CHAPITRE II DANS LEQUEL JE PORTE À VOTRE CONNAISSANCE DES FAITS TROUBLANTS

Béru est un pourceau.

Un bœuf.

Un taureau lubrique.

Mais franchement, c’est pas le mauvais cheval.

En apprenant la nouvelle, il s’effondre.

— Moi, assassin ! Moi, que la bonté est conne-génitale ! Toujours prêt à rend’ service à Pierre, Paul, Jacques, et même au premier venu ! Mais je l’ai tout juste effleuré, ce tordu. C’était une mauviette ou quoi ? Une chiffe molle ? L’était en verre filé ?

Il se tait pour pleurer de fortes larmes de culture, visqueuses comme de la coulure de bougie.

Tandis que le Gros s’égoutte, je fonce à l’infirmerie.

Salement emmouscaillé, tu peux penser. Scrafer un client, d’emblée, pendant son « interrogatoire d’identité », ça la branle moche, en ce moment surtout, qu’une noire réaction s’amorce contre les flics. À présent, un zig que t’arrêtes, t’es tenu de le véhiculer dans une Mercedes 600, climatisée. D’y causer à la troisième personne. De lui faire servir des repas de chez Lasserre. De veiller à ce qu’il ne manque pas de cigares et à ce que le téléviseur de sa cellule capte bien les trois chaînes. Tu n’as le droit de l’interroger que sur rendez-vous, en présence de son avocat et de sa belle-doche. Alors, juge un peu de mon émoi quand j’envisage les conséquences de la hargne béruréenne. On va être « déféqué au plancher », comme dit le Gros (pour déféré au parquet). C’est la Correctionnelle assurée ! Et, qui sait même ? les Assiettes. Démissionnés d’office ! Je vois déjà la une des journaux courroucés avec nos sales gueules légendaires, légendées : « Les deux odieux policiers qui, perdant toute dignité humaine… »

Le docteur Lanture se précipite sur moi comme un soldat amoureux sur le vaguemestre.

— Je viens justement de vous rappeler…

— Il n’est plus mort ? espéré-je, évoquant le précédent de Lazare (dont la gare est aussi réputée que la résurrection).

— Si, mais… drôlement.

Qu’est-ce qu’il veut que ça me chale[3], la cause précise du décès ? Qu’il soit dû à une hémorragie cérébrale ou à une perforation du muscle cardiaque par une côte cassée, le résultat est kif-kif, non ?

— Qu’entendez-vous par là, Doc ?

— Jamais vu un truc pareil…

Il m’entraîne à un lit de fer peint en blanc, sur quoi gît Aroun. J’ai un soubresursaut en l’apercevant. Son visage est tout noir. Ses lèvres ont doublé de volume et son violettes.

— Ne dirait-on pas qu’il a été empoisonné, Doc ?

— Oui, mais pas comme vous sauriez l’imaginer.

Il me montre une chose noirâtre dans une cuvette d’émail (sans Bernard Palissy duquel elle n’existerait pas). C’est luisant, écrasé, avec du sang à ce qu’on dirait.

— Cela ressemble à un insecte, non ?

— C’en est un : il s’agit du bardanus venenus d’Amazonie. Sa piqûre est presque foudroyante. Le type détenait l’insecte dans cette petite boîte plate en bois de gourdasse. Sous l’effet de je ne sais quel choc… (il marque un temps et me regarde dans le blanc des yeux), la boîte a été disloquée et le bardanus venenus, libéré, a piqué l’homme à travers sa chemise. En trente secondes il a rendu l’âme. L’insecte, lorsqu’il pique, demeure accroché après sa victime dont il suce le sang. Je l’ai trouvé en auscultant votre zouave. C’est qui, ce bonhomme ?

— Un émule d’Isis.

— La déesse du mariage ?

— Non : le photographe.

* * *

Ça s’appelle modestement « La demeure des Bois ».

Ça comprend un minuscule hectare de pelouse appuyé à la forêt de Rambouillet.

