Un cercueil sur mon épaule
Ils sont morts les uns après les autres. Entre le 5 mai et le 20 août 1981, dix jeunes hommes. Avec Bobby Sands, ce fut donc Francis Hughes, puis Raymond McCreesh, Patsy O’Hara, Joe McDonnell, Martin Hurson, Kieran Doherty, Kevin Lynch, Thomas McElwee et puis Micky Devine. Le plus robuste après 73 jours de jeûne. Le plus fragile après 46 jours. Le plus âgé avait 30 ans. Le plus enfant, 23 à peine.
Le 6 novembre 1981, Jim O’Leary est mort aussi. Le mari de Cathy. Mon Jim. Tué par l’explosion d’une bombe qu’il fabriquait, au premier étage d’une maison en ruine, dans le bas de Falls Road. Deux autres soldats irlandais sont partis avec lui. Le laitier qui déposait les bouteilles au matin devant le pas des portes et un jeune gars de Bombay Street, avec qui je jouais de l’argent au snooker. J’étais à Paris. C’est Tyrone qui m’a téléphoné. Il n’a pris aucune précaution. Il m’a dit que Jim était mort. Que les Britanniques retenaient son corps mais que l’enterrement aurait lieu au début de la semaine suivante, probablement le mardi. J’ai fermé mon atelier. J’ai pris l’avion pour Dublin, puis le train pour Belfast. J’étais en pierre. Je n’ai pas dit un mot. Je n’ai répondu à personne, regardé personne. Je n’ai pas pleuré non plus, et à aucun moment. Sheila est venue me chercher à la gare. Juste une étreinte, sans phrase ou larme en trop. Devant la maison de Cathy et Jim, il y avait plusieurs centaines de personnes. La police royale d’Ulster et l’armée britannique les cernaient.
— C’est comme ça depuis hier, a dit Sheila.
Le cercueil était fermé, posé sur des tréteaux dans le petit salon. L’IRA l’avait drapé des couleurs nationales, avec son béret et ses gants. Je n’ai pas reconnu Cathy. Elle était terne et sèche. Elle m’a longuement enlacé. Ses bottines étaient posées sur la table du salon. Elle passait une peinture noire brillante, une peinture de modélisme sur les écorchures du cuir au talon. Tyrone est sorti de la cuisine avec un verre de lait. Il m’a pris dans ses bras. J’avais mon sac à la main. Je venais de Paris. J’arrivais de la paix. Il y a cinq heures, j’étais à un million de kilomètres de là. En fermant mon atelier, j’ai entendu un couple s’engueuler sur le trottoir.
— Tu seras toujours aussi conne ! disait l’homme.
— T’es pas obligé de vivre avec moi ! avait répondu la femme.
Je les ai détestés. J’ai haï ces gens, leur mépris l’un pour l’autre, cette rue, ces immeubles de pierre, ce soleil froid. Jim O’Leary est mort en Irlande. Jim O’Leary assemblait une bombe. Jim O’Leary faisait la guerre. Et ces deux-là s’insultent en pleine rue. Ces deux n’ont jamais manqué de pain. J’ai eu envie de vomir. Tyrone m’a accompagné derrière, m’a aidé à sortir de la maison. J’ai rendu ma bile le long du mur, la gorge, les yeux brûlés, avec les hélicoptères fracassants et les cris de la foule aux soldats.
En début d’après-midi, pour la deuxième fois en deux jours, les républicains ont essayé de sortir le cercueil de la maison. Les hommes étaient devant, les femmes derrière. Certaines avaient en main des battes de hurley. Les nationalistes étaient venus de partout pour prêter main-forte. Dès que le cercueil est apparu au-dessus des têtes, recouvert du drapeau, sur le seuil de la maison, les policiers anti-émeutes ont chargé la foule. J’étais dans le jardin, brutalement tombé sur le ventre, coincé contre le muret de rue. Il y avait deux enfants couchés à côté de moi. La police repoussait les catholiques à la matraque. Hurlements. Coups de feu. Odeur de poudre. C’était des balles plastique, tirées à quelques mètres, contre le premier rang des poings nus. Sous la bousculade, le cercueil a chaviré. Il a glissé des épaules. Il est tombé sur l’herbe, devant la maison. Des centaines d’hommes se sont rués sur les policiers. J’ai couru avec eux, j’ai hurlé avec eux. Je poussais les dos à deux mains pour respirer. J’ai vu Tyrone, à droite, tout devant, qui donnait des coups de pied dans un bouclier de plexiglas. Il a été frappé au front. Il saignait. D’autres saignaient. J’ai reçu une pierre sur la tête. Je me suis mordu la langue. J’ai craché par terre. Je saignais aussi. Le cercueil est rentré dans la maison, passé de main en main au-dessus des têtes. Immédiatement, les Britanniques ont desserré leur étau. Les républicains ont reculé aussi. Des jeunes arrivaient de tous les quartiers. Ils sautaient de mur en mur pour rejoindre la maison de Cathy et Jim.
