— C’est la première fois, hein ? soupire Pinuche en zozotant, because la fracture de son dentier qui le prive de son élocution supérieure.
— La première fois que quoi ? ronchonne Bérurier.
— Que nous sommes démis d’une affaire en cours d’enquête ?
— C’est aussi la première fois qu’on trempe dans la politique, soupiré-je.
— Minette ! Minette ! Minette ! clame le docteur Rapière, depuis l’arrière du véhicule.
Ah, oui, parce que je t’ai pas encore dit ? Il m’a demandé de le piloter jusqu’à Pantruche, le Président Bouffeur, vu qu’il s’octroie deux jours de congé. C’est son escapade mensuelle. Il est bon, selon lui, de faire relâche de temps à autre pour, à son tour, payer ce pour quoi on le paie. Il connaît quelques personnes bien, en des clandés ouatés, dont il apprécie particulièrement la moniche. Des dames à la chaglaglatte délectable, de belle consistance et assortie d’un système pileux souple et soyeux. Car, toujours d’après sa vigoureuse expérience, l’un des inconvénients majeurs de son art réside dans les toisons rêches, voire agressives, qui piquent le nez, vous donnant l’inopportune envie d’éternuer en plein « Alllll ».
— Pourquoi que vous dites ça, doc ? s’informe le Gros.
— Parce que je vous sens dans un grand marasme, mes amis, contre lequel il vous faut réagir très vite avant qu’il ne dégénère en mélancolie. Pour cela, je ne connais qu’une seule recette infaillible : minette !
Ce conseil, pertinent j’en conviens, provoque chez le Mastar une cascade de réflexions qui le débarquent brutalement sur le quai désert de son infortune conjugale.
— Vous êtes bon : minette ! Ma bonne femme vient de se faire la paire a’v’c un jeune connard qui doit voter pour Silvikrivine aux érections présidentieuses. Tout ce qu’y me reste à bouffer, c’est un salé aux lentilles chez Auguste, le bougnat du coin.
— Je vais vous donner des adresses, promet le bon praticien.
— Où qu’on paie ? bougonne Béru.
— Oui, mais où l’on est quitte. Pour cent francs, monsieur, vous connaissez l’extase, c’est donné !
L’autre a un cri de sardoniquerie :
— Écoutez, doc. Moi, chez Auguste, j’ai : une bouteille de Muscadet, comme apéritifle, une tête de veau-vinaigrette, avec la boutanche de beaujolpif qui marche avec, une potée aux choux avec un litre de Côtes du Rhône ; la salade de saison aux petits lardons ; les fromages avec une quille de Pommard qu’on jurerait du vrai ; et la crème caramel ; plus le café, le marc de Bourgogne et un Voltigeur bagué ; le tout pour cinquante balles ! Ce qui revient t’à constater que je peux y aller deux fois pour le prix de vot’ passe. Vous aurez beau me dire ce qu’on voudra, vaut quand même mieux bouffer deux potées aux choux qu’un cul, quoi, merde !
Rapière hoche la tête. Homme d’expérience, sachant à peu près tout de l’humain, il n’ignore pas que certaines conversions sont impossibles. On ne peut cultiver le palmier-dattier dans la terre beauceronne malgré la générosité de celle-ci…
Casuel mâchouille une cigarette éteinte de ses dernières dents.
— Vous me larguerez à la Bastille ! dit-il.
— Alors, on se quitte ? soupire le Mammouth.
— Il paraît, rigole Albéric. On s’est chicorné pour rien, tu vois, collègue.
Sa Majesté renifle des regrets en forme de morves.
— Appelle-moi pas collègue, mon Gars. Mon métier est un métier que j’ai trop d’estime pour lui. Nous autres, on le fait encore à la main, tu piges ? Pas sur ordonnateur. On a encore les marottes du bon vieux temps : l’honnêteté, le sens du devoir, l’amour du boulot bien fignolé. On joue pas les super-marquettes à la gomme en braquant des enquêteurs pour leur faire bouffer des vannes ! Tu vois, y’a une chose dont je déplore, c’est qu’on se soye pas battus pour de bon. Si t’es libre dimanche, tu viendrais pas dans le pavillon à mon beau-frère, à Nanterre ? Il a un petit potager clos de murs où qu’on serait peinards pour s’expliquer. On aurait tout son temps et j’enverrais les chiares au cinoche ?
Casuel étudie cette alléchante proposition, mais n’a pas le temps de donner son approbation, vu qu’un drôle de nouveau se produit.
Une voiture survient derrière nous, klaxon bloqué. Rital, l’avertisseur. Il te joue la Rivière Kwaï. D’instinct, je ralentis pour la laisser foncer, puisque, nonobstant la limitation de vitesse, elle bombe à quelque cent soixante kilomètres/heure.
Aussi, quelle n’est pas ma surprise de l’entendre freiner à mort.
— Attention ! hurle Casuel qui a maté par la lunette arrière.
Je file un coup de sabord dans le rétro. Pas le temps de bien distinguer. Tout ça est trop soudain. À l’avant et à l’arrière du bolide, y’a deux mecs masqués, à demi défenestrés, et qui, t’es sur le point de le deviner, braquent deux mitraillettes dans notre direction. Ils sont à trois mètres de ma tire. Moi, tu sais mes réflexes ? Je ne tergiverse pas un quart de poil de zob de seconde. Sec, j’enquille le talus, en accélérant. Je passe à quatre millimètres d’un vénérable platane. Mon véhicule dévore la bute. Quelle pluie étrange venue d’ailleurs crible ma belle carrosserie neuve des dimanches ! Ah, les sagouins ! Une bagnole rutilante ! Je bombe en rase campagne. La salve cesse, nos agresseurs nous ayant déjà dépassés. Elle fut très brève, mais abondante. Mes roues patinent dans un sol laboureux et je stoppe à une poignée de main d’un vieux nabus dressé sur un tracteur.
J’ai la confortable conviction de ne pas subir de déprédations corporelles.
— Alors, la compagnie ? lancé-je, pas trop de bobo ?
— Ça va, déclare Pinuchet en époussetant du verre pilé de ses genoux.
— Moi aussi, rassure Béru, mais je crois que l’ami Casuel s’est laissé servir une pleine louche de potage, à moins que ça ne soye pas sa cervelle qui me dégouline sur la manche. Et vous, doc ?
Rapière touche sa mâchoire ensanglantée.
— Un projectile m’a éraflé la joue, dit-il, j’espère que ça n’aura pas de conséquences fâcheuses : « Alll ! Allll ! Allll ! », non, aucune avarie. Dites-moi, jeunes gens, somme toute vous faites un métier dangereux, l’on dirait ?
— Ça, y’aurait mieux valu que vous prissiez le train, admet Bérurier.
Le paysan nous lance depuis son tracteur :
— Un pneu éclaté, les gars ?
Tu parles.
Même que Casuel a pris la valve dans le cigare.
J’ai l’impression qu’on dérange des gens, non ?
— Non, ça ne change rien aux consignes précédentes, déclare le Vieux. Laissez tomber et partez en vacances !
— Puis-je au moins avoir un entretien avec vous, monsieur le directeur ?
— Impossible, j’ai quelqu’un dans mon bureau.
— Mais…
— À bientôt, San-Antonio.
Il raccroche et je reste comme une betterave perdue sur une route, le combiné en main[6].
Mes amis me considèrent avec des yeux qui vacillent.
— Il nous lâche, hein ? grogne Béru.
— À bloc.
— Tu parles d’une vieille pantoufle, ce mec. Être dirigé par un melon pareil, je vous jure, y’a de quoi se reconvertir dans l’import-export, vous trouvez pas, docteur ?
Rapière, le doux barbu lécheur, secoue sa tête de sage.
— On n’ergote pas devant la raison d’État, mon ami. Je vous conseillerais bien minette pour surmonter cette nouvelle désillusion, mais vous me répondriez choucroute…
— Comment vous avez deviné ? Allez, venez, je vous invite, tous, dans ma boîte à bouffe de la Gare de l’Est. On va se refaire un moral au Sylvaner.
