Le silence




Sheila conduisait lentement. Nous avions passé la frontière à Strabane et roulions vers Donegal. Quelle frontière, d’ailleurs ? Durant la guerre, les petites routes étaient barrées par l’armée britannique. Les soldats venaient la nuit, avec des camions, des bulldozers, et déversaient d’énormes blocs de pierre sur la chaussée. Au matin, les habitants des villages tentaient de dégager la voie. Des affrontements avaient lieu partout. Pour les Britanniques, il était militairement plus efficace de contrôler les grands axes et de fermer les dizaines de chemins de traverse. Leurs miradors de surveillance, leurs hélicoptères, leurs patrouilles, leurs blindés rendaient difficiles les déplacements frontaliers de l’IRA. Depuis le processus de paix, tout cela a disparu. Les tours de surveillance ont été presque toutes démontées. Les patrouilles n’existent plus. Il n’y a plus de rochers sur les routes de campagne, plus de contrôles policiers, plus de frontière, plus rien. Juste, on remarque soudain que les plaques d’imma triculation ont changé et que les kilomètres ont remplacé les miles sur les panneaux routiers.

Nous étions le mardi 2 janvier 2007. Vent de givre. Il avait neigé dans la nuit mais au matin, le blanc avait disparu. Sheila m’avait dit que nous partirions tôt. Jack était à Dublin. J’ai dormi dans sa chambre. J’ai été réveillé par des coups griffés contre ma porte. Le thé était prêt et aussi quelques toasts. Sheila ne disait rien. Elle faisait ce que son mari voulait, c’est tout. Elle n’était pas d’accord.

— Une folie, a-t-elle soupiré lorsque Tyrone a demandé à me voir.

Il avait fait passer un message par le père Byrne, un vieil abbé de Donegal qui connaissait Tyrone depuis l’enfance. Une phrase simple, courte, répétée mot à mot à Sheila par le curé.

— Si le Français le veut, il est le bienvenu.

Byrne voulait me voir. Nous nous sommes rencontrés le jour même dans Divis Street, à la cathédrale Saint-Pierre. Il m’a demandé si j’étais catholique.

— Un peu, j’ai répondu.

Il a ri. Il a dit qu’ici être un peu catholique c’était déjà beaucoup. Il m’a emmené au premier rang du chœur. C’était l’après-midi. Il s’est agenouillé. Je l’ai suivi. Il m’a dit que nous allions prier pour Tyrone Meehan. Il a fermé les yeux, baissé la tête. Nous étions presque seuls. Quelques vieilles femmes, seulement, qui toutes semblaient dormir.

— Si tu veux rencontrer Tyrone, tu es le bienvenu, m’a dit le curé.

Je l’ai regardé. Il priait toujours. Il avait murmuré cela entre deux mots sacrés. Sa voix était étrange, à la fois métallique et grave. Une voix d’homme sans regret.

Tyrone Meehan savait que j’étais à Belfast. Sheila l’avait vu après son interrogatoire par l’IRA. Il avait demandé de ses nouvelles, des nouvelles de Jack. Il voulait aussi savoir comment j’allais. Quand Sheila lui a expliqué ce qui se disait de lui dans la rue, Tyrone l’a fait taire d’un doigt posé sur ses lèvres. Sheila m’a raconté cela dans la voiture, tandis que nous roulions. Elle parlait à mots fatigués. Elle répondait à mes questions en regardant la route. Je lui ai demandé ce que Tyrone voulait savoir de moi lorsqu’elle l’avait vu. Ce que je pensais de sa trahison ? Ce que j’en disais aux autres ? Sheila a secoué la tête. Non. Il voulait savoir si j’allais bien. Ce que je devenais depuis cinq mois. Je ne l’avais pas vu depuis le 10 juillet 2006. Nous nous étions quittés en été et nous voici lui et moi en hiver.


*


— Tu aimerais voir le Kesh ? m’avait-il proposé en juillet dernier.