— Tout le monde assis ! a hurlé Tyrone Meehan.
La foule s’est assise là où elle était. Devant la maison, dans le jardin, sur les trottoirs, au milieu de la rue. Je suis resté debout un instant. Nous étions près de trois cents. Des vieux, des très jeunes. Pas de peur. De la colère. Les policiers s’étaient regroupés plus haut, au carrefour. Des blindés de l’armée avaient pris position. Je suis rentré dans la maison. La mère de Jim était là. Elle parlait avec Cathy et Tyrone, dans la cuisine. Tyrone avait l’air ennuyé. Il a haussé les épaules. Il a souri. Il a pris Cathy par les épaules en disant que c’était d’accord. Deux jeunes hommes ont alors replié le drapeau républicain, enlevé les gants et le béret de dessus le cercueil pour les glisser sous leurs blousons. Un prêtre était là. Il a dit que c’était une solution sage. Qu’il fallait aussi penser à la famille. Tyrone est sorti dans la rue. Il m’a demandé de le suivre. Nous avons enjambé la foule assise. Il marchait vite. Je le suivais sans savoir. J’avais la langue douloureuse. D’une main, il tenait une compresse sanglante sur son front. Nous avons marché vers les policiers. Deux officiers se sont détachés. Tyrone a dit que le cercueil était nu. Que le drapeau et les gants avaient été enlevés. Un policier a répondu qu’au moindre signe d’enterrement militaire, dans la rue, sur le chemin, dans le cimetière et même après la cérémonie, ses hommes interviendraient. Il a dit qu’il tenait Meehan pour personnellement responsable. Tyrone a craché par terre. Il a jeté son linge souillé au pied du policier et nous sommes rentrés dans la maison.
Lorsque le cercueil est apparu, la foule s’est levée en silence. Le prêtre ouvrait la marche. Deux femmes et quatre hommes soutenaient le corps de Jim. Cathy et sa sœur, d’abord. Puis Tyrone et des visages connus. Trois porteurs de chaque côté. La foule s’était ouverte. Les gens se signaient en silence. Aucun autre bruit que les pas raclés sur la rue. Après quelques dizaines de mètres, les six porteurs ont été remplacés. Et puis d’autres plus loin. Et encore d’autres après. Tyrone me cherchait. Sans un mot, il m’a pris par le bras et placé derrière les porteurs suivants. Cathy pleurait, tête basse, elle portait dans les bras une photo encadrée de Jim et Denis, leur fils. Sheila pleurait. Je crois que je pleurais aussi. Il y eut un ordre bref. J’ai suivi la relève. J’ai calé le bas du cercueil entre mon épaule gauche et mon oreille, joue écrasée contre les moulures du bois. J’étais le porteur du milieu. Sur mon épaule droite, je sentais la main ferme du porteur d’en face. Il m’enserrait comme on protège. Mon bras gauche était tendu vers lui, à l’horizontale sous la charge funèbre, et mes doigts, tout au bout, écrasaient son épaule. De la main droite, j’ai agrippé la poignée de laiton ouvragé qui pendait à hauteur de mon front. Voilà donc ce qu’était un cercueil porté à dos d’homme. J’avais la nuque douloureuse et mes jambes tremblaient. « Le cercueil a été porté à dos d’homme. » J’avais tant et tant lu ces mots sans en connaître le poids. Je marchais en fermant les yeux. Je parlais à Jim à travers la paroi glacée. Je lui disais que je l’aimais. Je le remerciais de m’avoir emmené jusqu’à lui, jusqu’à son pays, jusqu’à tant et tant de cœurs blessés. Un homme a pris ma place. J’ai repris ma marche. Tyrone a posé sa main sur mon épaule. Il est resté comme ça, appuyé lourdement sur moi jusqu’au cimetière. Derrière les grilles, sur les collines qui entourent Milltown, les policiers et les soldats surveillaient notre deuil. Caché par la foule, un homme a offert le drapeau plié, le béret et les gants à Cathy. Elle a refusé la tradition en secouant la tête. Elle pleurait, la photo de son enfant et de son homme plaquée sur le cœur. La mère de Jim a recueilli les symboles du soldat défunt.