Tu sais qu’il n’a pas tort, Béru ?
Qu’un bon repas, quand tu gargouilles dans les désilluses, ça te dope ?
Tu retrouves de l’équilibre, un rythme de pensée, un espoir…
Pendant la première moitié de notre clape, dans ce bouchon sans histoire, qui sent la saucisse chaude et le vin blanc, on laisse déferler nos rancœurs. Pris pour des hures, tous. On nous braque et faut relâcher notre braqueur. On nous défouraille dessus, et il faut partir en vacances. On repêche une noyée ayant un morceau d’oreille dans la bouche, mais faut classer l’affaire. Dis voir, gamin, elle prend une véry méchante orientation, la poulaille, tu ne trouves pas ?
C’est au dessert, devant une porcif de Munster saupoudrée de cumin qui va lui procurer l’haleine du siècle, que le Mammouth lâche un flottant :
— Bon, alors ces vacances, on se les prend ?
Et c’est cette innocente question qui me branche sur le haut voltage (je n’ai pas dit la Haute Volta).
— D’accord, on se les prend, décidé-je. Mais nous n’irons pas pêcher à la ligne, mes chéris. On va fonder une S.A.R.L. !
— Une quoi t’est-ce ?
— Société à Responsabilité limitée.
— Pourquoi, limitée ? demande notre Gros libertaire qui ne supporte aucune brimade, même dans le vocabulaire.
— Alors une S.A.R.L., rectifié-je, du moins moralement. La lutte du potiron contre le pot de fer. Groupons-nous, et continuons l’enquête à titre privé. Nous sommes des citoyens français, non ? Nous avons le droit d’être défendus. Allons-nous accepter qu’on nous tire dessus sans que nous levions le petit doigt ?
— Non ! crie Bérurier en prolongeant d’un borborygme.
— Je suis d’accord avec toi, clapahoute le vieux Chat-bêlant pinucien. Faisons-nous justice à nous-mêmes, malgré que la loi l’interdise.
— D’autant plus qu’après tout, la loi, c’est nous !
Le bon médecin glousse d’aise.
— Enfin, des hommes, applaudit l’excellent monicheur. Enfin des êtres plein de sève qui savent s’insurger et s’assumer. Je suis heureux d’avoir vu ça, mes camarades… « Allll ! Alll ! »
— Seulement, par quel bout t’est-ce qu’on va attraper ce pot de merde ? murmure l’Hénorme. J’ai même pas vu la marque de la chignole qui nous a pralinés. Les mitrailleurs avaient des masques, quand au numéro matriculogique, je défie l’un de vous de pouvoir m’en dire un seul chiffre, tellement que ça s’est fait vite…
Pinaud essuie délicatement sa moustache où festonnent des filaments de choucroute.
— Je souhaiterais tenter une expérience, mon cher, me dit-il tout de go.
Son cher l’interroge sur la nature de celle-ci. Mais le Débris joue les « Chevalier Mystère ».
— Commande quatre calvas et l’addition, Alexandre-Benoît.
— Nous étions parqués à cet endroit précis, n’est-ce pas ?
Je file un coup de périscope sur l’immeuble lépreux des frères Drouet (rêvistes-insulteurs patentés).
— Très exactement, en effet, pourquoi ?
— Démarre, et suis exactement, mais alors très exactement, tu m’entends ? l’itinéraire que tu as emprunté la première fois, d’ici au Pont de la Tournelle.
Je m’apprête à lui poser les questions qui m’affluent, mais il me tapote péremptoirement le bras, et je démarre.
À l’arrière, Béru et Rapière (qui continue de nous sucer la roue) discutent âprement du sujet qui passionne le docteur. Tenace, le toubib s’efforce de rallier l’Obtus à sa cause. Le Gros, avec vigueur, défend la sienne.
— Écoute, Adhémar (car ils se tutoient depuis le quatrième calvados), pour moi, ta minette, c’est juste une entrée en matière. Quéque chose comme une formule de politesse. Une manière de dire bonjour en bas de la dame que t’apprêtes à calcer. Vouloir s’y cantonner, c’est comme si tu ferais un repas d’hors-d’œuvre : y manquerait le rôti. Et y’a pas de repas sans rôtis, sauf chez les végétariens, ces cons blanchâtres. Un p’tit coup de menteuse débutatoire, certes, je nie pas l’effet. Ça crée l’intimité, comme on dit, et ça cordialise les rapports, surtout quand t’es conséquent du chibre, comme modestement, je dois reconnaître que c’est mon cas.
« Le petit coup de minouche, Vite-fait-sur-le-pouce, pour peu que la dame raconte pas trop du valseur, ça prouve ton savoir-vivre, ta confiance aussi. Parce qu’y a des frangines, que vrai, pour s’attabler, faudrait un tempérament d’ogre, mon mec. Mais, le nez en moins, Adhémar, le nez en moins, pour la toute belle reluisance, rien n’encore n’a remplacé le braque. Que t’entreprennes une frelotte au pouce, au goumi, à la banane verte, à tout ce que tu voudras, ça reste de l’accessoire et tu peux aussi bien te le carrer dans l’oigne. La nana la plus pernicieuse, espère, y’a que le chibre. Minute ! je te cause pas de la zézette de sous-préfet, mais du vrai gros braque façon manche de pioche. De l’outil de force, quoi ! Qui te tire sur les bretelles et qui va se promener tout seul. Demande à Ali Fop de faire un sondement sur les nières, et tu comprendras tes berlues.
« Entre un caméléon et un taureau, tu verras où qu’ira leur préférence, aux Madames.
— C’est tout vu, soupire Rapière. Veux-tu que je t’en administre la preuve ?
— De quelle manière ?
— On va dans un endroit accueillant. Tu choisis une luronne. Et nous l’entreprenons séparément. Ensuite on lui pose la question de confiance.
— Banco ! San-A., débarque-nous à la station de taxi qu’est un peu plus loin.
Et je traverse le pont de la Tournelle.
Virage à droite. Je me range le long du quai, d’une façon beaucoup plus orthodoxe que la première fois.
Pinaud n’a pas moufté jusqu’à présent, se contentant d’examiner les rues où nous passions, regardant derrière soi fréquemment, en tétouillant son mégot jaune.
— Voilà, monsieur Loyal, dis-je en coupant le contact, on peut savoir, à présent, ou bien faut-il aller chez le notaire où tu as déposé la solution de l’énigme sous pli cacheté ?
La Délabrerie a un rire muet de poisson-chat apercevant une colonie d’asticots.
— J’ai du nouveau, mon petit.
— Vraiment ?
— Je peux t’annoncer que la Jaguar d’hier nous suivait bel et bien.
Un silence ! Très imparfait, car le bruit de sa déglutition continue de ponctuer le temps.
— Tu viens de vérifier ça comment ? questionné-je dans un souffle.
— L’itinéraire.
— Oui ?
— Tu as pris à deux reprises, dans le Marais, des ruelles à l’étroitesse décourageante pour une grosse voiture. Or, hier, la Jaguar les a empruntées également.
— Ça ne prouve rien.
— Attends, autre chose encore : à un moment donné, tu t’es trompé, ça se situe à la hauteur de la rue de Turenne. Tu as fait une fausse manœuvre qui t’a obligé d’aller contourner inutilement la Place des Vosges.
— Exact, j’ai failli rectifier à l’instant, mais comme tu tenais…
Il me coupe :
— Entre nous, Antoine, pourquoi la Jaguar qui a pris ces ruelles périlleuses sur tes talons, si j’ose dire, aurait-elle également commis cette erreur de parcours si elle ne te filait pas ?
Je le prends par le cou.
— Pinuche, il serait dommage de te jeter : tu peux encore servir.
J’ sais pas si je t’ai déjà causé de Blachiotte ?
L’officier de police Blachiotte ?
Non ?
