civière emmènent Fouad Aroun à l’infirmerie du Dépôt.
Le Gros essuie mon savon avec une serpillière brodée à ses initiales. Je le souhaiterais penaud, il n’est que rouscailleur, proposeur de mauvaises raisons.
— T’es marrant, tu voudrais que je m’ laissasse injurier par cette crevure ambulante sans que ma dignité d’homme réagissasse ? Un type qu’a les pires instincts et qui porte atteinte au gouvernement avec ses sales combines !
Le téléphone carillonne.
Je décroche sans cesser de pilonner Béru de mes reproches cinglants. Je le traite de sanguinaire, de chourineur, de matraqueur, de C.R.S. raté, de con casseur, et, je ne sais pourquoi, de rhinocéros enragé.
— C’est à moi que vous dites tout ça ? me demande une voix qui, pour être masculine, n’en est pas moins revêche, comme dit la Marquise de Sévigné à la page 86 de sa lettre du 2 mars.
Je réagis.
— Qui est à l’appareil ?
— Lanture.
Le toubib de l’infirmerie, un jeune mec renfrogné et pâlichon de partout.
Je rigole.
— Sûrement pas, Doc. Qu’y a-t-il pour votre service ?
— J’aimerais un renseignement, commissaire.
— Je vous en prie…
Lanture s’affûte le gosier en toussotant et murmure :
— Je voudrais seulement savoir pourquoi vous venez de m’expédier ce type, à moi, au lieu de l’envoyer à la morgue.