CHAPITRE III DANS LEQUEL JE ME TROUVE CONFRONTÉ À DES FAITS TROUBLANTS

Dans, non pas un éclair, mais un laps de temps beaucoup plus réduit, car tu connais l’instantanéisme de la pensée San-Antoniaise ? Je pige tout.

Quand j’affirme « tout », c’est tout.

Pourtant, comme tu as l’esprit qui marche avec des béquilles de dimensions inégales, je vais faire appel à César pour te rendre la part d’explications qui te revient, du moment que t’as acheté ce livre. Au cas où on te l’aurait prêté, j’espère que tu auras la probité de sauter le passage ci-joint, qu’autrement je retombe plus sur mes pattes pour ce qui est des revenus.

— Tu veux expliquer au lecteur, Pinaud ?

Expliquer ! Une aubaine pour le cher fossile qui recherche des occasions valables de s’exprimer, ce qui camoufle ses rabâchages en informations.

— Tu m’as chargé d’enquêter sur…

— Je sais.

— J’ai donc commencé par fouiller ses effets et sa sacoche à matériel…

— Normal, admet le Monstrueux, en déboutonnant son pantalon pour pouvoir y glisser une main qui va jeter la panique dans une tribu de morpions.

— J’y ai découvert d’autres exemplaires des photos compromettantes que vous savez ; photographie dont la publication par certains journaux spécialisés dans le scandale, jette…

— N’en jette plus toi-même, et enchaîne, le papier se raréfie !

— Quelque chose, dans l’une de ces images, m’a dérouté. Alors je l’ai fait agrandir le plus possible…

Il va à l’armoire à balais où l’on range les documents secrets et en extrait un fort rouleau bristoleux, qu’il déroule après avoir punaisé les deux coins supérieurs au plancher.

Nous obtenons une Mme X… de trois mètres sur deux, dont chacun des poils occultes est devenu aussi présent qu’un palmier sur la Promenade des Anglais.

Pinaud attaque :

— Sur la photo de format normal, vous pouvez constater qu’on distingue deux minuscules taches, l’une à la hauteur du ventre, l’autre à la hauteur des seins. Ces taches avaient l’air d’être des défauts de la pellicule ou du tirage. Mais leur aspect géométrique m’a troublé. Sur l’agrandissement, on distingue nettement ce dont il s’agit. Ici, à la taille, nous avons, la pointe métallique d’une boucle de ceinture, laquelle boucle devait être en matière plastique. Là, au niveau des seins, c’est un petit anneau d’acier, probablement enrobé de tissu, qui réunit les deux hémisphères du soutien-gorge.

Conclusion : au moment où furent tirées ces photos, la dame n’était pas nue, mais habillée. Seulement, le photographe avait adapté à son appareil un instrument optique qui a la propriété de « filtrer » les étoffes, une chose à ultraviolets, je suppose, le labo l’étudie car je l’ai retrouvé dans la boîte à gants de sa voiture et l’ai parfaitement adapté à l’appareil Canon de Canoun, ce qui m’a permis de vous tirer le portrait, il y a moins d’une heure. À ce propos, Alexandre-Benoît, n’aurais-tu pas un testicule nettement plus bas que l’autre, sans indiscrétion ?

— Si, fait le débusqué des roupettes, ça m’est resté d’une orchidée simple que j’eusse des suites d’une vieille pute de notre chef-lieu qu’avait jamais entendu causer du permanganache d’opossum. Note que cette testicule est plutôt flatteuse et qu’elle me vaut l’estime des mégères.

« Non, mais vous réalisez bien les débouchés de c’t’ invitation, les gars ? Je me vas lancer dans la photo, mécolle, à ce tarif ! J’ai une collection de grognaces à leur tirer le portrait. Le portrait et le reste ! Ma bouchère, entre z’autres ! Elle a une avant-scène grande commak. Dedieu, ses abats en prise directe, ça va payer ! Et la vieille fille du quatrième, Mad’ms’elle Mansard, qu’est toujours fourrée à l’église. Je te la vas flasher en douce, et j’y mettrai une épreuve dans sa boîte à lettres !

Tandis qu’il délire complaisamment, échafaudant les mille et cent astuces qu’on peut espérer d’une telle découverte, mon âme bourrée de navrance s’envole vers Mme X…, pauvre chère martyre, à qui je vais restituer une partie de son honneur (une partie seulement, puisque je conserve l’autre pour ma collection de souvenirs personnels).

C’est un automate concentré qui dégoupille son bigoche.

— Monsieur X…, je vous prie, de la part du commissaire San-Antonio, pour une communication de la plus haute importance.

On me filtre néanmoins, je ricoche de secrétaires en têtes de camps, en aides de con, en « collaborateurs privés », en secrétariats particuliers. Enfin, la voix autoritaire et métallique du fameux personnage, dont compte pas sur moi pour jamais t’avouer le blaze à présent que j’y ai brossé sa bergère, retentit.

— Eh bien ?

— Il est indispensable que je vous rencontre de toute urgence, monsieur le…

— Du nouveau ?

— Oui.

— Alors venez !

— Je vais…

* * *

Il a un burlingue grand comme la salle des conférences de l’O.N.U., solennel, pompeux, bourré de tableaux chiatoires qui représentent des mecs perruqués et des connasses sur des escarpolettes. Les fenêtres sont hautes comme l’entrée principale de Notre-Dame de Westminster. Je te passe les tapis de la savonnerie, sur lesquels on dérape, de même que le mobilier Louis-Lévithan-Quatorze, auquel il ne manque que des rames pour ressembler à une flottille de galères dorées.

Le très extraordinairement réputé personnage se dresse pour m’accueillir. Il met un doigt devant sa bouche d’où sortirent tant et tant de conneries tricolores et me guide jusqu’à une porte basse recouverte du même papier à rayures vertes veloutées qui tapissent les murs. Nous passons alors dans un ravissant petit salon, ultra-moderne, aux tons corail.

— Je préfère vous recevoir ici, me confie l’éminent personnage, car à côté, c’est truffé de micros.

Il est petit, nerveux, avec des gestes de prélat de choc et un regard d’acier que seule « une vibrante Marseillaise » parvient à attendrir devant les caméras de Télévision.

Je lui fais part de la découverte de Pinuche et, comme preuve à l’appui, lui montre ma photo et celle de Béru. Il regarde, émet un léger sifflement dont j’espère qu’il est admiratif, et murmure :

— Mais alors, mais alors, ça va être un retournement total de la situation ! Vous jugez de la bombe ! La presse entière volant au secours de ce malheureux couple persécuté ! À deux mois des élections ! Ah, mon ami, mon cher ami, votre main !

Je la lui accorde.

Il la presse.

— Ne dirait-on pas que votre boutonnière est vierge, commissaire ? On va y remédier. Oh, là, là, je comprends ! Dites, divisionnaire, ça vous plairait, je gage ? Et une invitation à l’Élysée ? Hein ? Chiche que je vous fais inviter par le Président !

J’endigue d’un geste autoritaire cette cohorte de promesses.

— Peut-être devriez-vous, sans plus attendre, rassurer Mme X…, monsieur X… ? Elle est dans une grande détresse.

Il admet.

— Ben voyons ! Pauvre chou. Si fidèle et calomniée. J’aurai leur peau, à ces comploteurs qui m’ont manigancé une vilenie pareille. Vous savez que j’aurai leur peau ? Ma carrière aurait pu y sombrer, ou du moins marquer un temps d’arrêt. Vous me voyez, en purgatoire, pendant six mois ou plus ? Le silence ! Me refaire un avenir en visitant l’Inde ou la Chine ? Écrire un livre pour être élu à l’Académie ! Merde ! À quoi viens-je d’échapper… Qu’est-ce qu’on disait, déjà ?

— Qu’il convenait de rassurer votre épouse.

— Tout de suite ! Ah ! les misérables… Un filtre à rayons choses. Ce qu’ils vont chercher. C’est pas encore dans le commerce, ce truc ? On devrait le mettre en exploitation d’une façon rationnelle, d’abord le déposer. Vous me l’apporterez, je m’en occuperai. Ensuite on passe un marché avec Kodak. Tout le monde voudra posséder un filtre comme celui-ci, vous parlez ! Je prendrai le brevet. C’est la moindre des choses, non ? Qu’est-ce que je voulais faire, déjà ?

Je me lève et vais ramasser un combiné téléphonique ultra-moderne sur une table basse. Le socle sert simultanément d’émetteur et de cadran.

— Madame X… !