A la nuit tombée, bien plus tard, à l’heure où les rues ici ne servent à rien, une unité de volunteers s’est rendue sur la tombe de Jim O’Leary. Quatre hommes, en uniformes de parade, brassards tricolores, foulards sur la bouche, armés de fusils d’assaut. Comme ils l’avaient fait pour Bobby Sands, ils ont tiré trois salves d’honneur au-dessus de la tombe fraîche.
Le 29 novembre, Tyrone a été arrêté. Il était accusé d’avoir organisé l’hommage militaire en mémoire de Jim. Les Britanniques ont enfoncé la porte de sa maison à coups de masse. J’étais rentré à Paris. Sheila m’a raconté. Ils dormaient. Tyrone a ouvert la fenêtre pour hurler au secours. Il a cru à une attaque loyaliste. Puis il a vu les blindés qui bloquaient la rue. Alors il est descendu en pyjama pour ouvrir la grille du premier étage. Les soldats ont renversé le canapé, les livres. Ils ont ouvert les tiroirs, le four, le réfrigérateur. Ils ont fouillé les armoires, les sommiers, la salle de bains. Ils ont emmené Tyrone pieds nus et en habit de nuit. Cinq jours, ils l'ont gardé au centre d'interrogatoire de Castlereagh. Et puis ils l'ont relâché, comme ça. Sans explication ni charge. Ils l'ont juste relâché.
*
Au printemps 1982, Tyrone m’a offert une casquette. La même que lui, une large de chez Shandon, à chevrons, en tweed brun, avec un bouton sur le dessus. Mais avant cela, il m’a emmené à Milltown pour fleurir la tombe de Jim. Son lieu de repos était simple. Une croix celtique, une pierre tombale, du granit. J’ai posé mon bouquet au milieu des fleurs anciennes et des rubans tricolores fanés. Tyrone était derrière, en retrait. Il m’observait, mains dans les poches. A droite, plus loin, au milieu des ronces, des herbes mauvaises et des stèles penchées, une femme balayait une tombe. Derrière elle, près d’un caveau gris, un enfant et sa mère redressaient un vase tombé. Des brumes de détresse s’accrochaient aux collines qui encerclent la ville. J’avais le cœur froid. J’ai lu ce qui restait de mon ami. Lettres dorées sur une plaque de marbre noir. Il pleuvait, juste un peu.
Vol. Jim O’Leary
1937-1981
2nd bat
Belfast Brigade Óglaigh na-hÉireann
Killed in action
R.I.P.
J’ai eu envie de prier. Je me suis aperçu que je ne savais plus. Alors j’ai simplement imaginé qu’il était là, assis sur la pierre, un genou dans les mains. J’ai murmuré pour lui. A toi, Jim O’Leary, mort à 44 ans le 6 novembre 1981. A toi, soldat de la brigade de Belfast de l’Armée républicaine irlandaise, tué au combat. A toi, mon ami. Toi, le grand type sous la pluie, qui m’a conseillé d’ouvrir mon étui à violon un dimanche d’avril 1975, avant de m’emmener chez toi comme un Français perdu. A toi, l’élégant, qui ne m’a jamais parlé de ton combat. Jamais. Qui a gardé le silence sur ta façon de faire la guerre.
J’ai levé les yeux au ciel. Je l’ai trouvé tourmenté, trop grand, tout épuisé d’orage. Il pleuvait plus encore. Quand j’ai rejoint Tyrone, il a enlevé sa casquette et me l’a mise sur la tête en souriant.
— Il t’en faut une, a-t-il dit.
Je dormais désormais chez lui. Dans la chambre de Jack, son fils emprisonné. Après la disparition de Jim, Cathy sa femme avait quitté Belfast. Elle était retournée vivre à Dublin, chez ses parents. Elle ne supportait plus rien de la guerre. Plus rien de la violence, de la souffrance et des symboles. Elle ne supportait plus que le nom de son mari soit applaudi dans les clubs. Elle était comme très vieille, fatiguée, grise. Elle avait perdu son enfant et son homme. Elle était blessée. Elle était défaite. Elle était comme morte. On m’a dit qu’elle buvait. Je ne sais pas si elle vit encore. Je ne l’ai jamais revue.
