Je ne parle pas.
Une intense tristesse me point.
Je n’ai même pas la force de conduire. On a pris une vieille 404 noire dans la cour de la Big Crèche et c’est Béru qui la pilote, ayant Pinuche à son côté.
Moi, je suis derrière, près de Casuel.
D’un Casuel qui ne ressemble plus du tout à ce qu’il était avant le début de nos relations. Un Casuel sparadreux, mercurochromé, boursouflé, asymétrique, borgne et édenté.
Un Casuel auquel je n’ai rien dit de la mort de Mme X…
Un Casuel qui, d’ailleurs, n’a nulle envie de faire la causette.
Comme naguère, j’évoque Mme X… Notre violente étreinte. Son désespoir. Je relis le mot qu’elle m’a posté. Elle avait une belle écriture, racée, souple… Il eût fait bon lire des mots tendres tombés de sa main… Bref, elle me plaisait.
Obscurément, car l’homme a le pouvoir de refuser ce qui le meurtrit, je me dis qu’il y a confusion. Que c’est peut-être le corps d’une autre qu’on a repêché. Pourquoi pas ?
Au fil des kilomètres, cette certitude se loge dans mon container à méninges, n’en sort plus, s’y installe.
Oui, une autre…
Casuel pourrait me renseigner. Puisqu’il a avoué avoir eu rendez-vous avec la dame et l’avoir mise en lieu sûr…
Alors, pourquoi ne l’interrogé-je point ?
Je vais te dire la vérité, fiston : parce que je suis un bon Dieu de flic ayant le métier chevillé aux tripes.
Je pense en sourdine que si c’est bien du cadavre de la chère femme qu’il s’agit, Casuel aura un choc quand je les confronterai. L’élément de surprise est souvent déterminant dans notre job.
Béru, qui n’est pas un grand sentimental, fredonne « Les Matelassiers ». Lui, ses déboires conjugaux, il y pense en pointillé, comme certains ne repensent à la purge qu’ils ont avalée qu’en se déculottant.
Pinaud ronflote. Il vieillit encore un peu plus, Pépère. Je ne croyais pas la chose possible, eh bien si… Il a trouvé un degré de plus dans la débrisure. Ce qu’il avait de gris vire au blanc, et ce qu’il avait de blanc, au jaune. Et puis il s’enroule, doucement, tel un hippocampe. On y peut rien. C’est ça l’anéantissement : une lente érosion, pareille à celle qui ravage les belles gueules en pierre des statues moyenâgeuses.
Casuel, menottes aux poignets, somnole aussi dans ses plaies.
Tu vois : chacun en a sa part…
À quelques kilomètres de Sens.
Un gentil bled avec des toits d’ardoise fine…
Le cadavre a été transporté dans un local de la mairie où l’on fourre les accidentés de la route, les noyés et d’autres gens morts, donc encombrants.
Deux gendarmes bavardent en fumant, assis sur un muret.
À notre arrivée, ils se lèvent, jettent leurs mégots et nous balancent un rutilant salut militaire. Ils sentent le cuir et le drap humide.
— Commissaire San-Antonio !
— C’est par là, monsieur le commissaire.
— Vous me surveillez le zèbre qui est à bord, s’il vous plaît.
J’entre dans l’appentis que ferme mal une double porte dont la peinture s’écaille.
Une table composée de planches sur des tréteaux. Noces et banquets ! Une bâche dépenaillée sert de suaire. C’est Béru qui rabat la toile. Il regarde, fait une moue apitoyée.
— C’est elle ? demandé-je.
Il hausse les épaules.
— Moi, j’ai pas rentré dans sa chambre, comme j’en connais, je l’ai vue qu’en photo…
Alors je me précipite, sachant que ce n’est pas Mme X… Que ÇA NE PEUT PAS ÊTRE ELLE !
Parce que je VEUX, tu entends ? Je veux que ce ne soit pas elle !
Je regarde.
Un seau d’eau bouillante, mon gars.
En pleine figure.
C’est hélas elle. Vraiment hélas elle. Sans la moindre erreur possible. Elle, éperdument. Elle, comme dans la lumière orangée de sa chambre…
La noyade ne l’a pas défigurée. Elle semble dormir.
Mme X… a retrouvé son calme.
Pour toujours.
Il y a plusieurs manières d’aider un handicapé à sortir de voiture.
En ce qui concerne Casuel, je choisis la meilleure : c’est-à-dire que je l’empoigne par ses deux oreilles, et que je l’arrache à sa banquette pour le propulser dans la cour, aux pieds de gendarmes surpris et vaguement hostiles.
Le drapeau français qui fut tricolore n’est plus qu’un pitoyable arc-en-ciel au bout de sa hampe où il pend comme un sexe de diabétique.
Tue Dieu ! que l’univers est tristounet en ce moment ! Pas regardable. Les hommes sont à chier partout, les choses à leur image, puisque inventées et réalisées par eux.
Un gendarme aide Casuel à se relever.
— Viens, mon gars ! enjoins-je d’une voix polaire.
Malgré ma noire fureur et mes voies de fait au chapitre, Casuel ne peut se retenir de demander :
— Où allons-nous ?
— Dire adieu à quelqu’un !
