Tout en pilotant mon cabriolet, avec la maestria que tu te doutes, je me tiens le raisonnement suivant : « Mon San-A. joli, me dis-je familièrement, mais avec pertinence, quand on va savoir dans le landerneau que deux policiers se sont laissé kidnapper en plein Paname comme deux rosières bretonnes, par un seul mec, les petits camarades de la maison Poupoule vont tellement se marrer qu’ils en feront péter leurs falzuches, si bien que la police française ressemblera à une horde de sans-culottes.
Moi, tu me connais ? Je tiens infiniment à ma peau, certes, mais presque tout autant à mon honneur. Aussi, excuse-moi de te le dire de bouton blanc (ou de butin blanc, si tu préfères), dans un laps de temps qu’on pourrait qualifier de séance-tenante, prends-je la ferme résolution d’enchetiber le monsieur au lardeusse de vigogne en moins de temps qu’il n’en faut à un contractuel pour comprendre la blague d’un gardien de la paix.
Examinons la situation.
Elle n’est que sérieuse. Critique ? Que nenni ! l’homme au soufflant est installé à l’arrière de ma pompe et pour sortir d’un cabriolet, il faut que les occupants de l’avant cèdent la place. Certes une Jag bourrée de malfrats nous file, mais je te parie ce que tu voudras contre ce que je ne voudrai plus que je la sèmerai quand bon me semblera.
C’est en traversant le pont de la Tournelle que l’homme me dit ces paroles qui pourraient laisser croire à la télépathie :
— Le canon de mon feu est braqué sur la nuque de votre vieux teckel, à la moindre fausse note, je lui déboutonne le cervelet, n’oubliez pas !
Mon éclat de rire confond notre agresseur.
— Ça vous amuse ? grince l’inquiétant personnage.
— L’expression teckel pour qualifier mon collègue, expliqué-je : c’est vrai que si tu marchais à quatre pattes, tu ressemblerais à un basset, César !
La Vieillerie renfrogne.
— Charmant. Toi, au moins, tu prends bien les choses…
— Pourquoi diantre les prendrais-je mal ? Dans la grisaille de l’existence, l’aventure, d’où qu’elle vienne, est la bienvenue. Un policier sans aventures n’est plus qu’un fonctionnaire qui croûtonne.
Le feu est au rouge à l’autre bout du bridge, côté Tour d’Argent. Une file de chiottes attend pour passer qu’un flot grondant cesse de déferler sur le quai. Nous ne sommes qu’à quelques centaines de mètres de la Tour Pointue. Si je prends à droite, j’y suis en quelques minutes malgré la circulation. Seulement, si je prends à droite, mon ami, je moule la direction Porte d’Italie.
Une idée me vient, ravissantissime.
J’ai un embrayage au plancher. En passant ma vitesse, je touche avec insistance le genou de Pinuche. C’est sec, cagneux, en os. Baderne-baderne, alerté, m’examine du coin de l’œil. Comment lui faire comprendre muettement ce que j’attends de lui ?
Je pianote mon volant en attendant la décarrade. Ses chasses mités se posent sur mes mains. Alors j’écarte imperceptiblement celles-ci de la direction. Quelques millimètres à peine.
Le feu passe au vert, la caravane tuturière s’ébranle. Je relâche progressivement ma pédale d’embrayage. Ma tire commence à se mouvoir. Mais je n’ai toujours pas remis mes mains sur le cercle du volant. Je passe mon pouce droit, entre mon index et mon médius, exécutant ainsi un geste obcène, familier aux collégiens. Le vioque se racle le gosier pour m’indiquer qu’il me file le train. Il ne sait pas encore trop bien où je veux en venir, mais il est prêt. Mon cabriolet roule plus vite, nous voici au milieu du carrefour. Je risque mon coup d’éclat. Avec une promptitude de serpent, j’opère une volte-face. Mes deux mains partent à l’arrière et empoignent le poignet de l’homme. De toutes mes forces, je l’abaisse. Un « pchtiouff » sourd, suivi d’une odeur de poudre, m’apprend qu’il a lâché une praline. Il essaie de se dégager en tirant de toutes ses forces. Mais je tiens bon. Pinuche, qui a enfin pigé, s’est emparé du volant.