Alors je vais. Bref, car son rôle sera très marginal dans cette salade.
Cézigue, c’est le fichier-man type. Il connaît tout Paris. N’importe qui. Tu dis un nom, une adresse. Il s’excuse, te prie de patienter. Et puis, cinq minutes plus tard, armé d’une fiche grande comme deux timbres postes, et couverte d’une écriture plus fine encore que celle de J.-J. Dupeyroux (un mec soutenu par Lissac pour entretenir le mythe de la myopie), Blachiotte lit sa fiche. Là-dessus, y’a tout. Il n’a jamais montré son fichier à personne. C’est un truc à lui. Sa collection private. Son hobby. Sa marotte. Mieux : son œuvre.
Pour lui, ça se situe entre « La Condition Humaine » et les « Rougon Macquart ». C’est le vrai Who’s who, garanti sans colorant nocif. Pas l’intéressé qui établit son pédigree, oh là là que non pas ! Chaque fois qu’il naît quelqu’un dans l’agglomération pantruchienne, Blachiotte se met à mouiller. Un citoyen de mieux pour sa collection !
Il me regarde entrer dans son bureau de son œil de lézard qui aurait pris froid.
— Salut !
— Monsieur le commissaire…
— Dites voir, Blachiotte, Ernest Meissonier, 63 rue de la Pompe, ça existe pour vous ?
Son sourire de sacristain pris en flagrant délit de détournement d’enfant de chœur est peinturluré au mépris grand teint. Comme si quelqu’un, un architecte surtout, pouvait échapper à sa vigilante marotte !
— Vous m’attendez là ?
J’opine. Il remonte sa cravate couleur de merde séchée et sort si furtivement qu’on en est à se demander s’il avait vraiment besoin d’une porte pour le faire.
Dans le burlingue voisin, des machines à écrire crépitent mollement. Y’a encore plein de julots qui tapent avec deux doigts dans la rousse, malgré les techniques modernes. Un poulet qui dactylographie, c’est un spectacle ! Ça a quelque chose d’attendrissant et d’inquiétant ; d’anormal, quoi ! On comprend qu’il saura jamais, mais qu’il continuera toujours. Que sa frappe est à l’unisson de sa pensée. Qu’il pense avec deux doigts…
Je vais à la fenêtre. Le beau temps… Des nuages… Deux pigeons se jouent Roméo et Juliette sur une gouttière.
Je pense au corps de Mme X… Quel minable épilogue ! Et le Vieux, avec son interdit de fonctionner, si foireux. La politique me débecte. Aux prochaines élections, je filerai du papier-cul dans l’urne, qu’ils se torchent un coup, tous ces malpropres, tous ces glaireux, baveurs de formules, fomenteurs d’alliances, baiseurs de foule.
— Je suis à vous, monsieur le commissaire.
Tiens, je ne l’avais pas entendu revenir. Je tends la main, mais Blachiotte, jamais au grand jamais, il ne te remettrait une de ses chères fiches. Tu parles ! Est-ce qu’un collectionneur de vases étrusques te permet de jongler avec sa collection ?
Il lit.
D’une voix continue comme les mots déferlant sur la bande d’un télescripteur.
— Ernest Jacques Meissonier, né à Paris, le 13 novembre 1937. Père architecte, déjà établi rue de la Pompe. Études brillantes. Exempté de service militaire pour déficience cardiaque. Vie sentimentale mouvementée. Trois fois divorcé. Nombreuses maîtresses. Jouit d’une bonne réputation sur le plan professionnel. Dépense l’argent plus facilement qu’il ne le gagne. Toujours en découvert bancaire. Aime le luxe. Dîne presque chaque soir chez Maxim’s à la table 9. Aucune condamnation, mais à signaler un retrait de permis de conduire d’un mois pour avoir violé une ligne jaune au sommet d’une côte.
Blachiotte se tait.
Puis déclare :
— C’est tout pour l’instant.
Car l’avenir travaille pour lui.
Dans deux minutes, d’ailleurs, il aura ajouté sur la fiche : le commissaire San-Antonio s’intéresse à Ernest Meissonier.
— Comme tu le vois, rien de particulier, conclus-je, après avoir répété à Pinuche le résumé de notre collègue.
— Si ce n’est que Meissonier est cavaleur et dispendieux, ajoute la Guenille. Personnage conventionnel : brillant, doué, mais son amour du beau sexe l’entraîne dans des dépenses exagérées… Que comptes-tu faire ?
Je rumine à mon volant.
Dans ce pastaga, il est vain de vouloir prendre les gens de front. Il faut les attaquer à la sournoise, par la bande. S’embusquer… Désormais, je vais chasser à l’affût, mon drôle.
Tu la verrais, Barbara !
Dedieu de Dieu, ce morcif ! Quand tu te déplaces avec elle dans la rue, t’es certain de provoquer des embouteillages. J’ai vu un tomobiliste rentrer dans une vitrine, un jour, tellement qu’il la regardait fort.
Grande, moulée, superbe. Des seins comme ceux de nos grand-mères, mais profilés selon les règles de l’aérodynamisme. Elle est très blonde, coiffée court avec un regard qui se cherche entre le vert-émeraude et le gris-perlouze. Bref, de la bête sublime.
En plus, toutes les qualités du monde rassemblées sur ses gracieuses épaules.
Toutes, moins deux défauts.
Elle est conne et elle baise mal.
Le premier, à la rigueur, on peut s’en accommoder.
Mais le second la rend rédhibitoire.
Voilà pourquoi, bien qu’elle en pince (de langouste) pour ma personne, je ne la vois que de loin en loin, Barbara. Temps en temps, je lui file un rancard, manière de rouler les mécaniques à ses côtés, dans un endroit chic. Ensuite, poli comme tu me sais, je la reconduis chez elle. Là, elle a droit à son petit coup de figue-figue, naturellement. Mais je la brosse à l’éconocroque. Avec elle, c’est pas la peine de se dépenser, de se mettre l’ingéniosité à la torture, d’inventer des positions nouvelles. C’est du temps, du phosphore et de l’énergie perdus.
Ce qu’y a de pathologique, chez elle, c’est pas qu’elle soit frigide. Au contraire, elle prend son panard illico. Rarissime chez les grognaces, tu conviens ? À peine que Popaul lui rend visite, la v’là qui chavire, se met à pousser une bramante, te rabote dix centimètres de peau de dos avec ses ongles, et gueule un grand coup « Maman ». Puis retombe épuisée. Cinq secondes, dans ses grands jours. Après, c’est râpé pour la soirée. Inutile de chercher à lui remettre le couvert. Elle a une très faible capacité de jouissance, cette mignonne. Son fade pris, elle est insensible comme un pain de glace ! Et encore, un pain de glace ça fond à la chaleur ! Barbara, en ce qui la concerne, elle bâille, s’entrebâille, te parle du dernier film de Newmann pendant que tu continues de monter en ligne, baïonnette au canon.
Elle est mannequin dans le civil.
Avec un châssis pareil, qu’est-ce tu voudrais qu’elle branle d’autre ? Va chercher « Elle » ou « Marie-Claire », je vais te la montrer, elle est partout ! Elle rameute pour les soutien-loloches Untel, les caméras Clic-clac, et même le cache-tampon à impérial Truc, ceux qui jouent de la musique et permettent le nudisme.
Le plus laborieux, dans mon occurrence présente, c’est de lui faire piger le topo. Elle a la comprenette qui patine. Dès la deuxième phrase, la v’là qui fait roue libre.
— Je t’emmène jaffer chez Maxim’s, loque-toi sublime, fillette.
— Chic, c’est le vrai grand gala, alors !
Toute joyce. Va s’agir de lui montrer mon jeu, bien posément.
— À la table voisine de la nôtre, y’aura un type accompagné. C’t’ un craqueur de vierge de première force ; tâche à lui déballer ton sex-appeal en grand.
— Quelle idée !
— Il faut absolument que je lie connaissance avec lui, et je compte sur ton charme invincible pour m’en fournir le prétexte.