Je le bourrade dans les endosses et il trébuchaille jusqu’à l’appentis. On s’approche de la table.
Il regarde. Moi, c’est sa frime que je scrute. Elle s’empreint de surprise. Il hésite et murmure :
— Qui est-ce ?
J’ai brusquement un toton en activité dans la pensarde. Mes cellules font le gyroscope.
— Tu ne connais pas ? m’étonné-je.
— Non !
Écoute, je te jure qu’il est sincère. Et d’ailleurs, pourquoi mentirait-il à cet instant, compte tenu de ses aveux précédents ?
Je murmure :
— Madame X… !
Pour lors, tu le verrais blêmir, comme on dit en littérature policière ! Il décompose à toute pompe, Albéric. On dirait que le sol, le fondement, la raison lui échappent. Sous son mercurochrome, il devient plutôt cireux, le frère.
— Tu ne pensais pas qu’on la retrouverait aussi vite, hé ?
Comment qu’il moite ! Il les a à la caille. Y’a le blizzard dans son slip. La toundra dans sa raie culière. Il pétrifie de la moelle épineuse, Casuel. Oh, là là ! Ses glandes se mettent à suinter comme un vieux carter. Il paraît baguenauder dans les grands gouffres, en équilibre instable. Le Cañon du Colorado. Il colle au radeau ! Cherche à dire, voire seulement à penser cohérentement. Il voudrait, fissa, trouver la riposte, la parade. Se réfugier dans l’enceinte d’un alibi.
Tout ce qu’il trouve à clapoter, c’est :
— Je n’y suis pour rien !
— À quoi joues-tu ?
— Je ne l’ai pas tuée, je le jure… Je ne l’avais même jamais vue.
— Comment veux-tu qu’on envisage une seconde de te croire, alors que tu prétends l’avoir kidnappée ?
— J’ai menti.
Bérurier qui vient de licebroquer contre le mur de la mairie, malgré son tempérament profondément républicain, intervient.
— Gamin, j’arbore les menteurs. Surtout quand t’est-ce c’est à moi qu’ils mentent. Alors, de trois choses l’une : ou t’as vraiment menti, ou tu mens en disant que t’as menti, ou tu vas mentir en disant la vérité, dans lesquels trois cas, je me considère comme baisé en levrette et je te le fais payer au prix du faux-filet !
J’écarte le Gros d’un revers puissant.
— Laisse, la parole est à monsieur.
Puis, à Casuel :
— J’attends ta nouvelle version.
Il est littéralement fasciné par le cadavre de Mme X…
— Un meurtre, balbutie-t-il, c’est que ça change tout !
Bon, il croit qu’on l’a assassinée. Pour lui, ça ne fait pas l’ombre d’un doute.
— Il s’agissait d’une petite machination, déclare-t-il. Un truc pour torpiller monsieur X…
— Explique !
— Je vous ai prétendûment agressé. En réalité on comptait que vous me neutraliseriez : on vous connaît.
Le compliment me caresse l’orgueil au passage, néanmoins je maîtrise mes réactions.
— Tu veux dire que tu as monté ce coup de la rue Sainte-Nitouche uniquement pour qu’un renversement de situation nous amène à t’interroger ?
— Exactement.
— Tu as fait mine de céder aux sévices de l’officier de police Bérurier pour nous faire gober un diabolique mensonge ?
— Voilà.
Sa Grosseur tonne :
— Donc, y m’a doublement enviandé. Tu me laisseras y causer tout de suite que t’auras fini, Sana. Je commence d’en avoir plein les galoches, moi, d’être doublé par tout un chacun et toute une chacune : ma bonne femme, mes chefs, mes prévenus, ça finit à faire un peu beaucoup et ça me craque la sous-ventrière, à force d’à force !
— Tu fais réellement parti du R.E.T.I.C.U.L.E., Casuel ?
— Exact.
— Qui t’a commandé cette glorieuse machination ?
— Un supérieur, naturellement.
— Son nom ?
— Alors là, vous pouvez courir, dit catégoriquement notre « collègue ».
Bérurier exale un râlement de goret évacuant par une entaille à la gorge son ultime litre de sang.
— Est-ce t’as entendu ce que je viens d’entendre, Tonio ? me demande le cher homme.
L’autre poursuit.
— Écoutez, les gars : si je n’avais pas un beau paquet de ce que je me pense, là où vous pensez, je ne ferais pas ce boulot, logique, non ? Je m’affale quand il le faut. J’ai rempli mon programme. Joué le jeu à bloc. O.K., parfait. Comme il s’agissait d’un haut personnage politique, on se doutait que le coup s’écraserait mollement. Je ne risquais pas grand-chose. À présent, vous me montrez le cadavre de la dame, alors je crie pouce. Ce détail n’était pas inclus dans mon contrat. Et sûrement pas prévu par mes patrons. Comme je n’ai pas envie de passer aux assiettes pour un autre, moi qui suis de neige dans tout ça, je préfère vous déballer la vérité. Bon. Seulement de là à vous craquer mes supérieurs, vous repasserez. C’est correct ?
In petto, je dois admettre que ça l’est.
— Donc, tu n’es pour rien dans l’enlèvement de cette femme ?