— Mon Dieu, cette pauvre poulette ! Exemplaire ! Une sainte ! Si je vous disais qu’elle m’est dévouée corps et âme. Si je vous disais : son père était franc-maçon ! Eh bien, si je vous disais qu’elle va à la messe, maintenant ! Et à la grande, la chiante, celle qui dure une heure trente ! Avec orgues, sermons et le reste… L’épouse la plus accomplie, commissaire. Et ces ordures ont essayé de me la traîner dans la boue ! Nous allons en sortir glorieux, mon petit vieux, de la boue. Rayonnants ! Vous allez voir ma réaction ! Leur peau, à tous ! Procès gagné ! La fin du Popotin. Je veux leurs culottes à tous, du directeur au coursier. Leurs culottes, leurs slips, tout, bien tout, parole ! Attendez, ce téléphone. À qui voulais-je…

— Votre femme !

— Oui. Chère malheureuse qui se morfond.

Il se décide enfin à composer un numéro.

— Germaine ? C’est Monsieur !

Monsieur, frère du Roi ! Chaque fois que j’entends ce qualificatif je sursaute. Ne l’admets pas. « C’est Monsieur, passez-moi Madame ! » Monsieur, Madame ! Sottises ! Les oreilles m’en grincent ! Monsieur, mon cul ! Madame, mes burnes ! Qui est le Monsieur ou la Madame de qui ? De quel droit appelle-t-on son personnel de maison par ses prénoms, de quel droit lui parle-t-on de soi en s’appelant Monsieur ?

Un P.-D.G., dans son usine, ne dit pas à son emballeur : « C’est Monsieur. » Alors, pourquoi ose-t-il employer ce vocable avec ceux qui lui servent son petit déjeuner ? Au contraire, la vie en commun devrait humaniser les rapports de patron à employés. Est-ce par réaction, pour justement se prémunir contre les risques de familiarité, qu’on a institué cet écran dérisoire ? Si l’on appelle sa cuisinière Germaine, alors qu’elle est plus âgée que vous, pourquoi n’est-elle pas autorisée en retour à vous appeler Achille ou Gaëtan (si tels sont vos prénoms) ? Il est des survivances sottes qui s’obstinent, comme de la mauvaise herbe, entre les pavés des révolutions.

Donc, Monsieur X… dit à la vieille Germaine qu’il est Monsieur. J’ignore ce que lui répond la femme du béret basqué, mais cela produit une réaction vive de mon interlocuteur.

— Comment ça ! Mais quand ? Mais où ? Mais enfin… Elle n’a rien dit ? Comment, toujours ? Ça veut dire quoi, toujours, espèce d’ahurie ! Et pourquoi ne m’avez-vous pas prévenu, andouille ! Pas moyen de me joindre, pas moyen de me joindre ! Vous êtes complètement conne, ou quoi ?

Il raccroche brutalement.

Un silence.

— Elle est partie ? murmuré-je.

Il acquiesce.

— Oui, tout de suite après votre visite, elle est allée se préparer une valise et a sorti sa voiture. Mes gens lui ont demandé où elle allait, elle leur a dit qu’elle partait pour toujours. Vous entendez ça ? Pour toujours…

— Donnez-moi le numéro minéralogique de son automobile ! fais-je froidement.

Salaud de San-A. !

Et moi qui ne l’ai pas crue. Qui l’ai prise pour une névropathe, parce que, folle de désespoir, elle s’est jetée à mon cou, plus par mortification que par besoin de tendresse ! Nature farouche, soûlée de calomnies… Pauvre amour ! Je veux la retrouver. La prendre dans mes bras « pour de bon ». Qu’on recommence autrement, tu comprends ?

— Vous le demanderez à mes gens, ce numéro. Si vous croyez que j’ai en tête les plaques de mes voitures… Partie ! La malheureuse… Pourvu qu’elle ne fasse pas une bêtise ! Ce serait assez dans son caractère entier. Voulez-vous parier, commissaire, qu’elle est allée se jeter dans quelque fleuve ? L’eau la fascinait. Elle me disait parfois : « Si un jour je devais en finir avec la vie… » Je vous jure qu’elle n’aura pas pu supporter le misérabilisme de ces gens ! Leur peau m’appartient, je vous le dis ! Moi, X… j’ose crier vengeance ! Et pourtant, je suis la bonté même. Elle est morte ! Je le sens ! Vous imaginez mon calvaire ! Victime d’un bas complot ! Et moi, pauvre veuf, derrière ce corbillard tout simple, sans fleurs ni couronne. Si : un humble bouquet de fleurs des champs. À ma femme adorée. Gros plan de la télé. Moi, voûté. Pâle. Mais le menton volontaire. Contre l’adversité implacable, je fais front ! Je continuerai la lutte. Ma mission, tout, jusqu’à la limite, que dis-je : jusqu’à l’extrême limite de mes forces ! Seul. Pour sa mémoire ! Cet enterrement, et je gagne cinq points au sondage suivant de l’I.F.O.P. Mon pauvre cher ami, vous ne savez pas à quel point c’est payant, un enterrement bien foutu, à la télévision. De Gaulle se serait présenté le lendemain de ses funérailles, il était réélu à 80 pour cent des suffrages.

Je le laisse à ses rêves.

Ceux d’un politicien ont des motivations que la raison ignore.

* * *

Tu ne sais pas ? On a découvert un truc : Antoine raffole du saumon fumé. Ce bougre de bougre s’en cogne deux tranches dans la foulée. Il prend un tout grand pied à morfiller ça, l’horrible. Il préfère le saumon d’Écosse au suédois. Il lui trouve plus de goût. On démarre bien, avec césigue. D’ici qu’il se colle au caviar y’a pas loin. Bientôt je ne travaillerai plus que pour assurer sa bectance-grand-standinge, à notre petit prince.

M’man, elle en est fièrote des goûts dispendieux de Toinet. La manière qu’elle lui confectionne de menus toasts, avec dévotion, m’irrite un peu, dans mes tréfonds.

— … ’core ! clame Antoine, la bouche pleine.

Un pur goret, ce mec ! Béru enfant !

Le téléphone m’arrache à ma morosité. Je vais répondre. C’est Pinuche.

— Du nouveau, mon cher : on vient de repêcher la voiture de Mme X…

— On l’a repêchée où ?

— Dans l’Yonne, dans la rivière Yonne, affluent de la Seine.

Une lancée affreuse me traverse les tripes.

— Et… elle ?

— Les pompiers draguent pour retrouver son corps. Sa valise était restée dans le véhicule…

Il attend je ne sais quoi de moi, sans doute des directives ? Mais j’ai la tête vide. Le cœur plein de brouillard. Un goût de calamité aux lèvres. La vie idiote, sans queue ni tête…

— Bon, je te remercie, César.

Je raccroche. Antoine a les lèvres grasses de poisson gras. Il trouve marrant de me cracher des particules de saumon sur le veston. Félicie ne serait pas là, sûr que je lui balancerais une torgnole.

Elle me visionne d’un œil anxieux, ma vieille. Elle sait quand je carbure mal du bulbe. Elle n’ignore pas que, dans ces cas-là, il vaut mieux ne me pas parler… Attendre que je réagisse seul.

Au bout d’un moment, la v’là qui monte zoner le mouflet.

Je me virgule le darmiche dans notre fauteuil Voltaire. J’écoute leur gentil remue-ménage, là-haut. La v’là qui lui démarre la Chèvre de Monsieur Seguin, version expurgée et aménagée par Félicie. Avec elle, le loup ne bouffe plus la chevrette, vu que le père Seguin, futé comme pas quatre, s’annonce avec son chasse-pot au bon moment. Il carbonise le loup, embrasse sa chèvre et consent à la laisser vivre sa vie dans les Alpilles, du moment qu’il n’y a plus de danger pour elle. Elle se lie d’amitié avec un lapin rose et mène une existence de vacances éternelles. Le père Daudet l’a dans le pétrus, very profond, et Antoine biche comme un pape (qui aurait des mules brodées).

J’allume la téloche.

C’est les informes !

La première chose débectante que je renouche, c’est Monsieur X…, sur une rive bordée d’ajoncs, dans la lumière de projecteurs. Il a le col de sa veste relevé, comme les gars qu’on va fusiller au cinéma, et il s’est composé le masque du martyr courageux. Le tartineur de service nous en met trois couches sur la douleur muette de cet homme exceptionnel. Il répète les mots déjà historiques de monsieur X…, à l’annonce du drame : « Ils ont pris ma vie après mon honneur, désormais je n’aurai pas d’autre réponse que la France. »

C’est un pénicheur qu’a repéré la bagnole. Elle s’était échouée à moitié sur un banc de sable. Des troufions, ravis de l’aubaine, battent les rives en amont pour tâcher de découvrir à quel endroit l’auto a piqué dans le cours d’eau, tandis que des pompelards sondent l’Yonne en aval dans l’espoir de repêcher le corps.

M’man réapparaît, silencieuse.

— Tu repars, mon grand ? J’avais fait des friands, pour ce soir, avec le reste de pot-au-feu d’hier.

— J’en boufferai en rentrant, M’man.

— Ils seront froids !

— Je les aime bien froids.

