Mise Eire




Nous étions le lundi 8 octobre 1979. Sheila Meehan m’a appelé. Sa voix craintive au téléphone. Juste quelques mots. « Ils sont venus ce matin. Ils ont emmené Tyrone. » Je venais d’ouvrir mon atelier. Un grand gars m’attendait sur le trottoir, un étui à la main. C’est la première fois que je le voyais. Il jouait dans un petit ensemble baroque. Il travaillait la sonate en sol majeur pour violon et basse continue, de Haendel. Il était soucieux. Il a sorti son violon. Il me l’a tendu. Il a parlé de l’adagio. Il trouvait son mi trop clair. Il disait aussi que le sol saturait. Il le voulait plus rond, plus timbré, plus ample, débarrassé d’un grain de son trop riche qui faisait comme du sable.

— Du sable ? j’ai demandé.

— Du sable, a répété le grand gars.

C’est alors que le téléphone a sonné. La voix de Sheila. Le grand gars qui m’observait. Son violon posé sur l’établi. Ma main tremblante.

— Ils ont aussi emmené Jim et d’autres hommes de la rue.

— Je prends l’avion pour Dublin. J’arrive, j’ai dit à Sheila.

Elle n’a pas protesté. Elle a juste murmuré merci. Elle a raccroché. Je suis resté longtemps comme ça, téléphone à l’oreille, sa tonalité en marteau. « Ils ont emmené Tyrone. » La voix de Sheila longeait l’ambré du bois, la touche ébène, les filets élégants, les ouïes délicates. J’ai passé un doigt machinal sur la couche de colophane qui fanait la table d’harmonie. Le grand gars n’a rien dit. J’avais un canif en main, froid comme un oiseau mort. Je n’ai plus bougé. Il a baissé les épaules. Sans un mot, délicatement, il a repris son violon, a enveloppé la volute dans une peau de chamois et remis l’instrument dans son étui. C’était la copie ancienne d’un Guarneri del Gesù, le Cannone de Paganini. Je n’ai pas eu le temps de le regarder mieux. Le grand gars est sorti, à reculons. Il a dit au revoir. Ou rien. Je ne sais plus. Il a quitté l’atelier comme une chambre funèbre.

Lorsque je suis arrivé à Belfast, Jim venait d’être relâché. Il avait été interpellé à la maison, la veille. Cathy qui s’interposait avait été frappée d’un coup de crosse à la poitrine. La ville portait sa gueule de drame. Les soldats étaient partout. Hélicoptères, blindés, patrouilles. Il pleuvait. Pas d’enfants dans les rues. Les hommes baissaient la tête. Les femmes étaient des ombres.

— Prends-toi une chambre, c’est dangereux de rester, a dit Jim.

Un peu plus bas, dans Cavendish Street, Cathy connaissait une veuve qui louait à la journée. C’était pour quelques nuits. Une pièce minuscule avec un lit, une armoire et un crucifix. Pas de chaise, rien. La pièce sentait le pauvre et le glacé. La vieille dame faisait bouillir son eau pour la toilette. Une planche remplaçait l’une de mes vitres. Les W-C étaient dans l’arrière-cour, un trou et de la chaux.

— Ce n’est pas chauffé ? j’ai demandé.

— Bienvenue au ghetto, a souri Jim en posant mon sac sur le lit.

Cathy et Jim avaient eu raison. Les Britanniques sont passés chez eux le lendemain, et encore le jour d’après. Ils ont tout fouillé. Tout jeté sur le sol. Ils cherchaient quelque chose ou quelqu’un.

Lorsque Sheila Meehan m’a ouvert, elle a regardé la rue, derrière moi, puis elle m’a pris le bras en refermant la porte.