— Je peux te le prouver, me rétorque-t-il, usant de ce tutoiement confraternel dont j’ai pris l’initiative. Alibi en acier trempé : j’étais à me tirer les couennes au soleil de Djerba lorsqu’un câble m’a rappelé, et je n’ai déboulé à Paname que ce matin.
J’opine (d’âne).
— Probable qu’on t’a rappelé uniquement parce que tu pouvais arguer de ce bel alibi en cas de pébroques ?
Il réfléchit un court instant.
— C’est en effet envisageable.
— Donc, tu ne sais rien ?
— Rien. J’ai été chargé de vous raconter une histoire, un point c’est tout, et de m’y prendre de telle sorte que vous soyez conditionnés pour la croire sans hésitation. Là, s’arrête mon boulot.
— Qui nous le prouve ?
Il hausse les épaules. Marrant comme sa personnalité s’est modifiée depuis qu’il a rendu son rôle, l’Albéric. Il a pris de l’assurance. C’est un dur d’une catégorie spéciale, un casse-cou, un téméraire. Mercenaire dans son genre, paré pour les actions les plus louches, les entreprises les plus tortueuses, mais capable de panache quand il faut. Il s’est laissé tabasser par Béru sans rechigner, mettre la frime en compote parce que ça faisait partie du jeu auquel on l’avait soumis. À présent qu’un « incident technique » s’est produit et qu’il y a eu renversement de vapeur, il se réinstalle dans sa vraie nature.
On va voir.
Et je lui dis, à mi-voix, plus pour répéter la chose à mon subconscient que pour la lui dire :
— On va voir.
— C’est tout vu. Vous ne pouvez me convaincre que d’insulte à magistrat…
— Et d’attaque à main armée, fils ?
Il rigole.
— M’étonnerait que ça aille loin, on marine tous dans un tel bain de merde qu’on n’a pas intérêt à faire des vagues. Mon pote, la politique, c’est une denrée à fuir quand on a, comme toi, une âme simple dans un corps sain.
Bérurier pose sa veste.
— Défais-y les poucettes, San-A. Ce mec, il me court si tellement sur la prostate qu’y faut que je me le paie à la loyale.
— Pas devant le corps de cette malheureuse, tout de même !
— N’importe où…
— Là, vous me feriez plaisir, les gars, déclare Casuel. Ce que j’ai pu ronger mon frein pendant que ce poussah me dérouillait. Merde, si je ne m’étais pas dominé, tu aurais vu ta hure, l’ami !
— Sors dehors, que je te rentre dedans ! enjoint Béru.
Y’a de la nervouze dans l’air, mon camarade. On n’y peut peu. Moi-même, je crois que ça me soulagerait de me tabasser avec un pékin. J’enlève le cabriolet deux places de Casuel et il suit Bérurier dans la cour.
Je les y rejoins pour questionner les gendarmes.
— Dites-moi, brigadier, où a-t-on repêché le cadavre ?
— Il était coincé contre une drague.
— Un médecin l’a examiné ?
— Oui : le docteur Rapière, de Grocolomb.
— Grocolomb, c’est le bled qu’on traverse en venant ici ?
— Oui. Mais qu’est-ce qu’ils font, ces deux types ?
— Ils se battent, brigadier.
— Mais pourquoi ?
— S’il fallait s’occuper des affaires de chacun… Il a fait un rapport, le toubib ?
— Pas encore. C’est un original. Il a dit qu’il l’enverrait… Enfin, bon Dieu, il faut les séparer ! Que va penser la population : deux hommes qui s’empoignent devant des gendarmes, sans que les gendarmes réagissent… Voyez, les gens s’arrêtent.
— Ça vous évitera de les arrêter vous-même, gloussé-je.
— Dites, c’est pour un constat ou pour vous foutre de ma gueule que vous êtes venu, commissaire ? J’aime pas beaucoup vos manières, vous savez ?
— La prochaine fois, on vous enverra le catalogue des commissaires disponibles, mon vieux, vous choisirez…
— Vous allez tout de suite faire cesser cette bataille de chiffonniers !
Non, tu te rends compte ! Des ordres ! À moi ! Un gendarme ! Merde, j’ suis pas bégueule, mais tout de même.
— Écoutez, mon vieux, vous commencez à me cavaler sur le haricot. Et je vous interdis de me parler sur ce ton.
— Et moi je…
Lui, rien. Vu qu’il vient d’effacer ma droite au menton. Tu parles d’une Melba ! Le v’là les quatre fers en l’air dans la cour. Les gens se ramènent de plus en plus nombreux. On rameute dans le village, oyez ! oyez ! bonnes gens. Les bourres français qui se la tirent : police judiciaire, gendarme, police parallèle !
Ça devient la sinistre échauffourée. Béru et Casuel en décousent à tout va. Leurs horions, tu croirais des coups de maillet sur un tonneau. Mon brigadoche s’est relevé, sans son kibour, et me charge à la sauvage, le visage révulsé par la fureur gendarmière. Son pote (les pandores vont par deux, comme les burnes), intervient idem. Je me retrouve avec deux archers sur le paletot. Je refoule, du poing et de la savate. On grogne, on ahane.
