Le secret
J’ai attendu Noël pour rejoindre Belfast. Avant, je n’ai pas pu. L’IRA a relâché Tyrone le 21 décembre 2006. Il a quitté Dublin, seul. Sa famille était sans nouvelles. Sheila et Jack attendaient un signe de lui. J’ai appelé. Le fils m’a dit que j’étais le bienvenu. Que je pouvais passer pour les fêtes, que nous irions ensemble à la messe et que je partagerais le repas. Je suis arrivé le 24 décembre. Personne n’est venu me chercher à l’aéroport. Il faisait encore plus froid ici que dans mon ventre. J’ai pris le bus qui conduit à l’hôtel Europa, puis un taxi noir au dépôt de Casde Street. C’était la nuit. J’étais à l’arrière, calé sur la banquette entre une femme chargée de cadeaux et un jeune homme. Deux gars me faisaient face sur leur strapontin. A l’avant, un passager parlait au chauffeur. J’ai fermé les yeux. J’ai toujours adoré cet instant du retour. Le taxi collectif. Cette entrée dans Belfast, serré tout au milieu des miens. J’ai toujours aimé ces dames qui se signent furtivement au passage d’une croix, ces hommes sombres, ces enfants d’uniformes froissés.
Cette fois, je ne sais pas. Tout était différent. Sur leur strapontin, les gars étaient fermés. La femme m’a bousculé en descendant. La vitre de séparation était ouverte. Le chauffeur a monté le son de la radio. Elle expliquait que Tyrone Meehan s’était peut-être enfui en Angleterre. Que même sa femme ne savait rien de lui. Je regardais ma rue. L’oranger des réverbères, les papiers dans le vent. Depuis le cessez-le-feu de l'IRA, tout était apaisé. J’avais du mal à comprendre la ville. Plus une patrouille militaire, aucun blindé. La police avait repeint ses Land Rover en paix. Ici, là, dans Glen Road ou Springfield, un fort britannique manquait à la rue, déserté, puis détruit, transformé en terre-plein. Pourtant, le drapeau britannique flottait toujours sur l’hôtel de ville, les unionistes refusaient toujours de partager le pouvoir, des pierres protestantes brisaient toujours les vitres des maisons catholiques isolées, un long mur partageait Belfast en deux, la méfiance était intacte, le calme régnait comme un malentendu. Un Saracen de l’armée britannique nous a croisés, phares allumés. Un haut-parleur avait été fixé sur la carapace, qui diffusait une chanson de U2. Par la tourelle ouverte, deux jeunes filles, chemise blanche et casque anglais, agitaient des bouteilles de cidre en chantant. Je le savais. Je ne l’avais pas vu. Il était désormais possible de louer du matériel militaire réformé pour fêter un anniversaire, visiter la ville, tourner la page, ou choquer un luthier venu de Paris.
C’est Sheila qui m’a ouvert la porte. Elle a demandé où était mon sac. Je n’en avais pas. Un change dans une besace. J’étais venu sans rien. Jack a reconnu ma voix. Il est arrivé lourdement sur le seuil. Il a passé la main sur ma nuque et nous nous sommes étreints. Sur le trottoir, Sheila, Jack et moi, sans un mot, les mains des uns sur les épaules des autres. Dans le salon, il y avait deux femmes que je connaissais. Elles se sont levées. J’ai dit « Tony de Paris ». « Un ami de Tyrone », a ajouté Sheila. Je me suis assis sur une chaise. Je ne savais pas quoi faire de mes yeux. Sheila m’a apporté son thé. Il était brûlant. Les femmes sont parties. L’année dernière, j’avais installé un sapin de papier dans l’angle, à côté de la crèche en bois. Cette année-là, il n’y avait rien. Ni décoration, ni lumières. Pas même une carte de vœux sur la cheminée.
Sheila avait fait un ragoût de mouton. Un jour, il y a longtemps, elle m’avait dit que je ne devais jamais compter les pommes de terre en remplissant mon assiette. Que depuis la Grande Famine, les compter portait malheur. Qu’il fallait en manger, et en manger encore sans penser à demain. J’avais apporté une bouteille de beaujolais nouveau. Je remplissais mon verre. Sheila buvait du thé. Jack avait acheté sa bière. Nous ne disions rien. Juste les regards parlés des très vieilles familles. J’ai dit que c’était bon. Sheila a remercié. Sur le buffet du salon, sa photo de mariage, elle et lui souriants.
