James Connolly
J’ai rencontré la République irlandaise à Paris, un matin de novembre 1974. Sous les traits d’un homme souriant qui portait une chemise à col rond. Le garçon qui m’a montré la photo de cet homme venait souvent dans mon atelier. Il passait comme ça, sans rendez-vous, sans frapper et parfois pour rien. Il poussait la porte, son étui à la main, tirait le tabouret et s’asseyait près de moi.
Il s’appelait Pierre mais se disait Pêr. Il était breton. Il venait de Plouarzel, qu’il écrivait Plouarzhel. Il enseignait l’anglais. Il détestait l’Angleterre parce qu’il aimait l’Irlande.
Pendant que je travaillais, Pêr parlait. Il parlait dans mon dos, parlait, parlait. Il faisait des gestes larges, vifs, beaucoup trop grands pour mon silence. Parfois, il allait à la fenêtre et regardait ma rue avec méfiance, comme s’il craignait d’avoir été suivi. C’était un brave jeune homme, et un mauvais violoniste. En fait, je crois que la musique ne l’intéressait pas. Il ne s’attachait pas aux notes, mais à l’identité. Il ne pensait pas harmonie, mais appartenance. Pêr était amoureux des Irlandais et le violon lui permettait de les rejoindre. De trouver une place entre eux, tassé en bout de banc, de mêler sa musique aux musiques du pub. A Derry, il était le Breton au violon.
« Si tu jettes une pierre à travers la vitre d’un pub, tu blesses deux poètes et trois musiciens », dit le proverbe irlandais. Et Pêr recherchait ces blessures. Parce que l’Irlande de Pêr n’était pas la mienne. Pas encore. Mon Irlande c’était L’Homme tranquille, Le Taxi mauve, l’île d'Émeraude, les pulls blancs torsadés, le whiskey, l'Eire de nos mots croisés. Elle paressait sur papier glacé. Elle était d’herbe verte, de rousses Maureen, de pierres plates en murets, de toits de chaume et de portes géorgiennes. Elle était gaie, rieuse, enfumée, noire de bière typique et blanche de moutons errant sur les lacets de route. Mon Irlande – j’y étais allé trois fois – s’appelait Dublin, Galway, Clifden, Lisdoonvarna, Aran. Une Irlande musicale, marine, agricole, accueillante, spirituelle, pauvre et fière, apaisée.
— Vous ne connaissez pas le Nord ? m’a demandé Pêr, ce matin de novembre 1974.
J’ai répondu que non.
— Alors, vous ne connaissez pas l’Irlande, a souri le Breton.
Et puis il a ouvert son étui.
J’étais penché sur un violon. Je ponçais le sillet du haut. Un moment silencieux et lent, juste avant mon chiffon d’huile de lin.
— Vous pouvez regarder ça ? Il sonne vert. J’ai l’impression qu’il est décollé.
J’ai pris l’instrument du Breton. Je l’ai secoué à l’envers, pour libérer la poussière et les cheveux accumulés. J’ai toqué la table d’harmonie avec l’index replié. Il faisait un bruit. Un écho détestable. Comme si quelque chose bougeait à l’intérieur.
— Peut-être, j’ai dit.
Et puis non. Rien. Je m’étais trompé. Pêr joue son instrument avec fièvre. Ses doigts frappent la touche jusqu’à meurtrir l’ébène. Arrachés à leur mortaise, les crins volettent autour de son archet. Il n’interprète pas, il lutte. Le bois de son violon est marqué par la bataille. Griffures sur la table, blessures sur les éclisses, chevilles entaillées, talon heurté, fond râpé par ses colères. Et mentonnière desserrée.
— C’est la mentonnière, j’ai dit.
Voilà. Rien de plus. Relâchée à force d’à force, elle se promenait sur le bois en maltraitant le son.
J’ai resserré la mentonnière. Je me suis levé. J’ai balayé d’une main la poussière de bois tombée sur mes genoux. J’ai heurté mon diapason contre le rebord de l’établi. Et puis j’ai caressé les quatre cordes l’une après l’autre. Plus rien de mal. Le beau son. J’ai demandé à Pêr de jouer son violon. Moue sceptique. Il a frotté ses mains, calé son instrument dans un chiffon vert et regardé le sol. Puis il a inspiré. Il a cogné quelques notes brutales. Une gavotte du Bas-Léon. Le sol frappé du pied, la bouche mauvaise et les yeux clos. C’était une mélodie de guerre. Un monde soudain. Les armées bretonnes jetées contre les remparts de Montparnasse.