Dessus, une ancienne métairie de style normand, à faux colombages et chaume danois. Fenêtres à petits carreaux, comme il se doit.

La barrière ceinturant le tout est blanche. Un gros dog allemand, sympa comme seize chaudes-pisses privées d’antibiotiques, erre sourdement par la propriété, cherchant l’emplacement où il défèquera plus tard.

Je sonne. Le soleil voudrait percer, mais une chiée de nimbus à la con lui font du contrecare.

Un grand type pas beau, avec une figure large et brillante comme un dargeot de macaque, se pointe, sous un béret basque rigoureusement plat, qui lui compose une sombre auréole de saint en panne de courant. Il porte un gros tricot de laine militaire.

Il nous toise, Béru et moi, avec autant de sympathie que pourrait t’en témoigner un aveugle dont tu aurais peint la canne en noir.

— Qu’est-ce c’est ? il nous demande aux deux, sans préférence pour le répondeur.

— Nous venons voir madame X…, dis-je.

Le Basque de la touffe renfrogne.

— Elle n’est point là.

— Mais si, insisté-je. C’est même son illustre époux qui nous envoie.

J’exhibe ma carte, ce qui est beaucoup moins dégueulasse que d’exhiber sa zézette, surtout à un ancien de la 2e D.B. promu factotum d’un grand politicien.

L’autre regarde le document comme s’il venait tout juste d’apprendre à lire.

— C’est vous LE commissaire ?

— C’est extrêmement moi, confirmé-je.

Il radoucit, tire sur un bord de sa galette pour nous montrer comme elle salue bien ; mais ce matin, le béret fait la gueule et refuse de tendre sa papatte.

— Venez ! Mais j’sais pas si elle voudra vous recevoir.

— Pourquoi qu’elle refuserait ? laisse tomber Bérurier du ton rogue du monsieur qui vient de payer les cinquante pour cent de son TIERS provisionnel.

— En ce moment, son moral, vous savez, il en prend un coup, fait le béret-basqué.

— Y’a pas qu’son moral, corrige l’Incorrigible.

L’ex-militaire déguisé en ancien soldat s’abstient de commenter et nous drive jusqu’au logis de vacances des X…

Une personne moustachue, nantie de tétons qui doivent l’être également, et d’un tour de taille que tu pourrais pas en mettre plusieurs dans un sac, attend sur le seuil.

— Mémaine, fait le troupier en retraite, va dire à madame que le commissaire San-Tantonio veut lui causer.

— Ainsi que l’officier de police Bérurier, ajoute Béru qui, peut-être par égard à sa graisse, ne veut pas compter pour du beurre.

Mémaine mimique pour exprimer qu’elle ne croit pas à un résultat positif de sa mission.

Elle ouvre la porte d’un salon ravissant, meublé rustique fruitier, traverse icelui et va toquer à une lourde.

À plusieurs et différentes reprises.

Tant qu’à la longue, une voie faiblarde geint un « Mais quoi, enfin » qui en dit long sur l’humeur de l’occupante.

— C’est un commissaire de police qui veut vous voir, madame !

Un feulement de tigresse :

— J’ai dit personne, Germaine ! Per-sonne ! C’est clair ?

— Bien, madame.

La gravosse non épilée veut se rabattre, mais je l’ai rejointe avec une promptitude silencieuse à côté de laquelle celle d’un chat passerait pour une charge d’éléphants dans un film de la Métro.

— Pardonnez-moi d’insister, madame X…, je viens pour vous aider et il est indispensable que nous ayons un entretien. Je vous demande d’avoir confiance en moi.

Tu m’entendrais susurrer.