— Hé, dis, Tonio, tu barbillonnes !
— À peine. Vas-y de l’œillade et du robert. Faut absolument que tu me ferres ce hotu.
— Après ?
— Après il sera à ma main, je me chargerai du reste. Tu l’allumes, et c’est bibi qui s’occupe de l’éteindre, tu comprends ça avec ta super-cervelle de sauterelle ?
— Il est beau gosse ?
— Il passe pour un homme à femmes.
— Et s’il me plaît ?
— Tu pourras te l’éponger, mais pas tout de suite, laisse-moi auparavant planter mes jalons avant qu’il ne te plante le sien. Il risquerait de se mettre aux absents, après ses quarante-cinq secondes d’extase en ta compagnie.
Comme quoi, tu vois, je suis mufle quand je me retrouve en deuil d’une Mme X…
Elle fulmine, la gosse.
— T’es un beau sagouin, Tonio.
— Pas de ma faute si tu limes comme une brouette sans roue, Barbara. T’es belle à rendre épileptique un sénateur, on ne peut pas tout avoir !
— Je pourrais commencer par une gâterie prolongée ?
— Quoi, par exemple ?
Elle a un geste double de la bouche et du poignet. Double et parfaitement éloquent.
— Tu pipes comme une qui ne fume pas, soupiré-je, manière d’aller au bout de l’horrible. Ne cherche pas à en rajouter, chérie. Sois belle, je ne t’en demande pas plus…
Elle m’enverrait bien aux fraises avec une grande échelle, mais la perspective d’un souper chez Maxim’s lui fait ravaler ses humiliations. Et puis, si t’as remarqué sur toi-même : les mous de la tronche ne sont pas portés sur la rancune.
J’ai jamais pigé comment était établi le numérotage des tables dans un restaurant. Parfois, j’entends un loufiat annoncer qu’il porte deux mokas au 14 et il va à une table qui débute la première travée près de la porte. Enfin, bref, sache que j’occupe la 10, vu que je l’ai sollicitée du maître d’hôtel-chef par téléphone, en me recommandant chaudement de Machin, de Chose et de Machinchouette.
Le 9 est libre lorsque nous déboulons dans la prestigieuse maison. Le pianiste, pour faire plaisir au décor, joue « Fascination », en sourdine. Une clientèle surchoix, fringuée Mylord-Milady, ne cesse d’arriver. Beaucoup de dadames du Tout-Paris, caparaçonnées Cartier-Van-Cleef. Barbara est d’une somptuosité qui blesse les châsses. Tu verrais les gens qui radinent, tu comprendrais l’impact de cette souris. Ils entrent dans la salle, promènent un regard blasé sur l’assistance, tu sais, ce genre de regard qui s’assure qu’on est regardé ? Et puis les pupilles accrochent ma compagne et, illico, c’est le tressaillement, l’intérêt, l’admiration chez les bonshommes, la jalousie chez les rombières.
Habituée à ce genre de réaction, la sublime examine la carte de la maison.
— Que vas-tu prendre, ma chérie ?
— Ce qu’il y a de plus cher, annonce-t-elle catégoriquement. Ça t’apprendra à me faire tapiner. Je veux du caviar et du homard. D’abord on est vendredi et j’ai été élevée religieusement.
Je n’ai pas l’outrecuidance de chicaner. D’ailleurs je possède une mentalité de seigneur, et j’ai toujours pensé que ma place était davantage dans l’auberge des Grimaldi, sur le rocher monégasque, plutôt que dans notre pavillon en meulière de Saint-Cloud.
À cet instant, quatre personnes déboulent au 9. Deux couples. Comme l’un des bonshommes est plutôt vioque, je conclus que c’est l’autre Meissonier. Il est très bath, blond, bronzé, l’œil vif et velouté, bref : le parfait tombeur. En voilà encore un qui n’a pas besoin de publier une annonce dans Le Chasseur Français quand il a envie de fourrer. Avec des mirettes comme les siennes, jointes à des lèvres aussi sensuelles, il convient de distribuer des numéros d’ordre à ces dames pour éviter la surchauffe.
Comme tout le monde, il a exécuté son « tilt » en apercevant Barbara (laquelle, je l’ai pas encore dit, parce que qu’est-ce qu’on en a à branlocher ? se prénomme en vérité Adrienne). Du coup, éludant la plus élémentaire civilité, il s’octroie la place sur la banquette afin de pouvoir visionner ma potesse.
Je ne sais pas si la plus jeune des dames est la sienne. J’aurais tendance à le penser, car il n’en fait aucun cas. Par contre, il s’efforce de rondejamber au couple plus âgé, des clients probablement ?
Bon, le service démarre de part et d’autre. Et v’là mon Meissonier qui charge à tout berzingue Barbara, de l’œillade, du sourire, de la fossette et de la menteuse qu’il promène sur ses lèvres comme pour préfigurer des délices ; délices qu’il peut se mettre au réfrigérateur, moi qui connais le comportement sexuel de la pin-up.
— C’est le beau blond ? me demande miss Rapidos. Il n’est pas dégueulasse, se pourlèche ce merveilleux produit de contrebande.
— On dirait qu’il porte le même jugement sur toi.
Pauvre Ernest, va ! S’il savait que ce lot princier, si convoitant, est moins joyce à embroquer qu’une chèvre des Pyrénées…
Je me poire, internement, mécolle de lui voir flamber le désir dans la prunelle. Car c’est écrit grand comme une publicité à Times Square qu’il veut absolument l’épingler dans son herbier. Même que sa compagne : une belle brune un peu dodue, en a déjà pris ombrage, et qu’elle doit lui pilonner les montants, à mort, sous la table. Et qu’elle se retourne à tout bout de champ pour lancer des blancs regards à Barbara, laquelle s’en soucie comme de son premier décolleté au-dessous du nombril.
Le repas marche son train. Ma conne s’explique avec son homard, très emmerdée de l’avoir choisi à l’américaine, mais c’est bien fait pour son rince-doigts !
Dessert.
Café… Elle le sucre avec des édulcorants, Barbara. Jamais les mêmes. Elle vient toujours de rencontrer une seringue qui lui en a recommandé un ayant plus le goût du sucre que le vrai sucre et qui n’est pas cancérigène. L’aubaine !
Déjà, il y a des dîneurs qui dansent.
— Vas-y, charge, dis-je à mon appât, c’est le tournant du match, chérie, il est indispensable que ce beau matou t’invite avant la fin de la soirée.
— Je peux quand même pas aller le sucer sous la nappe, grogne ma camarade.
— T’as un regard expressif, mens-je, explique-lui de la prunelle que tu t’humectes du besoin de danser dans ses bras.
— Avec son dragon, ça va pas être facile. T’as remarqué la façon qu’elle me mate, cette croûte ?
— C’est pas le genre d’homme à se laisser neutraliser par une mémée jalmince. Trois divorces, tu penses, c’est plus éloquent que le code civil !
Ce type, tu veux parier que c’est un torgnoleur ? Les frangines à scènes, il doit te les mettre au pli à coups de mornifles.
Effectivement, ça se passe de la manière suivante. Une fois sa timbale glacée démantelée, Meissonier invite la rombière de sa table. Celle-ci danse comme un sac de farine. Il vient exhibitionner devant nous et n’en décarre plus. J’aurais pas monté ce coup-là, parole, la manière dont il vaseline ma souris du regard, dont il la copule, me ferait bondir sur son beau costar d’alpaga bleu nuit. Quand il s’est farci son numéro de cascadeur avec la vieille, il la drive à sa table pour empoigner l’aile de sa propre compagne, histoire de lui apprivoiser la confiance. After ça, comme les musicos attaquent une valse anglaise, le vieux mironton se risque à payer son tribu à la politesse, en conviant Mme Meissonier à la gambille. Alors, l’Ernest saute sur l’occase comme une tribu de morpions sur un pubis négligé ; ce que j’espérais fortement. Il s’excuse auprès la dadame à diadèmes. Se lève et fonce à notre table.