— Ce n’est pas encore ça, a-t-il dit en me tendant son instrument.
Je lui ai demandé de me confier son violon jusqu’au soir. J’allais le détendre et enlever un petit copeau à l’âme. Rien, juste un grain d’épicéa pelé au canif pour dire que quelque chose a été fait.
Ce jour-là, Pêr était fatigué. Dix fois, je lui ai dit que la fatigue abîme le son de l’instrument. Que l’oreille ne perçoit pas la même sensation après une nuit sans sommeil, cinq bières ou un grand jour de silence. Pêr a dit que oui, peut-être. Mais quand même. Il m’a dit qu’il fallait que je regarde mieux.
— Je peux laisser mon étui ?
— Sur la table, là-bas.
Il l’a ouvert et rangé son chiffon. A l’intérieur, le Breton s’était fait une garniture à lui, un velours usé aux couleurs du drapeau irlandais. Du vert, du blanc et de l’orange qui faisaient impression dans les pubs. Lorsqu’il jouait, il laissait l’étui ouvert à ses côtés. Dans le couvercle, il avait collé la photo noir et blanc d’un homme en veste et en gilet, le front largement dégarni, les sourcils épais et la moustache lourde. L’homme semblait sourire. Il portait une chemise à col rond.
— Je vous présente James Connolly, a dit Pêr, en levant l’étui à hauteur de ses yeux.
— Un violoniste ? j’ai demandé.
Pêr a ri. Il aurait pu, mais non. C’était un patriote irlandais. Il avait été fusillé en 1916 par les Britanniques après l’insurrection de Pâques. Il avait attaqué la grande poste de Dublin avec ses hommes pour en faire un quartier général. Et ça avait mal tourné.
J’ai regardé ce visage ancien, à peine. Déjà, le Breton avait refermé le couvercle de son étui et quitté la pièce.
Alors j’ai recommencé à poncer le sillet. Lentement, longuement, dans le silence revenu. Avant de prendre le violon du Breton. J’ai introduit une « pointe aux âmes » par l’ouïe, et retiré le petit cylindre de bois en le mouillant d’un bord de lèvres. L’épicéa se travaille humide. Un coup de canif. Pas plus. Juste un copeau, un fragment de rien. Puis j’ai passé un peu de craie sur la blessure avant de remettre l’âme en place, à gauche de la barre, à peine plus haute qu’elle n’était.
Et puis voilà. Je ne sais pas pourquoi. J’ai quitté l’établi, je suis allé à l’étui de Pêr et j’ai soulevé le couvercle.
J’avais déjà oublié le nom de cet homme à col rond. Je retiens rarement les noms. Les visages, les poignées de main, les douceurs de peaux, les histoires, les attitudes, les bonheurs, les cruautés, les jours et les nuits, mais pas les noms. Je l’ai regardé mieux. Une veste de drap sombre et lourd, deux boutons de gilet qui accrochaient un éclat de lumière, une cravate et la vieille chemise. Il aurait pu être savant, ou ministre, ou encore maître d’école. Quelque chose de sérieux et de grand. Peut-être ne souriait-il pas tout à fait. Mais quand même. Ce saillant de pommettes, de menton, cet air amusé qui errait de ses yeux à ses tempes.
Fusillé.
Cet homme avait été fusillé par les Anglais. Ils avaient fusillé ce ministre, ce député, cet instituteur. Ils avaient fusillé l’inconnu à col rond. Et voilà que ma vie allait prendre un autre chemin.
C’était absurde.
Si Pêr avait resserré sa mentonnière. S’il n’avait pas passé la porte de l’atelier ce jour-là. S’il n’avait pas ouvert son étui. S’il ne m’avait pas présenté un Irlandais disparu 58 ans plus tôt, je ne serais jamais allé à Belfast. Je n’aurais jamais marché aux côtés de Jim et Cathy dans la nuit menaçante. Je n’aurais jamais rencontré mon traître.
*
L’homme à col rond s’appelle James Connolly. Très vite, j’ai retrouvé son nom, et appris son nom, et retenu son nom. Aujourd’hui, je sais même l’écrire en gaélique. Séamas ó Conghaile. Moins de cinq mois après la gavotte de Plouarzel, jouée par Pêr au milieu de mon atelier, j’ai accroché la photo du syndicaliste irlandais sur mon mur. La même que celle qui était dans l’étui du Breton, l’une des rares photos de Connolly, dans un cadre doré, au-dessus de mon établi entre les alésoirs, les limes et les chevalets suspendus à un fil comme un collier d’érable.