Tu sais, les radio-reporters d’avant-guerre, qui assuraient la fin de l’émission et vaporisaient du « petite madame » dans les tons veloutés. « Je vous imagine, petite madame, dans la clarté orangée de votre abat-jour… » La mouillance du soir. Le conditionnement de la ménagère pour la rendre apte au troussage du guerrier. Les daronnes, en essuyant leur vaisselle, après avoir plumardé les chiares, elles écoutaient pâmées ces voix mystérieuses et basses, vibrantes, exaltantes qui leur éveillaient des langueurs dans la culotte. Les petites madames, dans la clarté orangée de leur abat-jour, elles en avaient la glandaille en survoltage, les mères. Du coup, leur méchant julot qui ronflait déjà sous le journal du soir, dans la chambre à côté, se parait de romantisme. La voix du spiqueur les arrachait à leur médiocrité fatiguée. « Approchez plus près votre oreille, jolie madame, plus près encore, car c’est l’heure ensorceleuse des confidences » que ramonait l’autre en bectant son sandvouiche rillettes devant sa passoire.

La magie d’une voix, pas une gonzesse peut résister. Le silence qui succède est encore porteur d’ondes san-antoniaises.

La porte s’écarte. Une pénombre dense. Un visage blafard.

— Entrez !

Je me coule dans une chambre que seules éclairent les fentes horizontales des volets.

Me faut un bout de moment pour faire vraiment connaissance avec Mme X…

Elle est drapée dans un déshabillé de soie mandarine. Très blonde. Le regard pâle. Elle tient un mouchoir en boule dans sa main droite. Elle retourne se lover sur un canapé crapaud et me considère avec plus de crainte que d’intérêt. Elle est habituée à la pénombre dans laquelle elle macère et me voit mieux que je ne la vois.

À nouveau, le silence.

J’attends qu’elle le rompe.

Elle le rompt.

— Que me voulez-vous, monsieur ?

Sa petite voix me touche, me trouble. Elle me fait de la peine, cette femme persécutée. Ses frasques après tout ne concernent que son époux. Elles n’intéresseraient personne si elle n’était la femme d’un homme en vue.

— Je vous l’ai dit, madame : je viens pour vous aider.

— Aide-t-on un mort ? Je suis comme morte, monsieur le commissaire. Mon foyer est détruit, ma réputation à jamais flétrie. Si j’avais le courage d’en finir avec la vie, je ne serais plus là depuis huit jours ! Je vis un cauchemar. C’est quelque chose d’épouvantable.

Elle est pathétique. M’habituant à la demi-obscurité, je découvre peu à peu des cernes sous ses yeux. Je distingue qu’elle a les narines pincées, et le regard enfoncé des animaux traqués.

— J’ai arrêté l’auteur des odieuses photographies, madame…

Elle tressaille.

— Vraiment ! Son nom ?

— Fouad Aroun.

Elle hoche la tête.

— Connais pas…

— Voici son portrait…

Je tends une photo d’identité, reproduite d’après les papiers trouvés sur Aroun.

Mme X… s’en empare et, pour pouvoir l’examiner, éclaire une lampe dont l’abat-jour orangé…

Ce qu’elle est belle, ainsi, non fardée, décoiffée, le visage brouillé par le chagrin.

C’est curieux comme, souvent, la détresse embellit une femme. Peut-être parce qu’elle la dépouille de ses artifices habituels ? La faiblesse va bien au beau sexe.

Elle regarde le cliché, acquiesce mollement.

— Oui, ça me dit quelque chose. Effectivement, cet homme est venu faire des photographies à notre appartement de l’Avenue Paul Doumer, mais il y a un certain temps.

Elle me rend le rectangle de papier glacé.

— Excusez-moi, pendant que vous y êtes, voulez-vous jeter un regard à celle-ci, madame ?

Et de lui proposer celle qui la représente avec un couple de jeunes gens.

Elle a un haut-le-corps. Ses épaules se voûtent.

— Il s’agit d’un montage ! murmure-t-elle.

— Je suis navré de devoir vous contredire, mais notre laboratoire prétend que non.

Elle me regarde droit dans les yeux.

