Gypo Nolan
Gypo sort d’une ruelle de briques, de brumes et de papier gras, avec sa démarche lourde. Il allume une cigarette. Casquette immense, large et plate, veste trop juste, chemise sans col et gilet miséreux, il a noué un foulard autour de son cou. Il fait nuit. Là-bas, de l’autre côté de la rue, sur un trottoir, Katie vient d’enlever le châle qui enveloppait sa tête pour que le petit homme la voie. Elle avait dégrafé le premier bouton de son corsage. Elle porte une coiffure à plumes légères. Le petit homme s’approche. C’est un client. Il est d’un autre monde que celui de Katie. Manteau lourd, chapeau melon à ruban, gants clairs, col cassé, cravate de soie piquée d’une épingle. Il la regarde. Lui sourit en maître. Il gratte une allumette contre le lampadaire où elle s’adosse, aspire une bouffée de cigarette et souffle la fumée blanche au visage de la jeune femme. Gypo a vu la scène. Il s’arrête brusquement, bras écartés, bouche ouverte. Il plisse les paupières, tord sa bouche, jette sa cigarette par-dessus son épaule, se précipite puis soulève le client à deux mains, par la taille, bien haut, et le jette sur la rue.
— Gypo ! se lamente Katie Madden.
Elle regarde son grand homme à front de taureau. Il a l’air d’un enfant. Ses yeux se lamentent. Elle secoue la tête.
— A quoi bon, Gypo ? J’ai faim et je n’ai pas l’argent du loyer. Tu as de quoi me payer une chambre ? Ne me regarde pas comme ça, Gypo. Je n’ai que toi au monde. Je n’aime que toi et tu le sais. Mais comment échapper à cette vie ?
Elle se retourne. Derrière elle, sur la vitrine d’une échoppe, une maquette de bateau et une publicité, « L’Amérique pour 10 £ ».
— Regarde, ça nous nargue ! dit-elle en montrant la réclame.
Elle revient à Gypo. Elle murmure.
— 10 £ pour l’Amérique. 20 £ et le monde nous appartient !
— Pourquoi tu as dit ça ? grogne son homme.
— Quoi ? 20 £ ?
— Mais où veux-tu en venir ?
Gypo Nolan s’est jeté sur elle. Il la bouscule.
— Vas-y ! Va gagner tes 20 £ avec ce minable ! Elle se redresse. Le défie du menton.
— Saint Gypo ! Tu te crois trop bien pour moi ? Tu n’es pas meilleur que les autres ! Vous êtes tous pareils ! Garde tes beaux principes. Moi, je n’ai pas les moyens !
Elle s’en va. Il reste dans sa brume. Il la rappelle pour rien.
Tout à l’heure, il est passé devant une affiche collée par les Anglais sur les murs de la ville, un avis de recherche pour meurtre. Dessus, il y avait le nom de son ami, Frankie McPhillip, membre de l’IRA en fuite. Et aussi la somme de 20 £, en chiffres noirs immenses. Et il s’est demandé. Il s’est demandé si cet argent ne mettrait pas fin à leur misère. Et il s’est demandé si Katie ne lui avait pas posé cette même question. C’est pour ça qu’il s’est jeté sur elle et qu’il l’a secouée, de tristesse, de colère et de honte.
Katie est partie. Elle a quitté Gypo. Il remonte la rue, mains dans les poches et visage chagrin. Il repasse devant la boutique, la maquette de bateau, l’affiche. Il est là, dans l’obscurité, le regard en éclats. Tyrone me parlait de cet instant, ce moment-là, exactement. Celui que mon traître préférait. L’acteur Victor McLaglen n’est qu’une ombre de la rue. Une lumière de nuit le frôle. Il regarde l’affiche longtemps. Ses yeux sont immenses. Il est pure douleur. Son visage, son front, sa bouche ouverte disent qu’il livre bataille. Il abîme son visage par une grimace lourde. Il souffre. Il baisse la tête, passe une main sur son front, ses yeux, sa bouche. Il pleure. Il est plein d’effroi. Il relève les yeux et revient à l’affiche. La lumière capture son regard. Il est apaisé parce que son choix est fait. Il va trahir.
*
En rentrant de Belfast, j’ai acheté Le Mouchard, de John Ford.
— C’est un western ? m’a demandé le vendeur.