Et puis voilà Pinuche qui sort de la tire où il ronflotait, alerté par le vacarme de la population. Histoire de me soulager, il m’en prend un : le plus petit. Si bien qu’on fait trois couples de combattants. Barnum et ses trois pistes ! Les gens crient, applaudissent. Les lardons sont sortis de la communale. Ça piaille, trépigne, gesticule. Y’a là le boucher, avec son tablier sanglant retroussé, le savetier avec son tablier de cuir, l’épicier avec sa blouse grise, l’institutrice avec sa blouse blanche, le maréchal ferrant-porte-bonheur, avec son tranchoir, le bistrot avec sa cirrhose, le facteur avec sa sacoche. Des santons de province !
Ravis de l’aubaine, tous, tu parles ! Quand tu vois les programmes de la téloche, à côté ! Mon matuche a une force herculachose ! Quand il me charge, j’ai l’impression de prendre un char romain dans le baquet ! Heureusement que j’ai pour moi le sens de la feinte ! Une esquive, deux, trois, ça l’enrogne outrancièrement. Un type aveuglé par la rage, il devient évasif du geste, c’est connu, reconnu, lu et approuvé ! Je le laisse se fatiguer. Ensuite, je l’assaisonne : coup de boule au poitrail, une-deux à la face. Il retourne à dame, nanti d’un de ces airs pensifs qu’on a jamais vu sur la frime d’un gendarme. Ouf ! je vais mieux. L’aide à se relever. M’excuse poliment. Pinuche, lui, est allongé, les bras en croix, son galure sur la face. Tu croirais un Magritte ! Son adversaire s’en est tiré avec une simple écorchure à l’oreille (il s’est fait ça ce matin en se rasant). Par contre, le combat-vedette se poursuit, ponctué de fortunes diverses. Les vaches, quelle rouste ils se mettent ! Tout y va : la tête et les jambes. Les hommes bleus du désert ? Tiens, fume ! Cette corrida, madoué ! Casuel paraît prendre le dessus. Il a une technique folle, ce gus. Tu sens le mercenaire surentraîné. Qui connaît les coups hypocrites.
La chourinerie, ça n’a pas de secrets pour him. Un coup de latte au plexus et Mister Ponpon va à dame. Il fait le crabe renversé, le Gravos. Moment pénible. Enfin, il s’ébroue, se redresse. L’autre attend, en garde. Garde basse, véry basse. Bérurier halète comme une gare au moment des vacances. Il est plein de sang et de haillons. Il n’a plus de boutons nulle part, plus de poches, plus de revers. Il attend un peu que l’oxygène de cette cour de mairie le guérisse de l’asphyxie.
Il hennit et recharge.
Beau travail !
Tu sais quoi ? Il a brusquement renoncé à se battre, mon bon Béru. Car il a pigé que sur le plan combat il ne gagnerait pas. Alors il joue sa force, uniquement sa force taurine. Or, ça fait quoi, un taureau ? Ça charge. Juste ça, mec : ça charge. Mais en cataclysme.
Albéric va pour placer un uppercut. Sans doute qu’il le place ! Dans le typhon va-t-en savoir ? La tornade noire le décolle de terre. L’emporte. Le coltine jusqu’au mur de la mairie. Le bruit, je voudrais te le reconstituer : fchlaouffff ! Oui, dans ces eaux-là. Fchlaouffff (tu peux rajouter des « f » si t’es pas en voix). Les deux hommes demeurent longuement immobiles. Ventre à ventre, joue contre joue.
Et puis ils dégoulinent le long de la muraille et s’affalent inertes l’un sur l’autre.
Inséparés.
Une vieille maison délabrée dans un parc en friche. La plaque du portail, annonce : « Docteur Adhémar Rapière. Ex-Interne des Hôpitaux de Paris. Médecine générale, voies urinaires. »
Je remonte l’allée broussailleuse qui mène à un petit porche triste sommé d’une lanterne fêlée.
Je sonne.
Ça ne répond pas.
J’insiste.
Alors une voix étouffée, masculine de surcroît, comme l’écrivait la Comtesse de Ségur dans son Ode au Maréchal Pétain, lance un : « Entrez, bon Dieu ! » qui sent son homme de caractère.
Je pousse la porte. Elle n’attendait que ça pour s’ouvrir.
Vingt-gu, ce que ça fouette dans la bicoque ! L’aigre, le sale, le délabré. Les murs sont écaillés, mais on ne peut pas les voir car des piles de livres et de revues sont dressées contre. Une horde d’insectes que, n’étant pas entomologiste, je ne puis te mieux préciser, se disperse en carapapatant sur le carrelage démis qui tremble sous tes pas.
Le couloir est obscur. Quatre portes y donnent, qui toutes sont grandes ouvertes. Je perçois un halètement. Le bruit, tu n’y peux rien, c’est ce qui t’incite le mieux après la lumière. Aussi, m’y dirigé-je.
J’arrive de la sorte au cabinet de consultation du praticien, et bien m’en trouve, car il m’est dès lors accordé de voir une scène particulièrement particulière.
Je te la livre in extenso pour que tu te fasses moins mal.
L’antre, d’abord…
Là, comme dans le couloir, les imprimés (livres et revues) ont continué leur inexorable invasion… Au point qu’on se croirait dans quelque entrepôt de soldeur, comme on en trouve encore dans la rue du Caire, à Paris. Il ne reste que peu de place pour l’équipement professionnel du docteur. Cet équipement se compose : d’un vieux bureau déglingué, d’une table d’examen, et d’un lavabo antédiluvien, dont l’émail est presque totalement parti.
