Le martyre
— A Tyrone Meehan ! a crié le petit bonhomme sur l’estrade.
Nous étions le samedi 19 janvier 1981. Tyrone était libre, revenu parmi nous. J’étais debout. J’ai levé mon verre en hurlant. Sheila applaudissait. Jim sifflait à travers ses lèvres pincées. Cathy cognait sa pinte sur la table. Devant, derrière, le Thomas Ashe tremblait de bonheur. Tyrone a traversé rapidement la pièce, main levée. Il est monté sur l’estrade. Les musiciens lui ont fait place au micro.
— Je vous demande de penser à nos fils sous les couvertures. Pensez-y toujours et partout, a murmuré Tyrone Meehan.
Il s’est penché, main en auvent sur son front à cause de la lumière.
— Viens, Mary Flaherty ! Et toi Evelyn Davey ! Et toi aussi Rose Flynn ! Venez, rejoignez-moi !
Trois dames aux cheveux blancs ont quitté leurs tables sous les applaudissements. L’une d’elles avait les mains levées. Les autres se donnaient le bras. Tyrone Meehan les a aidées à monter l’escalier. Les a fait aligner face à la salle, en disant que les enfants de ces mères vivaient nus dans leur cellule depuis deux ans. Et que sans elles ils n’auraient plus d’espoir. Et que sans nous elles n’auraient pas la force. Il les a enlacées longtemps, tendrement, l’une après l’autre. Elles souriaient, remerciaient la foule de ses vivats. Il a dit que c’est elles qu’il fallait applaudir, pas lui. Qu’elles étaient le ciment de la lutte. Que leur souffrance était pire que ce qu’enduraient les hommes. Je regardais Tyrone. Il était sorti de prison la veille. Il était comme quinze mois auparavant, intact et souriant. Avec ses sourcils broussailles, ses cheveux blancs sur son col de chemise, sa casquette à la main, sa cravate large en laine tricotée et sa veste de tweed qui pendait, un peu molle. Il portait un pantalon en velours marron que je lui avais offert et aussi des chaussures que j’avais achetées rue de Clichy. Sur son cœur, il avait épingle un phœnix doré, symbole du républicanisme irlandais.
Notre table était couverte de bières. Des femmes et des hommes passaient nous voir comme on frappe à la porte. Il y avait deux chaises vides, pour eux. Ils s’asseyaient, échangeaient trois mots, un sourire, quelques regards puis ils laissaient la place. J’étais à côté de Tyrone, à le toucher. Il m’enlaçait parfois l’épaule tout en riant aux autres. J’étais en train de finir une pinte, avec d’autres verres qui attendaient. Meehan a posé la main sur mon genou, l’a serré, s’est penché vers moi et m’a demandé doucement de le suivre.
— Come with me, son.
Juste ça. Souriant, sans un regard, la main sur mon genou. Il s’est levé. Je l’ai suivi. Je l’ai suivi, comme après m’avoir appris à pisser, il y a tant et tant de temps. Il marchait à travers les tables. Il répondait à un signe, un hochement de tête, un mot dans le tumulte. Il est allé vers le bar. Il a soulevé la tablette qui mène derrière le comptoir. Je le suivais toujours. Nous sommes passés de l’autre côté, au milieu des serveurs à cravate noire. Il a échangé un signe de tête avec le patron du club. Un gros type qu’on appelait Peter. Peter a ouvert une porte peinte en vert. Tyrone s’est retourné et m’a fait passer devant. C’était une pièce vide et grise. Il y avait une table et deux chaises face à face. Tyrone s’est assis sur l’une. D’un geste du menton, il m’a désigné l’autre. Peter a refermé la porte sur nous.
Tyrone avait l’air embarrassé. Il a fouillé sa poche et posé une clef sur la table. C’était la clef de ma chambre. Une clef toute simple, argentée, au bout d’un porte-clefs en ancre de marine. J’ai eu froid. Le réduit était sombre. Tyrone était sombre aussi. D’ailleurs, ce n’était plus Tyrone. C’était Meehan. Monsieur Meehan. Un Irlandais de 56 ans qui avait remis sa casquette. Qui allumait une cigarette en me regardant par-dessus le feu. Qui ne disait rien. Qui me faisait un peu peur.
— C’est quoi, ça ? a demandé Meehan.
— Les clefs de chez moi, j’ai dit.
— Tu les as confiées à qui ?
J’ai baissé les yeux. J’écoutais la musique qui battait au-dehors, la voix des autres, les cris d’ivresse, la joie de nuit.