Le camp où sont morts Bobby Sands et ses camarades allait être détruit. Une commission avait décidé que la prison serait rasée et remplacée par un stade, un complexe hôtelier, un cinéma multiplexe et des commerces. Les républicains s’étaient battus pour préserver la mémoire du site. Ils avaient échoué. Les autorités britanniques ont refusé le sanctuaire mais accepté que demeurent quelques traces, comme l’hôpital où sont morts les grévistes. En attendant les premières pelleteuses, chaque jour, d’anciens prisonniers, leurs familles et leurs amis sont revenus au camp. Ils voulaient revoir, montrer, raconter. Le Mouvement républicain établissait les listes de visiteurs. L’administration pénitentiaire organisait la visite.

Je n’étais jamais venu à Long Kesh. Juste une fois. J’avais accompagné Sheila pour visiter Jack, mais j’étais resté dans la voiture, sur le parking. J’avais accepté l’invitation de Tyrone. Nous étions neuf dans un minibus. Mon traître, trois anciens prisonniers, leurs femmes, un enfant et moi. La responsable de l’Office britannique pour l’Irlande du Nord nous a reçus en souriant. Elle a demandé s’il y avait d’anciens résidents parmi nous. Les hommes ont levé la main. Elle leur a souhaité la bienvenue. Puis nous avons marché. Au milieu du silence, des enclos barbelés, des lourdes portes, des hauts murs, des grilles, des miradors pour rien, des tôles déchirées et des herbes en désordre. Nous avons marché une heure. Le ciel était lourd de pluie. Dans les cellules désertes, les hommes se taisaient. Dans les couloirs, ils se taisaient aussi. Il y avait encore des couvertures sur les lits, des rideaux jetés bas, des cendriers ronds en carton argenté. Il y avait les tinettes sur les armoires, des serviettes de papier terni sur les étagères. En sortant du bloc H4, les prisonniers d’hier ont retrouvé leur petite aire de jeu. Une cour carrée, grillagée, avec un panier de basket et des traces de buts peints sur le sol. Le temps d’une cigarette, Tyrone et les trois autres ont repris place. Dos à la grille, jambe pliée, regard captif. L’un d’eux s’est assis sur une marche, dans son angle à lui, passant et repassant son doigt sur une blessure de pierre qu’il avait creusée. Un autre s’est accroupi sous un auvent, nuque calée contre un rebord. Il m’a souri. Il m’a dit qu’il avait passé 18 ans à cette place-là, assis sur ses talons et le regard au ciel. Il parlait souffle court. Il toussait beaucoup. Il était élégant et fragile. Il était en grève de la faim lorsque le mouvement de 1981 a cessé. Il a gardé en lui le manque et la souffrance.

Je suivais Tyrone. Il ne me disait rien, ne me regardait pas. J’étais comme en trop. Il observait le ciel barbelé. Il effleurait des doigts une porte de cellule. Il posait sa paume sur un matelas taché. Comme les autres, c’était la première fois qu’il revenait ici. Je ne le quittais pas. Il semblait infiniment triste et vieux. Lorsque nous sommes entrés dans l’hôpital, il a porté la main à sa poitrine.

— La cellule de Bobby Sands est la numéro 8, a murmuré la fonctionnaire qui nous accompagnait.

Et puis elle est sortie pour nous laisser seuls.

Je suis entré le premier. La pièce était minuscule, les murs sales, la peinture malade. Devant la fenêtre, il y avait un sommier de fer, étroit et fatigué. Voilà. C’était là. Je me suis assis sur le lit. J’ai écouté les pas des autres dans le couloir. J’ai fermé les yeux, mains posées sur les ressorts glacés. J’ai revu le visage de Bobby Sands. Son sourire à l’infini. J’ai senti une douleur dans mon ventre, une barre qui sciait ma poitrine, un violent mal de tête. Je crois que j’ai cessé de respirer. Tyrone Meehan est entré à son tour. Je me suis levé. Il a enlevé sa casquette et s’est adossé au mur. Puis il m’a regardé. Je tremblais. Il m’a demandé de le laisser seul. Il me l’a demandé tête basse et le regard fermé. J’ai été surpris. Je suis sorti de la cellule, de l’hôpital. J’avais les larmes aux yeux. J’ai attendu dehors. Il pleuvait. C’était le temps qu’il fallait. Je respirais vite. La tête me tournait. Je me sentais fragile, seul, loin de tout. Je rêvais de mon coin de rue parisien, de mon atelier, de l’odeur du vernis, du sandwich de midi avec des cornichons. Je crois que j’avais peur.