Pour l’heure, une personne de sexe infiniment féminin (aucun doute ne m’est laissé) occupe la table aux repose-jambes largement déployés… C’est d’elle que proviennent les râles mentionnés quelque peu précédemment. Un monsieur d’âge est installé entre les jambes de la patiente, sur un prie-dieu. Mais en guise de dévotions, il lui développe une magistrale tyrolienne à crinière. L’intéressée (ô combien intéressée) se trémousse de plus en plus vitement. Ses plaintes montent. Elle ronronne. Mentionne le nom du Sauveur. Appelle sa mère. Clame des onomatopées d’intonations affirmatives. Et assure que c’est bon, que c’est bon, qu’ c’est b’on, qu’ c’ b rrrouhâââ ! Conscient de ma présence, le prodigueur se retire un instant de son embouchure. Effectivement, il est vieux, barbu façon Victor Francen, avec l’œil sévère.
— Je suis à vous tout de suite, jeune homme ! me dit-il, Madame est sur le point de partir.
Ensuite de quoi, il retourne à son mouton, lequel est particulièrement noir et frisé.
Il active la manœuvre. La complète de la main droite d’abord, ensuite de la gauche.
La toute belle envolée, mes chéries. Le bouquet somptueux. Une apothéose !
Comme annoncé par l’expert, la dame part en effet. C’est un décollage glorieux, ample et sûr. Elle tremble de tous ses réacteurs, son fuselage a la danse de saint Guy. Elle prend de la vitesse, pique sur le septième ciel, rentre son train d’atterrissage, décrit une orbe magistrale, trouve sa direction et disparaît dans un « awtchhhhhhhhhhh » qui n’en finit pas.
Le vieux toubib abandonne sa position agenouillée pour aller rinçoter ses doigts au lavabo. Ensuite de quoi, il se sert un verre d’Evian.
La personne qu’il vient de « traiter » descend de son perchoir. Elle me salue d’un cordial hochement de tête. C’est une dame forte et mûrissante, vêtue avec quelque recherche. La voici qui récupère son sac à main sur une pile de Revue des Deux Mondes. Elle y puise des billets de dix francs qu’elle dépose sur le bureau. Le docteur remplit sa feuille de maladie, la lui tend. La dame s’en va en disant : « Merci, à la semaine prochaine, docteur. »
Le médecin me fait signe de prendre place sur un tabouret de cuisine et lui-même s’assied sur le prie-dieu, ce qui le place en position nettement inférieure par rapport à moi.
— Et vous, qu’est-ce qui vous amène ? me demande-t-il.
— Oh, pas du tout la même chose, docteur, affirmé-je avec un sourire.
Il chausse son nez de lunettes à monture métallique récupérées dans l’une de ses poches.
— Je m’en doute.
— Vous avez des clientes complaisantes.
— Comment ça, complaisantes ? Elles viennent pour « ça », mon cher ; uniquement pour « ça ». Depuis longtemps j’ai dérapé de la médecine à la minette. Un don, ça se cultive, non ?
— Effectivement, vous m’avez paru extrêmement compétent.
— Ce serait dommage : je suis le président de la S.M.T.C.
Il tapote un insigne fixé à son revers, entre le ruban de la lésion d’horreur et celui des napalm cadavériques. De forme triangulaire, celui-ci représente une langue pendante stylisée et frappée des quatre lettres qu’il vient d’énoncer.
— Ce qui signifie ?
— Société de Minettes Toutes Catégories. Je suis chargé de cours à notre faculté.
Avant que j’aie eu le temps de marquer ma surprise et mon intérêt (lesquels sont étroitement mêlés), cet homme passionné et passionnant se lance dans une éblouissante dissertation sur son art.