— A qui, fils ?
— Je ne connais pas leurs noms.
Meehan a souri. Pas un sourire de Tyrone. Rien de gentil, rien d’amical, rien d’accueillant. Juste un mouvement gêné des lèvres et des yeux. Il a poussé la clef vers moi, m’a demandé de la mettre dans ma poche. Et puis il s’est levé. Il s’est adossé au mur. Il a parlé bas, prononçant chaque mot comme on dit un poème. Ou comme on parle à un enfant.
— Tu n’es pas irlandais, a murmuré Tyrone Meehan.
Il m’a dit que je n’avais pas le droit. Que je n’avais aucun droit. Que ce combat n’était pas, ne serait jamais le mien. Il m’a dit que je ne devais plus jamais prêter ma chambre. Que je ne devais plus jamais transporter de l’argent. Que je mettais des gens en danger. Que je jouais à la guerre. Que je me faisais plaisir. Que personne n’avait le droit de changer d’histoire. Que ce n’était pas les Brigades internationales, ici. Ni la Légion étrangère. Que j’étais français, que je pouvais faire de la politique chez moi, du syndicalisme chez moi, que je pouvais me ranger derrière le combat des écologistes ou des immigrés. Qu’on avait besoin de moi, chez moi. Que j’étais un ami de l’Irlande, un camarade, un frère, mais que j’étais ici un passant.
J’ai compris tout ce qu’il m’a dit. Chaque regard et chaque mot. Tyrone Meehan s’est assis à nouveau. Il m’a tendu la main. Une main de paysan, ou d’ouvrier, de labeur, de pauvre. Une main abîmée, creusée de temps, une main de terre et de brique. Il m’a demandé de tendre la mienne. De la poser à plat, paume en l’air, à côté de la sienne. Ma main de vernis, de colophane, de bois.
— Promets-moi de laisser tomber tout ça, a demandé Tyrone.
Je n’ai rien dit. Je l’ai regardé.
— Plus jamais, fils. J’ai un enfant derrière les barbelés, je n’en veux pas un autre. Ce n’est pas ton destin.
J’ai eu envie de pleurer. C’était injuste. J’avais le droit. J’étais d’ici, comme lui, comme Sheila, comme Jim, comme tous les autres. J’avais rejoint les rangs de la République. Personne ne pouvait m’empêcher. Personne. Pas même mon grand homme à col rond. Je me battrais seul, dans mon coin, sans rien dire à personne.
— Promets-moi.
— Je te promets, j’ai répondu à monsieur Meehan. Il m’a regardé longuement.
— Alors, je te crois.
Il s’est penché sur la table et a pris mon visage dans ses mains.
— Petit soldat de rien du tout.
Et puis il s’est levé. Il a frappé à la porte. Peter a ouvert, nous étions enfermés. Tyrone m’a enlacé. Il m’a emmené au pied de l’estrade, où le groupe finissait « Oh ! Danny Boy ». Pendant les applaudissements, il m’a fait monter l’escalier. Les musiciens se sont écartés. Je n’avais jamais vu la salle d’ici. Au fond, à la table ronde, près de la grande cheminée de tourbe, Jim et Cathy parlaient avec d’autres. Il était tard. La moitié des femmes et des hommes tanguait d’une chaise à l’autre. Tyrone Meehan a enlevé sa casquette et pris le micro. Toujours, il me tenait par l’épaule. Le silence s’est fait. Pas immédiatement, mais ici, là, d’un bout à l’autre de la grande salle, des voix le réclamaient.
— Quiet, please !
Et Tyrone Meehan a parlé. Il a dit que certainement des gens ici m’avaient déjà vu. Qu’ils m’avaient croisé sans trop savoir qui j’étais. Et qu’il fallait qu’aujourd’hui ils le sachent. Voilà. Je m’appelais Antoine, j’étais français, parisien et luthier. Alors que les Britanniques lui infligeaient les tortures et la mort, moi, j’offrais à l’Irlande ses plus belles musiques. Il a dit que je fermais les yeux lorsque je jouais. Et que mon violon devenait la colère. Et que c’était ma façon d’être. Et mon combat. Et ma beauté. Et mon courage. Et ma valeur. Et que chacun devait aider l’Irlande comme il le pouvait. Et qu’il y avait les mères, là-bas, au fond de la salle, qui tremblaient de leurs enfants. Et qu’il y avait leurs enfants, qui résistaient au froid et à la merde. Et qu’il y avait les volunteers, les combattants, les soldats, à qui le fusil brûlait les paumes parce qu’ils rêvaient de le jeter bientôt au fond d’un ravin. Et qu’il y avait les autres, tous les simples gens qui défilaient sans cesse pour soutenir la lutte, qui souffraient en silence ou à force de cris. Et qu’il y avait les autres, tous les autres, ceux sans qui, rien. Les amis, les lointains, les frères d’espoir. Ces trois Américains, là-bas près de la porte. Oui, vous, là-bas ! Vous qui venez de Boston pour nous soutenir et que nous remercions du fond de l’âme. Et qu’il y avait un luthier français, qui offrait sa présence discrète en gage de fraternité. Et qu’il fallait les applaudir, tous, avec force. Et les encourager, tous, avec patience. Parce que le combat ne faisait que commencer.