Tyrone Meehan avait pleuré. Il est ressorti, casquette sur la tête et mains dans les poches. Il avait les yeux rouges, la bouche ouverte et un trait de morve mal essuyé. Il a passé sa manche de veste sur ses lèvres puis est venu vers moi.

— Écoute bien ce que je vais te dire, petit Français, a murmuré mon traître.

Il s’est redressé. Il n’avait retrouvé ni son regard ni son sourire. C’était lui sans le sang. Il était pâle et gris. Sa bouche était sèche. Ses lèvres collées aux coins.

— Écoute, et ne dis rien.

Il était là, devant la porte de l’hôpital, au milieu de l’enclos grillagé. Il était là, tellement inquiet. Il a posé ses mains sur mes épaules et m’a regardé.

— Je t’aime, fils.

— Moi aussi, j’ai souri.

Tyrone Meehan a fermé les yeux. Il a secoué la tête.

— Ne dis rien. S’il te plaît, écoute.

Il m’a regardé à nouveau. Il avait le front grave et les mains lourdes.

— Je t’aime, a encore dit mon traître.


*


Sheila semblait fatiguée. Elle a allumé la radio. C’était une émission en gaélique. J’avais le front appuyé contre la vitre. Elle était glacée. Longtemps, nous avons longé un lac noir. J’ai revu notre lac à nous, avec notre tente et Tyrone qui me disait de ne pas avoir peur. Je me suis demandé s’il allait parfois en Angleterre. Ou en Ecosse. S’il y avait là-bas un autre lac, et un autre luthier qu’il serrait en souriant. Je me suis demandé pourquoi personne n’avait rien remarqué de sa traîtrise. Ni sa femme, ni son fils, ni ses camarades de combat, ni moi. Comment faisait-il ? Comment a-t-il fait ? Comment fait-il aujourd’hui ? Et s’il avait tout construit en double ailleurs ? Une vie en plus, pour lui tout seul. Je l’imaginais entrant dans une autre maison, en Ecosse, donc. Une grande maison, un chien fou dans les jambes, rangeant sa casquette molle et sa veste de tweed dans une armoire secrète en attendant de reprendre le bateau pour l’Irlande et de redevenir lui. Je l’imaginais se changer en sifflotant, se regarder dans une grande glace, passer un pantalon de laine verte à pinces et à revers, ajuster une chemise de lin blanc et boutonner un gilet de mohair gris. Je l’imaginais descendre un grand escalier pour rejoindre Molly, sa femme et Charles, son grand fils un peu sot. Je l’imaginais chassant, coiffé d’une casquette de tartan bleu-vert filetée de rouge et vêtu d’un Barbour usé d’à force. Je l’imaginais parler de nous, de moi, ou de ne rien en dire, oublier tout cela en contemplant la noirceur d’un loch. Je l’imaginais à Paris, sortant de ma chambre. Et après ? Il allait où, après ? Il voyait qui ? Je l’imaginais au restaurant avec deux Anglais, un homme et une belle femme qu’il faisait rire. Il tournait le dos à la rue pour ne pas être vu. Je l’imaginais boire du vin et manger du poisson. Pourquoi du poisson ? Parce qu’il n’aimait pas ça. Il n’en mangeait jamais. Alors forcément, avec eux, il devait commander une daurade en se félicitant qu’elle soit rose à l’arête. Il devait fumer autre chose que ses Gallagher. Je l’imaginais allumer une Dunhill en prenant des airs. Je l’imaginais. Que disait-il aux Anglais ? Il donnait des noms ? Il racontait les réunions secrètes ? Il livrait l’emplacement d’une cache ? Je ne saurai jamais. J’entendais seulement rire la femme. Voilà. Ça y est. Je sais. Il se moquait des Irlandais. Il ridiculisait leur combat et leurs souffrances. C’est pour ça que la femme riait. Ce n’était pas un repas de travail. C’était un repas amical, à côté de l’ambassade de Grande-Bretagne, avec des blagues anti-irlandaises en fin de repas. Je l’ai imaginé se lever le premier, serrer la main à l’homme et embrasser la femme. Il l’a embrassée. Elle lui a donné une enveloppe. Quand il l’a embrassée, elle a glissé une enveloppe dans sa poche de veste. Mais non, pas une enveloppe. C’est impossible, une enveloppe. Ça, c’est dans les vieux films. Dans le méchant de brumes, le Judas mis en ombres par Fritz Lang. Non. Il l’a juste embrassée comme on prend congé d’une collègue. De sa collègue anglaise. De sa collègue souriante qui travaille à l’ambassade ennemie.

