Tyrone Meehan





La première fois que j’ai vu mon traître, il m’a appris à pisser. C’était à Belfast, au Thomas Ashe, un club réservé aux anciens prisonniers républicains. J’étais près de la porte, à côté de la grande cheminée, assis à une table couverte de verres vides et de bouteilles mortes. C’était la place préférée de Jim et de Cathy O’Leary, qui m’ouvraient un lit quand je venais en Irlande du Nord. Jim O’Leary était un ami. Il avait fait de la prison pour transport d’armes. Il était menuisier mais catholique. Et donc chômeur, comme sa femme. Et il a été chômeur jusqu’à la fin.

La première fois que j’ai vu mon traître, c’était ce soir-là, le samedi 9 avril 1977, en compagnie de Cathy et Jim O’Leary. Jim revenait du comptoir, trois pintes de bière serrées dans ses grosses mains. Une bière amère, noire, lourde comme un repas d’hiver, avec une mousse ocre et douceâtre qui retourne le cœur. Il a posé les verres devant moi. Il plaisantait avec un homme, levé à une table voisine. Au Thomas Ashe, Jim connaissait tout le monde. Une petite foule qui vivait entre liberté et captivité, qui avait sa place aux tables à bières, et puis ses habitudes derrière les barbelés. Cette veille de Pâques, j’avais bu depuis le milieu de l’après-midi. Un verre ici, un autre là, en attendant que Jim ait fini ses missions. Il m’avait emmené au Rock Bar, au Busy Bee, ailleurs encore protégé par un guetteur de rue, un détour par cette impasse, un rendez-vous dans ce parc, une poignée de main au père Mullan, trois mots en gaélique murmurés à hauteur d’un passant, un billet à glisser, une intrigue entre deux portes. Et moi je suivais Jim. Je n’étais d’aucun secret, d’aucune confidence. Je regardais à peine. Je n’ai jamais posé de question. J’étais juste fier de marcher avec lui, le long des rues inquiètes, avec ces gens qui le saluaient. J’étais fier parce qu’ils me remarquaient à ses côtés. Ils retenaient mon visage, et Antoine, mon prénom.

Nous étions au début de la nuit. Les bières revenaient encore et encore. Mes yeux brûlaient de leurs cigarettes. J’étais ivre. Le choc des pintes. Le rire de Jim et tous les rires autour. L’éclat brut des voix, le tumulte en vagues qui bousculait les tables. Le regard de Cathy, qui cherchait son reflet dans son verre levé. Et puis cette musique.

— Une chanson rebelle, m’a soufflé Jim.

J’ai tourné la tête vers la scène.

O, then tell me, Shawn O’Farrell, where the gath’rin is to be ?

Je me souviens d’avoir fermé les yeux. J’avais mon verre en main, et deux verres pleins encore, sur la table mouillée.

Les musiciens chantaient la guerre.

A mes débuts d’Irlande, je ne maîtrisais pas la langue de ce pays. Lorsque c’était l’accent champêtre, rugueux, pierreux du Kerry ou boueux du Donegal, je ne comprenais rien du tout. Je laissais les mots anglais sonder ma mémoire écolière. Je capturais une phrase, un son, pas grand-chose. Les musiciens chantaient la guerre. Une chanson rebelle, avait dit Jim. Mais qui parlait de quoi ? Je ne savais pas. Tout m’échappait. Simplement, j’écoutais la douleur du violon et les notes en sanglots. Longtemps, je n’ai retenu des paroles irlandaises que leur harmonie, leur couleur, leur effet sur mes voisins de table. Plus tard, bien après, à les entendre, et encore, et encore, je finirai par donner un sens à ces lamentations. Celles qui pleurent la Grande Famine, celles qui célèbrent l’insurrection de 1916, celles qui racontent la guerre d’indépendance ou le martyre des grévistes de la faim. Mais à mes débuts d’Irlande, je me laissais juste emporter par la gravité des autres. Je les regardais tout bas. Je me laissais guider par une main levée de femme, ou par un homme debout contre la scène, qui saluait le chant comme un très vieux soldat. Je hochais la tête comme les autres, je tendais le poing comme les autres, je riais quand tous riaient et me levais lorsque tous se levaient. Souvent, entre deux mélodies, un musicien nous parlait au micro. C’était bref comme un salut. Quelques mots, un nom de famille que je distinguais parce qu’il était prononcé avec respect. Puis le chanteur tendait le doigt vers une table, en fond de salle.