Sa voix est agréable, chaude, joyeuse. La voix heureuse d’un type à qui rien ne résiste.
— Monsieur, me dit-il, me permettriez-vous d’inviter Madame à danser ?
Un peu hardi, non ? Ça chute dans le balparqué de village. Bientôt, on va nous filer un coup de tampon encreur sur le dos de la pogne !
Je prends ma mine la plus consentante pour consentir et Barbara va s’atteler dans les brancards de l’architecte. Nos regards se sont interpénétrés. J’ai cherché à savoir s’il me reconnaissait. Car, il m’a fatalement retapissé l’autre jour, s’il nous suivait vraiment. Mais ses yeux ne révèlent rien de pareil. Peut-être Pinaud s’est-il trompé, après tout ? Et j’organise un Safari-piège-à-con en pure perte. Je dois préciser que j’ai passablement modifié mon aspect, puisque j’ai changé ma coiffure, raccourci mes pattes, et mis des lunettes à grosse monture, sans compter une légère baffie façon Adolf Menjou de jadis, que tu peux toujours tirer dessus : elle tient mieux qu’une vraie. On a une nouvelle colle aux accessoires. Un produit allemand : l’en faut un autre pour l’enlever, c’est dire !
Ils dansent langoureusement. Barbara y va à fond du bas-bide pour l’allumer, messire Mystère. Lui faire friser les sourcils de son scoubidou à tête rentrante. La morue du gars qui vient de les apercevoir en verdit complètement. Mais, comme je l’ai pressenti, Meissonier n’en perd pas son flegme langoureux pour autant. Il valse en chuchotant des choses qui pâment ma copine. Tu sais qu’elle se prend au jeu, la blondinette. Z’œils en foirade incontrôlée, bouche en tirelire. Ça ramage ferme sur l’étroite piste.
À la fin de la danse, il me la ramène, me remercie, s’incline et retourne à sa volière.
— Alors, beauté ?
Très contente de soi, Barbara diffère sa réponse. Elle me tend sa coupe vide. Je soulève la bouteille qui l’est également.
— Il n’y a plus de champagne, lui dis-je.
— Si : à l’office, objecte la douce enfant. Est-ce que tu deviens radin, ou quoi ?
Pas radin : butor. J’ai tendance, une connasse fonctionnelle, à la compter pour des prunes.
En soupirant, je demande une boutanche neuve au maître-loufiat.
Son honneur pansé, la greluse sort en trombe du parking de son mutisme, comme l’écrivait si bellement Jacques Claudel dans Les Pieds Nickelés.
— Succès total, déclare-t-elle. Figure-toi qu’il nous invite, tous les deux…
— Quand ?
— Cette nuit, à une heure.
— Où ?
— Cinquante, rue Kelpine. Tu sais pour quoi faire ?
On est policier d’élite ou ne ne le hait pas.
— Une partouze ?
— Comment t’as deviné ?
— Quand un mec convie en pleine noye un couple inconnu à une adresse du même métal, c’est pas pour y fonder un Club d’assistance aux pays sous-développés. T’as dis d’ac, autodidacte ?
— Fallait pas ?
— Si.
Elle soupire, songeuse.
— J’ai encore jamais fait de partouze. C’est bien ?
— Pour quelqu’un qui aime la compagnie, c’est le rêve.
La rue Kelpine[7], pour des fois t’ignorerais, se situe à quelques encablures des « Champs Vaselinés », à droite quand tu regardes l’Arc de Triomphe dans ton rétroviseur. C’est une voie tranquille, bourgeoise, urinaire (étant sombre et déserte, elle remplace les édicules publics en voie, urinaire, de disparition).
Nous trouvons aisément le 50, puisqu’il est placé entre le 48 et le 52. Il s’agit d’un petit hôtel particulier, et tu vas voir à quel point combien il l’est, particulier !
La porte est entrouverte.
Y’a d’abord un hall carrelé, avec un escalier à tapis rouge et une grosse lanterne de cuivre au bout d’une chaîne. Des portemanteaux volants, comme on en installe en complément lors de réceptions, supportent déjà nombre de visons et de pardingues en vigogne (de retour). Une vieille mémée chignoneuse tient le vestiaire, maniant le cintre à habit comme Yéhudi son archet, distribuant des cartons numérotés qu’elle prend sur une console de marbre.
À notre arrivée, elle s’assure :
— C’est pour la partouze ?
— Oui, oui, madame.
— Au second, la porte est ouverte.
On lui confie nos fringues.
— Vous laissez aussi votre pantalon ? elle me demande.
Je lui dis que je préfère rester en compagnie de celui-ci jusqu’au terme de la randonnée, étant frileux des claouis.
On monte.
Plus on se rapproche, plus y’a de la musique.
Douce, d’ambiance, comme de bien entendu…
Nous pénétrons dans une toute belle entrée tendue (elle aussi) de soie jaune. Un gus portant pour tout vêtement un nœud de smoking noir, s’avance. Il est coiffé à la grille-pain, c’est-à-dire en ramenant ses poils de cul sur le sommet de son crâne et en les y maintenant avec une gomina seccotinisée. C’est le larbin de l’endroit. Il a la zézette obséquieuse (je devrais écrire « obséqueueuse ») et discrète.
— C’est de la part ? s’informe-t-il avec une voix de curé infligeant une amende de trois pater et dix ave à une délinquante venue acquitter son tiers provisionnel au confessionnal.
On lui dit.
Il s’incline, remet son nœud d’aplomb (je ne parle pas de son nœud de cravate) et nous drive jusqu’à un immense salon plein de gens qui n’auraient rien de particulier s’ils étaient vêtus.
Ils dansent.
Le valet de partouze nous invite à nous dévêtir dans un boudoir contigu. Ce que nous obtempérons.
On repique sur le grand salon, à l’éclairage savant.
Pas de meubles, pas de piano (même à queue), mais, sur le pourtour de la vaste pièce, des coussins en avalanche. Une grève de coussins. Un entassement de coussins. Quelques messieurs-mesdames s’y vautraillent déjà, se livrant à un petit canter avant que ne commence la vraie séance. Mais presque rien : de la bricolette, le côté « Tiens, palpe et dis-moi si c’est de la barbe à papa », ou bien « Ôte ton doigt d’ là que je m’humecte », tu vois ?
Bon, ne sachant quoi branler — et pourtant, hein ? — on se met à danser, Barbara et moi. C’est du slow entièrement taillé dans le bois de flûte dont on fait les pipes. Frotti et frotta sont sur un bateau, frotti tombe à l’eau, qu’est-ce qui reste ? Des braques commak, ô mon frèèère ! Bien droits, bien durs comme du surgelé. Les dames y donnent des coups de patte taquins. Ça se marre. Ils sont contents de ce qu’y se préparent, ces caves ! Bien jubileurs du fion. Trémousseurs de la baguette, de la braguette ! Je te tiens, tu me tiens, par la barbichette, le premier qui mouillera aura une tapette !
Ils sont pittoresques, les gens, dans leur genre, non ? Mômes absolus. Faits pour être contents. Un rien les ravit, un tout les comble. Heureux de se mettre : à table, au lit, à l’ouvrage, à deux. Heureux de se mettre tout court. De s’entremettre. Chaque instant c’est l’éternité rassurante. Je te prends un bandeur, par exemple. Il gode combien de temps effectif au cours de sa vie, si tu additionnes ses triqueries ? Deux ans, à tout casser, non ? Eh bien, il croit être en érection absolue presque toute son existence. Tumerde, ce qu’il est joyce de son zigomard. Comme il le flatte, le montre, le met en valeur, en avaleur ! Pourtant, quoi, ça pend un sexe. Ça pend, misérablement, sur deux burnes elles-mêmes pendantes…
— À quoi tu penses ? questionne Barbara.
Que veux-tu que je lui réponde ?
— C’est curieux, tous ces gens, hein ? ne se décourage-t-elle pas[8].