— Nous sommes arrivés, a dit Sheila.

Je dormais, bouche ouverte. D’un coup de langue, j’ai rattrapé un filet de bave. J’avais mal au dos. A un carrefour, en pleine campagne, il y avait deux voitures de la Garda, la police irlandaise. Et une autre un peu plus loin, sans signe de reconnaissance, avec trois hommes à bord et un quatrième, debout, adossé à la carrosserie. Sheila a ralenti. Elle est passée à hauteur du véhicule de police. Elle ne s’est pas arrêtée. Le fonctionnaire s’est penché, l’a reconnue. Il lui a fait un signe de tête et a noté quelque chose dans son carnet.

Tyrone Meehan m’avait parlé de la maison de son père. Je n’y étais jamais venu. C’était une ferme d’Irlande, de plain-pied, une bâtisse de chaux blanche et toit de chaume, en lisière de forêt. Une fumée légère sortait de la cheminée. Nous nous sommes garés sur le bas-côté de la route. Sheila a frappé trois fois du poing sur son avertisseur. Nous avons attendu dans la voiture. Et puis la porte s’est ouverte. Tyrone Meehan est apparu. Il avait mis un gilet de laine torsadé sous sa veste de tweed. Il portait sa casquette molle et une écharpe nouée. Il est sorti sur le seuil. Il a regardé à droite et à gauche. Il a fermé la porte à clef et m’a fait signe de le suivre en forêt.

— Je reviens te chercher dans une heure, m’a dit Sheila.

Je lui ai demandé si elle voulait rester. Elle a secoué la tête. Sheila Meehan n’a jamais beaucoup parlé. Dans les soirées, au pub, entre amis, elle a toujours gardé un silence terne. Depuis la trahison, elle est murée.

J’ai rejoint Tyrone sous le vent, au milieu des arbres morts. Il a cassé une branche de frêne pour se faire une badine. Il avait passé son pantalon dans ses bottes. Aucun bruit. Juste ses pas, les miens, sur le gelé d’hiver.

— On cherche du bois pour la cheminée, a dit Tyrone.

Il s’est baissé. J’ai fait pareil. Pendant de longues minutes, sans un mot, nous avons ramassé du bois humide et froid.

— Ça suffit ? j’ai demandé, montrant ma charge.

— Ça ne suffit jamais, a répondu Tyrone.

Et puis il s’est baissé encore, retournant une souche du pied. En relevant la tête, il a croisé mon regard. Je ne l’avais pas encore vu dans les yeux. Cela faisait dix-huit jours que j’attendais cet instant. J’y ai pensé toutes les nuits. Ce moment me privait de sommeil. Que serait le regard de Tyrone Meehan ? Est-ce qu’on perd son éclat après avoir trahi ? Est-ce que les yeux sont plus sombres ? Différents ? Sont-ils recouverts par un voile ? Un crêpe de soie terne ? Reconnaît-on un traître à son regard ? Tyrone a relevé la tête et nous nous sommes croisés. Nous sommes restés comme ça, quelques secondes immenses. Moi penché, lui levé à demi. C’était Tyrone Meehan. Un peu plus seul, peut-être, un peu inquiet aussi mais il gardait son sourire en coin de paupières, ses rides profondes tracées jusqu’à la tempe. Et puis il s’est relevé tout à fait. Je l’ai suivi. Nous sommes entrés dans la maison du père.