Alors un homme se levait, à la fois rieur et timide, ovationné par l’assemblée debout.

— Il a fait treize ans. Il a été libéré ce matin, soufflait Jim.

Ou alors c’était une femme de prisonnier, saluée en hôte parce qu’elle venait d’une autre ville. Ou la mère d’un soldat de l’IRA, mort en opération, dont on saluait la mémoire. Ou encore un visiteur américain, irlandais de racines, enfoui dans un pull neuf de laine blanche à côtes torsadées, qui chancelait devant tant d’honneurs.

Une chose et une seule m’a été immédiatement familière : l’hymne national irlandais. Le Soldier Song fut mon premier repère. Il était parfois joué en début de soirée, au moment où l’on repose les bières sur les tables sans bruit, encore soucieux du jour passé. D’autres fois, l’orchestre l’interprétait en toute fin de pub, pour dire que c’était fini, juste avant d’éteindre les lumières, puis de les rallumer de la façon la plus violente qui soit, avec les ramasseurs de verres qui crient haut qu’il est temps de rentrer. J’ai toujours aimé cet instant de l’hymne. Cette communion, cette cérémonie d’appartenance, lorsque l’Irlande rappelle ses filles et ses fils au pied du drapeau. Jim n’avait plus besoin de me dire que c’était le moment. Avant même qu’il soit joué. Dans le silence d’après chansons, dans la manière qu’avaient les musiciens de prendre une autre place sur la scène, dans le flottement d’avant solennel, l’hymne était déjà commencé. Et là, au milieu de tous, debout avec tous, avec le même regard blessé, le même visage de craie, les mêmes cheveux de pluie, la même respiration fragile, j'étais comme irlandais.




*


Ce samedi 9 avril 1977, j’étais arrivé le matin même, pour quelques jours, comme d’habitude. J’avais quitté la France, Paris, le quartier de l’Europe, mon petit atelier, l’odeur du bois et du vernis, tout ce gris sans sourire, pour revenir ici et y fermer les yeux.

— Tu es ici chez toi, m’avait dit Jim un jour.

Ce n’était pas encore vrai, pas encore tout à fait. Je ne venais régulièrement en Irlande du Nord que depuis deux ans et j’avais des gestes d’invité. Je faisais sourire. Je poussais la porte d’un bar au lieu de la tirer, je regardais à gauche avant de traverser la rue, j’attendais que ma bière soit finie pour en commander une autre. Mais quand même. Voilà qu’une fois encore, j’étais parmi eux. J’étais le Français à la table de Cathy et Jim. J’étais là parce que j’étais là, parce que c’était normal, parce qu’on me saluait maintenant dans la rue, parce que des voitures du quartier me klaxonnaient, parce que je venais ici sans rien demander, sans rien exiger, sans rien expliquer et sans rien prendre. Sur Falls Road, à Divis Flats, à Whiterock, à Ballymurphy, à Short Strand, à Springfield, à Ardoyne, au Market, à Andytown, dans ces quartiers de pauvreté extrême, de beauté laide et de violence que craignent les journaux, Belfast me murmurait que j’étais un peu chez moi. Je n’étais pas le seul étranger à marcher dans ces rues. Des journalistes erraient partout, et aussi des militants de la cause irlandaise, des Allemands, des Anglais, des Hollandais, des Français qui parlaient haut, des Américains tout frissonnants d’ancêtres. Ils tournaient autour de ces lieux du combat républicain, sans pouvoir y entrer tout à fait. Lorsqu’ils poussaient la porte d’un pub, les conversations mouraient. Sans méchanceté, sans agressivité, sans rien. Elles mouraient, c’est tout. Elles cessaient de vivre, par méfiance et par habitude. Mais quand moi, je poussais la porte du club et m’asseyais à la table de Jim, les voix pensaient à autre chose. J’étais le luthier de Paris, le silencieux, celui qui vient ici pour partager le temps.