— Non, un film sur la guerre d’Irlande.
La question ne m’a pas agacé. J’ai même souri. Je ne me souvenais pas de l’histoire que racontait ce film. Des impressions vagues. La clarté tremblante du Nosferatu de Murnau, des regards inondés de lumière, des mots geints, des gestes de théâtre, mains serrées sur le cœur. Ce n’était pas pour Gypo Nolan, Katie Madden et Frankie McPhillip que j’ai cherché le film, mais pour Tyrone Meehan, pour faire quelques pas en sa compagnie. Je voulais être là, me retrouver auprès de lui, sur son canapé, comme pendant toutes ces années, lorsqu’il attendait que le luthier français reparte et que Sheila dorme à l’étage, pour glisser la cassette dans le magnétoscope. « Alors Judas se repentit et jeta à terre les 30 pièces d’argent, puis s’écarta. » Tyrone lisait cette phrase, plein écran, à chaque fois, avant même que le film ne commence. Je l’ai lue aussi. J’étais assis par terre, chez moi, seul, je pensais à la maison du Donegal, aux bougies, au feu dans l’âtre. Je voyais Tyrone dans la forêt, courbé sur une souche. Je regardais l’acteur Victor McLaglen avouer à ses amis de l’IRA qu’il était le mouchard.
*
— Je ne savais pas ce que je faisais, gémit Gypo Nolan.
Il est assis sur un banc, dans une grande pièce, entouré d’hommes en armes, en casquettes et imperméables de pluie. Il se lève, agrippe à deux mains les revers du commandant Gallagher.
— Je ne sais pas ! Tu comprends ce que je vous dis ?
Il cherche un mot, un souffle, pose une main traquée sur l’épaule de Bartley, le grand soldat fermé. Il se retourne. Il implore. Il pleure. Il passe de regard en regard en nous offrant le sien. Son foulard dénoué est mouillé de sueur.
— Les gars ! Est-ce qu’il n’y a pas un homme ici qui me dise pourquoi j’ai fait ça ?
Gypo Nolan retombe lourdement sur le banc, visage entre les mains.
— Ma tête me fait mal. Je ne peux pas dire pourquoi je l’ai fait. Je ne sais pas pourquoi.
*
Le lendemain de ma visite à Tyrone, j’ai bu. Je suis allé dans les pubs de Jim. Tous, ou presque, le temps d’un seul whiskey, au bar, tête renversée et les yeux fermés. J’ai remonté Falls Road en sonnant aux portes grillagées. Chaque fois, quelqu’un s’est approché de moi. J’étais le Français, le luthier, l’ami du traître. Il n’y avait aucune méchanceté, aucun reproche. J’ai senti quelque chose comme de la compassion. J’ai eu des bras autour des épaules, des yeux dans mes yeux, des poignées de main, des gestes de bière. Les gens se demandaient pourquoi ? Pourquoi lui ? Pourquoi Tyrone Meehan ? Un homme a dit qu’il fallait chercher la femme.
— La femme ?
— La femme, a répété l’homme en hochant la tête.
— Une maîtresse, vous voulez dire ?
J’ai pensé à Sheila. Jamais je n’ai vu Tyrone jouer du regard avec une femme. Jamais je ne l’ai vu avoir un geste, une attitude, quelque chose du chien.
— On ne trahit pas 25 ans pour une femme, a dit sa femme.
— Ça dépend de la femme, a répondu le mari.
Il a pris un air. Il a dit qu’on pouvait imaginer une liaison de Meehan avec l’épouse d’un officier de l’IRA emprisonné. Un moment d’égarement en temps de paix, un acte de trahison en temps de guerre. Il parlait comme s’il savait. Il s’est tourné vers sa femme. Il lui a dit que, lorsqu’il était lui-même derrière les barbelés, l’idée qu’elle le trompe l’aurait détruit.
— Et maintenant imagine que les Brits l’apprennent et le tiennent avec ça, a encore dit l’homme.
Il m’a regardé gravement, bière à la main.
— Il fait quoi, ton Meehan ? Il file doux. Il trahit.
— Conneries ! Le chantage peut marcher une fois, pas toutes ces années, a glissé un vieux type qui buvait au bar.