— Et moi, je vous jure que si ! Si vous ne me croyez pas, il vaut mieux que vous partiez. Je meurs du scepticisme qui m’entoure, à commencer par celui de mon mari. Je suis sa femme depuis douze ans. J’ai toujours été irréprochable. Je l’ai aidé de mon mieux dans sa carrière. Et il a connu des instants difficiles. Or, il a été le premier à croire à ces infâmes clichés…

Elle éclate en sanglots.

Je ramasse la photo qui vient de choir. Ce faisant, je mate un bon coup par l’échancrure de son déshabillé. Tu verrais ça, t’en ferais tes beaux dimanches, nez-creux ! C’est du tout premier choix. Me v’là avec un début d’incendie dans l’Éminence, recta. Et rectiligne !

— Reconnaissez-vous les gens qui figurent avec vous sur l’image, madame X… ?

Courageusement, elle réaffronte cette épreuve (bien que c’en soit une pour elle !)

— Oui. Ça me revient, maintenant. C’était après les concours du Conservatoire. Un quotidien m’a téléphoné en me demandant si j’accepterais de recevoir les lauréats et de me faire photographier avec eux. Ce genre de requête est monnaie courante dans l’univers public de mon mari. Bien que je n’aime guère ces puérilités, je m’y prête de bonne grâce, pour lui. Votre Aroun est donc venu, de la part de ce journal, en compagnie de jeunes gens des deux sexes. Des photos furent prises. Je dois reconnaître que jamais je ne les ai vues publiées nulle part. Et, croyez-le, elles n’eurent aucun caractère scandaleux. Les intéressés me passaient leurs scènes. Je les écoutais. L’autre vilain bonhomme photographiait.

Brusquement, comme accablée de lassitude, elle éteint. Nous retombons dans un puits de velours noir.

— Que pourrais-je faire, murmure Mme X…, se parlant à elle-même… Partir. Mais où ? Rien n’est loin. M’enivrer ?

Elle pleure de plus rechef.

Alors, une force invincible m’empare.

Tel un automate, comme on écrit dans les livres pas revendables en solde, les bien littéraires qui font chier tout le monde et la suite, je me lève et m’approche d’elle.

— Non, je vous en supplie, ne désespérez pas, coassé-je, car pour croasser il me faudrait un « r », et j’ai même pas la force de m’en rouler un. Je ne veux pas. Vous êtes si belle, madame, si émouvante. Je vous tirerai de ce mauvais pas, je vous le jure…

D’Artagnan, quoi !

Mes deux mains téméraires se mettent en conque pour capter son tendre visage ruisselant de peine.

Elle a un élan blottisseur. Ses cheveux se posent contre moi, au niveau de mon ventre. Mais elle n’y peut demeurer longtemps, car une force naturelle la refoule. De quoi assommer un car de C.R.S. casqués !

Alors ma bouche va goinfrer la sienne.

Elle s’abandonne fièvreusement. La débarrasser de son déshabillé est un jeu d’enfant (puisque justement ce vêtement s’appelle un déshabillé). Je l’arrache de son canapé (tu parles, le style crapaud, pour la suite des événements, c’est pas le foot !). La porte jusqu’à son lit. Elle balbutie des choses en forme de râlements. Elle cause toute seule. Elle dit comme ça : « Mon Dieu, puisque l’opprobre est sur moi, qu’au moins je le mérite. » Ce qui est une chiement belle idée, hein ? J’adore cette philosophie épicurienne. Elle me va à la pensée comme un collant № 2 à une demoiselle du Lido.

Une fois on the bed, j’opère la fabioulouse véry well séance pour dame désespérée. Celle qui comprend la respiration sous-cutanée, l’hydroglisseur à ogive chercheuse, le compresseur moustachu, la lune de miel, l’ours mal léché, le potentat variable, le complément d’information, le médius musardeur, l’emporte-pièce, le coolie déballé, la pieuvre en folie et le déménageur folâtre.