Et puis nous sommes redescendus dans la salle. Jusqu’à ma table, j’ai touché mille mains. Tyrone Meehan me tenait toujours par l’épaule. Il riait aux uns, aux autres.
— Promets-moi ! a-t-il crié à mon oreille au milieu du tumulte.
— Je te promets, j’ai répété en le regardant.
A table, Jim a levé le pouce. Cathy m’a embrassé. Sheila a tendu sa bière morte à Tyrone. Elle était retombée. Le crémeux était jaune et plat. Il a pris son verre, s’est dirigé vers l’âtre, a plongé le tisonnier sous les braises puis dans le liquide noir. La bière s’est soulevée en crépitant. La mousse a repris sa place de mousse. Tyrone a levé son verre, l’a regardé, m’a regardé et a remis sa casquette en buvant.
*
Le 1er mars 1981, j’ai appris que Bobby Sands commençait une grève de la faim pour le statut de prisonnier politique. J’étais à Paris. Je l’ai lu dans un journal froissé, oublié sur une table de café. C’était un article tout faux. Faux dans les faits, les dates, les lieux, les termes. L'IRA était désignée comme Armée « révolutionnaire » irlandaise. Le camp de Long Kesh, décrit comme une « prison pour catholiques extrémistes ». La grève de la faim, analysée comme un « chantage au suicide commandité par les va-t-en-guerre républicains ». Je n’avais jamais vu Bobby Sands. Lorsque je suis arrivé en Irlande, il était déjà prisonnier. L’hiver dernier, une première grève de la faim avait échoué. Margaret Thatcher avait promis un geste d’humanité si le jeûne s’arrêtait. Dès qu’il a cessé, le Premier ministre britannique a renié sa parole, et pincé ses lèvres en disant qu’elle ne céderait jamais.
J’étais là, face à la rue, assis à une table. J’avais chiffonné le journal avec moi. Je regardais mon coin de Paris, des immeubles gris ciel. Un gars riait en marchant, son amie faisait des gestes au milieu du trottoir. Le bruit de la machine à café. Le cliquetis des verres. La soucoupe verte et ma monnaie française. Je me sentais loin, perdu et seul. Je savais qu’une deuxième grève de la faim allait débuter au printemps. Jim, Tyrone, tous m’avaient expliqué. Par ce jeûne à mort, les prisonniers républicains mettaient fin à cinq ans de « protestation des couvertures », et à une « grève de l’hygiène » pour rien.
Bobby Sands était l’officier de l'IRA commandant Long Kesh, condamné à cinq ans pour possession d’une arme. Il avait décidé de conduire le mouvement. Une semaine après, un autre le rejoindrait. Puis un troisième. Et puis un quatrième. Et un cinquième remplacerait le premier décédé. Et un sixième prendrait la place du deuxième martyr. La liste de volontaires établie à l’intérieur de la prison s’étalait en dizaines, puis en centaines de noms. Le visage souriant de Bobby Sands a rejoint la lettre « H » sur chaque brique de la ville.