Tyrone Meehan avait tout prévu. Lui et moi, juste nous. Une tente pour deux, des duvets, un réchaud à gaz, une voiture empruntée et des imperméables. Nous avons quitté Belfast au matin. Le ciel était d’ouest, ample et lourd. Aucune patrouille ennemie, aucun blindé. Nous avons longé le Lough Foyle et traversé Derry avant de passer la frontière pour le Donegal, sa patrie. Il roulait en sifflotant. Je regardais l’Irlande par la vitre. La mer grise. J’étais ému et fier. Encore ému, et toujours fier. C’était un voyage pour rien. Simplement, nous retournions sur sa terre natale pour acheter ma casquette.
— Il faudra que tu la casses, autrement c’est moche, a dit Tyrone.
Il a lâché le volant, pour montrer les bords de sa visière qui tombaient sur ses yeux.
— Tu vois ?
J’ai dit oui. J’ai pensé peu importe. J’étais bien. Il sifflotait toujours. Je regardais la lande, les moutons marqués de bleu, les champs de tourbe, les nuages qui traînaient. La radio disait qu’une patrouille britannique avait été prise pour cible dans le ghetto catholique d’Ardoyne mais que personne n’avait été blessé. Tyrone a baissé le son. Il a ouvert sa fenêtre.
— Tu le sens ?
— Quoi ?
— Notre pays.
Une odeur de lourd, de mouillé, de ciel battant, de menaçant, de terre, de colère océane. J’ai regardé Tyrone. Il surveillait son rétroviseur.
— Ça va ? j’ai demandé.
— Ça n’a pas l’air d’aller ?
Nous avons planté la tente près d’un lac, presque en bordure de route. Tyrone avait emporté du pain brun, des saucisses et du chou cuit. Nous nous sommes couchés tôt. Il avait avec lui un flacon de poteen, un alcool blanc de paysan, brûlant, écœurant, des épluchures de pomme de terre torturées en alambic. Nous l’avons bu à deux. Tyrone parlait. Il portait le flacon à ses lèvres, secouait la tête, grimaçait les yeux fermés et puis parlait encore. Il m’a dit qu’il en voulait aux Britanniques, qu’il avait pour leur guerre une colère infinie.
— Mais ne te trompe pas, m’a dit Tyrone Meehan. Je ne les déteste pas parce qu’ils nous combattent. Ce n’est rien, nous combattre. C’est la guerre. Ils nous emprisonnent, ils torturent nos gars, ils nous tuent, mais ce n’est pas pour ça que je leur en veux.
Je buvais au goulot. Une échappée brûlante. Tyrone était couché sur le dos, mains croisées sous sa nuque, recouvert d’une couverture de laine tricotée. Il avait allumé une lampe torche qui éclairait le bleu de la tente. J’étais allongé sur le côté. Je le regardais. Il parlait bas.
— J’en veux à ces salauds pour ce qu’ils ont fait de nous. Je leur en veux parce qu’ils nous ont obligés à tricher, à mentir et à tuer. Je déteste l’homme qu’ils ont fait de moi, a encore dit Tyrone Meehan.
J’ai dormi à sa droite, habillé, un peu ivre, le visage écrasé contre la toile. Au matin, la pluie m’a réveillé. Son crépitement glacé. Tyrone n’était pas là. J’avais le front lesté, les lèvres en pierre. J’ai ouvert la tente. Il était debout, de dos, face au lac noir. La brume se déchirait vers l’ouest et le ciel hésitait.
— Salut, fils, a dit Tyrone.
Mon traître avait entendu la fermeture éclair. Il ne m’a pas regardé. Il a ouvert le bras pour prendre mon épaule. Je suis venu à lui. Il fumait. Il m’a serré en frère. Comme il le faisait lorsque j’allais mal. Lorsque j’avais peur, quand je doutais de tout, quand parfois je croyais la guerre inutile ou perdue. Nous étions comme ça, à deux, face au lac, au milieu de son Irlande et sous son ciel. Il m’a pris par l’épaule. Il n’a rien dit, d’abord. Il a laissé le vent, la lumière effleurer les collines, les murets de pierres plates. Sa main, lourde sur mon épaule, ses yeux clos. Je l’ai regardé. J’étais fier. De sa confiance, surtout.
Après la mort de Jim, peu à peu, Tyrone avait accepté que j’aide le combat républicain. Que je mette ma chambre à disposition, comme je l’avais fait par le passé. Mais pour lui cette fois, et pour lui seul.