Elle égosille tellement que je suis obligé de lui mettre également la main sur la bouche pour amortir son deuxième scandale en puissance. Je déplore de n’avoir pas un transistor à portée, vu que Couderc commentant le Tournoi des Cinq Nations, ou bien Johny interprétant I love the love, my love seraient extrêmement opportuns dans notre jolie conjoincture.

Ce qui frappe, chez Mme X…, c’est cette volonté d’assumer sa déchéance.

Elle brame : « Oui, ouiiiiiii, perds-moi ! Perds-moi toute ! Encore, je veux la honte complète ! Plus fort ! Perds-moi bien… »

Soit dit entre nous et le kiosque à journaux du coin de ma rue, je fais tout sauf la perdre. Ou alors c’est de quelques centimètres chaque fois, et pour d’infimes fractions de seconde. Je la trouve, au contraire. Je la trouve à mon goût. Je la trouve de première bourre en amour. Du nanan ! Du nectar ! Extase ! Encore ! Oh ! la belle bleue ! Label de qualité supérieure. Mise en bouteille au château ! Garantie totale, pièces de recharge et manœuvre ! Devine qui est là ! Ce qu’il y a d’excitatoire, ce sont ses larmes. Elle continue de chialer, en plein panard, lady Madame. Elle se tortille en hoquetant. Elle enrogne du prose mais parle la bouche pleine de sanglots.

Une vraie nymphomane ! J’ai pigé : dès qu’elle mate un julot elle lui saute au culbuteur. C’est le grand dérèglement sensoriel. L’hystérie caractérisée. Elle est branchée sur l’alternatif. La toute haute tension, Mâme X… Tu penses que c’était couru, dans sa position, qu’un malin lui tire des photos-mateur. Les trente-six poses à l’instantané, si je peux exprimer ?

Je la finis à l’arrachée.

Elle reste crucifiée sur son page. Haletante. Pleurarde.

Moi je vais refaire une beauté à Coquette dans la salle de bains.

Si je m’attendais à un truc pareil. Une dame de la High !

Au moment où je retraverse sa turne, elle m’agrippe.

— Je devine que ce qui vient de se passer contribue à vous donner une fausse idée de moi, me souffle-t-elle en pleine poire, d’un ton qui lézarderait un cœur de bronze.

Penses-tu, dearlinge !

— Voyons, mais non, piteuse le San-A., avec autant d’énergie qu’en déploie une malheureuse ménagère à retenir à dîner ses cousins de Pontamousson lorsqu’il ne subsiste plus qu’un reste de gratin de macaroni dans le garde-bouffe.

— Mais si, je le sens bien. Qu’importe. En me donnant à vous, monsieur le commissaire, je me sens plus forte pour supporter le mépris de mon mari, puisque maintenant je le mérite !

Je lui prends le congé d’une ultime galoche.

Elle me chuchote :

— Tu fais mieux l’amour que lui, bandit !

Fort de ce certificat de belle vis et mœurs, je me taille. Trois fantômes hagards assistent à mon déboulé.

Immobiles dans le salon, Béru et le couple de domestiques guettent ma sortie, comme on regardait sortir de leur capsule les astronautes revenant de la Lune, à l’époque où cet exploit intéressait encore l’opinion.

Je leur souris, gêné.

Le trio continue de pétrifier en chœur.

San-Antonio se ramone la gorge pour se mettre un peu de printemps dans l’intonation.

— Eh bien, nous allons nous retirer, fait-il en évitant les six yeux qui le lardent.

La dame Germaine murmure :

— C’est tout ce que vous aviez de besoin ?

— Pour l’instant, oui !

Bien sûr, Bérurier résume l’opinion générale en trois mots savamment agencés.

— Ben, ma vache ! dit-il.

Après quoi nous repartons.

* * *

Comme je remise ma tire dans la cour de la Casa Poulardin, j’avise Pinaud qui se pointe sur le perron, beau comme un garçon d’honneur. Il a un appareil photographique sur le baquet, en guise de cloche à vache.