— Vite, c’est infesté, a-t-elle simplement dit. Tyrone était détenu à la prison de Crumlin. Sheila ne savait pas quand ni pourquoi il serait jugé. Elle m’a demandé de faire attention. Elle a dit que les soldats parlaient d’un « Français ». Quelqu’un avait entendu cela. Il faudrait peut-être que j’évite de venir à Belfast pendant quelque temps. Elle ne savait trop. Je ne savais pas. Elle m’a proposé un thé. J’ai refusé. Elle m’a demandé où j’allais dormir. Elle a hoché la tête. Elle m’a dit qu’on pourrait peut-être se revoir demain après-midi au cimetière de Milltown. Elle devait fleurir la tombe de son père. Elle avait peur. Elle préférait que je ne reste pas. Elle avait quelque chose à me donner. Une enveloppe marron, large et épaisse, qu’elle avait cachée sous un coussin du canapé. C’est Tyrone qui l’avait préparée pour moi avant son arrestation. Voilà. Elle a secoué la tête. Non, elle ne savait pas ce qu’il y avait dedans. Elle ne voulait pas savoir. Elle me l’a tendue. Elle m’a demandé de ne pas l’ouvrir ici, de la glisser sous mon blouson. Elle a pris ma main. Elle souriait triste. Elle avait des larmes. Elle m’a dit de faire attention. De prendre soin de moi. Et puis me l’a redit, soulevant le rideau. Elle s’est penchée contre la fenêtre. Elle a regardé la rue. Elle m’a fait signe. Elle a ouvert la porte en mettant sa main dans mon dos. Il pleuvait toujours. J’ai glissé l’enveloppe sous mon blouson. J’ai cherché un taxi collectif, ces vieux taxis londoniens rachetés par le Mouvement républicain. Mais aucun taxi noir ne roulait sur Falls Road. Les bus ne circulaient pas non plus. La nuit tombait. Je ne croisais que des peurs. Pour la première fois de ma vie nouvelle, j’aurais aimé ne pas être ici. Le vent a plaqué une page de journal mouillé sur ma cuisse. Un blindé est passé, un deuxième. Des cris. Bruits de bouteilles cassées, de pierres sur la ferraille. J’ai rentré la tête. J’étais là, marchant vite, avec ma veste trop juste, mon pantalon trop court.

— Ne bouge plus ! a crié un type.

Ce n’était pas une voix d’ici. Pas l’accent de ces rues. Tête basse, je m’étais jeté dans un barrage de l’armée britannique. Des dizaines d’hommes casqués embusqués au coin des maisons, sur les trottoirs, dans les jardinets, qui arrêtaient les voitures et les gens. Cinq Irlandais étaient face à un mur, front contre la brique, mains levées et jambes écartées. Un soldat s’est approché de moi. A distance, il m’a demandé de lever lentement les mains à mon tour. J’ai pensé à Jim, qui avait été torturé quatre jours par la police au centre d’interrogatoire de Castlereagh. Son nez avait été brisé, sa mâchoire aussi. Il est resté dans une pièce allumée jour et nuit. On l’a empêché de dormir. On ne l’a pas nourri. J’ai pensé à Tyrone, qui avait été battu par des supplétifs de l’armée. Battu à en perdre ses dents, les cheveux arrachés par poignées et les yeux fermés par les hématomes. J’ai pris peur.

— Français, j’ai dit.

— Reporter ?

— Non, touriste.

— Touriste ?

L’enveloppe marron est tombée sur la rue. A mes pieds. Bien lourde.

— Ne touche à rien. Mets-toi à genoux. Garde les mains levées.

J’ai tout bien fait. Mains levées, à genoux, tête baissée.

Le soldat a soulevé l’enveloppe du bout de son brodequin.

— C’est quoi, ça ?

— Je suis français, je parle mal anglais.

Deux autres soldats sont venus près de moi. Et aussi un policier en uniforme vert. C’est lui qui a pris l’enveloppe. Il l’a tenue à bout de gant et s’est engouffré dans un blindé Saracen qui bloquait l’avenue. J’étais toujours à genoux. J’écoutais les ordres métalliques dans les radios. Les voitures qui repartaient. Les voix sèches. Les insultes hurlées par une fenêtre en face. J’ai attendu.

— Laissez-le partir, a dit le policier.

Il m’a tendu l’enveloppe ouverte. Je me suis relevé.

— Pour le tourisme, il vaut mieux l’Espagne, a ri un jeune soldat.