— Tu trouves ?
— Vise comme ils sont laids. Eh bien, malgré ça, leurs bourrelets, leurs varices, leur cellulite et autres malfaçons, ils bichent de se montrer nus. Regarde le gros, là, par exemple, avec la fille rousse. Il a un ventre énorme et une quéquette de petit garçon, des jambes blanches, une poitrine sans poils et la cicatrice d’un vieux pneumothorax, malgré tout, il prend des postures. Apollon ! Tu lui dirais qu’il est moche, il te croirait pas.
— Dieu est bon, ne puis-je m’empêcher de prêcher. Il a donné à l’homme l’amour de soi pour compenser sa solitude.
— Dis donc : il est pas là, mon don Juan ! s’inquiète-t-elle.
— Il a sûrement eu du mal à larguer ses amis…
Une forte personne dont la cressionnière évoque le pinceau d’un colleur d’affiche, m’aborde à la fin du slow slave.
— Vous savez si le concombre vient, ce soir ?
— Qui ça, le concombre ?
— Celui qui a la grosse b… ?
— Je l’ignore, dis-je, mais s’il ne vient pas, on tâchera de « faire » sans lui.
Elle me lorgne, a un hochement de tête semi-approbateur, et va demander à une autre dame si sa fille a réussi sa licence d’allemand. Un bon quart d’heure s’écroule encore dans la hotte du temps. Un gars surchauffé de la durite perd patience et profite de ce qu’une ménagère gratte son cor-au-pied pour lui poignarder le fouinard. Le Ravaillac des bas-morcifs éclate de rire à sa bonne blague. La dame veut le fuir, mais il lui file le train, si tu me passes l’expression.
Ça déclenche les hostilités en chaîne. Les danseurs stoppent leur trémousse, pour une danse plus frénétique. Monsieur se dégage Charles le Chauve, Madame se débabine la Spontex. Y’a du cousinage exacerbé dans la crèche. On commence de se déguster sérieusement. Deux friponnes se grument l’entresol Renaissance. Un féroce castor montre sa tête de nœud au peuple en prétendant qu’elle en vaut la peine, et, ce faisant, dantone tout le monde, car, fectivement, il a du chibroque peu commun : bifide, tu vois le le topo ? À beau dard noble cul ! Ça vire frénétique, très soudain. L’orage du culte ! Pan et pan ! Dans la lune. In the moon ! Again ! Thank you, sœur ! Moste profondely, plize !
Mais brusquement, tout s’interrompt.
— Eh bien, eh bien ! tonne une voix.
Tu regarderais en même temps que nous, tu découvrirais Meissonier dans l’encadrement. Le capitaine Blood ! Un vrai corsaire de l’amour ! À poil, campé sur ses deux cannes ! Les poings aux hanches, la beethoven mauvais qui l’emporte, de-ci et de-là. Mais pas question de feuille morte ! Un chuchotement qui s’enfle pis que les biroutes : le concombre ! Le concombre ! Zorro est arrivé ! Ce casse-noix, madame ! Ce poinçon ! Des braques pareils, c’est pas dans les musées que tu risques de les trouver ! On comprend sa réputation, à Ernest ! Son succès. Tu peux te frayer un chemin dans la vie avec un chasse-neige de cette envergure. Il devrait pas bâtir des maisons, mais bien plutôt les démolir. En deux coups de couillère à pot, il te fout bas un immeuble du vieux Belleville, notre copain. Mamma mia, ce butoir ! Quand il met l’épée au fourreau, il ne doit pas chialer la vaseline ! Barbara en éberlue. Reste pantelante. Fort civil, « le Concombre » s’approche de nous et nous gratule comme de vieux amis.
— Ma chère, dit-il à la môme Barbaruche, permettez-moi de commencer par vous, pour vous souhaiter la bienvenue.
Tu croirais à de la magie. Un vrai tonnerre, ce mec, dans sa partie. La manière qu’il la fait pirouetter, lui grand écarte le compas, un pied sur son épaule, hop ! Faut pas être arthritique, lumbagiste ou autre, quand on devient la partenaire de ce barreur. Le reste tient plus encore de la haute voltige, du super-prodige. De la main, Meissonier assure la parfaite connection des éléments de rencontre intéressés. Ensuite de quoi, d’un coup de genou au genou de la jambe assurant l’équilibre de Barbara, il la fait quitter le sol, mais elle se maintient à son cou, bien ferme. Un bruit de ventouse dégageant une conduite engorgée. Un cri. Barba est légèrement renversée du buste, ce qui ne fait que consolider la soudure inférieure. Y’a un lent balancement. Elle s’écrie « Houaaaaaaaaa… Maman ».
Cabriole pour s’arracher. Voyez caisse, terminé ! Comme à l’accoutumée, la revoici lucide, détendue, étrangère.
— Merci, c’était exquis, dit-elle.
Pour le coup, « Ernesto le concombre » ne sait plus si de l’art ou le duc Auchon. Il regarde Barbara, son pénis fléchit, décrit un angle d’au moins vingt degrés, comme un tiroir après un cambriolage.
— Comment ça, « c’était » ? balbutie-t-il.
— J’ai éprouvé une très forte sensation, complimente mon inguérissable potesse.
— Vous allez voir la suite ! promet « le concombre ».
— Non, pour moi, c’est terminé, n’hésite-t-elle pas à le décevoir[9].
Cette fois, il est désenconcombré, Ernest. Va falloir que les autres participantes le réengrènent, comme une pompe désamorcée ; qu’elles le redémarrent à la manivelle.
Il se tourne vers moi, attendant une explication que je lui fournis sur l’heure.
— Le drame de Barbara ! ne le fais-je pas attendre davantage, c’est une immédiate. La promptitude de son orgasme confine à la frigidité.
Il branle le chef.
— Dommage !
Merde, est-ce que nos relations débutantes vont tourner court ?
Il a un haussement d’épaules mortifié.
— Ça ne doit pas être marrant pour vous, mon vieux, dit-il.
Là-dessus, il fait signe à une grosse loche qui traîne ses miches dans les parages.
— La friction magique, Germaine ! ordonne-t-il.
Elle a un rire flatté, s’agenouille devant lui, et cueille entre ses formidables seins le sceptre du concombre. Ayant emmitouflé le joyau, elle pétrit son écrin de ses fortes mains gaillardes, immédiatement le concombre retrouve sa gloire.
— Allons-y ! tonne-t-il, un pour tous, tous pour un !
D’Artagnan fonce dans le tas, rapière au vent.
— Servez-vous ! m’invite-t-il avec grâce.
Un magnanime ! À moi, Auvergne, ce sont les ennemis ! Tirez les premiers, messieurs les Anglais ! Il darde à mort. Fonce sur l’une, l’autre, l’autrune, l’aulautre… Un petit coup de salutation. Tagadagada ! Merci, chérie, à tout de suite.
— On s’en va ? me demande Barbara en bâillant, j’ai sommeil.
Tu parles d’un tréteau, cette doudoune ! On ne peut pas compter sur elle. L’idée qu’il a eue, aussi, Meissonier, de lui ratisser d’entrée son potentiel sensuel, qu’à présent elle est vidée comme une pile qu’on a laissée branchée pendant les vacances. Bonne à nibe. Juste à ouvrir son museau de sagouine pour exhiber ses amygdales. À geindre de sommeil, en fillasse pleurnicheuse, que si elle continue à me courir sur le système, je lui tire un taquet au bouc, pauvre ringarde de plumard ! Avortée du panard. Névropathe de mes deux ; morue sèche ! Je m’empétarde du mental à la regarder, cette vache somnoleuse. Au beau milieu d’une féerique partouzette, supplier coucouche-panier ! Saucisse ! Miss Jveuplujouir qui s’endort dans le Parc aux Cerfs ! Faut ben avoir de l’huile de lin dans le cerveau, tu me diras pas ! Être très complètement fanée du sensoriel, non ? T’imagines ça, tézigue ? Cette monumentale tringlerie, bioutifoule, ardente, technicolore en diable, bruitée ineffable, bourrée d’onomatopées que la plus discrète ferait goder une séance du dictionnaire chez les académiteux ! Et l’autre débranchée, tout ce qu’elle trouve à dire, c’est « on s’en va ! ». Mais Dieu du ciel, en vertu (et j’aime pas ce mot) de quoi ça se permet d’exister, des chieuses pareilles ? Ça va où, sur le plan destination humaine ? Ça sert à quoi donc ?