La sonnerie du bignou remet ça.

J’hésite, puis me dirige vers la porte sans m’occuper du turlu.

— Tu ne réponds pas, mon chéri ?

— C’est sûrement le Vieux : dis-lui que je suis déjà parti sur les lieux.

* * *

Contrairement à nombre de mes collègues qui les snobent, moi j’aime bien les gendarmes. Ce sont des individus solides de corps et d’esprit qui, quoi qu’en pensent les petits malins, savent très bien jusqu’à quel point ils peuvent sentir des pieds. Ils ne se perdent jamais en hypothèses oiseuses et personne ne sait mieux qu’eux interpréter un indice ou se faire une opinion sur un suspect.

Le lieutenant qui m’accueille a un visage sympathique, franc et cordial ; un front large sous le képi, un œil qui prend le temps de regarder et les manches de son uniforme ne descendent pas jusqu’à ses phalangettes.

— Nous avons pu reconstituer la fin de son itinéraire, monsieur le commissaire. Elle a quitté l’autoroute à l’embranchement de Saint-Troufigne, le péagiste se la rappelle parfaitement car elle lui a présenté un billet de cinquante francs et a démarré sans attendre sa monnaie. Il prétend qu’elle avait l’air dans un état second. Ensuite, elle a obliqué, à gauche, vers le bourg de Montbeauzib, au carrefour, elle a failli percuter le tracteur, mal éclairé il est vrai, d’un cultivateur. Elle s’est arrêtée au café-tabac du village. Elle a commandé « quelque chose de fort ». Le cabaretier lui a proposé du calva, elle a accepté d’un hochement de tête. Pendant qu’on la servait, elle a pris une carte postale au tourniquet et a emprunté un crayon-bille. Elle a griffonné quelques mots au dos de la carte et l’a jetée dans la boîte à lettres scellée à la façade du tabac. Sans la timbrer. Comme le patron lui en faisait la remarque, elle l’a regardé comme si elle ne comprenait plus le français, selon la déclaration du bonhomme. Elle a alors vidé son verre d’un trait. À toussé fort. Puis elle a payé son verre et la carte et elle est repartie. Un client du bistrot l’a vue filer droit par le chemin qui mène à l’Yonne, c’est-à-dire celui-ci.

Il fait un clair de lune pour superproduction hollywoodienne d’avant-guerre. Manque plus que des palmiers dans la brise et des jérémiades de yukulélé. Je m’approche de la berge, l’âme en berne. Je la revois dans sa chambre… Perds-moi ! Perds-moi !

— Ici, elle a eu sûrement un temps d’hésitation, reprend le lieutenant, voyez…

Il tortille le faisceau de sa torche électrique dans l’herbe galeuse.

— … on distingue des taches d’huile, et il y a eu un redémarrage très sec des pneus, l’herbe est arrachée.

Elle a piqué droit dans la rivière, fort profonde à cet endroit car nous nous trouvons à l’intérieur d’une boucle, ce qui explique que la rive opposée est sableuse, alors que de ce côté-ci elle est abrupte.

— Personne n’a rien vu ? demandé-je.

— Pour l’instant, nous n’avons encore recueilli aucun témoignage, mais mes hommes continuent d’explorer cette zone de campagne.

Il baisse la tête, surpris, considère ma main en croyant que je lui présente quelque chose, mais je ne lui tends rien d’autre qu’elle. Cette brusque prise de congé le déroute.

— Merci, lieutenant, vous avez fait du bon travail, en un temps record. Nous nous reverrons plus tard…

On se serre la louche, fortement… Je grimpe dans mon carrosse neuf (je viens d’acheter un chouette cabriolet Mercédès). Il sent bon le cuir teuton.

Je roule jusqu’au village de Montbeauzif dont le clocher émerge des frondaisons, droit devant moi. Un coq de métal, embroché sur sa flèche, regarde vers l’est si quelque invasion ne se pointe pas.

Je stoppe devant le tabac. La boîte à babilles, jaune, frappée du sigle des P.T.T., étale son bide carré sur le plâtre de la façade.

Alors San-A., pas bégueule, déboule de sa chiote et se met à entreprendre la serrure de la boîte à l’aide de son camarade sésame. Je crois que l’acte auquel je me livre a un nom dans le code judiciaire, et que ce blaze n’est pas des plus reluisants, mais je m’en tamponne le vase d’expansion.

Cric, crac…

La petite porte de fer s’écarte. Un pacsif de courrier me choit sur les tartines. Je ramasse et fais mon tri. La carte non timbrée est là, entre une carte d’anniversaire décorée de pensées et un numéro du Chasseur français qu’un ancien combattant envoie à un pote après lecture.

Je mate l’adresse.

Tu sais que ça fait une sale impression, en pareil cas, de lire son nom ?

Monsieur le Commissaire San-Antonio, Préfecture de Police, Paris.

Je décris un léger travelling contraire, c’est-à-dire droite gauche, pour prendre connaissance du texte.

Vous, surtout, n’accusez personne de ma mort. X… X[5]

Ainsi, ses ultimes pensées furent pour moi !

— Non, mais qu’est-ce vous fabriquez, vous, là ! tonne une forte voix.

Le troquetier ! Style Béru. Du bide, de la trogne, de la gélatine dans le regard. Il a un tablier bleu par-dessus sa bedaine, un tricot de laine marron déchiré aux coudes, un mégot infect sur l’oreille, et cet air méchant qu’ont les gentils en présence d’un vilain flagrant délit.

— Je venais chercher mon courrier, dis-je.

Tout de même, pour qu’il ne me meure pas devant d’un infarctus, je lui produis ma carte.

* * *

Mon troisième scotch.

En campagne, on te le sert comme de la gnole. C’est-à-dire que, d’instinct, les cabaretiers de province retrouvent la façon de servir le whisky comme en Écosse : sec et dans un petit verre. Un jour que je vadrouillais entre Aberdeen et Édimbourg, un aubergiste à qui je réclamais un grand verre et de la glace m’a dit, d’un ton méprisant : « Et si on vous en faisait autant avec vos cognacs ? »

Donc, mon troisième whisky-dé-coudre.

Je lis et relis la carte de Mme X…

Une tragédie. J’imagine le déroulement de son… agonie. Car c’est le seul mot qui convienne.

Après mon départ, elle réagit.

Mal.

Cette honnête femme se dit qu’à présent, elle est vraiment déshonorée, puisqu’elle l’est à ses yeux, et aux miens. Loin d’atténuer son calvaire, ce coup de folie n’a fait que la plonger au fond du gouffre.

Elle n’est plus digne de son époux. Plus digne d’elle-même.

Elle va partir…

Valise, voiture. Direction, le sud…

Elle roule, roule, les kilomètres qui s’enregistrent au cadran de sa chiotte ne bercent pas sa peine. Ils la « désabusent » plutôt. Aller où ? Pour y faire quoi ? Sa vie est fichue. Rien ne sera plus possible désormais. Alors, à mesure que la journée s’avance, une funeste décision naît et se développe dans son esprit affaibli par les monstrueuses humiliations de ces derniers jours.

Elle va mourir. Il le faut. Seule la mort peut solutionner son insoluble problème.

Du haut de l’autoroute, dans les confins, elle voit miroiter les eaux de l’Yonne. À la première bretelle, elle s’échappe du rail de béton pour foncer vers la rivière attirante.

Et c’est en traversant le village de Montbeauzif qu’elle a la réaction classique de la plupart des désespérés. Qu’on n’accuse personne de ma mort. Elle n’envoie pas cet ultime message à son mari que, dorénavant, elle n’ose même pas affronter de la plume. Non, elle me l’adresse à moi. À moi qui fus la goutte de f… qui fit déborder le vase !

— Un autre, patron !

Il me guigne de son œil sanguinolent de cabaretier au foie exténué. Un martyr du comptoir. Qui meurt à la tâche ; à l’attache ; bravement, en regardant sa fin droit dans les yeux glauques de son pastaga.

— Elle avait l’air comment ?

— Vous voulez mon avis ?

— Je l’implore.