Nous étions en mai 1975. Pour fêter mes trente ans, je suis allé à Dublin retrouver Yvon, un ami de jeunesse qui avait épousé Siobhan, une Irlandaise. Lui est né à Gérardmer. Je suis né à Besançon. A dix-sept ans, nous étions apprentis d’un même atelier de Mirecourt, dans les Vosges. Les places étaient rares. Ancienne capitale de la lutherie, la ville a vu ses fabriques fermer l’une après l’autre. Après guerre, dans ces forêts blessées par les obus, les arbres des lignes de crêtes ne valaient plus rien. Les pins étaient mutilés, labourés, sanglants partout. De vieux maîtres luthiers ont quitté la lente façon du violon, de l’alto ou de la mandoline, pour fabriquer le coffre en bois des radios. Pendant trois ans, Yvon et moi avons travaillé côte à côte. Je parlais peu. Il ne parlait pas. Mes héros s’appelaient Jean-Baptiste Vuillaume et Etienne Vatelot, des luthiers de légende. Ses héros se nommaient Dominique Peccatte ou Jacques Lafleur, des archetiers de renom. Je suis devenu luthier. Il est devenu archetier. C’est par Yvon l’archetier que je suis arrivé en Irlande. De ce pays, et jusqu’à aujourd’hui, il n’a connu que sa femme, la bière et la musique.
La fête de mes trente ans a été superbe. Moi qui n’aime pas le faire en public, j’ai joué mon violon. O’Keefe’s Slide, que j’ai interprété ivre, en me rêvant le grand Michael Coleman. Le lendemain, au tout petit jour, j’ai erré dans Dublin. C’était un dimanche. J’étais seul avec mon sac, mon étui, ventre lourd et le sang aux tempes. Je devais reprendre l’avion dans l’après-midi mais avant, je voulais flâner près de Connolly Station. Pourquoi ces rues ? Je ne sais pas. J’aimais leur pauvreté, ce silence de froid gris. J’aimais aussi les figures que je croisais. Des visages durs. Des regards perdus. Des cheveux sombres et roux. Des étoffes râpées, des manteaux trop amples et des chaussures molles. Il pleuvait. Je crois avoir toujours connu Dublin sous la pluie. Je suis entré dans la gare Connolly. Comme ça, pour voir. Les guichets étaient déserts. Plate-forme numéro 2, un train attendait. Il allait à Drogheda, Newry et Belfast. Des noms sur un panneau. Je ne sais ni quoi ni pourquoi. Je suis allé au guichet. Une jeune fille souriante m’a fait répéter trois fois. J’ai pris un aller-retour pour Belfast.
— Vous ne connaissez pas le Nord ? Alors vous ne connaissez pas l’Irlande, avait dit Pêr.
Et cette phrase stupide m’avait vexé.
Roulant vers Belfast, je suis resté front contre la vitre glacée. La voiture était presque vide. Les villages et les villes déserts. Lorsque le convoi s’est arrêté à la frontière, deux hommes sont montés à bord. Un contrôleur et un policier. Ils sont passés sans un mot, sans un regard pour les sacs ou les yeux baissés. Et puis le train est reparti. Au-dessus d’un entrepôt, j’ai vu flotter le drapeau britannique. Un drapeau déchiré, tout abîmé de temps. Je me suis dit que voilà. J’y étais. Je venais d’entrer en Irlande du Nord. J’ai regardé les maisons étroites, les arbres, le ciel, les barbelés, les herses, les tessons de bouteilles sur le faîte des murs. J’ai regardé les cheminées, les fumées grises alignées toit par toit.
Je ne suis resté que trois heures à Belfast. Le temps de marcher vers le centre-ville, puis Castle Street, puis Falls Road. Ici encore, tout était en dimanche. Avec cet air épais de tourbe et de charbon. L’odeur de Belfast. En hiver, en automne, en été même lorsque la pluie glace, je ferme les yeux et j’écoute l’odeur de cette ville. Un mélange d’âtre brûlant, de lait pour enfant, de terre, de friture et d’humide. Près des grandes tours de Divis, j’ai vu ma première patrouille anglaise. J’ai vu mon premier fusil. Le soldat était jeune, accroupi dans un jardin, derrière la grille d’une maison. Je me souviens de son regard, une lueur morne entre peur et ennui. Il a regardé mon étui à violon. J’ai ressenti quelque chose de prodigieux et de ridicule. J’étais content d’être là. Fier de me savoir là où les choses se passent. Dublin me semblait loin. Un autre pays, presque. Deux hélicoptères salissaient le ciel bas. Des blindés passaient sans cesse. J’étais dans Lower Falls Road. Les rues gardaient intactes les plaies de 1969. Pour terroriser la population catholique, la foule protestante s’était massée à l’est, en pleine nuit, avant de se ruer sur le quartier à la lumière des torches. Les habitants ont été chassés, leurs demeures brûlées. Il y a eu des morts. Six ans après, les blessures étaient béantes. De longues rues noircies, des maisons sans toit murées de parpaing. Un désert de briques calcinées, de poutrelles tordues, de bois noirs et d’ordures. A un angle de rue, j’ai vu deux enfants surgir, courir, lancer une pierre contre la carapace grise d’un blindé et s’enfuir.