J’ai souri aussi. Je tremblais. Je voulais être chez moi, dans mon atelier, un canif à la main dans les copeaux d’érable. Je tremblais. Je rêvais de plonger mon canif dans la nuque d’un soldat. Je tremblais. Jamais je n’avais ressenti une telle colère. Jamais de toute ma vie. Ils avaient frappé Cathy à coups de crosse, ils avaient emprisonné Tyrone Meehan le juste, ils avaient fusillé mon grand homme à col rond, et ils m’avaient souri. Je m’en voulais d’avoir rendu cette moue de politesse. J’aurais dû rester poings blancs et regard clos. Ou alors me dresser, comme un chien, lèvres retroussées, menaçant, relever le front, le menton, les haïr de silence. Je n’étais pas encore du courage d’ici. Je tremblais. J’ai repris ma route en marchant moins vite. Les hommes casqués occupaient chaque rue. J’aurais aimé avoir un sauf-conduit pour dire que ça y était, que c’était fait, que j’avais été arrêté, que c’était tout pour aujourd’hui. J’ai donné mon nom deux fois encore. A un policier qui me tenait en joue. A deux soldats qui ont fouillé l’enveloppe.

C’était une documentation sur Michael Coleman, le grand violoniste irlandais né dans un village du comté Sligo, le 31 janvier 1891. Je l’avais demandé à Tyrone. J’avais oublié. Avec, mon ami avait joint un vieux disque 45 tours et un dictionnaire franco-anglais des termes de lutherie. Grâce à ces pages, je saurais désormais que spruce veut dire épicéa, que l’aulne se dit aider, que birdseye maple est le nom anglais de l’érable moucheté, que plane est un rabot et reamer l’alésoir.


*


En octobre 1979, je suis resté neuf jours à Belfast. J’ai vainement attendu que Tyrone Meehan passe en procès. Chaque matin, j’accompagnais Sheila à la porte de la prison de Crumlin pour avoir des nouvelles. Je restais sur le trottoir, en face, mains dans les poches comme les hommes qui étaient là. Dans la rue, la tension était intacte. Chaque jour, un ou deux nationalistes étaient emmenés. La nuit sursautait à l’éclat bref d’une arme. Parfois, nous croisions des combattants républicains. Ils n’étaient plus à la parade. Ils n’avaient pas d’uniformes, juste des capuches de parka tombées sur le visage. Ils couraient de ruelles en jardinets, un fusil d’assaut ou un pistolet en main. Ils sautaient par dessus les murets des maisons basses, entraient brusquement dans les salons tranquilles pour ressortir par les cuisines de derrière, restées ouvertes exprès. Je sentais la guerre. Je la sentais dans l’odeur de charbon et de tourbe, d’huile grasse et de pluie froide. Cette odeur de Belfast, cette saveur d’inquiétude. C’était la première fois que je la sentais vraiment. La veille de mon départ, une unité de l’IRA a ouvert le feu sur une patrouille à pied, en plein jour, en pleine rue, à quelques mètres de moi. Je n’ai pas vu d’où venaient les coups de feu. Un soldat est tombé le long du mur. Il a lâché son fusil. Bruit métallique. Son casque a heurté le trottoir. Les Britanniques n’ont pas répliqué. Ils hurlaient, l’œil dans le viseur à la recherche des toits. Une mère a pris son enfant sous son bras. Une autre a poussé un long cri. Je me suis caché dans un angle de porte. L’Anglais était couché sur le ventre. Un sang épais coulait sur le sol. La foule hésitait. Un policier a tiré en l’air pour nous disperser. J’ai couru comme les autres. J’avais une rage en moi. Une colère de violence, de tristesse et de joie. Ils en avaient eu un. Nous en avions eu un. Je me suis retourné pour le voir encore. Des blindés arrivaient de partout, et aussi une Land Rover frappée de la Croix-Rouge.

— Ne courez plus ! Marchez normalement ! nous a crié un jeune homme, bras écartés.