La première fois que j’ai vu mon traître, c’était ce jour-là, dans ce club-là, la veille de Pâques. J’étais levé, poings fermés le long du corps parce que les musiciens jouaient mon hymne. La tête me tournait. J’étais les yeux clos dans l’odeur de tourbe. La Chanson du soldat entrait à pleine peau. A la dernière note, la salle a applaudi. Pas comme on félicite, mais comme on remercie. J’étais bien, retombé, assis à la table, à côté de la porte. Jim était levé. Il mettait son manteau en trébuchant des manches. Cathy parlait front contre front avec une femme qui me tournait le dos. J’ai eu envie de pisser. Les toilettes sont au sous-sol, après la réserve du bar et les fûts empilés. Une dizaine d’hommes étaient là, qui refaisaient la vie. Il y avait des mains sur les épaules, des voix fortes, des serments hachés, des regards papillons, des braguettes ouvertes avant même la rigole de zinc. Il y avait du solide, du rude, du rire, de la voix cigarette, du visage cassé, du cheveu plaqué de fumée, du regard las. Et il y avait moi qui pissais, le front contre l’émail, les mains couvrantes et l’urine murmurée.

— Attention à tes chaussures, fils, a souri mon traître.

Je l’ai regardé. Ses yeux très bleus, une friche de sourcils, des cheveux blancs qui faisaient désordre au-dessus de ses oreilles. Il n’était pas rasé. Sous les néons, une peau usée piquetée d’argent. Il était à côté de moi. Qui pissait pareil. Une fin de cigarette en coin, avec un œil presque fermé. Qui pissait pareil, mais de plus loin, avec quelque chose de presque élégant. En fait, il était élégant. Un petit homme, en veste de tweed marron chiné d’ocre et de vert, avec une chemise à carreaux fins et une cravate de laine sombre. Il avait gardé sa casquette. Une casquette brune à chevrons de chez Shandon, en pure laine, molle d’avoir été tant et tant portée. Bien plus tard, des années après, lui et moi sommes allés ensemble dans le Donegal, au-delà du Lough Foyle, en République d’Irlande, juste pour m’acheter la même.

— Tu veux que je te montre ?

J’avais encore l’hymne en tête, les bières qui restaient à boire, Jim et Cathy qui attendaient. Tous ces bruits d’arrière-salle qui tintaient l’ivresse. Moi aussi, j’étais ivre à plus rien savoir.

— Tu veux que je te montre ? a redit mon traître. Montrer quoi ?

Comment pisser.

Et j’ai dit oui.

J’étais face à l’urinoir – une goulotte, un boyau qui courait le long du mur –, mon traître a posé une main sur mon épaule et m’a légèrement tiré en arrière. Je pissais toujours. Je pendais. Je n’avais pas eu le temps de ranger. Il a ri. Pas méchamment. Juste, il s’est amusé de ma gêne. Il m’a demandé de quoi diable j’avais peur. Qu’on voie mon sexe ? Ici ? Dans ce lieu d’hommes ? Ce bar de prisonniers ? Allons ! En souriant, il a montré mes chaussures. J’étais si près du mur, tellement collé, tellement soucieux de tout, que l’urine frappait le carrelage blanc pour rejaillir sur mes souliers en petites engrêlures gênantes.