— Vous cherchez quelque chose ? m’a demandé une femme.
Elle portait un cabas, un foulard sur la tête, elle me voyait perdu. Je lui ai dit que j’étais français. Les deux gamins sont ressortis de leur ombre de mur. Et aussi un grand type au pantalon trop court.
— Un Français, a dit la femme.
Les enfants m’ont demandé si j’étais journaliste. J’ai répondu que non. Ils voulaient que j’ouvre mon étui à violon. Le grand type m’a conseillé de le faire. La femme s’est rapprochée. Nous étions au milieu de la rue, au pied d’un grand mur brûlé, dans le vent. Il a commencé à pleuvoir. J’ai ouvert mon étui. Quelques gouttes se sont écrasées sur le vernis du bois. Au loin, une sirène d’alarme. J’ai rangé mon violon. Le grand type m’a demandé si je voulais boire un thé. Je l’ai regardé. Une balafre blanche rayait son front. Il avait le nez cassé. J’ai dit oui. Sa maison était à quelques pas de là.
— Cathy, je ramène un Français, a dit Jim O’Leary. C’est elle qui nous a ouvert la porte. Elle a souri.
J’étais le bienvenu. Comme ça. Le bienvenu pour rien, juste le bienvenu. Je me suis assis dans le fauteuil de Jim. Avec mes quelques mots d’anglais, j’ai expliqué Dublin, mon anniversaire, mon métier. Cathy et Jim écoutaient avec attention. Ils m’ont demandé ce que je pensais de la situation. Je n’ai pas su répondre. Jim a dit que j’avais bien le temps de comprendre. Tout était simple, intime, chaleureux. Jim m’a montré une harpe en bois, posée sur la cheminée. Une sculpture avec les mots Long Kesh 1973 gravés sur le socle. Il m’a dit qu’il avait fait de la prison. Que cette harpe était un souvenir de captivité, un travail d’atelier. Au-dessus de la cheminée, il y avait une photo d’enfant, agrandie, dans un cadre de bois sombre. C’est Cathy qui m’a parlé de Denis. Jim était adossé au mur, il écoutait sa femme raconter leur enfant. Denis avait été tué en octobre 1974, juste derrière, au coin de leur rue. L’émeute grondait. Des centaines de jeunes nationalistes attaquaient les blindés anglais partout. Briques, bouteilles enflammées. Il faisait nuit. Denis était allé acheter une pinte de lait, de l’autre côté de l’avenue. Une dizaine d’enfants poursuivaient un blindé en lui jetant des pierres. Denis a traversé l’agitation en courant. Le blindé s’est brusquement arrêté. Un soldat est sorti par les portes arrière. Il s’est agenouillé, il a épaulé son fusil et il a visé les enfants. Il a tiré deux balles plastique. Des projectiles cylindriques gris crème, douze centimètres de long, trois centimètres de rayon, lourds, compacts et durs. Jim a entendu les détonations trop proches. Il est sorti de la maison en courant. Il est arrivé au coin de la rue au moment où les enfants se dispersaient. Denis était contre le trottoir, couché sur le ventre. Une balle l’avait frappé au-dessus de l’œil. Il avait le visage enfoncé. Le blindé était reparti. D’autres enfants le bombardaient d’une autre rue. Lorsque l’ambulance est venue, Denis tenait toujours l’argent du lait serré dans sa main. Les médecins n’ont rien pu. Le fils de Cathy et Jim O’Leary est mort à l’hôpital Victoria le 10 octobre 1974, après six jours d’agonie.