Il a dit qu’il ne connaissait pas Meehan, mais qu’il en avait vu passer, des mouchards. Pour l’argent, par orgueil, pour en finir avec la violence, par vengeance après une punition de l’IRA ou pour avoir été écartés du Mouvement. Il a dit tout avoir connu et vu. Et même, qu’il avait récemment lu un livre écrit par un informateur. En finissant sa bière, il a expliqué que les Britanniques essayaient de séduire le traître, pas de l’obliger. Il a dit qu’un bon traître était un homme heureux, choyé, considéré par ses nouveaux maîtres. Qu’il avait besoin de reconnaissance et qu’on lui en donnait. Il a dit qu’un bon traître ne pouvait pas haïr l’autre camp. Qu’on ne pouvait le tenir ni par la force ni par le chantage. Que le chantage et la force le rendaient volatil, versatile, fragile et sans valeur pour l’ennemi. Il a dit ça et puis il a posé sa bière, il nous a tourné le dos, il a haussé les épaules et il est sorti en se demandant tout haut pourquoi il me racontait ça.
Jack était portier devant le McDaids. J’avais beaucoup bu. Il m’a laissé entrer quand même. Assis sur son tabouret, pouce dirigé vers la porte, un homme m’a juré que Tyrone avait fait ça pour protéger son fils. Sûrement. Il avait cru qu’en collaborant avec l’ennemi, son Jack aurait une remise de peine, qu’il serait libéré plus tôt. Ça s’était vu, m’a juré le gars. Contre des informations, on libère ta femme ou ton gosse. Tu refuses ? Alors on les garde le temps qu’il faudra.
Au Busybee, un républicain m’a dit qu’après l’enterrement de Jim, Meehan avait été tenu responsable des incidents, qu’il avait dû être menacé de nombreuses années de détention, peut-être même de la prison à vie. On te colle deux ou trois meurtres en plus et voilà. Perpétuité, ça fait réfléchir un soldat et ça peut faire fléchir un homme. La prison, il en sortait. Il n’a pas voulu y retourner. C’est pour ça qu’il a craqué, m’a expliqué le gars en allumant une cigarette.
Au Kittie’s, quelqu’un a dit qu’il avait connu un type comme ça. Un joueur, un malade, un homme à double personnalité, qui avait trahi pour l’adrénaline, l’envie du risque, exactement comme on se lance d’un pont retenu par un élastique. Une femme croyait savoir que Tyrone était fatigué et qu’il voulait que la guerre s’arrête. Une autre s’est demandé s’il n’était pas agent double, si l’IRA ne lui avait pas donné l’ordre de jouer les traîtres pour aider la République. Un jeune gars d’Ardoyne a haussé les épaules en disant qu’il ne fallait pas comprendre les salauds, mais les éliminer. Deux autres ont refusé de me parler. Une dame âgée avait entendu dire que Tyrone avait peut-être un grand-père anglais. Une autre m’a expliqué que son propre fils avait gagné un voyage en Grèce, il y a huit ans. Son nom avait été tiré au sort par une chaîne de magasins. Ça tombait bien. Il sortait de Long Kesh. Lui et sa femme sont allés au rendez-vous dans un grand hôtel de Belfast, pour retirer leur lot. Ils se sont retrouvés dans une chambre avec trois hommes, l’un d’eux avait un fort accent anglais. Sur une table, il y avait leurs billets d’avion et 3 956 £ en liquide dans un sac ouvert, exactement ce qui manquait pour rembourser les traites de leur voiture. Les hommes se sont présentés comme Unité des Forces de Recherche britanniques. Us savaient tout du couple. Ils ont dit à la femme que cet argent était à eux s’ils aidaient à arrêter les tueries. S’ils acceptaient de renseigner. Elle s’est mise à crier au secours. Son mari a renversé une chaise du pied. Us se sont enfuis de l’hôtel et sont allés tout raconter au centre de presse de Sinn Féin.