— Tyrone va bien, a murmuré Sheila.
Elle a dit ça en me tournant le dos, alors qu’elle rapportait le plat de stew à la cuisine. Nous l’avions à peine touché. J’ai voulu parler. Jack a sorti deux cigarettes de son paquet et m’en a tendu une. Je ne fume pas. Il le sait. C’était une courtoisie. J’ai regardé les épaules frêles de Sheila. Son tablier noué dans son dos, ses cheveux blancs coupés court. Elle s’affairait à rien.
— Tu l’as vu ? j’ai demandé.
Elle a fait couler de l’eau dans l’évier. Jack s’est assis dans le fauteuil de son père pour remettre ses chaussures.
— Je l’ai vu. Il va bien, a répondu Sheila.
— Tu vas le revoir ?
— Je vais le revoir.
Voilà. C’était tout. J’ai aidé à desservir la table basse. Sheila était fatiguée. Jack ressortait. Comme beaucoup d’anciens soldats républicains, il était devenu portier de sécurité pour un bar du quartier. Il devait rentrer tard. Depuis son retour de prison, je dormais dans le salon. Il m’a demandé si je voulais sa chambre. J’ai refusé. Il a ouvert le canapé, m’a tendu un drap du dessous et une couverture. Il m’a dit qu’il était content que je sois là. Que nous aurions le temps de parler demain. Puis il m’a enlacé en me remerciant d’être venu.
*
— Sais-tu tenir un secret ? m’a un jour demandé Tyrone Meehan.
Nous étions à la fin de l’été 1983. Quelques jours plus tôt, l’IRA avait fait un carnage. Une unité rurale devait piéger un hôtel en pleine campagne. Trois combattants avaient déposé des explosifs sur le rebord extérieur des fenêtres et deux autres attendaient à quelques kilomètres de là, en lisière de village, pour donner l’alerte à la police et à une organisation caritative. C’était la méthode, alors. Par deux fois, à Belfast, les autorités britanniques avaient tardé à répercuter l’avertissement des clandestins. Il y avait eu des morts. Depuis, l’IRA prévenait un acteur neutre, Ordre de Saint-André ou Bons Samaritains, qui pouvaient témoigner de l’heure de l’ultimatum. Les explosifs avaient été réglés sur 45 minutes. Le temps pour les Forces de sécurité d’intervenir et d’évacuer la zone. Une minute après la mise en place, un soldat de l’IRA entrait dans la cabine publique. Le fil torsadé pendait, combiné arraché. Le téléphone avait été vandalisé dans la nuit. Les deux républicains sont montés en voiture. Ils ont filé vers le village à la recherche d’un pub, puis d’une cabine. La première était occupée. Une femme qui riait. Dans le deuxième pub, le téléphone était posé sur le comptoir. C’est au troisième qu’ils ont passé l’appel, debout, au milieu de la salle et des joueurs de snooker. Il ne restait que 7 minutes. La police et les soldats sont arrivés au moment des explosions. La région était unioniste, mais quelques vieilles catholiques avaient fait le déplacement. C’était un concours félin. Il y eut vingt-quatre victimes. Neuf femmes et quinze chats. Le lendemain, un corps carbonisé avait été reproduit en affiche avec le mot « assassins » en lettres noires. Par son canal officiel, signé « P. O’Neil. Dublin », l'IRA s’était expliquée. Puis avait présenté ses excuses aux familles des victimes. Dans la presse, sur les radios, à la télévision, partout les mêmes images et les mêmes mots. Désormais, l’IRA tuait les petites gens. L’IRA. s’en prenait aux vieux, aux chats, à tout être vivant. Je trouvais cela injuste et dégueulasse. J’avais été bouleversé par la nouvelle et dégoûté par les affiches. Si cette cabine téléphonique avait été en état de marche, l’hôtel sautait. Aucune victime. Et voilà tout. Trois lignes dans le Belfast Telegraph et pas un mot dans la presse parisienne. Rien de plus que les attentats contre l’hôtel Europa ou les grands magasins des centres-ville. La guerre économique, comme partout en Irlande du Nord, et voilà tout.
— L’IRA s’est excusée. Elle s’est expliquée. Qu’est-ce qu’elle pouvait faire de plus ? j’ai demandé à Tyrone.