C’était une grande pièce, des murs vides, un sol de terre battue. Il y avait une porte. Une chambre, probablement. Un évier sans eau. Sur la table, une lampe à gaz et des bougies partout. Mon traître est allé à la cheminée. Il a déposé son fagot. J’ai déposé le mien dans l’angle. Il s’est agenouillé en soufflant. Son dos semblait lui faire mal, ses genoux aussi. Il a froissé du papier journal, posé quelques branches dessus et arrosé le bûcher de son essence à briquet. La flamme a été immédiate et vive. Il s’est relevé, il a jeté d’autres branches au feu. Et puis il est resté comme ça, face à l’âtre, mains dans les poches, me tournant le dos.

— Tu peux t’asseoir, a dit mon traître.

J’ai tiré une chaise et me suis attablé. Toujours ce silence, le simple bruit des choses. Après le craquement de nos pas, celui du bois humide qui claque dans le brasier. Tyrone a enlevé sa casquette, il l’a frappée contre sa cuisse et enfouie dans la poche arrière de son pantalon. J’avais froid. Le même froid que dans mon atelier, lorsque j’ai appris sa traîtrise. Je respirais mal. Je regardais la buée qui trahissait mon souffle.

— Tu veux savoir quoi, Tony ? a demandé mon traître.

Je me suis penché en avant, j’ai placé mes mains entre mes cuisses. Ce moment-là aussi, je l’ai pleuré cent fois. Lorsque je marchais dans Paris, tremblant dans mon atelier, gisant, fiévreux, tombé comme on meurt sur le lit de la cache. Je me disais que, quand je serais en face de lui, je le regarderais. Il serait tête basse et les mains lasses. Et je lui demanderais. Pourquoi ? D’abord. Pourquoi as-tu fait ça, Tyrone Meehan ? Pourquoi fait-on ça, Tyrone Meehan ? Qu’est-ce qui se brise en nous ? Dis-le-moi, Tyrone Meehan. Il vient d’où, ce poison ? De la tête ? Du cœur ? Du ventre ? C’est une bataille ou un renoncement ? C’est quoi, trahir, Tyrone Meehan ? Ça fait mal ? Ça fait du bien ? Ça pourrait arriver à n’importe qui ? A toi comme à moi, Tyrone ? Je me souviens d’un con, un salaud, un rien du tout, un parleur de bout de table en fin de repas parisien. Il avait bu. Je ne sais plus quelle était notre conversation. Il a prétendu qu’il ne parlerait jamais sous la torture. Jamais. Il a dit qu’il le savait, qu’il le sentait en lui, qu’il était de cette race d’hommes. Sa femme a mis la main sur la sienne. Elle lui a souri. Elle était fière. J’avais bu aussi. J’ai pris un couteau, je me suis levé en proposant d’essayer. Il a dit que j’étais fou. J’ai hurlé. J’ai jeté le couteau par terre et je suis parti. C’est ça, Tyrone ? C’est comme ça ? On croit qu’on va tenir, on le dit, on vit avec cette certitude et quelque chose arrive à l’âme qui est plus fort que tout ? Et après ? Comment fait-on après, lorsqu’on est traître, pour effleurer la peau des autres ? Celle de ta femme, de ton fils, de tes amis, de tes camarades, des vieilles dames qui t’applaudissent sous la pluie quand tu honores la République. On fait comment pour embrasser la joue d’un trahi ? Ça fait quoi, Tyrone Meehan, de tenir une épaule devant un lac noir, de serrer la main que l’on trompe, de vendre l’amitié, l’amour, l’espoir et le respect ? Ça fait quoi, Tyrone, de te retrouver face à ton luthier parisien ?

— Tu veux savoir quoi ? Je t’écoute, fils.

— Rien, j’ai dit.