Au Rock Bar aussi, on m’a parlé d’argent. La trahison de Tyrone était payée. Il l’avait avoué à la conférence de presse. Personne ne savait combien, mais pas grand-chose. L’IRA avait des informateurs qui traquaient les mouvements suspects sur les comptes bancaires. Jamais Tyrone Meehan n’a attiré l’attention. On ne l’a pas vu autrement habillé qu’avec son tweed fatigué. En 25 ans, il s’est acheté deux voitures d’occasion. Il buvait normalement et payait à son tour. Il ne jouait pas et ne se droguait pas. Sheila et lui sont allés une fois à Paris, deux fois en Espagne. Ils passaient leurs vacances dans un camp de caravanes sur la côte d’Antrim. Quoi d’autre, alors ? Il devait y avoir quelque chose. Et au fait, interrogeait la rumeur, où était-il, maintenant ? Personne ne l’avait revu. En Angleterre, sous un faux nom ? Ou en Amérique. Ou en Australie, avec le visage refait. Qu’est-ce qu’ils en savent, tous ? Et moi, je savais, moi ? Je savais quoi ? Je voulais savoir, vraiment ? Est-ce que vraiment je voulais savoir ?
— Tu sais quelque chose, le Français ?
Rien. De rien. J’avais la tête lourde. L’ivresse. J’écoutais à peine. Les bruits de verre, les voix d’alcool, la bousculade des dernières bières avant le rideau du bar baissé. Je regardais ces hommes, je voyais le dos de Tyrone, occupé à raviver le feu. J’aurais dû lui poser la question.
— Tu veux savoir quoi, Tony ?
Rien, je lui réponds. Mais quel con ! Je ne veux rien savoir. Je fais comme. Je me drape. Je fais le malin. Rien, c’est ton secret, Tyrone Meehan. Je te respecte, malgré tous et malgré tout cela. Savoir, moi ? Mais tu n’y penses pas Tyrone Meehan ! Je ne suis pas de cette race. Savoir quoi ? Pourquoi tu as fait ça ? Moi, savoir ça ? Certainement pas ? Peu m’importe. C’est fait. Cela aurait très bien pu m’arriver aussi. Nous avons tous un petit Gypo Nolan dans le cul, Tyrone Meehan. Si je suis venu, c’est pour savoir ce que tu pensais vraiment de moi pendant toutes ces années. De moi, Tyrone Meehan. Est-ce que j’étais vraiment ton ami ? Dis-moi ? Tu m’aimais ? Tu ne m’as pas trahi, moi ? Rassure-moi, Tyrone. Trahir ta femme, ton fils, ton pays, ton honneur, ta liberté oui, mais pas moi, dis ! Tyrone Meehan ! Tu n’es pas mon traître, n’est-ce pas ? Dis-moi qu’il nous reste au moins ça ? Dis-le-moi, Tyrone Meehan !
Au Beehive, je suis sorti vomir. Une femme qui l’avait connu me parlait de Tyrone. Elle a dit qu’il n’y avait pas de honte à l’avoir aimé, et à toujours l’aimer. Ça ne lui donnait pas raison, ça ne l’excusait de rien. Elle a dit que Sheila l’aimait pour ce qu’il était d’abord. Un mari aimant, élégant, attentif, drôle, souvent fragile, qui veillait sur elle et sur leur enfant. Traître, mort, il restait l’homme avec qui elle a passé sa vie, riant avec lui, chantant avec lui, pleurant avec lui, luttant à ses côtés jour après jour pour protéger leur famille du feu de la guerre. Elle m’a dit que Jack avait aimé Tyrone en père. Et que je devais accepter mon amitié pour lui. Je l’écoutais mal. Mon cœur chancelait. J’ai vomi. Dans la ruelle derrière. Penché, accroupi comme pissent les femmes. Le Red’s fermait. Il était presque minuit. A la porte, les deux gars ne m’ont pas laissé entrer. Je les ai insultés en français. J’ai bu une dernière bière au Burn’s. La grille du bar était descendue. J’ai pris une pinte de Guinness entamée sur une table déserte. Les gens mettaient leurs manteaux. Je fermais un œil pour mieux voir. J’ai levé le verre. Moitié plein. J’ai raclé une chaise. Je me suis assis. La lumière s’éteignait et s’allumait pour nous dire de partir. J’ai regardé autour de moi. Pas de drapeau irlandais, plus une affiche républicaine. Pas d’hymne national pour finir la soirée. Rien. C’est donc ça, la paix ? On oublie tout ? Bobby ? Connolly ? Tous les autres ? On met son manteau et on rentre à la maison ?
*
Dans le film, Gypo Nolan le mouchard s’est échappé. Un homme de TIRA le retrouve. Il a un chapeau mou, un imperméable sanglé. Il tient un Lùger en main. Son regard dit la mort. Il tire quatre fois.