— Peut-être ne pas poser ces bombes, m’a-t-il répondu.
J’ai dit qu’ils n’y pouvaient rien. Que sans cette cabine hors d’usage, il n’y aurait eu aucune victime.
— Sans la bombe non plus, a répondu mon traître.
Alors j’ai parlé de guerre propre. Je ne sais pas pourquoi. J’ai toujours eu ce mot aux lèvres en évoquant la lutte menée par les républicains irlandais. Guerre propre. Une guerre propre. Une guerre menée non pas au nom d’une religion comme les antipapistes d’en face, non pas au nom d’une domination, comme ceux d’en face encore, mais au nom de la liberté, de la démocratie, de l’égalité. Une guerre où l’ennemi est le soldat, pas le civil. Une guerre où lorsqu’on s’en prend à un lieu public, on laisse suffisamment de temps pour qu’il n’y ait aucune victime. Oui, une guerre où l’on se soucie des victimes. Tyrone me regardait. Je me souviens comment. Il fumait, casquette sur la tête. Il était dans un coin de la pièce. Sheila était sortie. Il y avait lui, moi, et Jack dans son cadre doré. Tyrone a parlé. Il a parlé des attentats de Birmingham, de Manchester, de toutes ces bombes posées sans avertissement au milieu de la foule anglaise. J’ai dit que c’était du passé, que c’était il y a longtemps, que l'IRA avait changé, qu’elle menait une guerre propre. Moi, Antoine, Tony, luthier parisien, j’expliquais à Tyrone Meehan quelle guerre se menait sous ses ordres dans son propre pays.
— Sais-tu tenir un secret ? m’a alors dit Tyrone Meehan.
Il a écrasé sa cigarette et m’a regardé en face. Il avait un autre regard que devant son lac noir, juste avant ma casquette. Il m’a dit qu’il n’y avait pas de guerre propre. Que je ne savais rien de la guerre. Rien. Il m’a dit que l'IRA tuait parce qu’il le fallait. Qu’elle continuerait à le faire tant qu’il le faudrait. Il m’a demandé ce que je savais des ordres de l'IRA. De sa stratégie. Il m’a dit que, si seize enfants catholiques étaient tués demain par les troupes britanniques dans le ghetto d’Ardoyne, pourquoi pas une bombe en réplique dans une école à Londres ? Hein ? Pourquoi pas ? Et sans aucun avertissement, exprès, pour un maximum de victimes. Qu’est-ce que je connaissais de tout cela ? Il m’a demandé si je savais que lui-même, Tyrone Meehan, était prêt à ce geste de mort si l’ordre lui en était donné ? Est-ce que je savais qu’il le ferait, lui-même, en récitant les noms des seize enfants tombés ? Est-ce que je me doutais seulement de cette violence ? Alors non. S’il te plaît, m’a-t-il dit. La guerre est sale. Sale. Ne parle jamais de guerre propre. N’en parle jamais, ni ici ni nulle part ailleurs, parce que demain peut-être, nous te ferons mentir. J’ai regardé Tyrone. Il a allumé une cigarette et m’a fait un signe de l’œil. Son regard d’ami. Et puis il s’est tourné vers la fenêtre en observant la pluie. Cela faisait deux ans qu’il trahissait les siens.
*
Jack est rentré au milieu de la nuit, après avoir gardé la porte de son pub. Il a heurté la table basse en jurant. Il était ivre. J’ai entendu le fauteuil craquer. Il s’est assis, les coudes sur les genoux et la tête dans les mains.
— Tu dors, Tony ?
Je n’ai pas répondu. Je l’ai regardé entre mes cils. Il avait gardé son blouson. Sa cravate noire était desserrée. Sa chemise blanche, sortie du pantalon.
— Je sais que tu ne dors pas.
Il a massé ses joues avec ses paumes. Je n’osais pas bouger. Il a allumé une cigarette. Il a toussé un peu. Chanté trois notes de Piaf.