— Ce n’est pas comme ça qu’on fait, m’a-t-il dit. Debout, face à l’urinoir, il a reculé de trois pas et posé sa paume gauche contre le mur.

— C’est comme ça.

Il était en équilibre. Les pieds écartés, la main au-dessus de la tête, à plat sur les carreaux et l’autre main qui dirigeait le jet. Il était là, comme ça, en pont tendu, arc-bouté au-dessus de la rigole. Il m’a regardé. Il m’a dit que voilà. Comme ça, c’était. Une fois que le corps était posté ainsi, éloigné du caniveau commun, un homme pouvait laisser aller. J’étais toujours en retrait, de l’urine sur les chaussures.

Il a pissé longtemps.

Je l’avais remarqué avant, plus tôt dans la soirée. Il était à une grande table, près de la scène. Une table d’hommes, que tout le monde saluait. Je l’ai vu parce qu’il me regardait. Il parlait en me regardant. Il riait en me regardant. Il levait son verre en me regardant. Au moment de l’hymne, il s’est levé. Quand j’ai ouvert les yeux à la dernière note, il remettait sa casquette. Et le voilà qui pisse. Qui me montre comment. Un bras tendu, un corps en équilibre, et rien qui n’éclabousse rien.

— Français ?

J’ai regardé mon traître. Ma braguette était toujours ouverte. Il l’a montrée d’un geste du menton. Nous sommes sortis ensemble, retournant dans la salle éclairée de trop blanc.

— On vous reconnaît de loin. Les Français bougent leur lèvre supérieure quand ils parlent, a dit mon traître.

J’ai souri à tout hasard.

— Tu vis où ?

— Paris.

— Tu as un travail ?

— Je suis luthier.

Regard en biais de mon traître.

— Violence maker ?

— Violin maker.

— Ah ! Luthier ? Tu es bien jeune.

— Trente-deux ans.

Il a hoché la tête en refermant sa veste. Tout autour, les femmes et les hommes se relevaient à peine. Une fille était tombée sous une table. Un garçon se laissait emmener par deux épaules amies.

« Si tu ne crois pas en la résurrection des morts, reviens ici au moment de la fermeture », disait une pancarte accrochée derrière le bar.

— Tu es là pour longtemps ?

— Pardon ?

— Je demande si tu es là pour longtemps. L’accent de Belfast. Cet incompréhensible, cet impossible des premiers contacts, quand « deux » ne se prononce pas « tou » mais « toïye », lorsqu’une maison est une « haoïse », que « petit » se dit « wee », que « oui » se prononce « haïe », et au revoir « cherioo ».

— Are yee hir feur loooong ?

— Juste quelques jours. Je suis venu pour Pâques.

— Pâques, a répété mon traître.

Déjà, il avait levé la main pour ailleurs. Un homme, à une table, qui venait de crier son prénom.

— Tyrone !

Mon traître est parti comme ça, sans un mot. Il a traversé la salle bras levé, pour étreindre celui qui le saluait.

Jim m’attendait, assis sur un coin de table. Cathy finissait un verre qui n’était pas le sien. J’ai baissé les yeux sur mes chaussures. J’avais un lacet défait et des brillances négligées.

— Il est temps maintenant, mesdames messieurs ! criaient les serveurs, empilant les verres vides le long de leur bras jusqu’au-dessus de leur tête.

— Tu étais avec Tyrone Meehan ?

— C’est qui ?

Je m’étais fait à l’accent de Jim, et aussi à celui de Cathy. Je ne sais pas pourquoi. Ils avaient quelque chose de plus lent dans la parole. Comme un effort pour moi. Lorsque Jim s’adressait à moi, je comprenais presque tout. Pas tout, mais presque. Je restais le regard à ses lèvres, essayant de traduire, même si certains mots quand même, partaient devant, derrière, se perdaient en chemin.

— Tu n’as jamais entendu parler de Tyrone Meehan ?