Écœuré, j’empare une belle véritable brune qui me lorgne et lui place ma botte de Nevers sur une montagne de coussins, tandis qu’une main inconnue me palpe les bielles pendant ma prestation, que si c’est la tienne, ça signifie que t’es de la jaquette, mon pote, auquel cas, dès que j’aurai eu le temps de m’en assurer, tu dérouilleras ma liqueur de phalanges, espère…
Quand tu limes en conscience, généralement, tu penses pas loin. T’essaie de t’abstraire pour mieux te donner. Tu foutriques avec une louable application, parce qu’enfin c’est grave, la bouillave. Mince, quoi d’autre en ce monde, sinon l’amour de Toi, mon God ? Un coup raté, c’est une faillite momentanée. Dont tu ne te remets qu’en réussissant le suivant.
Bon, bien, je te dis que j’entreprends la brunette avec feu, foi, flamme, conviction, honneur et gloire (à l’école laïque). Le jeu, toujours, consiste à fouir du piolet comme si t’avais l’intention de ressortir aux antipodes. C’est pas du petit sarclage de retraité, mais du forage pétrolifère, gamin. Faut s’enfoncer, loin, profond, disparaître…
La minouchette râle comme un champ de bataille, au soir à la chandelle. On est en parfaite harmonie, ce qui est toujours émouvant de la part d’un monsieur et d’une dame qui s’ignoraient dix minutes avant d’entrer en rapports.
L’agaçant, c’est cette vacherie vivante de Barbara qui me file des coups de panard dans les cerceaux, en me traitant de dégueulasse et en me demandant de partir.
Et puis voilà que des cris différents de ceux qui flottaient dans l’air ménageresque retentissent. Je perçois, au travers des brumes de la félicitate, des clameurs.
Des mots m’atteignent : « Quelle horreur ! Oh, mon Dieu ! Mais ça lui est arrivé comment ? »
Je débouche la brunette en m’excusant pour cette interruption momentanée de l’émission, et je m’informe.
Les triqueurs détriquent, formant le cercle autour du concombre, lequel est terriblement mort, dites, un architecte de cette valeur, et aussi miraculeusement chibré, si c’est pas malheureux !
Violet, lèvres enflées…
Je regarde attentivement autour de l’homme. Un vilain petit insecte court se réfugier sous l’aisselle du pauvre Ernest. Je soulève le bras du mort, débusquant l’horrible bestiole, et écrase celle-ci d’un coup de pompe ragissime.
Le pied nu, faut du courage, non ?
L’affolement gagne les assistants. Une dame à la bouche fendue jusqu’aux oreilles raconte qu’elle était en train de pomper le concombre, quand il a eu un soubresaut sur la nature duquel elle s’est méprise. Et puis, il est devenu flasque, ce qui n’est pas dans ses habitudes. Une autre explique qu’elle lui chevauchait la figure, parce qu’Ernest adorait pratiquer les jeux du bon docteur Rapière pendant qu’on lui jouait de la flûte enchanteresse. Une troisième lui accordait un toucher rectal pour faire bonne mesure. Personne n’a rien vu, étant trop affairé à sa besogne.
Je cherche à me rappeler le nom de l’insecte. En tout cas, c’est le même qui a bousillé le photographe.
Les cris se propagent. À présent, personne ne brosse plus. La partouze vire au caca. Les participants commencent d’envisager le puissant scandale qui se mijote. Ils se bousculent en direction de leurs hardes pour sauter dedans, s’harnacher fissa et les mettre à tout va, se déguiser en courants d’air anonymes…
Ils ne veulent plus être là, refusent d’y avoir été. Ils sont déjà absents. Ça s’agite, proteste. Panique ! « Lâchez ça, bordel, v’ voyez pas que c’est mon slip ! Éminence, merde, vous savez lire !… » Ma robe ! Je vous jure que c’est la mienne… Poussez pas… Ben si : ils poussent, justement. Jouent des coudes, après avoir joué des c… ; s’engueulent après s’être enc… Se dispersent après s’être si fortement groupés. Se haïssent après s’être tant bien que mal aimés. Vite, vite !
Mais v’là que d’autres cris éclatent encore. Oh, mais des vrais grands cris rameutoires, tu sais ! Des cris partis des tripes et qui t’épluchent le gosier en passant.
Tu sais quoi ?
« Au feu ! Au feu ! »
Fectivement, je me disais confusément que ça reniflait le cramé, depuis un moment. C’est les premiers fuyards qui viennent de découvrir le sinistre. En ouvrant la porte, ils ont pris une bourrasque de fumaga dans les naseaux. Elle provient d’en bas. Pour lors, les préoccupations changent d’urgence. Sauve qui peut ! Ma peau ! Ma chère belle peau en peau d’homme, nom de Dieu ! Vite ! Au secours ! Voilà le topo nouveau, le canevas de remplacement. Au secours. À l’aide ! Dix secondes plus tôt, ils voulaient qu’on les ignore à tout prix, et maintenant, ils réclament du monde, ces veaux ! Le foyer doit être de toute beauté, vu l’intensité de la fumaga, sa noirceur, sa furia. Bien entendu, comme la retraite normale leur est coupée, ils se rabattent sur les fenêtres qu’ils ouvrent en grand, provoquant un appel franc et massif ! Les plus paniqués se défenestrent sans hésiter. Du deuxième c’est pas indiqué, d’autant qu’en bas, y’a le trottoir, les pavetons, des choses toutes plus contondantes l’une que les autres ! Les gens suffoquent. Un téméraire qui essayait une sortie radine en hurlant, le feu au cul ! Des asthmatiques tombent, déjà asphyxiés. Je suis en train de me dire que l’instant est venu de faire quelque chose de gentil pour moi lorsque quelqu’un s’abat contre ma poitrine en hurlant : Barbara.
— Sauve-moi ! elle implore.
— Suis-moi ! présence-d’esprits-je.
J’enquille la première porte venue. Elle est fermée à clé, mais je la neutralise d’un coup d’épaule ; elle donne sur une petite pièce obscure, dont le panneau contigu au salon se compose d’une glace sans tain.
Derrière l’immense miroir truqué, un très vieillard est assis, dans un fauteuil roulant, face au salon que nous évacuons. Je réalise qu’il doit s’agir du maître des lieux, organisateur discret des délices qui s’y perpètrent et dont il suit passivement le déroulement depuis son poste d’observation clandestin.
Sur écran large ! Un filet de bave lui débagoule de la babinette. Je me précipite sur son fauteuil pour l’entraîner.
— Laissez ! rebiffe-t-il. Laissez-moi.
— Mais il y a le feu à l’immeuble !
— Et après ?
Là-dessus, la fumaga nous rejoint par la lourde défoncée, nous entourbille, nous suffoque. Le vieux mateur a une quinte, un full, un carré et perd connaissance. Je vais pour le prendre dans mes bras, mais un vertige déjà me chope, si je reste une pincée de secondes de plus, je meurs recta. Alors, bon, quoi, tant pis, à l’impôt-cible, nul détenu[10] ! Je laisse le vieux voyeur terminer son destin comme un jambon de Bayonne, et je titube jusqu’à une seconde porte par laquelle, déjà, Barbara a engouffré. Un office où flottent des relents de tisane à l’eucalyptus. Je le traverse. V’là la cuisine. La Barbara s’escrime sur la porte fermée à clé. Elle en secoue la poignée avec si tant tellement d’énergie que la poignée lui reste dans la main.