— No, rwien dé rwien…
Il m’a demandé quel était son nom, déjà, à cette chanteuse française. Il a écrasé sa cigarette. Il m’a dit qu’il savait que je l’écoutais. Il a jeté sa tête en arrière. Il m’a dit qu’il avait un travail de merde, une vie de merde, un père de merde. Il a dit que le cessez-le-feu n’avait mené à rien. Il a dit qu’il était toujours aussi pauvre, toujours aussi catholique et toujours aussi seul. Il a dit que sa mère pleurait la nuit, le matin, le soir. Il m’a dit que, pendant trois jours, le laitier avait oublié leur porte. Il m’a dit qu’on le regardait comme on regarde un rat. Il m’a dit que ses seuls amis étaient ceux de la prison. Trois gars qu’il me présenterait un jour. Il m’a dit qu’à sa sortie il n’avait plus reconnu personne. Il m’a dit que les prisonniers avaient été oubliés. Il m’a dit que depuis la paix, le parti républicain évitait les anciens détenus. Il m’a dit que lui et ses camarades de captivité n’étaient pas assez instruits, pas assez bien, trop frustes, trop tatoués, trop barbelés pour le nouveau monde. Il m’a cité des noms que je ne connaissais pas. Des élus Sinn Féin d’Irlande du Nord, du Sud, des gamins sans passé, des gamines sans souffrance, des qui font jolis sur les affiches, des rassurants pour tous, des sortis d’on ne sait où, qui savent tenir une conversation, pas un fusil. Il m’a dit qu’il était en colère. Il m’a dit qu’il se sentait trahi. Pas par son père le traître, mais par la vie qui va. Il m’a dit que tout allait trop vite. Il m’a dit qu’il n’avait plus de repère. Il m’a dit que la guerre était simple, du noir, du blanc, un ciment de souffrance. Il m’a dit que la paix était trop chère pour les pauvres gens. Il m’a dit que hier il était lieutenant de l’IRA. Il m’a dit qu’aujourd’hui, il était un chômeur de plus. Il m’a dit qu’il n’y avait plus rien de socialiste dans tout cela. Que James Connolly, mon bel homme à col rond, s’était bien fait rouler lui aussi. Il a parlé, parlé, parlé. Il a dit que ce matin, à Ballymena, un écolier catholique qui revenait d’acheter une pizza, avait été lynché à mort et en pleine rue par des gamins protestants de son âge. Il a dit que jamais, jamais, jamais les unionistes et les loyalistes ne voudraient partager le pouvoir avec les catholiques. Il a dit qu’il ne fallait pas confondre la paix et le processus de paix. Il a dit qu’il n’y aurait jamais de paix sans justice. Il a répété des slogans de murs. Il a chanté trois mots de Piaf. Il a frotté sa barbe de fatigue. Il a dit qu’il ne m’avait rien dit. Il s’est excusé de tout cela. Il a dit qu’il avait confiance quand même. Il m’a demandé de dormir. Il a dit qu’il avait un peu bu. Qu’il était triste. Que c’était l’épuisement, la déception et la colère. Il a dit que je devais voir Tyrone. Qu’il le fallait. Pas pour le croire, mais pour le voir. Il m’a dit qu’il n’avait plus de père non plus. Que lui aussi avait été tué par les Britanniques. Pas avec une balle, mais avec de l’argent. Il m’a dit qu’il faudrait faire mon deuil de lui. Il a fredonné « No rigrette rwien ». Il s’est levé du fauteuil en soufflant. Il est monté à l’étage, dans sa chambre d’enfant. Dans ma chambre, du temps où il était soldat.
*
J’avais décidé de passer une semaine à Belfast. J’y suis resté onze jours. Le 29 décembre 2006, j’ai rencontré l’IRA. Pas l’IRA en uniforme de parade, pas les soldats enjambant les murets sous les vivats, pas ces femmes et ces hommes qui tirent des salves d’honneur au-dessus des cercueils de leurs compagnons, mais l’Armée républicaine irlandaise comme jamais je ne l’avais vue. Je marchais sur Falls Road, ce vendredi soir. Une camionnette s’est arrêtée.
— Monte, Tony, m’a dit un homme.
Il n’était ni menaçant ni souriant. Il était comme il devait. Il a ouvert la porte arrière, c’est tout. Devant, ils étaient deux. Il m’a donné des lunettes noires, verres masqués par du coton et de l’adhésif. Il m’a demandé de les plaquer sur mes yeux. Il m’a expliqué que c’était pour ma sécurité. Si nous étions interceptés, je n’avais qu’à dire que j’avais été enlevé. Nous avons roulé longtemps. Lorsque nous sommes arrivés, l’homme m’a pris par le bras. J’ai traversé une rue. Il y avait des cris d’enfants joueurs, des voix de femmes. Je me suis imaginé, masqué, fermement conduit, marchant dans l’indifférence irlandaise. Une porte s’est ouverte. J’ai senti la chaleur et le thé. On a enlevé mes lunettes. Une dame était là, cheveux gris, qui me proposait un sandwich d’œufs et d’oignons piles.