— Mais faudra pas en faire état, hein ? Quand s’agit de personne de cette célébrité, s’agit de ménager ses mots. S’agirait pas que j’aye des ennuis. Vous savez, comme ils se tiennent les dix doigts de la main, tous, en haut-lieu ? Un coup de fil d’un bureau l’autre et les polyvalents me tombent sur le paletot, plus teigneux et ergoteurs que jamais. Notez, j’ai rien à cacher. J’ sus en règle de la cave au grenier. Mais ça suffit-il, à notre époque, d’être en règle, m’sieur le commissaire ? Je vous le dis à vous, parce que vous ressemblez point à vos collègues et confrères : ce qui tue la France, c’est l’autorité. Un univers de juteux. Tous : les fonctionnaires, y’ s’ sentent les rameaux du pouvoir, vous comprenez ? DU POUVOIR. Y z’en détiennent une parcelle, alors chacun se prend pour LE POUVOIR. Voyez par exemple comme un flic, dans la rue, il est agressif avec tout le monde. N’ lui suffit pas d’être flic, faut, en supplément qu’il soit méchant. C’est gratis, ça, sa méchanceté. Elle lui sert à rien d’autre qu’à se faire honnir. Mais il se croit obligé, à cause DU POUVOIR ! Et c’est ainsi de bas en haut de l’échelle. On crève de l’autorité. Je vous prends un exemple : la Suisse. Je connais bien, car mon beau-frère habite Lausanne. On y va, de temps à autre, pour les vacances. Bon, la Suisse. Là-bas, les flics sont flics, naturellement, mais ils s’en contentent. Se croyant pas obligés de vous aboyer contre quand vous avez commis une infraction. Ils vous verbalisent comme moi je vous sers à boire. Ils vous disent « ça fait tant », et vous payez sans rechigner parce que, grâce à leur attitude, c’est une chose normale. Une connerie est tarifée, ils sont là pour la faire payer à ceux qui l’ont commise, et ils les considèrent plus comme des clients que comme des malfaiteurs. Pourquoi ? Parce qu’ils se sentent pas des parcelles DU POUVOIR, puisqu’en Suisse y’a pas de pouvoir ! Je me fais bien comprendre, monsieur le commissaire ?

— Admirablement, assuré-je à ce philosophe en tablier bleu et pré-cirrhose de cérémonie, mais vous alliez me donner votre avis sur le comportement de Mme X… ?

— Oui. Bon, eh bien, selon moi, elle n’avait plus sa tête à elle.

* * *

Ce qu’il y a de bath, une rivière, la nuit, ce sont les bruits aquatiques. Ce remuement dans les roseaux. Ces clapotis brusques qui retentissent et se répercutent dans le silence… Tu sens l’autre vie ; celle que la nôtre nous fait oublier : les insectes, les batraciens, les poissons… Le grouillement formidable dans l’eau et dans la terre, partout. Des trucs insoupçonnés, et qui nous existent sous les pieds. D’autres qui titubent dans l’air nocturne, en laissant comme des traînées phosphorescentes. Tu écoutes, et tu te sens seul d’être un homme. Tu te sens con de ta bagnole, de ton aéroport Charles De Gaulle, de ton téléviseur, de tes ris-de-veau-petit-clamard. Ce fourmillement, et puis la voie lactée… Et toi, faux malin peaumé dans son intelligence, séparé du reste par elle.

Je mate l’herbe meurtrie par les roues. Elles ont dû patiner. Elle aura démarré en seconde, la pauvrette. Pour que son rush soit plus violent, le plongeon plus irrémédiable…

Et puis voilà.

La noyade la fascinait, aux dires de son sale melon. Elle assurait que si un jour… En disant cela, ne le pressentait-elle point, ce jour ? Ce que nous envisageons de notre futur n’est-il pas déjà une prise de position de celui-ci en nous ? Une manière qu’il a de nous investir d’avance pour, plus sûrement, s’accomplir ? Charogne.

Je suis venu à pied, depuis le bourg, ayant laissé ma Mercédès devant la boîte à lettres. Besoin de marcher en évoquant Mme X… Besoin de…

« Mets ton doigt où j’ai mon doigt », m’ordonnait mon camarade Culaille, l’autre jour, pour me faire palper, à travers sa viande, l’étourderie de son chirurgien.

Là, j’ai eu besoin de mettre mes pieds où elle a mis ses pneus. De suivre les derniers mètres de sa vie, comme on suit un corbillard.

Je me laisse tomber dans l’herbe trempée de rosée. Le ciel infini se permet des petits flocons de nuages, de-ci de-là. Presque rien, des déchets de temps qui passe…

Tout soudain, je perçois un double bruit de pas sur le chemin caillouteux. Des rires. Des baisers…

À cause des joncs, les arrivants ne doivent pas me voir. Ils s’arrêtent à quelques mètres seulement de moi.

Une voix niaise et femelle fait comme ça :

— Alors c’est là ?

Une voix conne et masculine répond :

— Ouais, c’est là.

— Et tu l’as vu se fout’ à l’eau, Milou ?

— Non, j’ lai pas vue, mais vu quand c’est qu’elle est arrivée.

— Qu’est-ce elle a fait ?

— Si tu crois que j’ vais m’amuser à bavasser, tu te goures, la mère.

— T’as pas confiance à moi ?

— J’ai confiance à personne. Quand je me suis fais gauler la fois que j’avais piqué la bagnole du pharmacien, c’t’ à cause de cette salope de Lucienne, non ? Elle avait pourtant juré ses grands Dieux de la boucler.

— J’sus pas Lucienne, Milou !

— T’es pas Lucienne, mais t’es une gonzesse, rien qu’une gonzesse, rétorque d’une voix riche de sous-entendus ce mysogyne convaincu.

À ce moment-là, le tendre San-Antonio décide d’intervenir, tout en remerciant le ciel et sa périphérie de lui avoir insufflé l’idée pourtant saugrenue d’allonger son spleen dans la rosée.

Il se dresse, beau-Sana, comme la statue du Commandeur.

— Salut, les amoureux ! lancé-je affablement (on m’appelle l’affable de la fontaine).

Le couple fait comme le cheval du père Hugo : un écart en arrière. La fille : un boudin de campagne, fagoté d’une robe mini que tout un chacun doit relever à sa guise, pousse un cri de basse-cour effrayée. Le garçon est un petit fripon malingre, loqué d’un bloudgine savamment élimé et d’un blouson de cuir râpé qui doit avoir été porté par douze générations de vauriens. Il est frisotté haut, avec une tignasse qui lui dégouline sur les épaules. De nos jours, les jeunes gens ressemblent à des jeunes filles travesties en Louis Quatorze. Moi, je m’en branle, l’essentiel est qu’ils soient heureux et qu’ils se croient beaux.

La pleine lune me permet de croiser son regard noir, à la fois anxieux et belliqueux. Y’a comme des relents de roulottes autour de ce petit jules.

— Milou, dis-je, je t’approuve pleinement, ce que tu sais, il ne faut pas en parler aux filles, mais aux bonshommes. Alors on va causer tandis que miss Yonne va regagner le domicile paternel.

Parler dissipe la peur. Ce qu’il y a de plus effrayant, chez les bourreaux, c’est qu’ils se taisent. On les comprend, les pauvres biquets, que voudrais-tu qu’ils te disent pendant qu’ils t’émondent la limouille avant de te sectionner le cigare ? Causer de quoi ? Du temps ? De la politique extérieure ?

Le naturel du Milou, un court instant pris au dépourvu, repart au petit trot. Le v’là qui se met à rouler des bielles et à se composer un bath rictus pour série B italienne.

— Dites, qu’est-ce y vous prend ? me demande-t-il avec des crachats en rassemblement dans la gargante.

— Police !

Tu crois que ça la lui coupe ? Au contraire, il devient caracoleur, ce Nestor. On dirait même que ma profession le rassure.

— Et alors, j’en ai quoi à branler ? demande-t-il en prenant une posture avantageuse, style : les grands conquérants de l’Ouest.

Nous autres, flics, on n’est pas tellement pourvus en dons naturels. Toutefois il en est un qu’on ne peut nous contester, c’est celui de la baffe. Une vraie tarte de poulet, espère, c’est quelque chose de particulier, de grand, d’inimitable. Ça part vite, de loin, avec un maximum de force. Tout le corps entre dans le circuit. Y’a une rotation du buste. Un emmagasinement spontané des muscles. Une puissante décharge d’adrénaline car si la médulo-surrénale participe pas pleinement, ça reste de la demi-porcif, de la tartelette de pâtissier.

Moi, bourdille en plein, enrogné, je lui allonge ma gifle d’apparat, v’zaffff !

La brusquerie est aussi importante que la violence. Faut les deux pour réussir son effet. Dans ce cas précis, je mérite d’emblée la note maximale. Tu verrais cette giroflée à cinq feuilles ! Le camarade Milou, ça le décolle du sol. J’y jure ! Il est soulevé de dix centimètres, sa tronche fait un angle de quarante-cinq degrés, et il tombe assis sur le chemin, l’air pensif. Une fluxion se développe à toute vibure sur sa joue gauche.

Je me tourne vers la souris.

— Allez, Olida, emmène promener tes fesses ailleurs, ton beau regard de génisse brouille mes idées…

Elle part en trottinant, comme une jument dételée qui regagne son écurie.

Ensuite de quoi, tu vas dire que ça tourne marotte, je m’assois par terre près de Milou, en tailleur. On dirait deux gentils scouts autour d’un feu de cons.

— Dis, gamin, on ne va pas se massacrer comme deux branques, hein ? je lui susurre.

Cet aimable pluriel le déconcerte.