J’ai dit « rien » et j’ai baissé la tête. J’ai regardé la porte. J’ai regretté tout ce temps offert par Sheila. Le feu bataillait avec l’humidité. La fumée était lourde et blanche. Une fois encore, Tyrone a jeté du branchage. Puis il est allé au buffet. Il a sorti deux gobelets. Il a fait chauffer de l’eau sur le réchaud à un feu.

— Du lait ?

— Non, merci.

Il ne me regardait pas. Il marchait lourdement dans la pièce. Il allait. Il faisait ce qu’il devait sans souci pour moi. Il s’est assis. Lui, moi, face à face, nos deux gobelets brûlants. J’avais croisé mes mains sur le métal. Il a porté le thé à ses lèvres. Il me regardait. Il m’a dit : – Tu veux savoir si des hommes sont morts par ma faute ?

— Non !

J’ai crié. J’ai levé une main. Si brutalement que j’ai renversé mon thé sur la table. J’ai levé la main, paume ouverte, doigts écartés. Je l’ai levée devant lui pour qu’il se taise.

— Tu ne veux pas savoir ?

Je n’ai pas répondu. J’ai bu mon fond de thé. Il s’est levé pour aller chercher une éponge et des biscuits au citron.

— Tu ne veux pas savoir ?

— Je ne sais pas.

— Tu ne sais pas ?

Je ne savais pas. Je ne savais plus rien. Je me demandais pourquoi j’étais venu jusque-là.

— Pourquoi es-tu venu ?

— Je ne sais pas.

— Tu ne sais pas.

Tyrone Meehan a soupiré. J’ai haussé les épaules. Rien ne se passait comme je l’avais imaginé. C’était lui qui parlait, lui qui posait les questions et moi qui me taisais. Le silence, c’était moi. La gêne, c’était moi. C’est moi qui me sentais coupable et sale.

— Tu sais que tu ne pourras plus revenir en Irlande ?

J’ai regardé mon traître. LTRA me l’avait dit. Je n’étais ni triste ni inquiet ni rien. C’était comme ça.

— Je sais.

Comment lui dire que peu importait. Que c’était lui, l’Irlande. Jim et lui, la seule Irlande que j’aie jamais connue. Comment lui dire que déjà, je n’y avais plus ma place. J’ai regardé la pièce sombre, avec le jour qui peinait. J’ai regardé la table, nos thés, nos mains. J’ai frissonné. Je pensais qu’elle était là, mon Irlande. Dans cette promesse d’obscurité, ces murs tout fatigués d’humide, dans ce sol de terre brute, ces pauvres meubles, ces bougies, ce seau d’eau pour le puits. Mon Irlande avait suivi mon traître. Il l’avait capturée, emmenée avec lui en exil.

— Et notre amitié ?

Ma question était venue de gorge. Elle était prête depuis le premier jour. Un traître est-il traître tout le temps ? La nuit ? Le jour ? Et quand il mange ? Quand il rit ? Quand il cligne de l’œil en faisant son vieux geste d’ami ? Quand il vous apprend à pisser ? Il est traître, quand il cligne de l’œil ? On est traître aussi quand on respire ? Lorsqu’on regarde un soleil couchant ? Lorsqu’on passe la porte d’une église ? Lorsqu’on salue quelqu’un dans la rue ? Lorsqu’on dit qu’il va pleuvoir en regardant le ciel ? On est traître quand on remonte le col de sa veste pour avoir moins froid ?

— Quoi, notre amitié ?

— Elle était vraie ?

— Je ne comprends pas ta question.

Tyrone s’est relevé pour nourrir le feu. Il était de dos. Il s’est retourné, tisonnier en main.

— Tu me demandes si je suis ton ami ? J’ai hoché la tête. Il est revenu à la table.

— C’est pour ça que tu as fait tout ce chemin, petit Français ?

J’ai murmuré que oui.

— Et tu crois quoi ?

Je l’ai regardé. Je n’ai pas aimé son sourire. Ni ses yeux. Il était là, tranquille, bras croisés au-dessus de la table. C’était à moi de m’expliquer. Il s’est soulevé, a enlevé sa casquette de sa poche et l’a remise sur sa tête.