Le visage du gamin a souri longtemps sur le mur, en face de leur maison. Il y avait d’autres fresques sur les briques du quartier. Des peintures guerrières. Des soldats clandestins fusils haut. Les visages des héros de la République. Pearse, Plunkett, mon grand homme à col rond. Et puis il y avait Denis O’Leary, son regard de gosse qui accueillait ses parents chaque matin sur le seuil de la rue. La peinture murale a été refaite une fois, une autre, et puis le temps a passé. Un matin, lorsque Jim est sorti, des jeunes républicains tournaient la peinture dans leurs seaux. C’est eux qui entretenaient la mémoire des murs. Le sourire de Denis était pâle. Ses cheveux blonds, gris de pluie. Comme ils le faisaient dans tous les ghettos nationalistes, les policiers passaient en trombe et jetaient des sacs de peinture colorée sur les œuvres fragiles. Deux explosions bleues souillaient le front de Denis et une autre, jaune, s’étalait en tache au-dessous de son œil. Jim s’est avancé vers les jeunes. Il a regardé son fils maculé, et puis le ciel, et puis la rue. Il a mis les poings dans ses poches. Il a dit qu’il fallait laisser ça comme ça. Que cela suffisait. Que le mur finirait bien par reprendre ses briques. Qu’il fallait laisser le sourire de son fils s’en aller doucement.
Jim écoutait Cathy me parler de Denis. Il avait un autre visage. Elle avait un autre visage aussi. Quelque chose de plomb dans les yeux, dans le front, dans la voix, même. Une dureté infinie. Ces visages, j’apprendrais à les connaître, d’année en année et de colères en drames. Je les verrais partout. Je les reconnaîtrais. Devant moi, chaque Irlandais portera un jour ce masque de guerre. Cathy a posé un baiser sur le bout de ses doigts. Elle a effleuré la photo de leur fils. Et puis elle m’a souri. Tout en elle était redevenu silencieux.
Nous avons échangé nos adresses. Cathy et Jim étaient venus à Paris en voyage de noces. Ils connaissaient Montmartre, le Moulin-Rouge et La Joconde. Jim m’a serré la main sur le seuil. Alors que je tournais au coin de sa rue, d’un sifflement bref, il a arrêté une voiture amie. Deux mots au chauffeur, accoudé à sa fenêtre.
— Je te présente Brian. Il te raccompagne.
Jusqu’à la gare, Brian n’a rien dit. J’étais assis à côté de lui. Je regardais ses tatouages. Sur ses avant-bras, le tricolore de la République, les lettres I.R.A., tatouées en bleu et le dessin d’une harpe couverte de ronces. Nous avons doublé des blindés britanniques, croisé des patrouilles. Jim m’avait conseillé de ne pas parler français en cas de contrôle. De faire comme eux devant les soldats. Comme tous les Irlandais. La mauvaise tête et les yeux ailleurs, mains dans les poches, front bas, lèvres closes.
En arrivant à la gare, j’ai remarqué la poignée de tracts glissée dans le vide-poche de la voiture. L’un d’eux était presque tombé. Il pendait à l’extérieur. Je l’ai pris.
— Garde-le, m’a dit Brian.
C’était l’appel à une commémoration. Juste l’heure du rendez-vous, le lieu et la photo de James Connolly. L’Irlandais à col rond. J’ai trouvé cela extraordinaire. L’homme venait de quitter l’étui à violon de Pêr. Il était partout, partout ailleurs en Irlande. Tellement, que j’en détenais désormais ma part. Sur le quai de gare, j’ai ouvert mon étui et glissé le tract à plat, pour ne pas l’abîmer.
Le chemin du retour a été interminable. Et retrouver Paris, même un peu douloureux. Je ne suis pas rentré chez moi. Je suis passé par l’atelier. Je ne sais pas pourquoi. Je ne voulais pas attendre lundi matin. Je voulais déjà que James Connolly soit en place. Pas encore dans son cadre, mais déjà sur mon mur. Avec sa veste lourde, son gilet, sa moustache, son regard tranquille, avec un peu des collines de Belfast, du silence de Brian, des sourires de Jim, du thé de Cathy, du bruit métallique du caillou de l’enfant sur le blindé anglais, de l’accent de la dame au pied de son immeuble, de la pluie, du battement des hélicoptères, de la pauvreté des briques et du fusil. J’ai découpé soigneusement le tract pour ne garder que la photo, tout entourée de noir. Je l’ai collée au mur avec deux gouttes de vernis. J’ai tout éteint et je me suis assis. Mon atelier occupe une petite pièce au rez-de-chaussée d’un immeuble, avec une fenêtre sur la rue. C’était la nuit. Tout était sombre. Juste l’enseigne lumineuse de l’hôtel en face, rouge et verte, qui caressait le visage de James Connolly.