Il dodeline, crache.

Pas de mépris, oh que non.

Du sang ! Il crache du sang issu (sans sangsue) de sa gencive éclatée.

Remarque, c’est gentil de ma part, non, de lui parler ainsi, comme si « on » se battait, alors que « je » le bats. Ça nivelle les orgueils, tu comprends ? Faut se mettre à portée, toujours, jamais endolorir trop longtemps l’honneur d’un homme.

— Tu disais à ta grenouille que tu as vu arriver la malheureuse dame, Milou ?

Il acquiesce, sans bouderie. Glaviote encore des caillots sur les cailloux.

— Bon, raconte. Comprends que c’est grave, merde ! Tes conneries de voitures volées… ou autres (un chef-d’œuvre mon « ou autre) je m’en contrebranle. J’ai rien contre toi, mon ami.

— Je suis grutier, il me dit.

— Chouette métier : mon rêve. Un jour que j’aurai le temps, faudra que tu m’apprennes à manœuvrer cet engin. Quand j’étais chiare, je ne construisais que des grues avec mon Meccano.

Il tend le bras de l’autre côté du fleuve. Effectivement, on voit un univers à la Carzou. Des poutrelles, des carcasses métalliques… Une énorme grue.

— Je travaille à la construction de cet usine, là-bas…

— Je pige. De ton poste élevé, tu as tout vu…

— Non, pas tout. J’ai seulement vu se pointer la bagnole.

— Comment sais-tu qu’il s’agissait de la sienne ?

— D’après ce qu’ils causaient aux informations… Une MG break verte conduite par une femme blonde sur ce petit chemin, y’en passe pas des chiées. Juste je pivotais sur ma grue quand elle a débouché.

— Alors ?

— Une autre voiture l’attendait. Une DS noire.

— Hein ! ! ! !

Je te fous quatre points d’exclamation pour te souligner ma stupeur, mais ce n’est qu’une vague indication. En réalité, m’en faudrait trois pleins tomes pour l’exprimer pleinement.

— Pourquoi dis-tu qu’une autre voiture l’attendait ?

— Un type s’est mis les bras en croix au milieu du chemin pour lui faire signe de stopper.

— Un type comment ?

— Que voulez-vous que je vous dise, à une telle distance ! J’ai aperçu ça ditraitement, je m’occupais de mon boulot, moi !

— Mais encore ?

— Y’ m’ semble qu’il avait un imperméable noir et une casquette.

— Ensuite ?

— Y’a pas d’ensuite. J’ai tourné le dos à la rivière à cause de mon travail.

— Si bien que tu ne sais pas si la dame est descendue de voiture ?

— Je ne sais que ce que je vous ai dit… V’ voulez pas que j’invente.

— Il était seul, l’homme à la DS noire ?

— J’ignore. Vous parlez d’une distance ! Je l’ai remarqué parce qu’il se tenait les bras en croix sur la route, autrement j’aurais pas bougé un cil.

Je sors mon étui à cigares. À deux cigares, de fort calibre. J’en allume un.

— Tu voudrais l’autre, Milou ?

— J’ sais pas, c’est gros. J’ai jamais fumé des barreaux pareils.

— Ben, essaie…

Je lui enflamme un havane qu’il se met à téter comme un veau sa chère petite maman.

— Il conduit où, ce chemin, Milou ?

— À une carrière abandonnée.

Donc, il faut le connaître pour s’y donner rendez-vous. Voilà qui change tout. Ce rancard, c’est une culbute de l’affaire. Elle vient d’exécuter un saut périlleux, l’affaire. De bifurquer sec. Je flaire de sombres manigances, soudain. Je me dis : et si Mme X… n’était pas morte ? Si on avait filé sa tire au jus pour laisser croire à sa disparition ? Supposons par exemple qu’au comble du désespoir, elle se soit confiée à un parent ou à un ami. Lui faisant part de son intention d’en finir. L’autre lui suggère de ne s’anéantir qu’aux yeux du monde, ce qui est l’essentiel… Sa fin supposée va couper court au scandale qui la mine. Elle pourra récupérer, dans l’ombre, y voir plus clair…

Bien sûr, ça paraît un peu dingue, dit commak, de but en blanc, mais quoi ? Y’a des trucs plus extraordinaires qui ne sont jamais arrivés, hein ?

— Elle était orientée dans quel sens, la DS, Milou ?

— Le nez en direction du village.

Il se lève et va me montrer des traces de roue, dans une zone indéterminée, de l’autre côté du chemin.

— Voyez !

— Je vois…

* * *

Les projos implacables des caméramen donnent à la maison de campagne des « X » un aspect romantique, genre Hauts de Hurlements. Des lambeaux de brume, ocrés par l’E.D.F., enroulent du mystère autour des colombages. Planté au milieu de la foule des télé, radio, et plumitifs reporters, Monsieur « X » joue le grand air du Veuf-de-retour-en-ces-lieux-où-nous-fûmes (c’est du belge) — si-heureux-mon-amour.

Faut lui voir la prostration de bon ton. La face crispée et digne sous un curieux chapeau de toile à carreaux, genre anglais, posé sur l’oreille.

L’œil humide (mais la larme ne se déclenche pas). Son gardien, plus béret-basqué que jamais, lui propose, devant les caméras, un humble sandwich de diététicien qu’il refuse, comme une sœur de charité repousse la zézette d’un manœuvre étranger.

J’attends qu’il arrive au bout de ses simagrées télévisées. Parmi bien d’autres dons, je possède cette faculté inestimable de pouvoir vivre seul avec n’importe qui. Le drame de la plupart des hommes, c’est qu’ils ne savent pas aménager leur solitude, soit qu’ils essaient de la fuir, soit qu’ils tentent de la faire partager ; alors qu’il est si aisé, somme toute, de s’isoler pleinement, superbement au milieu de n’importe quels z’autres, que sinon, y’a lurette qu’ils m’auraient rendu dingue, ces nœuds. Toujours obligé d’écouter leurs conneries, d’y répondre, de devoir m’y intéresser… Seuls les cons peuvent exister sincèrement, les autres font semblant ou bien se butent. Mais quoi, on ne peut passer sa vie à se buter ! Se rebuter suffit.

Je contemple la belle prestation de l’homme politique enchagriné. Les Chargeurs Réunis ! Il joue faux comme un metteur en scène. De bas en haut. Tout est à contre-vérité chez ce mec impersonnalisé par la politique. Ces gens, n’importe leur appartenance, quand tu les approches, tu tombes toujours sur le même. Depuis longtemps, ils sont vidés d’eux-mêmes et ressemblent à des coquilles d’escargots pleines de terre. Sauf qu’ils ne contiennent, eux, que du vent déjà pété. Ils se suffisent de leur suffisance, preuve que ces ambitieux se contentent de peu. Tous, je te jure, ont la pareille redondance glorieuse, cette même manière d’être convaincus qu’ils convainquent, qu’ils sont nationalement importants et détenteurs d’idées.

Je me coule dans la maison.

La grosse Germaine à moustaches se tient sur le pas de la porte, prête à se faire pelliculer si besoin devient, entretenant sa peine comme à la campagne on entretient doucettement le feu dans l’âtre, prêt à le ranimer quand les hommes rentreront.

Je contourne la dame et me glisse dans la chambre de la disparue. L’abat-jour orangé, cette odeur suave, ces rideaux à rayures…

J’ai un coup de langueur en défrimant le plumard, terrain de mes exploits et nid de mes amours.

Il y a seulement quelques heures…

Elle m’agrippait en hoquetant « perds-moi, perds-moi ! ». Drôle de cri, non ? Et qui sonne bizarre.

Elle a fait sa valoche à la diable. Dans sa penderie, il y a plein de toilettes tombées de leurs cintres parce qu’on les a tarabustées. Sa valise, je peux te dire qu’elle s’en battait l’œil, la divine chérie.

Je m’approche d’un vieux secrétaire Charles X, en bois pâle.

L’ouvre.

C’est l’écritoire d’une honnête femme. Des livres de comptes où figurent les dépenses de la maison, le traitement du personnel, les notes de mazout et de téléphone…

Les petits tiroirs recèlent (comme on dit avec un tantinet soit peu d’éducation) de la correspondance de bon ton avec une cousine fraîchement mariée à un fonctionnaire d’Outre-Mer…

Rien de probant, je te dis.

Mais moi, vieux fouinasseur chevronné, sachant combien ces meubles-là sont vicieux, je retire les tiroirs pour m’assurer que le secrétaire ne recèle pas de compartiments secrets. J’ai beau sonder, je n’en dégauchis pas la queue d’un. Me reste plus qu’à renquiller les menus tiroirs. C’est en cigognant pour replacer le dernier sur ses rails que je fais une découverte dont il ne m’est pas possible de te dire si elle est intéressante ou pas. Figure-toi qu’à l’envers de ce frêle compartiment, une carte est punaisée. Une méchante carte commerciale, imprimée en bleu-idiot sur du mauvais bristol, dans des caractères dont le tarabiscotage cherche à faire « original ». Beaucoup de connards confondent ainsi mauvais goût avec personnalisation.