Je suis resté deux mois sans aller à Belfast. Je n’osais pas. Deux mois terré. Jim me donnait des nouvelles. Tyrone m’envoyait des posters, des autocollants. Bobby Sands a rejoint Connolly et Yeats sur le mur de mon atelier. J’enrageais. Un soir, j’ai quitté un repas ami parce qu’un type moquait le jeûne. Il disait que maigrir un peu faisait du bien à la santé. Il était ivre. C’était juste stupide. Je me suis emporté. J’ai crié qu’il ne savait rien de rien, qu’il parlait de choses tellement plus grandes que lui, que moi et qu’eux tous réunis autour de cette table. Le type a répondu qu’il en avait assez. Que je ne parlais que de ça. De ça ! De ça ! De l’Irlande du Nord, en boucle, en trombe, en vrille. Que je ne me rendais même pas compte, que je faisais chier tout le monde avec ces conneries. Que j’avais changé. Que je n’écoutais personne. Que j’avais perdu ma bonne humeur. Que j’avais toujours l’air sombre. Que j’étais ridicule avec mes mimiques soucieuses, mes musiques aux yeux clos, mes manières de complot, mes badges républicains l’hiver et mes maillots républicains l’été. Que j’étais monomaniaque. Que j’étais fou. Je me suis levé. Personne n’a pris ma défense. Pas un mot fraternel. Les amis n’osaient lever les yeux. Je les ai insultés en anglais, debout, penché, mains à plat sur la table. Le type a haussé les épaules en secouant la tête. Une fille a ri dans sa main. J’ai renversé ma chaise. Je suis parti. J’ai claqué la porte. J’ai marché dans la nuit d’avril avec les poings fermés. Je n’étais plus de ce lieu, de ces immeubles qui empêchent le ciel. Je n’étais plus rien ici. Je voulais Tyrone Meehan, Jim, leur regard, Falls Road, le sourire de Bobby Sands, l’odeur de tourbe à l’âtre, les clins d’œil au coin des rues, une main sur mon épaule, le cahot des taxis collectifs, les enfants en uniformes d’écoliers, les frites graissant le journal roulé en cornet, ma pinte de bière noire, le métal des blindés ennemis, l’aigrelet des fifres, le sourd des tambours, le ciel d’Irlande, sa pluie, sa peau. On m’a dit qu’à Long Kesh, matin, midi et soir, les gardiens apportaient son plateau-repas à Bobby. Ils le posaient à côté de lui. Ils faisaient comme si rien. Ils étaient certains que ce cérémonial le briserait. Ils attendaient qu’il renonce. Depuis des semaines, l’odeur même de la nourriture me faisait peine. J’ai marché longtemps. J’ai traversé des rues, longé des immeubles tête basse, je respirais tous les cent pas. J’avais trop bu, trop mangé. Le rire de la fille cognait, les gestes du garçon, le silence des autres. Je décidai de renoncer à eux.
Boulevard de Sébastopol, sur le trottoir, un homme avait levé un abri de carton pour s’y tenir couché. Quatre murs en rempart, un toit ondulé. Des pancartes étaient accrochées tout autour. Il expliquait qu’il était commerçant, qu’il fermait sa chemiserie à cause des taxes, du fisc. Le chiffre 4 était tracé à la craie bleue sur une ardoise. Pour se faire entendre, le commerçant s’était mis en grève de la faim. C’était le quatrième jour. Il était à la porte de son refuge, allongé sur un lit pliant, une bouteille d’eau posée près d’une coupelle de sucre. Je l’ai regardé. Il avait les cheveux plaqués, la barbe des lendemains, des cernes et la peau triste. Je ne le croyais pas. Ni sa grève, ni sa colère, ni sa douleur, je n’acceptais rien de lui. Il écoutait la radio. Une dame accroupie lui parlait. Ils riaient de quelque chose que je ne savais pas. Et puis il m’a observé. Il s’est inquiété de moi. De mes yeux. Il a mal souri quand je me suis approché. Il avait peur. J’ai arraché les pancartes avec violence. J’ai donné des coups de pied dans les cartons. Je hurlais. J’ai crié au commerçant qu’il ne mourrait pas. Qu’il n’en aurait jamais le courage. Qu’il me faisait honte. Qu’il salissait le combat d’autres hommes que lui. Je pleurais. J’ai renversé sa bouteille d’eau. La femme est partie à reculons. L’homme a quitté son lit et traversé la rue en courant. Je me suis retrouvé debout au milieu du désordre, dans les cartons piétines, le lit basculé, les tracts épars. J’attendais quelque chose ou quelqu’un pour me battre. Je ne soupçonnais pas une telle haine en moi. De l’autre côté du boulevard, un couple me dévisageait. J’étais penché, jambes écartées, poings serrés, gueule ouverte, je respirais comme un chien. Un jeune gars a détourné la tête et repris son chemin. Les voitures passaient.