— À la caserne ! gueulé-je.
Il braque tout à droite. Des lamentos de freins surmenés ponctuent sa manœuvre. On se fait incendier par les autres tomobilisses. J’appuie sur l’accélérateur, ma pompe décrit une embardée, louvoie un instant. La Jag nous suit-elle ? M’étonnerait. Elle se trouvait à notre gauche, je ne pense pas qu’elle ait pu obéir à cette manœuvre fulgurante, les autres voitures qui nous suivaient lui auront interdit un braquage à la désespérée.
L’énergumère s’agite comme un beau diable. Tout en tirant sur sa main droite, il me martèle la tronche de sa gauche restée libre. Et il n’a pas du jus de chique dans les biscotos, espère. Je commence à dénombrer des étoiles, moi. Y’a toute une constellation en formation sous mon dôme. Des bleues, bien vives, qui tremblotent comme pour une nuit de Noël. Va falloir que j’abandonne l’accélérateur. Tu connais la truite, toi ? Pas celle de Schubert, la vraie, celle qui remonte la cascade d’une détente ? Je bondis de mon siège, tête première. Mon ogive percute celle du méchant. Si je t’affirmais que j’entends le bruit de notre impact, tu me croirais ? Eh ben t’aurais tort. Ce fracas qui m’ébranle tout le système crânien, c’est plus du bruit, c’est de la désintégration. Un bradzoum monstre ! Ça me fait mal jusque dans les épaules. Harassé, je pends au-dessus de ma banquette comme le gendarme bastonné par Guignol pend en direction du public.
Privé de jus, la bagnole stoppe. Pinuche a eu la présence d’esprit de tout braquer à droite, si bien qu’on est au ras du trottoir.
Il s’agenouille, se penche sur l’arrière. Je perçois un cliquetis familier.
— Et voilà, soupire-t-il.
Il me caresse le temporal.
— Ça ne va pas, mon petit ?
D’abord, j’ai un début de mélodie dans la boîte à idées, ensuite des bruits quotidiens me réinvestissent : le grondement de la circulation, des cris. On me traite d’empaillé, de sale con, d’autres trucs encore qui enrichiraient le répertoire d’Hugo Drouet.
— La Jag ? balbutié-je.
— Disparue, renseigne Mathusalem.
Notre type à lunettes noires n’a plus ses bésicles fumées. Il les a troquées contre une bosse de quarante centimètres de hauteur qui vire du bleu pâle au mauve. Il est out. Son nez raisine. Un verre de ses lunettes s’est littéralement pulvérisé dans sa cavité orbitale.
— Tu peux y aller, dit Pinaud, je lui ai passé les menottes et j’ai récupéré son pistolet.
Il ajoute.
— Une sacrée chance que pas une voiture ne nous ait percutés pendant nos acrobaties…
— D’autant que ma bagnole est neuve, renchéris-je.
— Albéric Casuel ? dis-je, après avoir pris connaissance des papiers du monsieur.
Pas frais, notre tangoniste. Mon féroce coup de boule lui a, à proprement parler, démoli le portrait. Et puis, tu remarqueras combien le sang fait vite désordre. Un demi-verre de jus de veines sur un costar, et le plus bioutifoul dandy se met à ressembler à une fin de bal de banlieue.
Je répète son blaze :
— Albéric Casuel ?
— Comme vous pouvez lire, rétorque-t-il.
L’arrivée inopinée de Béru m’empêche de poursuivre. Il paraît en renaud, le Mastar. D’extrêmement mauvais poil.
Il entre sans saluer personne, se plante devant mon prisonnier et, à tout hasard, lui file une paire de mandales.
— Qui c’est, ce mec ? demande-t-il, après cette prise de contact. Il est beau comme une envie de pisser.
— Un monsieur qui a voulu nous kidnapper, Pinaud et moi.