Je me suis arrêté tout à fait. Les soldats barraient la rue. Je ne voyais plus que les brodequins du mort et le bas de son treillis. Parce que voilà, il était mort. Je l’ai lu le lendemain dans l'Irish News. Steeve Remington venait de Brampton, dans le Yorkshire. Il avait refusé de suivre son père, son grand-père et les autres à la mine. Il s’était engagé pour quitter la misère des corons. Il avait 23 ans.

« Y a-t-il une vie avant la mort ? », demandait une inscription noire sur un mur de Falls Road. Avant de prendre le train pour Dublin, j’ai touché ce mur comme le mur d’un temple. Je l’ai touché longtemps, paume ouverte, pour le froid de la pierre. Plus haut, dans la rue, un soldat britannique escaladait un poteau électrique pour arracher un drapeau républicain. J’ai eu presque envie qu’il me voie. Lui détruisant un symbole et moi m’en nourrissant. La rue palpitait. Tyrone était en prison. A Long Kesh, dans l’immense camp de prisonniers construit en pleine campagne, au sud de Belfast, trois cents républicains irlandais vivaient nus depuis trois ans. Nus, absolument. Enroulés dans leur couverture de lit, ils refusaient de porter l’uniforme des droit-commun. Je regardais leurs photos jusqu’au vertige. Deux d’entre eux, surtout, surpris dans leur cellule par une caméra de télévision, maigres, le visage couvert de barbe, les cheveux sur leurs épaules, donnant aux couvertures rêches l’élégance d’un drapé. J’avais cette image avec moi partout. Dans mon portefeuille, dans mon atelier. Quand je levais les yeux du bois blond, c’était pour ces peaux blanches. Un matin de 1979, pour briser la résistance, les surveillants ont refusé que les prisonniers vident leurs tinettes. Alors ils sont entrés en « dirty protest », la protestation dégueulasse. Ils ont pissé par terre. Ils ont étalé leurs excréments à la main sur les murs de leurs cellules. Ils se hurlaient prisonniers politiques. Nus et dans leur merde, les pieds couverts d’urine, sans visite, sans promenade, sans courrier, sans rien, seuls, pendant encore des mois et des mois qui dureront deux ans.

Vus du ciel, les bâtiments du camp étaient en forme de « H ». La lettre blanche fut bientôt le symbole du martyre républicain. Peinte sur les murs, portée aux revers, collée dans les chambres adolescentes, imprimée sur les maillots, gravée dans la pierre, marquée au fer dans le bois, criée par les enfants, répétée à l’infini. « Dieu nous a fait catholiques, le fusil nous a fait égaux », disait un autre mur. Chaque balle tirée par les hommes libres répondait à l’humiliation des hommes emprisonnés. « Et toi ? Que fais-tu pour les prisonniers ? », interrogeait une affiche au-dessus d’un bar. Qu’est-ce que je faisais ? Mais rien, strictement. Je passais. Je marchais avec ma veste en tweed d’ici. Je regardais si l’on me regardait. Je prenais des airs. Je regardais des photos. Je me dégoûtais de tristesse.

Jim m’a accompagné à la gare en voiture. Il ne voulait pas que je prenne un taxi. En quelques semaines, deux catholiques avaient été abattus par des loyalistes dans l’est de Belfast après avoir fait confiance à un chauffeur inconnu. Nous avons roulé doucement. Jim était fermé. Il regardait sans cesse son rétroviseur.

— Je te laisse devant la gare, je ne reste pas, m’a-t-il dit.

La voiture était à l’arrêt. Je n’ai pas bougé. Je regardais la rue.

— Ça va ? il m’a demandé.

— Je veux vous aider, j’ai murmuré.