— Très vite, très jeune, je me suis rendu compte que l’amour dit normal n’était qu’un acte bon pour les lapins. Un geste de pépiniériste. Rien d’autre qu’une intervention destinée à perpétuer l’espèce. Les satisfactions sensuelles que je retirais de cette ridicule friction, non seulement me laissaient insatisfait, mais me causaient surtout un profond sentiment de gêne. « Après l’amour, l’animal est triste » dit le proverbe. Comme c’est vrai ! Immensément vrai ! Et savez-vous pourquoi il est triste, l’animal ? Parce qu’il a honte. L’animal mâle, s’entend, car l’animal femelle possède cette auto-satisfaction qui le rend aussi heureux après qu’avant pour peu que son partenaire se soit correctement comporté. Vous me suivez ? Parfait. En étudiant le problème, j’ai découvert que la seule satisfaction « réelle » de l’homme, c’est de provoquer la jouissance de la femme. Alors là, oui, il est comblé car, en amour, son orgueil est plus important que son pénis. Le jeu consistait donc à donner le plaisir sans l’éprouver sous la forme éjaculatoire classique ; c’est-à-dire en restant pleinement disponible en toutes circonstances. Je me suis donc mis à explorer les ressources fournies par ma langue. Je me suis vite aperçu qu’elles étaient infinies. Elle est davantage complémentaire du sexe féminin que le membre le plus érectile. Car il est tout en nuances, le sexe féminin, mon ami. C’est un délicat violon, et que nous violons en soudard, la plupart du temps. L’imbécile d’homme se présente avec sa trique de guignol en guise d’archet et, tout comme Guignol il frappe à tort et à travers, surtout à travers ! L’homme est une baratte. Il croit faire l’amour, mais en réalité, il bat le beurre. Tandis que la langue… Quelle souplesse, quelle agilité. Omniprésente, savante, ironique, suave ! C’est, notez-le, une particularité de notre peuple de France ; pourtant, le Français, qui bouffe si bien à table, bouffe assez mal au lit. Si, si, si. Il confond chatte et sandwich, mon bon. Quand il condescend à descendre jusqu’au c…, il se met illico à dévorer. C’est un goinfre de l’amour. Foin des subtilités qui, pourtant, en font tout l’agrément. Minette ! Minette ! Minette ! Voilà mon cri de guerre. Le ralliement universel. Grâce à un entraînement prodigieux, je crois pouvoir dire que j’y suis passé maître. Mais que d’exercices linguaux, mon ami ! Avant d’être un vrai minoucheur, un pur, un pro, que de gammes ! Ah, il faut y consacrer plus de temps qu’une danseuse étoile à la barre ! La vérité ? Des heures chaque jour. Vous m’entendez bien ? Au moins deux : matin et soir. Allllll ! Vous voyez : je place ma langue en virgule, comme si j’allais parler anglais ou jouer du piston. Décontraction : alllll ! La sonorité doit être toujours identique ! Alll ! C’est un peu rauque, mais velouté pourtant, plein d’infinis frissons. Faites allll ! Non, mon cher, zéro ! Enfin j’exagère, mettons 8 sur 20. Il y a de l’intention, de la bonne volonté, mais ça reste trop intérieur. Allll ! Agilité ! J’ai calculé avec un spécialiste de l’acoustique que j’obtiens jusqu’à quarante vibratos seconde. Il faut une vie pour parvenir à ce genre de performance, mon garçon.
« Et puis alors, et puis alors, et puis alors, se pose la question de la respiration. Alors, là, alors, là… L’agilité, naturellement, rien n’est possible sans elle, mais elle ne suffit pas. L’ayant obtenu, pour l’utiliser à plein, il faut savoir régulariser son souffle. Ne pas respirer seulement avec le nez, comme quatre-vingt-quinze pour cent des brouteurs. Ils te vous font un bruit de goret cherchant des truffes, ces crétins. Ça tue l’extase, ça. La dame minouchée se croit entreprise par un asthmatique. D’autant que vous ne pouvez respirer convenablement du nez lorsque celui-ci est enfoui dans une touffe, n’est-ce pas ? Aussi faut-il se référer à la technique des nageurs. Conjuguer l’effort immergé et sa poursuite en émergence. Car en matière de minette, mon ami, la continuité est clé. Pas d’interruption avant la victoire finale. Il faut une endurance peu commune pour tenir la distance. Alllll : aspiration ! Allll : expiration ! Cadence ! Cadence, d’une régularité telle que l’on doit absolument, je répète : ab-so-lu-ment, créer une sensation continue. Ceci pour la langue. Uniquement. Postérieurement, d’autres éléments interviennent : le nez, justement, dont nous parlions précédemment. Il doit participer, lui aussi : en ponctuant d’un léger frottement. L’instant arrive où tout apport nouveau est transcendé dans des proportions que vous n’imaginez pas. La main droite (si vous n’êtes gaucher) se produit en pré-apothéose. C’est elle qui d’ailleurs la déclenche. Vous faites le “V” de la victoire, ami. Index et médius convenablement écartés. Fourche divine qu’il s’agit d’introduire dans ses compartiments respectifs. Vous me suivez ? En souplesse, grâce à une lubrification généreuse autant que naturelle. Léger mouvement de va-et-vient, assorti d’un frétillement lent de poisson. Comme ceci… Vous voyez ? Compression, explosion… Du rythme. Toujours. De la constance !… Alllez ez ez ez… Retour ! Alllez ez ez ez… retour ! Sans ralentir l’activité linguale, oh que non. Toujours alll ! Alll ! Alll ! Répétez après moi : alll ! allll ! La main gauche, à présent, au sein. La pointe, vite ! Vous tournicotez doucement, comme si vous cherchiez Europun ou R.T.L… Alll ! Alll ! Alllez ez ez ez… Retour ! Tout en cadence ! Main gauche, main droite, doigts en fourche, respirez sans vous affoler. Alll ! Alll ! Encore. Ça y est ! Prenez garde aux ruades, ces garces se mettent à gesticuler du c… au moment où l’on ne s’y attend pas. Elles te vous font déraper, souvent. Auquel cas, tout est à reprendre. Surveillez votre assiette ! Gardez bien l’équilibre ! Surtout prévoir une position confortable, au début on fatigue. Allll ! Allll ! Allll ! Va-et-vient ! Le bouton du poste. Réglez-moi ça ! Mieux ! Mieux encore ! Elle démarre. Pourvu que le téléphone ne se mette pas à sonner ! Plus vite ! Alllez, go go go ! Elle s’emballe. Hooooo brrrrrr youp ! Tout se joue. C’est parti. Le point de non-retour est atteint. Irréversible désormais. Elle part ! Elle explose. Elle arrive ! Tilt ! Fini ! Bravo ! Décélération progressive. Ne pas lui démanteler le système nerveux. C’est elle-même qui doit stopper la manœuvre. Elle est souveraine. La décision, le contrôle lui appartiennent. Aaalll, aaaaaaal, molo, on atterrit. Ne pas détacher vos ceintures avant l’arrêt complet de l’appareil ! Aaaaaaaaal, lll, l ! Terminé. Qu’est-ce qu’elle dit ? Merci ! Elle peut ! Salope !