A cet instant, par la voix de Jim, les yeux de Jim, sa bouche qui disait le respect de ce nom prononcé, j’ai su que mon traître était de ceux que célèbrent les chansons rebelles. Il s’appelait Tyrone Meehan. Tyrone Meehan, qui m’a expliqué que, pour pisser en homme, il fallait accepter de se montrer en homme. Éloigné de la rigole, le regard ailleurs, la main en paravent, cigarette oubliée au coin des lèvres.


Ce soir-là, Jim, Cathy et moi sommes rentrés à pied. Nous avons remonté Falls Road désert, brumeux, et pluvieux aussi. Comme j’aime imaginer cet instant lorsque je suis à Paris, penché sur un violon, et que je regarde les ombres de ma rue. Nous avons croisé deux blindés britanniques, et une patrouille à pied. Quatre soldats ouvraient la marche, visage passé au noir, treillis camouflés, casques, fusils pointés droit devant sur la nuit, et deux autres marchaient derrière, à reculons, s’agenouillant en position de tir au passage des voix irlandaises. Dans les rues, derrière les haies, partout les chiens aboyaient. D’une fenêtre, un gars a hurlé quelque chose que je n’ai pas compris. Une fille chantait mal, quelque part, loin devant. Les Britanniques venaient vers nous. A leur approche, Jim m’a pris par le bras pour traverser la rue. Rien d’ostensible. Juste une pression des doigts sur ma manche. Un soir, il m’avait expliqué que l’Armée républicaine irlandaise était là, partout, qui veillait sous son ciel. Si cette patrouille était attaquée, il ne fallait pas qu’un Jim, qu’une Cathy ou qu’un Antoine de Paris titubent entre le tireur et sa cible. L’IRA demandait donc à sa population de changer de trottoir à l’approche des soldats ennemis. On raconte qu’après la mort d’un enfant, heurté par un blindé devant sa maison, les habitants de sa rue avaient repeint leurs façades. Toutes les façades, barbouillées de blanc en une soirée, du sol à hauteur d’homme. Le lendemain, la ruelle était parcourue d’un long ruban clair, peint sur deux mètres de haut. C’était en mai. Deux nuits plus tard, un parachutiste écossais a été abattu d’une seule balle dans la gorge par un tireur de toit. C’est en fouillant une à une les maisons basses et en interrogeant rudement la population que les soldats ont compris. Dans cette rue aux réverbères brisés, il fallait que les intrus se détachent du sombre. Il ne fallait pas les prendre pour un passant, pour un voisin pressé, il ne fallait pas les confondre avec la noirceur des briques. Il fallait qu’ils soient visibles, qu’ils se détachent, que tout ce blanc les cerne et les offre au fusil. Les soldats britanniques devenaient ainsi ombres, et donc cibles, et donc morts. Les habitants avaient repeint en blanc les murs de leur rue, pour qu’aucun ennemi n’en réchappe.

— Je ne t’ai jamais présenté Tyrone ?

J’ai dit non. Je regardais les soldats nous regarder. Ils étaient jeunes. Ils étaient tendus. Ils marchaient sans un mot. Quelque chose crachotait dans une radio cachée. Jim chancelait. Cathy remettait sa chaussure. Tout était silence, le club était loin, les fenêtres désertes. Sur l’avenue, les derniers taxis noirs passaient lentement. Quelques cris ici, là, encore des clameurs d’ivresse. Le vent. Une mouette venue du port. L’orangé des lampadaires. Les papiers gras de frites et de poisson roulaient sur le trottoir. L’hélicoptère. Toujours il nous suivait, partout, lointain, avec son bruit de pales sèches et le blanc lumineux de son faisceau. Il ne nous suivait pas nous, pas forcément. Mais aussi nous, forcément. Et peut-être aussi moi, le Français qui marchait avec Jim, Cathy, et qui venait de rencontrer l’immense Tyrone Meehan.