Jim s’est retourné vers moi. Il m’a observé longtemps. Il avait un visage de pierre. Il n’a pas parlé. Juste, il a mordu sa lèvre. Puis il a hoché la tête. C’est tout. Je suis descendu de la voiture. J’avais l’impression que tout était changé. Je venais de faire quelque chose de compliqué, d’irréversible, d’immense. Jim est parti. Il m’a salué d’un doigt levé sur le volant. Il y avait du monde dans la salle d’attente. J’ai pris mon billet pour Dublin. J’ai eu l’impression que les gens me regardaient différemment. J’étais comme étrange, ou louche, ou suspect de quelque chose. Une belle femme portait un badge au revers de sa veste. « Mise Éire. » J’ai mis longtemps à prononcer correctement cette phrase. « Miche éïra. » « Je suis l’Irlande. » Dans le train, front contre la vitre, j’ai cherché une image qui serait mon refuge. Une scène, un personnage ou un lieu, quelque chose que j’appellerais les yeux clos pour rassurer mes nuits. La femme de la gare était grande, longue, trop bien habillée. Elle devait être d’ailleurs. Je voulais une femme d’Irlande. Alors je l’ai imaginée dans les cahots du train, enveloppée dans un mauvais drap de laine noire, forgée ride à ride par la guerre et la terre, très âgée et très belle. Je la voyais debout, penchée en avant, mains ouvertes, cheveux blancs tombés sur les yeux, qui hurlait sa colère en face des soldats. Ce serait elle. Mise Éire. Mon Irlande rebelle, ma rassurante. Son regard était bleu sauvage et ses lèvres tremblées. En gare de Dublin, l’image était parfaite. Cette femme existerait désormais. Je ne le savais pas encore, mais pendant des années, j’allais la faire revenir devant mes yeux. Je l’ai appelée à mon chevet. Je lui ai demandé de veiller sur moi comme un saint de baptême. Son courroux est resté intact. Longtemps. Jamais je n’ai osé l’imaginer une scène plus loin. Elle était là, comme ça, en colère muette, comme une photo à vif regardée à jamais.

Mise Éire. Voilà. Presque, j’étais l’Irlande aussi. Un peu d’elle. Pour Tyrone Meehan, pour les gars sous les couvertures, pour cette dame de colère, pour mon homme à col rond. En leur honneur à tous.


*


Jim m’a appelé le jeudi 6 décembre 1979. Je l’ai noté, un point d’interrogation inquiet sur mon agenda. Quelques jours plus tôt, Tyrone Meehan avait été condamné à un an et demi de prison. Il a fallu que je me concentre. Lorsque Jim parle, je regarde ses gestes, ses lèvres, ses yeux. Je lis son corps tout autant que ses mots. Au téléphone, Jim n’est plus qu’une langue étrangère, un accent heurté, sauvage. Il m’a demandé si j’écoutais attentivement. J’ai dit oui. Il m’a dit que je devais rencontrer quelqu’un dans un café de la rue Saint-Lazare, face à la gare. Il m’a dit que je le connaissais de vue, que c’était aujourd’hui, à 14 heures. Il m’a dit merci et il a raccroché.

J’étais seul à l’atelier. Je réparais une mandoline plate au dos d’acajou pyrogravé. Je savais tout de cet instrument. Exactement, je savais. Il était en palissandre de Rio, avec repères de touches et liserés de nacre alternés sur le pourtour. Il devait dater des années 50. Je lisais et relisais la signature collée à l’intérieur. « René Gérome. Maître Luthier à Mirecourt. » René Gérome, né en 1910. Mirecourt, ma ville d’apprentissage. Je savais comment prendre la mandoline en main, la déshabiller corde à corde, soigner la fissure invisible qui courait dans son dos. Tout cela, je savais. C’était la vie, ma vie. Ma vie de silence et de bois. Ma vie de vernis frais, de casse-croûte rillettes cornichons à midi avec un verre de côtes. Ma vie d’homme tranquille, quitté par sa femme il y a cinq ans parce qu’elle rêvait tout autrement. Parce qu’elle était vive et drôle, parce qu’elle parlait, parce qu’elle dansait, parce qu’elle était brune, parce qu’elle trouvait tout trop étroit chez moi, tout trop terne et trop gris. Parce qu’un archet de pernambouc ne disait rien sous ses doigts. Parce que voilà, pourquoi. Tout cela je savais. Mais pas le reste. Je ne connaissais rien de ce qui allait venir. Du rendez-vous une heure plus tard près de la gare Saint-Lazare. De ce qui allait se passer. De qui serait là. De ce qu’on allait me demander. J’étais certain que tous avaient ressenti cela la première fois. Tous. Même Connolly sur mon mur. Même Jim, même Tyrone Meehan, même les plus courageux de tous. « A terrible beauty is born. » C’est une peur terrible, d’abord. Ce moment où l’on quitte le silence d’une mandoline blessée pour sortir dans la rue et marcher, marcher, marcher en respirant par petites craintes sèches. Ce moment précis, là, maintenant, cet instant de plomb où la vie s’engage. Je suis sorti. J’ai fermé la porte de mon atelier. J’ai baissé le rideau de fer qui protège la fenêtre. Je suis sorti dans ma vie de décembre. Je partais pour l’hiver.