— Il n’y a que moi, tu m’entends ? Personne d’autre que moi, avait prévenu Tyrone. Les autres restent en dehors, tous. C’est la règle de la clandestinité.
Lorsqu’il venait en France, il disait qu’il allait à Dublin ou à Cork. Même Sheila le croyait en Irlande. A Paris, Tyrone n’était jamais accompagné. Il refusait que je vienne le chercher à l’aéroport. Ne pas être vus ensemble, c’était le protocole. Il se débrouillait et me retrouvait de nuit à mon atelier. Je lui donnais les clefs de la chambre de service et il les glissait dans ma boîte aux lettres deux jours après. Comme le faisaient les autres, avant leur arrestation. Parce que tous avaient été arrêtés. En décembre 1982, Paddy, qui recomptait l’argent dans les toilettes, fut interpellé à Roissy par la police française avec Mary, la femme à l’écharpe. Le petit roux avec une drôle de démarche, qui avait occupé ma chambre après lui, fut pris à Rosslare, par la Spécial Branch irlandaise en débarquant du ferry. Le grand type à barbe blanche, qui me saluait par la vitrine, s’appelait John McAnulty. Il fut intercepté gare Saint-Lazare, avec les deux jeunes gars tatoués qui jouaient au flipper dans ma brasserie. Ils prenaient le train pour Le Havre avec de faux passeports.
— On ne joue pas à la guerre, on la fait, disait Tyrone Meehan.
Lui ne buvait pas dans les cafés. Il ne faisait aucun signe par la vitre. Il ne traînait pas dans ma rue. Il traversait au bonhomme vert et dans les clous. Il prenait les clefs, les rendait. Jamais, nous ne parlions de ce qu’il faisait en France. Je l’imaginais. Il rendait visite à des évadés, il surveillait un transport d’armes, il veillait à la fabrication de faux papiers, il convoyait de l’argent. Je ne savais pas. Je tremblais pour lui. Quand je retrouvais Tyrone à Belfast, son voyage à Paris n’avait jamais existé. Voilà. C’était mon rôle. Un engagement minuscule. Tyrone Meehan en avait décidé ainsi. Il ne m’a jamais demandé autre chose que ma clef.
Je regardais mon traître. Il regardait le lac et puis il a parlé. Il a dit que, si un jour je doutais, si je me demandais pourquoi la violence, pourquoi les sacrifices, pourquoi la guerre, pourquoi James Connolly, pourquoi Bobby Sands, pourquoi Jim O’Leary, il fallait que je fasse silence. Où que je sois. A Belfast, à Paris, dans mon atelier, entre amis, seul, triste, heureux, en automne ou au printemps. Il fallait que je ferme les yeux et que j’appelle ce lac à l’aide, ces collines, ce ciel, ce vent. Il fallait que j’appelle cette beauté. Et là, comme ça, il a dit que je sentirais sa main sur mon épaule et que tout serait simple. Il a dit qu’alors je saurais qu’il est juste, et normal, et bon que des hommes se battent pour cette terre. Je ne lui ai pas parlé de mon songe, de ma vieille Irlandaise, de Mise Éire, de ses cheveux gris et de sa colère blanche face aux soldats. C’est elle, déjà, qui me murmurait ça lorsque mes nuits manquaient de force.
Tyrone a choisi la casquette pour moi. Il m’a emmené dans un magasin minuscule, caché par un rocher. La vendeuse l’a appelé par son prénom. Il a dit que j’étais comme son fils. Il a entouré ma tête avec un mètre ruban. Il a soulevé le tweed en tas.
— Essaye ça, a dit Tyrone Meehan.
Une casquette large, à bouton sur le dessus et chevrons noirs et bruns. Dans la glace, un Irlandais riait. C’était moi, exactement. Tyrone a payé. J’étais gêné. Il était chômeur. Sheila était infirmière. Ils avaient du mal à commencer le mois. Souvent, j’achetais de la viande pour qu’ils puissent oublier les patates et le chou. Sur le pas de la porte, Tyrone a pris la visière de ma casquette à deux mains et l’a cassée par le centre en rejoignant les bords.
— Montre, m’a demandé l’Irlandais.
Je me suis mis face à lui, mains dans les poches, veste un peu juste, pantalon aux chevilles, visière arrondie, casquette tombée sur le côté droit. Il m’a regardé et a levé le pouce.
— Tu étais Antoine, te voilà Tony, a ri Tyrone Meehan.
Et j’ai ri aussi.