Un sourire de vache en couvercle éclaire un court instant sa face rubis-conne rubiconde.
— Lui ? Et pour quelle raison ?
— C’est que je m’apprêtais à lui demander.
Le Gros arrache son chapeau, ce qui produit un bruit de ventouse. Il masse du tranchant de la main le bourrelet violacé résultant de ce décalottage.
— Tu devrais me l’ laisser questionner, dit-il, j’ai justement besoin de m’ changer le moral.
— Des ennuis ?
Il renifle :
— Berthe m’a quitté.
— C’est pas la première fois, le consolé-je.
— Non, convient-il, mais j’ai peur que ça soye la dernière.
— Elle est partie avec Alfred ?
Il hausse les épaules.
— Si qu’elle aurait mis les adjas avec Alfred, je me ferais pas de soucis, je saurais qu’elle reviendrait : Alfred est un aminche. Non, là elle s’est taillée avec un godelureau du quartier. Le démon de midi moins le quart, quoi ! Un étudiant, tu te rends compte ? Elle a toujours été attirée par la culture, Berthy. J’ sus pas de taille à lutter contre un intellectuel, moi, malgré l’instruction que je dispose. De nos jours, avec les arithmitiques modernes et la géographie qu’a changé, un éruditeux d’hier passe facile pour une pomme.
— Il est étudiant en quoi, ce vilain suborneur ?
— En études. Il étudie les études, quoi. Et cette grosse vache qui retire nos économies de la Caisse d’épargne pour filer.
Il ravale un chagrin salé comme de la morue en baril.
— Heureusement qu’y m’ reste Marie-Marie. Ça fait une compagnie. Je peux te jurer d’une chose : si jamais ma salope rentre à tome, elle trouvera porte close. J’ la reprendrai jamais.
Il écrase un pleur.
— Bon, va drinker un gorgeon au bistrot d’en bas pour te refaire une santé, t’es tout entuméfié. Moi je vais y causer du pays à ton zouave. Je te demande même pas la liste des questions à lui poser pour la bonne raison qu’il va tout me dire, hein, fripon ?
L’autre hausse les épaules.
— Je crois que vous vous faites des illusions, mon vieux ! dit-il à Bérurier.
— Ton vieux va te prouver le contraire avant longtemps. Qu’est-ce on parie ?
— J’ai soif, fait l’autre en continuant de défier mon ami d’un regard insoutenable. J’ai remarqué un appareil distributeur dans le couloir, vous voulez bien me prendre un Coca ?
— Si on se rendrait pas service entre Français, ricane Alexandre-Benoit.
Il glisse deux doigts impudents dans le gilet du prévenu. Y cueille une pièce de 1 franc et sort.
Pour réapparaître avec la bouteille de Coca désirée.
Cette serviabilité m’étonne de sa part.
Il tend le flacon à Casuel.
— Tiens, mon gars.
L’autre élève ses deux mains enchaînées.
— Mais elle n’est pas ouverte ! proteste-t-il.
Le Mammouth barrit de plaisir.
— Ah t’as remarqué, nez creux ? Et tu voudrais que je t’ l’ouv’, j’ suppose ?
— Ben…
— Facile, Mec. Facile.
Là-dessus, il la lui fracasse sur le crâne. Mon type part à dame instantanément.
— Béru ! protesté-je.
— Écrase, aboie le Mastar, j’ai mes nerfes, et pis d’abord laisse-moi manœuvrer tranquille. J’ veux qu’on m’ foute la paix pendant que je travaille, vu ? La paix, bordel, the pisse, comme on dit en anglais !
Il rédige quelques mots d’une écriture violente sur une feuille de bloc et va scotcher son écriteau à la porte.
En m’évacuant, je lis cet avis, ponctué de trois points exclamatoires :
« Douze note masturbe ! ! ! »
Une plombe plus tard, quand je reviens, la porte du bureau est fermée à clé. Ayant toqué, un véhément « Et mon cul, c’est aussi du poulet ? », me répond. Je dis que je suis moi, mais l’organe béruréen affirme que s’il s’agirait du pape elle-même, il n’ouvrirait pas, et que, quand-est-ce il aura du nouveau, il en informera les populations.