Je marchais vers autre chose que les choses connues. J’étais inquiet et seul. « Mise Éire ? » Tu parles ! Qui est l’Irlande, ici ? Je ne vois pas. Juste un luthier tête basse, avec du vernis au bout des doigts, qui marche pressé vers la gare. Juste un homme, fait de trois fois rien, qui demande au courage de lui tendre la main.


*


Avant l’Irlande, je ne savais rien des codes et des mystères. Avant l’Irlande, je ne connaissais rien à l’ombre. A Mirecourt, chaque apprenti de la rue Basse avait un sobriquet. Dans mon atelier, j’ai connu « Le peu », un jeune homme trop simple pour la lutherie. « Dix grammes », un gamin si maigre que sa tête était comme le crâne d’un mort. Il y avait « Pied-de-roi », qui calculait précisément à l’œil et au millimètre. Et puis aussi « Crémone », qui disait que tout était mieux en Italie. Après quelques semaines, mon maître d’apprentissage m’a appelé « Doute-de-rien ». Il était tellement content de la formule qu’il l’a répétée trois ou quatre fois en riant.

Nous apprenions à faire un fond de violon en bois blanc. Le peu et Pied-de-roi étaient penchés sur l’établi. J’ai entendu passer notre maître. Il portait une marmite cabossée. Je me souviens d’une odeur caramel et aussi d’autre chose, un bouquet de peinture chaude et d’encaustique dorée. Je me suis retourné. J’ai demandé ce qu’il transportait. Il ne m’a pas répondu.

— Du vernis, a répondu Crémone sans lever la tête.

Quand le maître d’apprentissage est revenu, je lui ai demandé comment il faisait son vernis. Je l’ai regardé comme ça, bien droit, une lime en main. Il a eu l’air stupéfait. Je me souviens. J’étais fier de sa surprise. Alors il a appelé « Pays », un vieux vernisseur qui avait demandé que sur sa tombe soit inscrit : « Né et mort à Mirecourt ». Il lui a dit de m’expliquer le vernis, de ne rien me cacher. Le vieil ouvrier a eu le même regard surpris que mon maître. Et puis il a hoché la tête en souriant. Le soir même, en compagnie du Premier Ouvrier, Pays m’a demandé de noter sur un papier, d’apprendre par cœur puis de jeter la formule. Je me souviens. J’avais gardé ma venotte, le tablier bleu nuit que je porte encore aujourd’hui. J’étais assis sur une caisse posée sur le trottoir, devant notre atelier. Le Premier Ouvrier et le vernisseur étaient debout, une cigarette en main. C’était le printemps. Je me souviens d’une lumière de soir. Pays a parlé. Il a dit que la recette devait être établie dans cet ordre-là. Deux cents grammes de terre vosgienne d’après pluie, creusée en un petit volcan. Ni caillou, ni herbe, juste la glaise et l’eau du ciel. Deux jaunes d’œufs, cassés au-dessus de la motte. Cinq grammes de brique recueillis avec l’ongle contre le mur de l’atelier Bourlier, dans le haut de la ville. Un godet d’urine tiède, pissée à minuit, debout, un jour où l’on a mangé du poisson. L’urine, c’était le secret, la différence entre la coloration des ondes de l’érable chez nous et chez Bourlier, par exemple. Ensuite, il fallait faire cuire, quatre heures et sans cesser de tourner.