— Attendez, les Artistes Associés, nous lance-t-il, ne bougez plus : j’en prends une !

D’instinct, Béru et moi nous nous immobilisons. Magie éternelle de l’objectif. Tu braques un Kodak, illico tout le monde rectifie la position, adopte une attitude favorable, se met en état de photo. Les gros se mordent les joues pour avoir l’air moins gros et rentrent leur bonbonne ; les maigres s’élargissent la cage à cerceaux. Les déplumés se rabattent les derniers tifs sur leur chemin de ronde à mouches ; les gonzesses se lissent les plumes. Bref, c’est la préparade éclair.

Cliiic ! fait la Vieillasse, d’un index tellement flageolant qu’on va sûrement ressembler à deux taches de cambouis sur un voile de communiante.

On s’attend à ce qu’il achève de dévaler le perron, mais au lieu, il exécute un demi-tour rapide et disparaît dans les intérieurs de la Pébroque’s Agency.

— Qu’est-ce y lui prend ? s’étonne le Mammouth.

— Mystère pinultien…

Le chef planton, le brigadier Poilala, un Corsico dont le front serait entièrement caché par le ruban de ma machine à écrire, tellement qu’il a le tif bas et le sourcil haut, me bondit sur le colback.

— Monsieur le directeur vous réclame, monsieur le commissaire !

Je jette sur Béru ce regard nostalgique qu’à pour un vieux numéro de Jours de France le gars qui attendait son tour dans le salon de son dentiste, lorsque, précisément, son tour vient de faire comme le jour de gloire (tiens, je suis ampoulé du style, aujourd’hui).

Voyez savons, savonnettes en tout genre.

Je me rends à la convocation expresse.

Par les voies du même métal.

* * *

La première fois que je lui trouve les doigts sales, au Vieux.

Lui, l’immaculé de frais !

Il a la frime tellement alourdie par les préoccupations que sa tête semble avoir perdu de sa hauteur au bénéfice de la largeur.

— Vous m’avez demandé, monsieur le…

Il pousse dans ma direction du papier luisant d’impression fraîche. Ce sont des épreuves de journal. Elles dégoulinent. Ça possède un aspect mort-né, des épreuves fraîches…

— J’ai là le prochain numéro du Popotin, San-Antonio.

Je lis un titre plus ou moins bien venu :

« Les X… »

C’est le divorce !

Une photo mal déchiffrable montre la chère Mme X… a loilpé avec un minet.

On raconte dans l’article que X… a rencontré « Bavassol » le célèbre avocat mondain et qu’il l’aurait chargé d’introduire une instance en divorce. On précise que les époux sont désormais séparés et que l’épouse frivole a été exilée dans la campagne que le couple possède près de Rambouillet.

Ayant lu, je hausse les épaules.

— Il fallait s’y attendre, patron. Ce pauvre bonhomme n’a pas d’autre solution pour protéger sa carrière. Il va divorcer en un temps record et épouser prochainement une pure jeune fille qui mettra sa couronne de fleurs d’oranger autour de ses cornes pour les rendre plus gaies.

— Où en êtes-vous, de votre enquête ?

— Je quitte la dame à l’instant.

— Alors ?

J’ai honte de ma dégueulasserie.

— Je crois qu’il s’agit d’une personne un peu névrosée, monsieur le directeur.

— Que dit-elle de ses partenaires ?

— Qu’il s’agissait de pseudo-lauréats du Conservatoire qu’un quotidien voulait photographier en sa compagnie.

Il hausse les épaules.

— Stupide ! Quoi de neuf, à propos d’Aroun ?

— J’ai chargé Pinaud d’enquêter sur cet homme.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire d’insecte dont la piqûre l’a tué ?

— Il le trimbalait dans une petite boîte ; sans doute le réservait-il à quelqu’un. Il paraît que le venin de cette bestiole crée les mêmes symptômes que certaines affections cardiaques.