Nous sommes entrés dans le salon. Jim s’est assis dans son fauteuil. Un reste de tourbe et de charbon fumait dans la cheminée. Juste un reste. De ces belles flambées qu’on retrouve grises en revenant de pluie. Dans la pièce, il faisait humide et froid. J’ai toujours connu cette maison comme ça, avec le papier peint qui cloque, l’eau en rigoles dans la salle de bains, les larges fissures au plafond et la vitre de ma chambre remplacée par du carton. C’était une maison simple, une maison ouvrière, de briques sales et d’ardoises sur le toit, collée à une maison identique, et à une autre, et à une autre, et à une autre encore, alignement infini, sinueux, catholique et triste. Sur le trottoir d’en face, c’étaient encore les mêmes, et les mêmes dans l’impasse à côté, et dans la ruelle derrière, dans toutes les rues autour. Chez Jim et Cathy, c’était comme chez les autres. Une porte donnait sur la rue, une deuxième porte, vitrée, s’ouvrait sur le salon et l’escalier qui menait à l’étage. Le séjour était étroit. Une télévision sur une table basse, un canapé en toile, un fauteuil et un buffet. Au mur, il y avait une photo du pape Paul VI dans un cadre doré, un dessin représentant Jésus et une affiche des toits de Paris, qu’ils avaient ramenée de voyage de noces. Derrière le salon, une cuisine minuscule. Juste un évier, un réfrigérateur et une gazinière. Pas de table. Chez Jim et Cathy, on posait son assiette sur les genoux. Une porte donnait sur le jardin, une friche minuscule, fermée par une clôture de bois coiffée de barbelés. Les toilettes étaient là. Une cabane, un trou dans une cuve de ciment et une pelle pour étendre la chaux. A l’étage, il y avait deux chambres. La leur et la mienne, quand je venais. Depuis la mort de Denis, leur fils, ils n’avaient rien changé. Je dormais dans son petit lit. Ses dessins jaunissaient sur les murs. Sa photo était partout. Il avait été tué par une balle plastique en 1974. Il avait 12 ans. Depuis, Jim et Cathy vivaient seuls. D’abord, ils n’ont plus voulu d’enfant. Et puis ils ont essayé. Longtemps. Et ils ont renoncé. Cathy a fait des examens, Jim a refusé. Il a dit qu’ils avaient eu trop de peine, que son désir d’amour était enterré avec Denis.

J’avais enfilé un vieux pull sur le mien. Je frottais mes mains pour rien au-dessus de l’âtre mort. Jim avait gardé sa veste. Lorsqu’il fait très froid, il lui arrive même de remettre son manteau à la maison. Il a appuyé sur la télécommande de la télévision. Cathy a fait du thé. Je déteste le thé. Je n’ai jamais compris le thé. Chaque fois, partout, dès que je passe une porte de ce pays, une femme me tend une tasse de thé. J’ai donc bu le thé de Cathy. Je l’ai regardée s’envelopper dans un grand plaid brun. J’ai regardé les images qui scintillaient l’écran et la Vierge en plastique qui clignotait à notre fenêtre.

— Tyrone Meehan est un vétéran, a dit Jim en reposant sa tasse.

Un vétéran de quoi ? j’ai demandé.

— A vétéran of vouât ?

— De tout, a répondu Jim. De tous les combats, de tout ce qui fait que nous buvons un thé tranquillement, et presque en sécurité.

Ce soir-là, j’étais fatigué. C’est dommage. J’aimais bien lorsque Jim parlait. Mais j’écoutais du coin de l’œil. Le voyage, la bière, la pisse, la patrouille étrangère que je croisais avec haine et délice dans cette ville que je voulais pour mienne. Jim était assis dans son fauteuil. Cathy, posée sur l’accoudoir et moi, tassé par terre, à côté de ma chaise parce que tout tanguait. Et Jim a raconté Tyrone.

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