Il se tait, épuisé, mais beau de sa frénésie. Il lisse sa barbe qui en a vu d’autres. Sourit béatement.
— Quelle merveille, mon jeune ami ! Quelle science étonnante ! Quel art magique ! Quelle félicité constante ! Si je vous disais qu’il m’arrive de « passer » une douzaine de clientes par jour. Ça se chuchote, ces choses-là. Et puis elles sont remboursées par la sécurité sociale. Alors, pourquoi s’en priveraient-elles ? Elles viennent comme à des soins. C’en sont. Et qui assurent leur équilibre psychique. Vous trouveriez plus moral qu’elles prissent un amant, ces sottes ? Là, c’est l’apaisement complet. Elles sont détendues, rieuses, accueillantes pour le mari épuisé qui regagne son gîte, sa journée terminée. Elles veulent bien accepter son mandrin, sans rechigner. Du moment que ça lui fait plaisir, à ce pauvre bonhomme. Elles évoquent la séance d’ici. Rétrospectivement, elles en gloussent d’aise. C’est tout bénéfice pour lui. Tout délices. Il est fier, l’andouille. Il croit en sa queue. Très important pour un homme. L’homme qui ne marche pas derrière son pénis est capable de toutes les malfaisances pour trouver une compensation : voyez Hitler. Il aurait appris à faire minette, Tel-Aviv serait aujourd’hui plus peuplé que New York. Mais, au fait, vous venez pourquoi ? Une vérole ? Une orchite ?
Un peu saoulé par ses paroles, je lui explique qui je suis.
Il hoche la tête.
— Et vous ne b… plus ? questionne l’aimable praticien. C’est plus fréquent qu’on ne croit dans la police car, n’oublions pas qu’au départ, le policier est un anormal.
Je le rassure sur ce point. Peut-être suis-je une baratte, mais une baratte qui fait son beurre.
— La gendarmerie vous a mandé pour examiner le corps d’une noyée, dis-je. Vous n’avez pas voulu, paraît-il, remettre votre rapport aux pandores ?
Il sourit.
— Je l’estimais trop important pour le laisser traîner dans la giberne d’un monsieur à qui un manuel tient lieu d’intelligence, mon ami.
— Trop important ? sursauté-je.
Il ouvre un tiroir de son pitoyable bureau.
En sort une enveloppe pisseuse qu’il ouvre avec précaution. Il en extrait un morceau de gaze. Celui-ci recèle une petite chose informe, blafarde, fibreuse, spongieuse et pour tout dire peu ragoûtante.
— Qu’est-ce que c’est, docteur ?
— Un morceau de lobe.
— Un morceau de quoi ?
— De lobe, d’oreille, si vous préférez. La noyée avait cela dans la bouche, coincé entre sa gencive et sa lèvre supérieure. Vraisemblablement, elle a mordu quelqu’un à l’oreille si fortement, qu’un bout de l’organe a été sectionné.
— Donc, elle se serait défendue contre un ou plusieurs agresseurs ?
— Probablement. En outre, j’ai relevé des traces de liens à ses chevilles.
— Comment est-elle morte ?
— Noyée, vraiment noyée.
— C’est tout ?
Il fourrage dans sa barbe pleine de poils (étrangers).
— Dites, ça n’est pas si mal, non ?
— En effet, docteur. Et, d’après vous, ce morceau d’oreille appartenait à un homme ?
— Sans aucun doute.
De plus en plus, je pense que je suis aux prises avec des faits troublants.
Not you ?
Le docteur Rapière me considère à travers ses lunettes, d’un air de grande sympathie. Par instants, il prend sa tête à deux mains, les pouces engagés sous le menton, ouvre la bouche, tire la langue, et exécute quelques « Alllll » d’entraînement.
— J’oubliais de vous dire, murmure-t-il.
— Quoi donc ?
— Le visage, en cours de minette, doit se trouver élargi, et non allongé comme certains le pensent. J’en sais qui avancent les lèvres comme des chevaux pour boire. Ah, que non ! Surtout pas. Comprenez bien qu’il doit y avoir… adhésion totale. Vous me suivez ?
— Mal, docteur, car je pense à la femme morte, réponds-je tristement.
— Vous paraissez affecté ?
— Je le suis.
— C’est rare pour un policier.
— Il ne vous arrive jamais de pleurer vos malades ?
— Oh, moi, je ne soigne que les bien portantes maintenant. Quelques urgences, de temps à autre, quand je suis officiellement de garde, mais des gens qui ne me connaissent pas. Qu’est-ce donc qui vous chiffonne chez cette morte ?