Un vendredi midi, il y a eu du poisson à l’atelier. Il pleuvait. Pays s’est penché au-dessus de moi en disant que c’était le bon jour. Le soir, j’ai ramassé une belle motte de terre. J’ai tourné longtemps autour du luthier Bourlier, avant de gratter son mur avec l’ongle. Et puis j’ai pissé, debout, dans ma tasse, aux douze coups de minuit. Après, j’ai mélangé la terre et les œufs, la brique et la pisse dans ma gamelle de repas. Je suis allé à mon réchaud et j’ai tourné, avec une lime, tourné sans arrêt, les yeux brûlants de sommeil.

Le lendemain, le maître d’atelier a inspecté nos fonds de bois blanc. Celui de « Pied-de-roi » était légèrement bombé, presque parfait. Au doigt, on ne pouvait deviner la ligne entre les deux pièces collées. « Le peu » avait eu du mal avec ses coins et l’arrondi qui recevait les éclisses. « Crémone » était content de lui et mécontent du bois vosgien. Quand le maître est arrivé à mon ouvrage, il n’a vu qu’une seule pièce découpée. L’autre était un rectangle de bois, juste un patron tracé au crayon.

— C’est tout ? a demandé mon maître.

J’ai hoché la tête. J’ai montré la gamelle. Elle contenait un bloc, dur comme un caillou brûlé.

— Tu as passé plus de temps là-dessus que sur ton fond ?

J’ai réfléchi. J’ai répondu oui. Mon maître a soupiré. Il m’a dit que ce que j’avais fait n’était rien. Surtout pas un vernis. Que c’était une confiture d’orgueil. Il m’a dit que cette recette était une farce, une leçon pour l’apprenti. Il m’a dit que je ne doutais de rien. « Tu seras Doute-de-rien ! », a ri mon maître. Et puis il a cogné le fond de ma gamelle contre le mur de l’atelier. La pierre est tombée. J’ai mis une heure à récurer le fer cabossé. Et je suis retourné à mon fond de bois blanc.

— Fais simplement ce que tu dois, a encore dit mon maître.

C’est plus tard, trois ans après, que j’ai timidement approché le vernis. J’ai appris. Juste ce que je devais. Quand cela n’allait pas, le maître nous le disait. Rien de plus.

— Pas comme ça, disait-il.

— Comment alors ?

— Cherchez encore.

Avant l’Irlande, le secret avait pour moi une odeur de vernis. C’était le seul mystère au monde. Au XIXe siècle, quand un autre luthier lui rendait visite, le grand Jean-Baptiste Vuillaume brûlait de l’anis pour que l’odeur d’un mélange ne le trahisse pas. Bien plus tard, à mon tour, je me suis fait vernisseur. J’ai mélangé en cachette l’huile de lin et une essence de térébenthine de Venise cuite 200 heures durant. Bien plus tard, j’ai employé le goudron de Norvège. Bien plus tard, j’ai choisi de passer treize couches de vernis sur le bois des violons.


*


Il s’appelait Paddy. Je l’avais vu plusieurs fois à Belfast, avec Jim et Tyrone. Un grand gars silencieux qui souriait parfois. Je l’ai installé dans la chambre de service, au dernier étage de l’immeuble qui abrite mon atelier. Un lit, une armoire, une table, un lavabo, les toilettes sur le palier. Il m’a dit qu’il faisait chaud. Il était content. Nous étions tous les deux au milieu de la pièce. Il a souri en voyant Connolly sur mon mur. Et aussi la proclamation du gouvernement provisoire au peuple d’Irlande. Il m’a demandé s’il y avait beaucoup de passage dans la rue, dans l’immeuble. J’ai dit non. Une petite artère tranquille qui donne sur le boulevard des Batignolles. Un immeuble de vieilles gens. Il m’a expliqué qu’il allait faire un double des clefs. Que je ne devais plus monter à la chambre tant qu’il serait là. Il m’a dit aussi que d’autres gars passeraient. Jamais plus de deux. Il lui fallait un matelas en plus pour le sol. Il parlait doucement, sans tension. Il savait ce qu’il fallait faire. Cette chambre, ces recommandations, ces phrases murmurées, c’était sa vie, sa mandoline à lui. Il m’a aussi demandé si je voulais de l’argent pour la location de la pièce. J’ai répondu non. Il a insisté. J’ai encore refusé. Il m’a demandé de lui faire visiter le quartier. Je lui ai montré le tri postal qui occupe le coin, les cafés, la boulangerie, les métros. Il était ravi. Trois stations cernaient la cache. Rome, Europe et Liège. La cache. Ce n’était plus ma chambre de fatigue, lorsqu’il est bien tard pour rentrer chez moi à Montreuil, mais une cache.