— A l’étage, a dit l’homme de la camionnette. J’avais mon pain en main, et aussi un mug brûlant.
Nous sommes entrés dans une chambre étroite. Lit, crucifix, chaise. L’homme s’est assis sur la chaise. Il m’a montré le lit. D’abord, il m’a regardé. Puis il a mis ses mains sur ses cuisses. Il était grand, le visage sec, cheveux courts et moustache grise. Il semblait embarrassé.
— Tu sais qui nous sommes ?
— Je sais.
J’ai répondu ça comme ça. Comme dans un film où les mots sont rares. J’avais peur et pas. Je ne craignais rien d’eux. Rien de mon ami à col rond, rien de mon Jim, rien de Jack qui me parlait la nuit tandis que je dormais. Je ne craignais rien de la terrible beauté, rien. L’homme m’a dit que Tyrone avait été interrogé par l’IRA. Il m’a dit que Tyrone avait refusé de collaborer avec l’Armée républicaine. Il a dit qu’il m’avait mis hors de cause. Il m’a dit qu’à toutes les autres questions posées l’agent britannique avait refusé de répondre. Il m’a dit que, peut-être, Tyrone demanderait à me voir. Moi, le Français, le luthier, l’ami de rien du tout. Il m’a dit que je ne devais pas accepter cette invitation. Il m’a dit que Tyrone était en République d’Irlande, près de la frontière. Il m’a dit qu’il n’était pas en sécurité. Il m’a dit que les Britanniques et les loyalistes pourraient peut-être tenter de l’éliminer. Il m’a dit qu’alors l’IRA serait suspectée et que le processus de paix serait mis à mal. Il m’a dit que Tyrone Meehan avait été un homme merveilleux, un républicain courageux, un combattant sans peur. Il m’a dit que tout cela était le passé. Il m’a dit que l’IRA ne toucherait pas Tyrone, car Tyrone n’était plus.
— C’est comme un mort. Il est mort, m’a dit l’homme.
Mort en novembre 1981, du premier jour où il a trahi.
— Il faut fermer la porte et faire ton deuil, m’a-t-il dit encore avant de me tendre une cigarette.
Je lui ai répondu que je ne comprenais pas tout. Son accent, sa façon de finir chaque mot par un « che » dublinois. Alors il s’est penché. Il a repris ma cigarette et l’a glissée dans son paquet. Il m’a expliqué que si je rendais visite à Tyrone je serais suspecté de connivence avec un traître. Ou soupçonné de complicité avec ses ennemis si quelque chose lui arrivait. Dans les deux cas, ma visite serait malvenue. Il m’a dit que si j’allais le voir quand même, si Tyrone Meehan parlait, s’il m’avouait des choses qu’il n’avait osé dire à son armée trahie, jamais plus je ne pourrais revenir en Irlande. Jamais. Parce que je détiendrais des secrets beaucoup trop grands pour moi. S’il confessait, s’il avouait ses victimes, beaucoup de gens voudraient m’entendre, de gré, de force, maintenant, ici et ailleurs jusqu’à la fin des temps. Les loyalistes, les dissidents républicains, tous ceux qui refusent le cessez-le-feu, des familles nationalistes qui se demandent depuis toutes ces années qui a trahi leur fils, qui a vendu leur fille, qui a placé les SAS britanniques en embuscade dans le dos d’une unité républicaine pour les décimer tous les huit une nuit de mai 1987. Ils voudraient tout savoir, et moi je saurais tout. J’aurais une réponse à leurs douleurs, mais je ne pourrais rien révéler. Jamais je ne pourrais trahir Tyrone Meehan. Il m’aurait parlé en secret, en confiance, en fraternité. Il m’aurait fait jurer de me taire. Et même, et quand bien même. Si je parlais, mes lèvres ne seraient pas les siennes. Mes mots ne seraient pas les siens. Personne ne m’entendrait mais tout le monde me haïrait de l’avoir entendu. Nous aurions un secret, lui, moi, c’est tout. Une violence partagée, une trahison commune, une responsabilité, une complicité. Et bientôt, deux exils frères.