Victor et Hugo DROUET
Rêvistes-Insulteurs
14, rue Sainte Nitouche
PARIS 4
Sur rendez-vous seulement.

Singulière raison sociale, non ? Rêvistes-Insulteurs ! T’as déjà entendu causer d’une telle profession, toi ?

Le bristol est jauni. M’est avis que la brême se trouvait planquée là depuis fort longtemps. Peut-être même s’y trouvait-elle avant que Madame « X » soit en possession de ce meuble ?

De toute manière, j’enfouille.

Le leader enveufé vient d’achever son rodéo chagrin.

Il boit un verre de lait, pour des fois qu’un photographe serait encore à l’affût, et rentre dans sa coquette demeure.

M’apercevant, il vient à moi, les deux mains tendues bas, comme un qui veut t’attraper coquette, tu noteras que beaucoup de politicards te serrent la louche de la sorte, au ras du fouignoff, croyant que ça fait plus sincère.

— Terrible, n’est-ce pas, commissaire ? Terrible ! Les choses se sont précipitées. Quand je pense à son pauvre cher cadavre qui continue de dériver au fil de l’eau et qu’on repêchera peut-être demain à Saint-Nazaire ou à Nantes…

— L’Yonne se jette dans la Seine, ne puis-je m’empêcher de rectifier.

Mais ce ne sont pas de puériles considérations géographiques qui peuvent enrayer le verbe de ce marchand de salive.

— Ainsi donc, l’infamie aura gagné la première manche, poursuit-il. Ils l’ont eue, la chère chérie ! Mais je la vengerai, j’en ai fait le serment, il y a un instant, sur la deuxième chaîne, et aux micros des radios périphériques. Je pense d’ailleurs que France-Soir et Le Parisien se trouvaient là également. Ce grand blond qui a un bec de lièvre, avec une casquette à petits carreaux, c’est bien un gars de France-Soir, n’est-ce pas ?

— Je l’ignore, mais ce que je sais, par contre, c’est que votre femme n’est peut-être pas morte, monsieur X…

Alors là, tu materais ce changement, je te jure que t’aurais le grand zygomatique qui romprait ses amarres.

Il se tait (enfin !), bée du clapoir, réussit une bulle (laquelle ne comporte que deux points d’interrogation contre seize d’exclamation) et cherche autour de lui un radeau de sauvetage.

Un fauteuil Louis XIII à haut dossier, piètement os de mouton et tapisserie en point de Hongrie, le lui fournit.

L’y voici réfugié, tout menu sous sa calvitie mal coiffée.

— Je ne pense pas que vous plaisantiez ? balbutie-t-il enfin.

— Moi non plus, monsieur « X ».

— Pas morte !

— Je l’espère…

— Maintenant !

— Qu’entendez-vous par là ?

— Maintenant que l’Information a donné la nouvelle comme étant certaine ! Voyons ! Voyons… C’est pas sérieux, commissaire. J’aurais l’air de quoi, moi ?

Je le lui dirais bien, mais une nausée me coince le corgnolet.

— Avez-vous, parmi vos bonnes relations, quelqu’un qui posséderait une DS noire, monsieur X ?

M’a-t-il entendu ? J’en doute. Il attend trente-quatre secondes pour tourner vers moi une figure passée à l’amidon.

— Hein ? Une quoi ? DS… Une déesse Citroën ? Noire ! Pourquoi noire ? Tout le monde a une DS noire de nos jours.

Il s’envenime, rogne noir, fébrilise des centres nerveux. Sa voix se perche comme pour une inondation.

— Citez-moi une personne qui n’ait pas une DS noire. Je vous écoute ! Allez, allez, cherchez. Une seule ! Qu’est-ce que c’est que ce galimatias de flic, commissaire ! Ma chère femme adorée dont la perte irréparable ruine mon cœur, comme je disais il y a un instant à ces messieurs mes amis de l’Information, a péri, noyée, archi-noyée, au point qu’on n’a pas encore repêché son cher corps, et vous venez me raconter des turpides de DS noire. Dites, commissaire, que se passe-t-il dans la police depuis quelque temps ? Vous préparez une grève, ou quoi ? Vous ne seriez pas passé à la solde des communistes, par hasard ? Je brûle, hein ? C’est ça ! Les cocos ! Un coup à eux. Je reconnais le style. C’est signé. Ils veulent me faire rater mon drame face au pays. Me bricoler mon immense chagrin. Me désamorcer la sympathie du peuple souverain qui, tout entier, en ces heures tragiques, tend les bras de la compassion au serviteur meurtri que je reste ! Une DS noire ? Vous n’avez pas le droit d’insulter à la douleur d’un époux, qui, bien que ministre, demeure un homme. Ça ne se passera pas ainsi. Je vais téléphoner à mon collègue de l’Intérieur pour vous faire fout’ dehors, moi, mon vieux. Merde, ce qu’il faut entendre ! Une DS noire ! Et puis quoi, encore ?

Je lui souris.

Tu sais qu’on peut mettre tout le mépris du monde dans un sourire, comme tu peux mettre tout le printemps dans un modeste bouquet.

Je lui tends cent tonnes de fiel surchoix (la gelée royale du fiel) au bout de mes lèvres.

— Un homme que votre femme devait FATALEMENT connaître l’ATTENDAIT sur le chemin de halage d’où sa voiture a été précipitée à l’eau. Je prétends qu’elle devait fatalement le connaître parce qu’ils avaient rendez-vous. Et il serait utile à la vérité que vous le connaissiez également, monsieur le sinistre (oui, je lui ai donné son titre avec un S) ; d’où ma question : qui, dans vos relations, est assez lié avec votre femme pour lui fixer rendez-vous dans un endroit désert à plus de cent kilomètres de Paris ? Qui possède une DS noire ?

Il secoue misérablement la tronche.

— C’est fou. Personne. Tant de gens… Non, je ne vois pas. Commissaire, il faut taire cette information. Il le faut ! Raison d’État !

— Mon intérêt est de la taire en effet, jusqu’à ce que j’aie découvert la vérité, monsieur.

Il rebiffe de plus beau.

— La vérité ! C’est bien ce mot que vous venez de prononcer ? La Vérité ? Mais la vérité quoi, nom de Dieu ? La vérité qui, comment, à quoi bon ? La vérité dans quel sale but inavouable ? On la connaît, la vérité : mon infinie chère femme chérie s’est foutue à l’eau, n’en pouvant plus d’opprobre immérité, de crachats multipliés, de souillures éhontées. Elles se sont noyées, toutes les trois ; son auto, sa valise et elle ! Plouff ! Glou ou, glou ou ! Fini… Bulles ! Morte ! La vérité ? C’est ça que vous marmottez dans votre barbe, mon vieux ? J’ai bien entendu ? Vous avez de ces mots, vous alors ! La vérité ! Un commissaire ! On croit rêver ! Il se prend pour qui, ce type ? Le juge Pascal ? Jésus ? Dites, c’est vraiment mon portefeuille qu’on veut, hein ? Ma peau de maroquin et la vraie aussi, en prime ? Qu’est-ce qu’ils vont chercher pour m’abattre ? Ma propre police ! La vérité ! Il y a un pourrissement irréversible, je vois bien. Une désagrégation profonde des institutions. Les cellules qui s’emballent. Et les pires : communistes ! Le monde est foutu. Des hommes comme moi ont beau tenter l’impossible, l’impossible est devenu impossible. Avant, le premier trou du cul de député venu pouvait accomplir l’impossible. C’était facile, tu parles ! Moi, tous les matins, je m’en payais une petite tranche d’impossible. Au téléphone, si je vous disais. Pour ce que coûtait une communication, à l’époque, j’aurais eu tort de me gêner…

— Monsieur « X », existe-t-il dans vos relations, un ami à qui votre épouse aurait pu se confier et qui posséderait une DS noire ?

Vaincu par ma froide obstination, il hausse les épaules.

— Ma femme, monsieur, n’avait pas un caractère à confier ses misères à qui que ce soit. Quant à cette foutue voiture qui vous obsède, permettez-moi de vous dire que j’ignore tout des véhicules de mes relations et que je m’en moque, monsieur. Que je m’en moque à la puissance vous savez combien ? Mille ! Vous m’entendez ? Mille !

* * *

Dans le Marais, une ruelle tortueuse qui sent encore le moyen-âge, si tant est que le moyen-âge puait la pisse de chat, la chiotte surchargée et l’oubliette oubliée.

Cela s’appelle la rue Sainte Nitouche.