— Je fais quoi, maintenant ? j’ai demandé à Paddy.

— Rien, c’est tout. Tu vis normalement, a répondu le patriote.

Je ne l’ai jamais revu à Paris. Juste une fois, une dizaine de jours plus tard. Un signe à travers la vitre de mon atelier lorsqu’il passait dans la rue. Il était avec un autre homme, plus âgé, que je ne connaissais pas. Puis je l’ai croisé des mois après, à Belfast. Il m’a vaguement salué sur le trottoir. J’étais fier, et déçu à la fois. Pas un mot, à peine un regard, comme s’il ne m’avait jamais vu. Et puis d’autres Irlandais sont venus à la cache. Un petit roux pas d’ici, avec une drôle de démarche. Un grand type à barbe blanche, qui avait pris l’habitude de me saluer d’un doigt à la tempe lorsqu’il passait devant ma vitrine. Une femme, Mary, qui avait laissé en cadeau, au milieu de la chambre, une écharpe verte qu’elle m’avait tricotée. Deux jeunes tatoués qui prenaient un verre dans mon café en jouant au flipper et parlant haut. Ils ne se doutaient même pas que j’étais le gars aux clefs. Je les trouvais imprudents, de boire là, en face, à quelques mètres, râpant leur accent sur les regards curieux.

Et j’ai continué. En rentrant à Paris, après la grande marche d’août 1980, je transportais une sacoche d’argent. Jim et un Dublinois me l’avaient remise la veille de mon départ. Nous avons compté les billets ensemble, derrière le bar d’un pub fermé. Il y avait 30 000 livres et 10 000 dollars. J’ai pris le train avec, l’avion avec. J’ai gardé la sacoche à la main, comme un sac de voyage. A Paris, le rendez-vous était le même, dans le café de Saint-Lazare. Deux hommes étaient à table, au fond, qui attendaient. Je connaissais le plus jeune. Il vivait à Andytown. Plusieurs fois, il est venu chez Jim et Cathy pour le thé. Lui, est resté à table avec moi. L’autre est allé aux toilettes, en sous-sol. Nous étions comme ça, assis l’un en face de l’autre, sans parler. Puis l’autre est remonté, et tout s’est détendu. Ça allait. Il y avait le compte. Ils m’ont proposé de boire une bière, mais j’ai dit non. Il me semblait que tout le monde nous regardait. Poignées de main. Clin d’œil. Je suis ressorti dans la rue le vide en tête. Je n’étais ni fier, ni content, ni rien. J’avais fait ce qu’il fallait. Sans rien demander ni savoir. Cela m’allait. Je pensais à Tyrone, aux hommes sous les couvertures. Je trouvais qu’il était plus simple de marcher là-bas entre les patrouilles que de glisser de l’argent ici. Je trouvais étrange que la guerre déborde ainsi de ses frontières. Je savais que l'IRA ne frapperait jamais les intérêts britanniques sur le sol français. La France n’était qu’une base arrière. Un lieu de passage, de repli ou de repos. Mais l’IRA opérait en Allemagne, aux Pays-Bas, ailleurs que sur sa terre. Et que, peut-être, cet argent y aidait. Et qu’il aidait à tuer. Et qu’il tuerait. Et que ces hommes qui dormaient dans ma chambre tueraient aussi peut-être. Mais voilà. C’était comme ça. J’étais entré dans la beauté terrible et c’était sans retour.

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