— Pas de panique ! lui dis-je, de la méthode.
Mon sésame ! Pas perdre les pédales, surtout, comme on dit chez Mme Arthur. Du calme. Dans ces cas-là, plus tu agis posément, plus tu es rapide. La serrure est aussi vioque que le proprio. Seulement, voilà, je le porte pas dans la raie médiane de mon prose, comprends-tu ? Or, oublille-pas que je suis nu, hé, peau de saucisse ! C’est pas avec mon gaspard rétractile que je vais bricoler la serrure. J’ouvre des tiroirs… Un tire-bouchon ! T’as déjà actionné une serrure avec un tire-bouchon, toi ? Comment dis-tu ? Oui : une serrure de cave ! Connard, tu te figures (de fesse) que c’est le moment de faire de l’esprit ?
— Vite ! Vite ! Au secours ! Au feu ! Au feu eu eu eu… que sirène ma greluse.
— Oh, ta gueule ! la rebuffé-je, on le sait qu’il y a le feu. Bouscule pas, y’a pas le feu !
Craaacwouiiic, chuchote le pas de vis du tournidem, engagé dans les entrailles de la serrure.
Ça pue de plus en plus le cramé. Et les pompelards qu’arrivent pas. Tu veux parier que l’un d’eux avait emprunté la grande échelle pour repeindre son appartement ?
J’opère une traction.
Clic ! murmure le tournevis en se brisant au niveau du manche. Rageur, je prends du recul pour charger la porte. Mais j’avais tout de suite vu qu’elle était blindée. Tout ce que je réussis c’est à me meurtrir l’épaule droite.
La fumée commence de filtrer par-dessous la lourde de l’office. Je n’hésite plus : tant pis pour l’appel d’air. J’ouvre la fenêtre de la cuisine, une haute fenêtre. Grimpe on the table. Mate à l’extérieur. Y’a une cour, en bas, toute noire, bitumée, avec des poubelles, une vieille pièce d’eau qui ne piécedeauce plus, Plonger ?
C’est l’émiettage assuré. Les moches fractures, multiples, ouvertes et peut-être mortelles. La petite voiture chromée, ou alors la grande, avec des pompons noirs. Six forts chevaux tiraient un coche…
— Saute ! Saute ! Laisse-moi sauter ! Je veux sauter ! hurle Barbara en me martelant les noix de coups de poing.
Elle me file en renaud, cette péteuse ! La panique, je déteste, y’a rien de plus minable, dégradant. Ne pas mourir en héros, peut-être, mais tout sobre !
— Tu la fermes, morue !
Elle déguste mon talon dans la margoule. Hurle à travers la fumée épaississante.
Je me défenestre à demi. Et alors, tu sais pas ? Non, tu peux pas savoir… Qu’est-ce que tu me donnes si je te raconte ? Pardon ? Ah, oui, c’est vrai, t’as payé le bouquin.
Juste au-dessus de la fenêtre de la cuisine, il y a un échafaudage, à moins d’un mètre, car on est en train de ravaler la façade.
— Viens ici, Barbara, et ne fais pas la connasse, surtout. Calme-toi, comprends ce que je te dis…
Elle monte sur la table, puis sur l’appui de la croisée.
— J’ai le vertige, lamente-t-elle.
— Et puis aussi peur des souris, et tu es sujette au rhume des foins, je sais, n’empêche que tu vas faire comme si tu ne l’avais pas, si tu ne veux pas te déguiser soit en steak tartare, soit en hamburger trop cuit. Juste au-dessus de nos têtes il y a un échafaudage. Je vais opérer un petit numéro de voltige suivi d’un rétablissement pour m’y jucher. Lorsque j’y serai, je te tendrai la main et tu me cramponneras bien fort pour que je te hisse jusqu’à moi. Ça joue ?
En guise de réponse, elle claque des dents.
Ayant cru déceler un « oui » dans son solo de castagnettes, je prépare mon coup. Dos au vide. En allongeant le bras, je peux toucher la planche, mais le hic c’est qu’il faut que je la cramponne à la faveur d’un saut arrière, tu me suis où tu es allé licebroquer ? Si je la rate, je descends me péter la tirelire sur des surfaces hostiles, tout en bas, dans l’obscurité. Je recommande mon âme à Dieu avec accusé de réception, je m’arc-boute et trouvant la vigueur vocale d’un kamikazé je m’élance d’une formidable détente en hurlant « Féliciiiiie ! »
L’échafaudage descend à ma rencontre. Parole, j’ai l’impression que c’est lui qui vient à moi, et non moi qui vais à lui. Si je te dis que je dépasse, que j’aperçois des seaux rassemblés, des poulies, des manivelles, tu me croiras ? Non ? Tu crèveras de ton scepticisme, mon frère. Mes deux mains folles de préhension se nouent autour d’un des quatre filins soutenant le plateau. Voilà qu’il se balance. Et que les seaux se renversent. Et que je les morfle sur le cigare, comme dans les films de Laurel et Hardy, et que j’ai du plâtre dans les yeux, dans la bouche, dans le nez, dans les oreilles… Je tousse. Tiens bon, la rampe, Sana ! Du calme ! Caaaalme ! La mémée, au-dessous de moi, continue ses hurlances. De la fumée bouillonne par la fenêtre. Comment que c’était, déjà, leur numéro aux Cléran’s ? Attends, que je me le rappelle. Ah oui, comme ça : hop, hop, hop ! Et voilà…
Affalé de traviole, sur le bois rugueux, j’essaie de retrouver mon souffle, mais il a dû tomber dans la cour car j’arrive plus à me payer un brin d’oxygène. Faut bien, pourtant. Je suis comme un opéré quand un farceur a filé un tampon de gaze dans le tube respiratoire. Tant pis, j’ai pas le temps de respirer, ça urge trop beaucoup. Je place mon pied dans le triangle du filin, tu comprends ? Sinon, viens chez moi, je te ferai un dessin et on mangera des moules. Je me penche au-dessus du vide, le bras tendu à l’extrême, la main ouverte.
Pas besoin de lui donner le mode d’emploi, à la Barbarette. Elle s’arrime à mon poignet. Je referme mes doigts sur le sien. Bouglione avec moi !
La garce, pour un mannequin, elle est plus lourde qu’une vache crevée ! Elle fait le pendule, dans le vide. Ne hurle plus. C’est le grand silence pathétique des instants super-critiques.
Alors, lentement, lentement, je la tire vers moi, l’attire vers moi, la hisse progressivement.
Deux cachalots morts sur une grève du nord, mon chérubin.
Inertes, flasques…
On attend… La tête vide, le cœur en sucette, les muscles en buvard mouillé.
La fumée sort de tous les orifices.
— Au travail, Barbara, courage, ma gosse.
Je l’aide à se redresser.
— Tu vois cette manivelle ? Il va falloir la tourner aussi vite que tu peux, tandis que moi j’actionnerai l’autre.
Elle ne répond rien.
A-t-elle compris ?
Elle a compris.
Un couple nu sur un échafaudage, en train de mouliner un engrenage rouillé, c’est pas du beau cinéma nouveau style, ça, m’sieur Favre-Lebret ?
Faut en donner des tours de crincrin pour descendre d’un mètre. Drôlement démultiplié, ce système. Tandis que je tournique, des airs d’orgue de Barbarie, d’orgue de Barbara, me viennent, en bribes, s’en vont, reviennent…
— Stop. Maintenant on peut sauter, môme !
Je donne l’exemple, me porte sous elle pour l’aider.
Elle se laisse aller, je la reçois contre moi. De hautes flammes éclairent la cour à présent. La jeune femme noue ses mains ensanglantées par la manivelle à mon cou et chuchote :
— Tonio, c’est merveilleux, figure-toi que j’ai re-envie de faire l’amour, pour la première fois de ma vie. Prends-moi vite, je t’en supplie. Je suis peut-être guérie…
Je fais droit à sa requête en me disant que c’est ainsi, sûrement, que des gens deviennent pyromanes.