Jamais. Plus jamais je n’accepterai qu’un homme mime une grève de la faim. Ou alors qu’il la fasse, vraiment, parce que l’injustice en face est mortelle, et qu’il a tout tenté et qu’il n’a plus de choix. Et alors qu’il souffre, jour à jour, que ses lèvres saignent, que sa peau cède, que ses os percent, que ses larmes sèchent et que ses yeux se ferment. Qu’il la fasse jusqu’à ce qu’il triomphe ou jusqu’à ce qu’il meure. Ou alors qu’il se taise. Que jamais il n’ose. Jamais. J’étais là, dans la rue, en silence de tout, perdu, oublié dans le bois, ma colère en larmes. J’ai essuyé mon visage d’un coup de manche. C’est tout. Je suis rentré.
*
Je ne sais pas pourquoi je me suis agenouillé. Je suis catholique comme ça, par habitude, par lassitude. Parce qu’il n’y a pas de peur au paradis. Je ne vais pas à la messe, je ne me souviens ni des chants ni des prières. Mais ce jour-là, dans Falls Road, sur le trottoir, au tout petit matin, j’ai mis les genoux à terre. C’est un cri qui m’avait réveillé. Je dormais dans le lit de Jack, chez Tyrone et Sheila, parce que Jim était à Dublin avec sa femme. Il était quatre heures du matin, le 5 mai 1981. Un homme a hurlé dans la rue. Un cri ivre ou colère, je ne savais pas trop. Un déchirement humain qui nous disait que Bobby était mort. Juste cela. « Bobby is dead ! », répété en boucle, en pleurs, en voix de fumée et de bière. Tyrone était torse nu dans le salon. Il avait allumé la radio. Il mettait une chemise. Sheila avait passé son châle sur sa chemise de nuit. Elle était comme ça, en chemise et en châle, pieds nus dans ses pantoufles. Elle est sortie dans la rue, son chapelet à la main. Partout, le bruit raclant des couvercles de poubelles heurtés sur le sol. Aux fenêtres, des femmes frappaient le dos des casseroles avec des louches ou des cuillères.
— Bobby est mort, a murmuré Tyrone en mettant sa casquette.
Il avait connu Bobby Sands en prison. Jim aussi, l’avait côtoyé dans les cages de Long Kesh. Je suis sorti à mon tour. Tout l’ouest de la ville fracassait de métal. Sheila n’était pas allée loin. Elle était au coin de la rue, sur Falls Road. Agenouillée avec des dizaines de femmes, tête basse. Des gamins étaient en pyjamas, des pierres plein les mains. Les hélicoptères balayaient les toits de leurs phares blancs. Jamais, de ma vie, jamais je n’ai vu autant de larmes. Des hommes frappaient les murs à poings nus. Des mères avaient tiré les enfants du berceau. Des filles, des fils, des pères, des très vieux marchaient pour rien au milieu des rues mortes. Aucun Britannique. Pas un blindé, pas une patrouille. Plus haut, les cailloux frappaient les grillages du fort de l’armée. Un homme a déchiré son tricot noir pour en faire un drapeau. Il l’a dressé devant sa fenêtre. Je suis resté avec Sheila. Je me suis agenouillé. Elle disait son rosaire. A côté d’elle, les femmes priaient. Des hommes nous ont rejoints. Des jeunes gars se sont agenouillés au milieu de la rue. Le bruit des pierres sur rien, le métal cogné contre le trottoir, les cris, les prières chuchotées, les lamentations.
— Pas de violence ! Pas de violence !
Des hommes de l’IRA, en civil et sans arme, parcouraient les rues bras levés en appelant au calme. Ils demandaient à chacun de rentrer chez soi. D’éviter la provocation. D’empêcher d’autres morts. Tyrone s’était joint à eux. Il a obligé un jeune catholique à jeter sa bouteille d’essence contre un mur. Il a fouillé rudement un autre qui courait vers le fort anglais.
— Bobby sera vengé ! Soyez dignes ! criait Tyrone Meehan.
Il était six heures du matin. Toutes les portes des maisons basses étaient ouvertes. Chacun entrait l’un chez l’autre. La rue sentait le thé. Deux combattants de l’IRA sont apparus au coin. Armés de fusil. Foulard sur la bouche et béret noir.
— Qu’est-ce que vous attendez ? a hurlé une femme.
— Défendez votre peuple ! a crié un homme âgé. Les républicains longeaient l’ombre et les briques, l’arme levée.
— Bonjour, Pete, a salué une femme sur le pas de sa porte.