— Je veux tout savoir à propos de cet individu !

— Je vais m’y employer.

Je déteste le boss quand il fulmine, et pourtant je préfère sa mauvaise humeur à l’abattement dont il fait preuve présentement.

— On dirait que cette affaire, pourtant banale malgré sa sordidité, vous affecte beaucoup, patron ?

Il caresse son merveilleux crâne, couleur de jeune fesse bien fraîche.

— Je suis un homme d’instinct, San-Antonio. Quelque chose m’avertit que nous ne sommes qu’au tout début d’une vilaine histoire. Et quand la politique est impliquée dans ce genre de choses, on peut tout craindre.

Il désourcille pour me regarder en grand.

— Pourquoi riez-vous ?

— Moi ? m’étonné-je, pris en flagrant délit de pensées intimes.

— Oui : vous riez !

Je peux pourtant pas lui raconter mon rêve de cette nuit ! Il me revenait juste en mémoire. Conséquence de ces photos que mon sub’ interprète à sa façon. J’ai rêvé que j’étais à la terrasse d’un bistrot de campagne.

Soudain, les échos d’une fanfare ont éclaté. Des musicos patauds, rougeauds, benêts, ont débouché d’un chemin. En tête marchaient les tambours, les cymbales, la grosse caisse. Zim boum boum bang ! Et derrière suivaient les cuivres. En arrivant devant moi, ces derniers ont attaqué. Alors un fou rire m’a biché, si fort que je m’en suis réveillé et que j’ai continué de me cintrer au bord de mon pagingue pendant dix minutes. Figure-toi que les joueurs de trombones, de bugles, de saxos et autres, avaient placé l’embouchure de leurs instruments dans leurs braguettes. De longues tiges de métal hissaient la partition au niveau de leurs yeux. Et ces gars à tronches de ploucs jouaient avec leurs zizis, mon fils ! Textuel. Ils jouaient bien, ils jouaient fort, en mesure, les doigts au niveau du futal. Et personne d’autre que moi ne se fendait le tirlingue. Y’avait que San-A. qui se roulait dans la poussière. Unique ! Tu crois pas que ça signifie quelque chose, côté Herr Freud ? Ça voudrait pas dire, d’hasard, que je suis seulâbre à me marrer du monde dans un univers d’enfoirés où l’on joue Sambre et Meuse avec sa bite[4] ?

Mais va-t-en bonnir cette plaisante histoire au Dirlo, mon gars ! Pour le coup, tu verras biscorner son estime.

De toute manière, mon sourire inopportun l’a cisaillé. Il me congédie d’un geste, comme un pacha sa valetaille.

Je vais rejoindre Sa Béruranche, aux étages inférieurs, pour inférieurs.

Le trouve dans une allégresse démoniaque. Une tornade blanche d’Ajax démoniaqué ! Il pouffe ! Il expectore, restituant des reliefs d’anciens repas.

Debout devant lui, Pinuche, la chère guenille, Pinuchet, dit Baderne-Baderne, sourit de l’hilarité de son compère. C’est un homme de mesure, Pinaud. Un vieux sage, un peu bêlant, un peu branlant, radoteur sur les bords, mais qui ramène irrésistiblement les choses à leurs justes proportions.

— On peut savoir ? m’enquiers-je.

Béru, en guise de réponse, me balance une photographie toute fraîche comme une zézette de jeune marié inexpérimenté.

Je regarde.

Bondis.

Me trémulse pour me transformer en un point d’interrogation vivant, dont les dames souhaiteraient se servir comme porte-manteau (voire porte-slip).

L’image me représente, moi, San-Antonio, au côté du gros Béru. Elle a été prise tout à l’heure par la vieilloche, lors de notre arrivée. Et là-dessus, tiens-toi bien au manche du pinceau, je vais retirer l’échelle, là-dessus, mon drôle, nous sommes nus comme deux vers !

Deux vers en pieds.

Deux verres à pied.

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