Ne voulant pas créer d’esclandre au sein de cette vénérable institution, je prends le parti d’aller rendre compte des récents événements au vieux.
Le Dirlo me reçoit avec sa bouille des jours de limogeage. Il me paraît manquer un peu de tonus ces derniers temps, Pépère. Tu crois que c’est glandulaire ou qu’il amorce une dépression ? À moins qu’une souris ravageuse ait débarqué dans son existence immaculée pour y fout’ la vérole (au figuré, cent ans).
— En plein Paris ! Un kidnapping de policiers !
C’est l’exclamation qui vient aux lèvres.
Il y a de quoi se vriller la tempe du doigt, comme quand on croise ou dépasse un autre automobiliste (car ce geste est devenu machinal à notre époque). Il faut être plus que téméraire pour tenter pareille action. Le plus intrépide des paras ne s’y risquerait point !
— En fait, ils étaient nombreux, monsieur le directeur. Trois hommes se trouvaient à bord d’une Jaguar, derrière nous.
— Il eût fallu relever le numéro de celle-ci, déclare le Dabuche, crispé du bulbe.
— Je l’ai fait, grâce à mon rétroviseur extérieur, monsieur le directeur. J’ai communiqué ce numéro aux services des cartes grises et j’attends des nouvelles d’une minute à l’autre…
— Bien.
Il semble penser à autre chose. J’aimerais pouvoir le questionner ; mais va donc demander à la reine d’Angleterre si elle a des hémorroïdes, toi !
— Cet homme n’a pas parlé ?
— Bérurier s’en occupe.
— Hum, je n’aime pas beaucoup ça, votre Bérurier a des méthodes qui… heu… peuvent sembler dépassées.
— Mais dont l’efficacité demeure irremplaçable, patron !
— Votre opinion, à propos de tout ça ?
Je renifle. Si je te disais que je suis cloaqueux, côté gamberge. Il me refile son spleen, ce vieux Mironton. À voir dégueuler tu biches mal au cœur. La morosité, ça s’attrape comme des morbacs. Surtout certains jours que la pression atmosphérique déconne. Des jours de cruauté tranquille du monde. Y’a plus de romantisme. Toute vérité fondamentale te saute aux chasses. Tu ne crois plus en rien, ni en personne, t’attends plus de miraculades et tu te dis que c’est pas Pascal qui a pu inventer la brouette, mais son jardinier.
— Je vais vous faire un aveu, monsieur : je n’ai pas d’opinion et ne sais plus sur quel pied danser…
— Moi, c’est l’aspect politique du problème qui me mine.
Mince, il y tient à sa carrière, le vieux Crabe ! Les bonshommes, plus ils sont riches et honorés, plus ils se cramponnent à leur fromage. Ça leur dérape jamais sous les panards, leur situation. Jamais ils ont la réaction de se dire que ça suffit commak, qu’ils se sont assez goinfrés de fric, de pouvoir et de pompes. Au contraire, ils voudraient que ça s’accroisse encore ! Toujours plus de flouze dans leurs coffiots et de rouge à leur revers. Pour eux, les actions, c’est devenu une obligation, le mensonge une simple vérité contre-formulée. Ils ne sont bien que dans la salive des suceurs, comme les escargots dans leur bave.
L’interphone demande si Pinaud peut entrer.
Le Dabe répond qu’ oui. Le Fripé paraît, obséquieux, le cheveu recoiffé, avec un sourire à la de Funès et l’échine montée sur ressort.
— J’apporte les renseignements, à propos de la Jaguar, annonce le Détritus.
Il tend un feuillet comportant quelques annotations.
Puis, semblable au commentateur sportif du dimanche soir qui récite le tableau d’affichage des matches en même temps qu’il s’inscrit sur l’écran, le Fossile déclame :
— Le véhicule appartient à monsieur Ernest Meissonier, architecte, 63, rue de la Pompe.
Le numéro de bigophone suit.