— Regarde-moi, et dis-moi ce que tu crois.

— Je ne sais plus.

— Tu ne sais pas grand-chose, hein ?

J’ai levé les yeux vers lui. Son regard était brûlant.

— Je ne te dois rien, petit Français. Je ne dois rien à personne. J’ai merdé, fils. J’ai fait ce que j’ai fait et cela m’appartient.

Mon traître s’est levé. Il est allé à la fenêtre. Il a soulevé le rideau. Il devait voir un coin de forêt et le lacet de route.

— Je ne sais pas si tu as vu ce film, Le Mouchard, de John Ford ?

J’ai hoché la tête. Je regardais son dos.

— Tu te souviens de ce gars, Gypo Nolan ? C’est lui qui a vendu son copain Frankie McPhillip aux Anglais. J’ai beaucoup revu ce film. J’avais acheté la cassette à Dublin et je l’avais cachée dans un coussin du canapé. Je me la repassais souvent quand j’étais seul. Et tu sais quoi ? Pour moi, le moment le plus émouvant, c’est le visage de Nolan devant la publicité d’une compagnie maritime qui proposait l’Amérique pour 10 £. Tu te souviens de ça, petit Français ?

J’ai dit oui.

— Nolan, il était miséreux, il buvait. Son seul trésor s’appelait Katie, une pute de Dublin, seule et pauvre comme lui, qu’il voulait emmener rêver en Amérique. Tu te souviens ?

— Oui.

— Et les yeux de Nolan devant l’avis de recherche anglais, tu t’en souviens ? Sur l’affiche, il y avait le visage de McPhillip, son ami, et 20 £, écrit en gros. Juste ce qu’il fallait pour l’Amérique à deux.

Tyrone Meehan est revenu à table. J’ai sursauté aux trois coups de klaxon. Sheila était arrivée.

— Tu sais pourquoi je te raconte tout ça, fils ?

— Non.

— Parce que je ne juge pas Gypo Nolan. Je ne le juge pas parce que c’est moi, Gypo Nolan. C’est toi, Gypo Nolan, petit Français. On a tous un Gypo Nolan bien planqué dans nos ventres. Personne ne naît tout à fait salaud, petit Français. Le salaud, c’est parfois un gars formidable qui renonce. Et maintenant, il va falloir te battre contre Gypo Nolan, petit Français. Contre le tien, celui que tu nous caches. Autrement tu vas merder comme moi. Tu vas finir comme moi. Et tu vas mourir comme moi.

Mon traître m’a regardé. Il a souri de ma surprise.

— On ne t’a pas dit que j’allais mourir, fils ?

J’ai dit non du regard. Tyrone a haussé les épaules.

— Mon Dieu ! Tu ne sais vraiment rien de ce pays.

Sheila a klaxonné une fois encore. Tyrone Meehan s’est levé. Il est allé à la porte. Il lui a fait un geste las, sans sortir de la maison. Je me suis levé à mon tour. Mon traître s’est retourné. Lui presque dehors, moi encore dedans. Je rêvais qu’il me prenne par les épaules, comme il l’avait tant fait. Il est resté mains dans les poches. Son sourire était mort avec la porte ouverte.

— Tu ne m’as pas répondu, j’ai murmuré.

Il s’est retourné. Il m’a regardé sans que plus rien ne brille. Ensuite, il s’est effacé. Il m’a laissé la place. Il est resté sur sa marche de pierre, j’avais les pieds dans sa terre gelée. Enfin, il a ouvert les bras. La laine sentait l’humide. Nous sommes restés comme ça, un instant l’un pour l’autre. Et il m’a repoussé doucement.

— Je n’ai pas ta réponse, a dit mon traître.

Et puis il s’est retourné. Il est rentré chez son père, chez lui, chez plus rien. J’ai vu son dos voûté, ses cheveux blancs en désordre, sa casquette molle. J’ai vu ses bottes terreuses, son pantalon froissé. J’ai vu sa main d’adieu. Je n’ai plus vu ses yeux, jamais.

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