Le 14 signale un immeuble ventru et ravaudé à coups d’étais. Les vitres des fenêtres semblent de verre noir. Un porche fétide exhale des souffles dégueulaires. Il y a toute une théorie de plaques dans l’entrée. En carton véritable. Exécutées main. Celle d’un matelassier, celle d’un serrurier, celle d’une infirmière diplômé de Chose, celle aussi des fameux duettistes Victor et Hugo Drouet.

Troisième gauche.

Un escadrin pareil, quand tu l’as gravi, t’as droit à dix ans d’indulgences partielles, au ciel, parole ! Les marches de bois branlant sont en pente douce, creusées en leur milieu. La rampe accomplit un mouvement centripète et si t’as le malheur de la toucher, elle te met au creux de la main des sensations merdières.

Une sonnette ancienne, avec chaînette, poignée façon signal d’alarme. Je l’actionne. Ça déclenche une furie de chasse à courre dans le landerneau. Une petite vieille, toute bossue et ratatinée, blafarde, ridée comme un toit couvert de tuiles romaines, dont la misérable chevelure grise s’évade d’un chignon éclaté, m’ouvre.

Sourire édenté.

Le pire, c’est l’odeur. Celle du sourire et celle de l’appartement obscur.

— C’est pour le rêviste ou pour l’insulteur ? me demande l’attardée. Un être de cave, de catacombes, de termitières… Elle est issue d’un rat malade et d’une taupe, cette pauvre vieille.

— Les deux, réponds-je.

De plus en plus éberlué, qu’il est, Sana ! Siphonné de la coiffe. Avec des cellules qui recroquevillent. Rêviste ! Insulteur ! Je veux connaître.

La vieille rate chevrote un rire réjoui à côté duquel les ricanements de la sorcière de Blanche-Neige passeraient pour un murmure de source.

— Ça ne vous ennuie pas de commencer par l’insulteur ? Il est libre…

« Sur rendez-vous seulement », que précise la carte commerciale… Tu parles !

— Du tout, chère madame…

J’en salive de la matière grise. J’humecte du kangourou, pressentant des découvertes rarissimes.

— Par ici !

Elle ouvre une porte qu’une empilade de caisses vides me cachait.

— Hugo, c’est pour toi : un môssieur.

J’entre dans une piaule comme on en trouvait dans certains hôtels de passe à morpions effrénés, jadis. Un lit de fer recouvert d’un châle troué. Une armoire à glace sans glace (on a punaisé des photos à la place). Dans le fond de l’étroite pièce, attendrissant de naïveté, une sorte de minuscule bureau de secrétaire, complété par une chaise pivotante. Le local est très haut de plaftard, comme dans tous ces immeubles datant du roi Soleil, aussi le fil électrique est-il interminable, qui amène une ampoule à bonne hauteur.

Derrière le burlingue, un individu bizarre. Malingre, voûté, avec une grosse tête carrée, aux cheveux taillés en brosse, ce qui en accentue le cubisme. Il a le teint de cloporte de la vioque et lui ressemble suffisamment pour donner à penser qu’il est son fils.

Il me regarde sans joie, presque sans intérêt.

— Vous êtes jamais venu ? fait-il, d’un ton ultra-maussade.

— Non.

— Qui c’est qui vous a donné not’adresse ?

Je plonge d’emblée, à quoi bon tergiverser ?

— Madame « X ».

— Connais pas.

C’est net, et cet être est tellement grossier d’aspect, tellement brute que je ne doute pas une seconde de sa sincérité. Une mesure pour rien, San-A.

— Je croyais, fais-je, c’est peut-être une amie qui lui aura parlé de vous ?

Il hausse les épaules. S’en fout monstrement.

— P’t’ être. Vous savez que c’est quarante francs la séance ?

Je tire un bifton de cinquante points et le dépose sur le coin du bureau.

Le gorille blafard l’empoche si prestement que même le contrôleur général de la Banque de France se demanderait si ce billet a jamais existé.

— J’ai pas de monnaie !

— Gardez tout !

Ça l’adoucit.

— C’est gentil, approuve-t-il. Je vais vous faire du bon travail, allongez-vous sur le canapé.

Je regarde autour de moi, et n’apercevant que le grabat, j’en conclus que c’est cet infâme pucier qu’il appelle ainsi. De quoi choper la gratte ! Je m’étends néanmoins sur cette couche miséreuse.

Alors le gars Hugo se lève et éteint la lumière. Nous plongeons aussitôt dans des ombrures qui exaltent les mauvaises odeurs ambiantes.

L’homme s’approche de moi, me contemple dans la pénombre. Se racle la gorge.

— T’es qu’un sale fumier de merde ! me dit-il tout de go.

Mon premier réflexe est pour lui balancer mon pied dans les claouis, mais me rappelant qu’il est « insulteur » de profession, je ravale mes instincts sommaires et j’attends la suite.

Elle vient.

Il dévide dans les monotonies, Hugo. En mec blasé. Consciencieux, certes, mais pas très psychologue. Pour lui, le texte compte davantage que l’intonation. Il n’y met pas de cœur, si tu comprends ce que je veux dire ? Pas d’âme. C’est de l’insanité apprise. Il la récite, ne la joue pas.

— T’es rien qu’une chierie de lope. Ton père, déjà, se f’sait miser comme un chien. Ta mère est une pute pourrie. T’as une tête de singe crevé. Je t’emmerde. Je t’enc… Je te crache à la gueule. Je te chie dans la bouche. T’es un mauvais Français. Un lâche. Un vicieux. Tu te branles. Tu suces dans les pissotières. Tu triches partout. Tu tripotes les gamines. Tu paies pas tes impôts. Dégueulasse ! Salope ! Vache malade ! Assassin ! Voleur ! Sadique ! Malfaisant ! Chauffard ! Raciste ! Pingre ! Barbouillé ! Parricide ! Impuissant ! Incendiaire ! Vomi ! Tu pues ! T’es plein de merde. Goret ! Buveur de purin. Tu coules. Y’a du pus dans ta tête. T’es la pire des ordures. Tu bouffes de la merde. Tête de nœud ! Sale nègre ! Youpin ! Curé ! Ivrogne ! Faux témoin ! Charognard ! Envieux ! Con ! Vendu ! Feignant ! Incapable ! Menteur ! Cocu ! Ta femme se fait mettre par un âne. Elle prend cent bites par jour ! Elle se fout ta photo dans le c… ! Elle bouffe des filles ! T’es qu’un manche à burnes ! Une loque ! Un enviandé ! Tu prends du rond. T’es ramolli. Espèce de vermine ! Pauvre mec ! Débile ! Veau pas cuit. Pédale ! Percepteur ! Flic !

Il se tait pour respirer.

S’éponge le front à l’aide d’un mouchoir plein de moucheries.

— Ça va, comme ça, monsieur ? me demande-t-il aimablement.

— Admirablement, complimenté-je. Vous êtes doué…

Il rallume, sourit modeste.

— C’est le métier. Quinze ans d’insultage, ce serait malheureux…

— Ça marche bien, le boulot ?

— Il fut un temps, je travaillais davantage que mon frère, mais la vie moderne me cisaille. À présent, tout le monde insulte tout le monde, partout, à toute heure, en tout lieu. Remarquez : dans la rue, au restaurant, à l’église, dans les magasins, au spectacle. On vous traite de pourri, de sale con, d’enculé, de vérolé. Oh, excusez-moi, j’ai omis vérolé tout à l’heure. Il faut absolument que je travaille mon texte. Un conducteur invective un piéton, et inversement. Un agent crie des injures aux automobilistes. Une vendeuse de magasin envoie chier les clientes. C’est général. Les gens ont des griffes. Ils pensent en invectives. Alors moi, hein ? Moi, monsieur, je chôme ! Je deviens inutile. J’ai perdu toute signification. Pourquoi voulez-vous que les gens viennent payer ici quelque chose qu’ils ont gratuitement sous l’oreille où qu’ils se trouvent ? C’est comme si j’étais marchand de sable sur la plage de La Baule !

La maman Drouet radine, menue dans ses hardes noires.

— Ça y est, Victor est libre, annonce-t-elle. Si vous voulez venir.

Et je passe dans la pièce voisine.

Changement de décor.

Radical, dirait J.-J. S.-S.

Les murs sont tendus de papier rose praline. Aucun meuble, sinon des coussins accumulés. Un bouffe cassette diffuse de la musique ultra douce, si douce qu’un diabétique ne pourrait l’écouter sans danger.

Le frère ressemble à son frère.

Des jumeaux !

Il porte de gros colliers de perles et il mâchouille une rose de celluloïd, tellement bien imitée qu’on la croirait fausse.

Sa voix est grêle, délibérément veloutée.

— Vautrez-vous, me dit-il en me montrant les coussins.

Je m’allonge.

— Vous connaissez mes tarifs ?

— Quarante francs ?

Il prend un air souverainement méprisant.

— Ça, ce sont ceux d’à côté.