— Vous permettez, monsieur le directeur ? demandé-je en montrant son appareil.
— Faites.
Je compose le numéro. Une voix de secrétaire dit, sans y penser très profondément :
— Bureau d’architecture Meissonier.
Tu jurerais un disque.
— Ici commissaire San-Antonio. Je voudrais parler à monsieur Meissonier.
— Je vais voir s’il est là.
— C’est ça, voyez et passez-le-moi !
Je l’obtiens aussitôt. L’organe est avenant, bien timbré, cordial.
J’ai dû interrompre une conversation car il murmure un mot d’excuse à un interlocuteur.
Puis, à moi :
— Oui, j’écoute ?
Je me représente. Il a un léger temps de silence qui est comme un pré-point d’interrogation. Police ! Ça sonne toujours désagréablement.
— Vous possédez bien une Jaguar immatriculée…
Là, son numéro que t’as pas à connaître, pauvre minus, qu’à quoi ça pourrait bien t’avancer ?
— En effet, pourquoi ?
— Je suppose qu’on a dû vous voler cette voiture ?
— Hein ? Quand ?
— Je ne sais pas, hier, cette nuit, ou tôt ce matin ?
— Mais pas du tout, je m’en servais encore il y a une dizaine de minutes !
C’est au tour de l’époustouflant San-Antonio de marquer un temps.
— Vous vous en serviez, voici une heure trente ?
— Je ne l’ai pas quittée de la journée, si je puis dire, ayant visité différents chantiers.
— Où étiez-vous, il y a quatre-vingt-dix minutes ?
— Dans le Marais, rue Sainte-Nitouche. Je visitais un vieil immeuble qu’on me propose de rénover.
— Vous étiez seul ?
— Non, un de mes collaborateurs et un ingénieur m’accompagnaient, pourquoi ?
— Pour rien, je crains qu’il ne s’agisse d’une erreur, monsieur Meissonier, et je vous prie de bien vouloir m’excuser.
Je raccroche, penaud.
— Il nous a bluffés, dis-je. Casuel a agi seul. Voyant démarrer une Jaguar en même temps que nous, il a prétendu qu’il s’agissait de complices à lui.
J’appuie sur la touche marquée S-A qui correspond, les moins glandus l’auront déduit (non de leurs impôts, mais de mes déclarations) à mon bureau. Je dois carillonner aussi longtemps qu’un commissaire de police venant procéder à un flagrant délit d’adultère avant que ça ne décroche. Un cachalot à l’agonie me répond en cétacé moderne « À l’eau ? ».
— Gros ?
— Ya volt ! germanise ce zélé collaborateur.
Quand Bérurier s’exprime dans une langue étrangère, cela dénote un certain enjouement de sa part. Je déduis donc, de ce ya volt, qu’il vient d’aborder aux rives du succès.
— Où en sommes-nous ?
— Où nous en sommes, toi, j’ignore, mais en ce qui concerne l’où nous en sommes, moi, j’ai du neuf, bien frais, bien croustillant, et qui va faire du remue-ménage, espère.
— Monte dans le bureau du Patron.
— Tout de suite ?
— Nous t’attendons.
— Le temps de faire espédier mon mec à l’infirmerie et j’arrive.
Et il arrive.
Comme arrive un cheval venant de participer à la retraite de Russie ou à l’extraction de dix tonnes de charbon dans un roman de Zola. Mais aussi, comme arrive un jour de gloire : dans la sueur et l’ensanglanture, dans les haillons de la victoire, avec des yeux illuminés par le triomphe, des traits creusés par l’effort, des gestes ennoblis par un ardent combat, qui fut dur, âpre, sans merci.
Sa chemise éclatée aux épaules, sa cravate dont le nœud ballotte sur son thorax, la transpiration qui pleut de lui à chacun de ses mouvements, tout raconte une grandiose épopée.
Il sent l’homme fourbu, le mâle desenruté, la terre d’orage. Il est alluvionnaire, Bérurier. Avec un je ne sais quoi (ni toi non plus) de songeur. On le devine qui pense à blanc, pour rien, comme on se vautre sur le sable blond d’une plage, y enfonçant ses orteils et ses pensées, voluptueusement.