— Le fait que je l’aie connue vivante, docteur.
— Et c’était quelqu’un de bien ?
— Là est la question. Mais je pense que oui. Quelque chose, en moi, a besoin de croire que oui.
— Vous l’aimiez ?
— Pas eu le temps.
— C’est la femme de monsieur X… ?
— Oui.
— Un con ?
— Un politicien.
— Il en est de plus cons que d’autres, affirme Rapière, persuasif.
— Mais pas de moins con, plaisanté-je.
Et puis alors, là tu ne vas pas piger ce qui m’arrive, ni moi, du reste. Mais voilà que je me mets à raconter toute l’histoire à ce vieux fou.
Toute, tu m’entends ?
Les partouzes tarifées de Culaille, sa trouvaille dans la bagnole de Fouad Aroun. Les photos truquées. La mort de Fouad due à l’insecte. Le désespoir de Mme X… Nos relations d’un instant. Son départ de chez elle. La voiture repêchée… Le mot qu’elle m’a écrit. Son rendez-vous au bord de l’eau. L’adresse des frères Drouet dans le secrétaire… L’intervention de Casuel… La machination destinée à discréditer M. X… Et puis le cadavre repêché et qui remet tout en cause. Tout le monde qui glaglate en hauts lieux, dans la terreur d’un scandale… À présent, le morceau d’oreille.
Le brave mèdecin-minoucheur m’écoute attentivement.
De temps à autre, il se retire un poil de la bouche (déformation professionnelle).
Et puis il gamberge un instant et me déballe ceci :
— Le seul point vraiment troublant…
Se tait.
J’attends.
Encourage, car je suis un impatient :
— Vous dites, docteur, que le seul point troublant ?
— C’est la lettre qu’elle vous a adressée.
— Vous trouvez ?
— C’est elle qui perturbe les données du problème. Sa mort le prouve, elle a été victime d’un guet-apens.
— Hélas, oui.
— Donc, elle n’avait pas l’intention de se suicider.
— C’est à voir.
— Écoutez, elle quitte l’autoroute pour rejoindre un type dans un endroit précis, particulièrement isolé. Un type qui, ne l’oubliez pas, l’attendait ! Pourquoi avant cet instant de la rencontre, vous poste-t-elle un mot d’adieu, indiquant clairement ses funestes intentions ?
— Cela faisait sans doute partie du plan. On a dû lui recommander d’agir ainsi pour accréditer la thèse du suicide.
— Possible, aussi quand je vous dis que la lettre me fait tiquer, cher monsieur le policier, n’est-ce pas tant le message par lui-même que son texte. Vous surtout, n’accusez personne de ma mort.
Le vous surtout est lourd de sens. C’est une allusion précise à votre étreinte. Et aussi, une espèce d’appel confus.
— D’appel ?
— Ne le sentez-vous pas ?
S’il croit adoucir ma mélancolie…
— Puis-je téléphoner, docteur ?
Il me montre un appareil bigophonique réparé avec du sparadrap et qui ressemble à un dessin de Dubout.
Je compose le fil privé du Vieux.
— J’écoute !
Si les icebergs parlaient, ils auraient à peu près cette voix-là ! Certes, il écoute, le Raclé, il écoute mais il n’est pas décidé à tout entendre.
Je lui fais part des dernières constatations du président de la S.M.T.C. concernant le cadavre, la trace de liens, le morceau d’oreille.
Le Vieux dit à plusieurs reprises : « mouais, mouais, mouais, mouais », sur des tons très divers (cela va du doute à l’insolence en passant par l’ironie apitoyée).
— Quelles sont vos instructions, monsieur le directeur ?
— Mes instructions ? Alors écoutez-moi bien, San-Antonio. Écoutez-moi tout à fait, en plein, beaucoup, à outrance. Vous m’écoutez ?
— Je ne fais que cela, monsieur le directeur.
— Vous faites rapatrier le corps en ambulance au domicile de monsieur X…
— Mais, patron !
— Non, pas mais ! Plus mais. Jamais mais ! Mais, connais pas. Mais, fini. On rapatrie cette pauvre femme chez elle. Vous déposez Casuel à une station de taxis, car je me suis informé : il est parfaitement exact qu’il appartient au R.E.T.I.C.U.L.E. Et puis vous rentrez tous chez vous : Pinaud, Bérurier et vous. Tous ! Je vous accorde huit jours de congé exceptionnels pour services rendus à la patrie. Si vous alliez faire une belle virée dans le Midi ou en Bretagne, tous les trois ? Dites : la Bretagne, son ciel bas, ses homards grillés, ses vieux pardons de granit, hein ? Bon, c’est dit, vous filez à la Baule ! Hmmm, y’a bon, Hôtel Ermitage, Chalet Marie-Louise, l’Espadon, le cidre doux… Veinards. Chez Irène, vous connaissez, au Croisic ? Un personnage ! Quand elle se fout derrière un fourneau, celle-là ! De ma part, hé ? Vous lui direz que c’est « Monsieur Achille qui vous envoie ».
Un silence cuisant.
— Si je comprends bien, vous classez l’affaire, monsieur le directeur ? je demande d’un ton hautement méprisant.
Et sais-tu ce qu’il me répond ?
— Quelle affaire ?