— Salut, Trish, a répondu l’un des deux soldats. J’ai essayé de me souvenir du Notre-Père. Les mots sont revenus. « Que Votre nom soit sanctifié. » J’ai fermé les yeux. Bobby Sands était mort. C’était une nouvelle immense. Gréviste de la faim, il avait été élu député à Westminster par les nationalistes du comté Fermanagh/South Tyrone. Il était emprisonné, mais aussi député du Parlement britannique. Il avait joué le jeu. La population républicaine s’était rendue aux urnes pour lui donner sa voix. A l’annonce de son élection, au plus fort de son agonie, l’Irlande a bondi. Jamais, jamais, jamais Thatcher ne pourrait laisser mourir de faim un membre de son Parlement. Jamais. Que Votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel. Et voilà qu’il était mort. Après 66 jours. Et que Francis Hughes allait mourir à son tour, et Ray McCreesh, et Patsy O’Hara. S’ils avaient laissé mourir Bobby Sands, les autres n’avaient pas l’ombre d’une chance. « Protégez-nous du mal. Amen. » Tyrone Meehan s’est penché vers moi. Il pleuvait légèrement. Il m’a dit que le thé était prêt. Que j’allais prendre froid. Que je devais rentrer. La ville était noire. C’était un tombeau. Un animal blessé. La détresse. Je suis rentré à sa suite. J’étais nu-pieds. En pyjama et pieds mouillés. Je suis allé à la chambre, j’ai pris mon violon. Je suis retourné dans la rue. Je me suis assis sur le trottoir comme un gamin. J’ai joué The Foggy Dew. Doucement, pour moi, pour Bobby, pour un peu de ma rue. Une voisine a posé à terre un mug brûlant de thé au lait. Deux enfants se sont assis à mes côtés. Le plus petit s’est serré contre moi. J’ai joué comme jamais plus. Dans un théâtre tout exprès. Sous l’orangé des réverbères, protégé par un rideau de pluie, par la colère des hommes, les prières des femmes et puis ces deux enfants.
Le matin, à Westminster, devant l’assemblée silencieuse, un porte-parole du gouvernement britannique a annoncé que « Monsieur Robert Sands » était mort dans la nuit. Et ses collègues se sont levés en signe de respect.
Jim est rentré de Dublin en urgence. Cathy est restée chez ses parents. La veille de l’enterrement, Jim m’a demandé si je voulais rendre un dernier hommage au martyr. J’ai accepté. Une jeune femme est venue nous chercher en voiture. Nous nous sommes arrêtés loin de la maison. Il a fallu marcher. Des hommes guettaient dans le quartier, par petits groupes, mains dans les poches. Sur la porte, il y avait un ruban noir noué. Jim ne m’a rien dit. Il a posé la main sur mon épaule, il a frappé deux fois et poussé la porte ouverte. Bobby était là. Tout de suite là. Je pensais qu’il y aurait une entrée, une pièce, une autre, cent fois le temps de se préparer. Mais il était là. Dans son cercueil ouvert, dans un drapé de satin blanc. Mains jointes, visage cire, poudré et maquillé de vie, du coton dans les joues. Ses os perçaient. Il était translucide. Il n’avait pas le visage de la photo connue. Je ne pouvais pas le regarder. Le drapeau de la République irlandaise, son béret et ses gants de soldat étaient posés sur son torse creux. Entre ses doigts, le crucifix doré envoyé par le pape. Un républicain montait la garde, en uniforme de parade et sans arme, de chaque côté du cercueil. Au moment de la relève, ils allaient se changer, s’habiller en comme nous dans la chambre du haut. Des amis, des proches, des hommes, des femmes se signaient devant lui. Ils parlaient peu, ils parlaient dignes, tout était murmuré. Parfois, un jeune se mettait au garde-à-vous. Un autre saluait le gisant, doigts à la tempe et tête haute. Sur la table, il y avait des sandwichs et des boissons. Tyrone était à la cuisine, avec deux hommes que je ne connaissais pas. Il m’a regardé sans un mot. Il a simplement hoché la tête. Il semblait satisfait que je sois là.
Je suis resté une heure. Je regardais le cercueil. Je regardais les vivants. Ils étaient chavirés et soulagés aussi. L’agonie avait cessé. La souffrance ne pouvait plus rien. Bobby Sands était libre. J’ai observé sa mère. Son empressement chaleureux à accueillir ses hôtes. Il n’y avait pas de larme. J’ai interdit les miennes. J’allais du visage de Bobby au visage de Tyrone. La foule ne cessait d’entrer et de ressortir à pas lents, une vieille femme en foulard noir, deux jeunes garçons, un prêtre et trois amies. Les regards étaient baissés. Je n’étais plus fier de rien. Pas même d’être là, seul étranger au cœur de la douleur.