— Ma parole, vous venez de disputer un cent mètres, Bérurier ! qu’esclame le Dirloche en voyant pénétrer cette espèce de déménageur exténué.
— Un marathon, bosse ! rétorque l’Enflure en se vachant dans un fauteuil sans en attendre l’invite. Mais je l’ai eu. L’était coriace, le bougre. Y’a fallu de la ruse autant que de la force, fort t’heureusement, je possède les deux !
Il met sa main en conque, s’en racle le front, recueillant ainsi un demi-litre d’eau et d’acides organiques qu’il dépose dans la moelleur spongieuse du fauteuil.
— Ce dont je viens d’apprendre va vous sectionner la bite au ras des moustaches, mes gueux ! pouffe l’Insane.
Il se reprend.
— Naturellement, M’sieu l’ directeur, c’est pas à vous qu’ j’cause en disant cela !
— Naturellement ! que répond le Boss avec un visage de bois.
L’exécuteur des basses œuvres coule un doigt violeur par le décolleté de sa braguette. Ces temps-ci, sa faune intime semble particulièrement survoltée. Il fourbit longuement, l’œil mi-clos pour des voluptés du premier degré. Retire l’index-tisonnier et l’agite pour en faire chuter des molécules incertaines.
— Je vais vous en apprendre une raide, se décide-t-il. Vous savez pour le compte de qui est-ce travaille Casuel ? Pour çui de M’sieur X… !
Tu verrais la réaction du Vieux ! Son sursaut ! Sa panique…
Il se lève en s’écriant à voix basse : « Bérurier, voyons ! »
Court à la double porte matelassée s’assurer que pas d’oreilles ennemies ne s’y trouvent collées. Vient plaquer le combiné téléphonique sur sa fourche, des fois qu’il eût été mal raccroché ?
— C’est ridiculement insensé ! glapouille notre honorable patron. Le prévenu s’est gaussé de vous ! Grotesque ! Honteux, scabreux, répugnant, illégitime, malfaisant, écœurant, infâme, stupide, révulsant, funeste, dégradant, implausible, destructeur, monstrueux. J’en frémis, je m’inscris en faux, en porte à faux. Je repousse. J’interdis. Taisez-vous vite, Bérurier ! Plus un mot, silence, fini, on parle d’autre chose, on oublie tout, bien à fond. Ça y est, tous en chœur, oubliiiiez ez ez iez ! Voilà, terminé, ça n’a jamais eu lieu, ça ne pouvait pas avoir lieu, quel beau temps, hein ? Dommage qu’il pleuve ! Sinon, vous parlez d’un soleil… Bon, eh bien, il est quelle heure ? Déjà ! Mon Dieu, et moi qui dois visiter l’exposition Schmuggle. Fameux peintre, Schmuggle ! Hypersurréaliste impressionniste. L’art nouveau. Faut aimer, moi j’aime. Votre maman va bien, San-Antonio ? Chère femme, qu’elle se couvre en allant en courses, surtout, car les nuits sont fraîches. Et vous, Pinaud, ces rhumatismes ? Vous avez essayé Abano ? Vous devriez. Bain de boue, massage, y’a bon… Vous avez la morphologie d’un arthritique, mon bon ami. Il vaut mieux prévenir que guérir car… Enfin, quoi, Bérurier, bon Dieu de bois, vous vous êtes foutu mon portrait ! Monsieur X… fomenter un coup de main contre les policiers chargés de l’enquête ! Ça ne va pas, mon garçon ! Vous aviez encore bu quand ce loustic vous a prétendu une chose aussi inqualifiable ! Et vous l’avez cru, espèce de pochard ! Il l’a cru. Écoutez, Bérurier, je pense que ça ne pourra plus durer encore longtemps vous et nous. Ou alors, il vous faudra subir une cure de désintoxication. Il y a sûrement quelque chose à faire dans votre cas : essayez de consulter, allez à Lourdes, écrivez à Pierre Bellemare, faites-vous inscrire à l’U.D.R., mais réagissez, sapristi. Je vous aime bien, Bérurier. J’ai eu toutes les