Ceux d’à côté ! On ne peut se montrer plus hostile. Visiblement, les deux frelots se jalousent à mort et, chose curieuse, c’est celui qui réussit le mieux qui en veut le plus à son frangin.

— Moi, je demande cent, monsieur. Et vous avez de la chance qu’un client se soit décommandé au dernier moment, sinon je ne pouvais pas vous recevoir avant le dix du mois prochain.

Il astique mon ticket de dix raides et, comme son frère, éteint. Incomplètement toutefois, puisqu’une petite loupiote subsiste, dont la lumière — te marre pas — est orangée.

— Vous êtes marié ? me demande-t-il.

— Non.

— Riche ?

— Pas trop.

— Décoré ?

— Surtout pas.

— Homosexuel ?

— Encore moins.

— Vous avez une auto ?

— Oui.

— Une maison ?

— Modeste.

Un temps. Il clape de la menteuse.

— Bon, très bien, nous allons commencer. Ne fermez pas les yeux, regardez simplement le plafond.

Il change de cassette. Un gazouillis d’oiseaux retentit. Rossignol de mes amours…

La voix de Victor s’affine, se feutre, devient visqueuse.

— Vous êtes beau, beau, mais beau… Ce visage altier, ce regard de velours, ces lèvres sensuelles… Hmmmm ! Toutes les femmes se retournent sur vous. Elles vous désirent immédiatement. Elles mouillent rien qu’en vous apercevant… En rentrant chez elles, elles se caresseront en pensant à vous. Vous n’auriez qu’un geste à leur faire pour qu’elles vous suivent. Ah, en voilà une, sublime, au volant d’une Rosse-Rosse décapotable blanche. Elle vous a vu. Elle ralentit. Vous la commotionnez. C’est trop, ses sens débordent. Elle vous veut. Son être vous appelle. Son corps est en feu. Elle va devoir changer de slip. Regardez, comme elle s’arrête bien à votre hauteur. Elle ouvre la portière. Vous sourit. Vous montez. Elle repart. Se présente : Barbara Simpson. C’est la fille du roi de la viande congelée. Milliardaire en dollars. Quinze châteaux en Touraine, seize maisons avec piscines sur la Côte d’Azur. Elle vous embarque pour la Côte. Ça y est, vous arrivez. Les domestiques s’empressent. Vous emmènent dans une chambre capitonnée. Barbara se déshabille. Ce corps ! Ah ! Aaaaaaah ! C’t’à devenir fou. Ces seins ! Ces cuisses ! Elle se jette sur vous. Vous débraguette. Ayez pas peur, son rouge à lèvre déteint pas. Ce travail ! Voluptas ! Rrrahououou ! Oh qu’ c’est bon ! Le pied ! Ouiiiiii ! Aaaarrrrrh ! Ça y est. Ce qu’il fait beau, les zozeaux gazouillent dans les mimosas en fleurs. Elle veut vous épouser. Jamais plus vous travaillerez. Fini. Même quand les plombs du compteur sauteront, y’aura un larbin pour réparer. La Barbara vous entraîne au déjeuner, dehors, sur la terrasse, face à la mer. Menu extra. Trois étoiles. Ce qu’il y a de plus feurste : rillettes de la Sarthe, crabe en salade, lapin sauté, rosé de Provence… Gâteau de riz ! Hmmm ! V’ v’s’ en foutez plein la lampe. Café, pousse-café ! Pas de vaisselle à faire : les larbins. Vous retournez baiser dans la pinède voisine, sur un matelas pneumatique… Le bonheur… Le lendemain, fiançailles. Le papa vous achète une bagnole formide : une Renault 16, tenez… La semaine suivante, on vous décore de la Légion d’Honneur. En dot, le père vous donne trois-quatre châteaux et mille deux cents francs de rente mensuelle, vous m’entendez ? Men-su-elle ! En plus, il paie le gaz et le téléphone. Vous avez juste à bander, rien d’autre. La vie est un enchantement.

Il rallume.

— Voilà, dit-il. J’espère que ça a été agréable ?

— L’extase !

— Oui, je sais.

— Vous avez sûrement beaucoup de pratique ?

— La foule ! Faut dire que je suis servi par les événements, n’est-ce pas ? Inflation, pénurie, pollution, les gens ont besoin de se raccrocher aux branches : De Funès, San-Antonio, moi… À part ça, vous voyez quoi, vous ?

— Vous « traitez » des gens de la Haute ?

Il a ce temps d’arrêt des hommes plutôt francs de tempérament qui s’apprêtent à mentir.

— Ça m’arrive souvent, oui.

— C’est Madame « X » qui m’envoie.

Le nom ne lui dit rien. Bien trop important. Un nom trop énorme, tu n’y fais plus attention. Il redevient anonyme à force de popularité. Ainsi, moi, pendant des semaines, une masseuse suisse m’a parlé de sa cliente, Madame Burton (elle prononçait, je l’admets, Burton comme caleçon) sans que je me doute un instant qu’il s’agissait de Liz Taylor.

— Madame qui ?

Je répète.

— Non, je ne vois pas. Peut-être est-ce une cliente à celui d’à côté ?

Il doit haïr son frelot, cézigue. Entre eux, ça va Caïn-caha.

— La femme du célèbre leader politique.

— Celle qui s’est noyée ?

— Oui ?

Il écarcouille grand ses vasistas.

— Et c’est elle qui vous a donné notre adresse ?

Je silencieuse en souriant. La révélation de moi l’empare brusquement.

— Bon Dieu, vous êtes ?…

— Oui.

— Police ?

— Voyez.

Ma carte (en anglais my carte). Victor néglige d’en prendre connaissance.

— Nous, nous ne faisons rien de mal, plaide-t-il. Nous…

Brusquement, le v’là solidaire de son frère. Nous. Devant l’adversité, l’union. Toujours. Bloc !

J’ouvre la porte et crie à la cantonade :

— Hugo ! Vous voulez venir…

L’insulteur paraît. J’avais pas remarqué combien sa limouille est éliminée, ni à quel point son bénard luisant d’usure fait des poches, partout où il a des volumes en saillie à lui confier. Lamentable bonhomme. Malade, depuis toujours et pour longtemps. Les gens se mettent à mourir en venant au monde, mais la plupart font illusion, donnent l’impression au contraire de s’acheminer vers une guérison. Lui, pas. Il agonise sobrement. S’engrisaille, s’use de l’intérieur comme un tronc de saule.

— Quoi ? demande-t-il en restant sur le seuil.

J’ai idée qu’il n’y a pas de mise en commun des territoires, chez les Drouet. La cuisine et la salle à jaffer exceptées, chacun règne farouchement sur le sien, la vieille maman servant de dénominateur commun.

— Entrez, Hugo ! invité-je.

Au lieu d’obéir, il redemande :

— Quoi ?

— Monsieur est de la police, jette son frelot, puisant quelque réconfort dans l’emmerdement qu’il transmet à son frangin.

Hugo réagit spontanément :

— Et moi qui vous ai traité de flic !

— Aucune importance. Il n’y a pas de mal à traiter un maçon de maçon !

Je sors leur carte et leur explique où je l’ai dénichée. En fait, c’est uniquement parce qu’elle était soigneusement cachée que j’ai eu l’idée de leur rendre visite.

Ils secouent la tête en chœur. Me réaffirment avec force qu’ils ne connaissent les « X » que pour les avoir vus aux actualités ou dans la presse.

Échec, donc. Tout de même, sur le plan humain, je n’ai pas perdu mon temps…

Pinuche m’attend dans la voiture. Il me regarde arriver en pointant sur moi un regard intense. Il ressemble à un chat qui se grillerait les roustons en faisant dans la braise. Je suis frappé par la fixité de ses yeux.

— Ben, t’en fais, une bouille, vieille fripe, gouaillé-je en ouvrant la portière.

J’aurais dû piger qu’il s’agissait de quelque chose de sérieux.

— Montez et ne jouez pas au con ! m’intime une voix dont le calme est impressionnant.

J’aperçois, blotti dans un angle mort de mon carrosse, un monsieur portant un pardingue en vigogne, un chapeau roulé, véry sélect et de grosses lunettes noires. Il tient un feu braqué sur moi. Le renflement du silencieux fait ressembler l’arme à une lampe à souder. En fait, il s’agirait plutôt d’une lampe à dessouder, non ?

— Installez-vous et démarrez ! Mais je vous préviens : pas de zèle, surtout ! Je ne le tolérerais pas. D’ailleurs, si vous jetez un œil derrière, vous apercevrez une grosse Jaguar noire bourrée de messieurs. Il serait idiot pour tout le monde que vous entrepreniez une action intrépide.

Je me place derrière mon volant comme si de rien n’était.

— Direction ? je demande avec un flegme qui ferait chialer d’envie un colonel britannique.

— Porte d’Italie !

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