indulgences pour vous, au cours des dernières années, toutes les complaisances. J’ai couvert de toute mon autorité vos pires sottises, et elles furent nombreuses. J’ai plaidé votre cause auprès des hautes instances que votre débraillé, vos manières de soudard, vos frasques incommodaient. Bref, je me suis comporté en père, en colonel, en ange gardien. Seulement, que voulez-vous, mon garçon, tout a des limites. Et vous venez de les franchir. Dieu soit loué que vous n’ayez pas rencontré de journalistes dans les couloirs, ces gens-là grouillent autour de nous comme la vermine dans une roulotte. Vous ne voyez pas que ce Bérurier ait parlé de… de la chose heu que nous venons d’oublier à tout jamais, à un reporter, mes amis ? Vous imaginez le scandale ! L’apocalypse ! Dix-sept-cent-quatre-vingt-neuf qui nous tombe dessus ! Moi, condamné au suicide ou à la retraite anticipée ! Rentrant dans mes terres sous une chappe de honte. Mourant dans les flétrissures. Bérurier ! Ah ! Bérurier, rentrez chez vous, mettez-vous au lit, prenez de l’aspirine, des grogs, des cataplasmes. Inscrivez-vous aux abonnés absents. Condamnez votre porte. Je vous enverrai une infirmière, une vraie, en tailleur gris, coiffée court, lesbienne, avec des talons plats et de la moustache. Elle veillera sur votre repos, s’assurera de votre silence. Voulez-vous une ambulance ? Oui, on va lui affréter une ambulance. Vous le raccompagnerez, San-Antonio. Qu’il ne parle à personne en cours de route. Pas même aux ambulanciers. Top secret ! Motus ! On mettra un planton devant sa porte, un qui ne dort pas. Mais, j’y pense ! Et s’il entrait plutôt en maison de santé pour un petit séjour de deux ou trois ans ? C’est remboursé par la Sécurité Sociale, ça, mon garçon. Hein, une bonne maison, avec un grand parc ? On a droit au vin : un quart par repas. Parce qu’enfin… Il donne des signes, non ? Formels ! Patents ! Venir prétendre…
Il baisse le son, faut presque s’étendre sur le plancher pour continuer de l’écouter. Il murmure :
— Il vous a dit quoi, au juste, cet odieux personnage ? Hein, Bérurier, mot pour mot ? Répétez doucement, très bas… J’écoute, à peine, c’est pas pour me souvenir, c’est pour oublier tout de suite. Répétez lentement…
L’Eberlué se racle la gorge, stupéfié par la panique du Vieux ; aussitôt, le Tondu s’effare :
— Pas si fort ! Je veux du chuchotis, vous savez ce que c’est que le chuchotis, Bérurier ? Un zéphyr. Un mini-souffle. Nous ne devons même pas entendre. Allez, je vous écoute…
Bérurier s’applique. Il dit, dans le langage des papillons, et sans faire plus de bruit qu’une chenille sur de la mousse (à raser), que Casuel s’est affalé. Il a révélé qu’il appartient au R.E.T.I.C.U.L.E., espèce de sous-police dite parallèle, très secrète, infiniment ténébreuse et puissante dans l’occulte, toujours disponible pour les coups de main secrétissimes. À la demande de M. X…, il a contacté l’épouse de ce dernier, lui a fixé rendez-vous sur les bords de l’Yonne. C’est M. X… qui aurait fait entendre raison à sa malheureuse femme. Le but de l’opération ? Faire croire au suicide de la dame. Ensuite, la cacher dans une retraite sûre jusqu’à ce que les choses se soient tassées pour, après les élections, la ressusciter d’une manière ou d’une autre. Seulement, j’ai découvert que Mme X… ne s’était probablement pas suicidée ; comme je risquais de casser la cabane, il fallait me neutraliser dare-dare avant que le plan ne s’effondre.
Simple dans le machiavélisme, somme toute.
Le silence qui succède à la silencieuse révélation du Gros est une sorte de chose inexplicable que l’expression « sous-silence » exprime imparfaitement. C’est un brouillon de projet de brouillon de pensée. Une approche impalpable de la compréhension. Un léger frémissement de l’esprit. Les prémices d’une émotion.
Nous restons tus, un bon moment. Sans bouger, sans être autre chose que des étant spontanés, c’est-à-dire en cessant d’assumer pour un temps la résultante de la copulation qui nous fit devenir.
Et puis, et puis, et puis le Dirlochard reprend acte.
— Il va falloir libérer cet homme, messieurs.
— Casuel ?
— Oui. Ne créons pas d’incident dont la raison d’État risquerait de souffrir. Notre pays, messieurs, est une vaillante et altière nation, mais si blessée, si écornée, si traumatisée, si ébréchée par des scandales de toute nature ! N’ajoutons pas ce vilain bubon à ses écrouelles.
« Vous pensez : un homme de main engagé par monsieur X… ! Oh, là là, je comprends qu’il faut des ménagements. Vous lui présenterez des excuses. Bérurier. À genoux, j’y tiens. Vous l’avez durement malmené, ce pauvre cher homme, vilaine brute. De quoi souffre-t-il ? Dites la vérité, de toute manière je n’ai qu’un coup de fil à donner à l’infirmerie. Des quoi ? Des broutilles, dites-vous ? Quelles broutilles ? Une poignée de quoi ? De dents. Il a perdu une poignée de dents ! Et puis le nez cassé ? Une arcade souricière fendue ? Et vous ne sourcillez même pas ! Il va falloir me le réparer, cet homme. Lui offrir un dentier en or massif. Prenez son adresse, s’il est marié on enverra des fleurs à sa femme. Je veillerai à ce qu’il soit dédommagé convenablement. Alors c’est dit, je compte sur vous, messieurs, pour me rattraper cette bévue ? Ensuite, on l’oublie complètement. On passe à une autre affaire, à une vraie, dont les protagonistes seront des quidams ordinaires. Je voterai pour monsieur X… aux prochaines, vous aussi, je l’exige. Le mets sur vos consciences. On lui doit bien ça. Quatre voix de plus, du train où vont les choses, vous savez, ça n’est pas négligeable. Mais quelle rude épreuve pour moi ! Si je m’attendais. J’avais confiance en vous, messieurs. Me croyais secondé. Aidé… Et puis non, vous voyez. Il va falloir que j’assume tout moi-même, que je remette la main à la pâte. Que je recommence tout à zéro, avec un sifflet, un képi et un bâton blanc.
« Allez, rompez. Vous m’exténuez. J’ai changé. Je viens de prendre dix ans en dix minutes. Il y avait moi avant cette entrevue, et il y a moi après. Je suis un peu mort de tout ça, messieurs. Que Dieu ait pitié de mon âme !
Nous nous levons pour un gerbage discret, muet, furtif.
On est presque parvenus à la lourde en catiminette quand le bigophone du pauvre Dabe carillonne, comme la sonnerie d’un théâtre annonçant la fin de l’entracte.
En fond sonore, la voix brisée du Boss murmure un lamentable « allô j’écoute ».
Suivi d’un terrifiant « qu’est-ce que vous dites ! »
La violence de son exclamation nous fait nous retourner.
Le c’est pas possible dont il accouche nous retient de sortir.
À présent, le Vieux ne parle plus. Il n’est plus qu’une mourante oreille à l’écoute des calamités terrestres.
Il raccroche sans un mot.
S’abat en avant sur son maroquin en cuir de Cordoue.
Serait-il terrassé par une attaque ?
Je compte jusqu’à dix et appelle :
— Patron ! Monsieur le direc…
Il remue, Dieu soit loué au plus juste prix.
Sa voix part des plis de son coude.
— C’était le P.C. de la gendarmerie, chuchote-t-elle. On vient de repêcher le cadavre de madame X…