Onzième cahier L’ADIEU AU BAGNE

CAVALE DES CHINOIS

J’embarque le dernier et, poussé par Chocolat, le bateau s’avance vers le fleuve. Pas de pagaies, mais deux bons avirons, l’un manié par Cuic à l’avant, l’autre par moi. En moins de deux heures on attaque le fleuve.

Il pleut depuis plus d’une heure. Un sac de farine peint me sert de ciré, Cuic en a un aussi et le manchot de même.

Le fleuve est rapide et son eau pleine de tourbillons. Malgré la force du courant, en moins d’une heure on est au milieu du cours d’eau. Aidés par le perdant, trois heures après nous passons entre deux phares. Je sais que la mer est proche car ils sont aux extrêmes pointes de l’embouchure. Voile et foc en l’air, on sort du Kourou sans aucun ennui. Le vent nous attrape de côté avec une force telle que je suis obligé de le faire glisser sur la voile. On entre en mer durement et, comme une flèche, nous passons le goulet, nous éloignant rapidement de la côte. Devant nous, à quarante kilomètres, le phare de Royale nous indique la route.

Il y a treize jours, j’étais derrière ce phare, à l’île du Diable. Cette sortie de nuit en mer, ce détachement rapide de la Grande Terre n’est pas salué par une explosion de joie de mes deux compagnons Chinois. Ces fils du ciel n’ont pas comme nous la même façon d’extérioriser leurs sentiments.

Une fois en mer, Cuic-Cuic a seulement dit d’une voix normale :

— On est sorti très bien.

Le manchot ajoute : « Oui, nous sommes entrés en mer sans difficulté aucune. »

— J’ai soif, Cuic-Cuic. Passe-moi un peu de tafia.

Après m’avoir servi, ils boivent aussi un bon coup de rhum.

Je suis parti sans boussole, mais dans ma première cavale j’ai appris à me diriger d’après le soleil, la lune, les étoiles et le vent. C’est donc sans hésiter que, le mât pointé sur la Polaire, je fonce vers la haute mer. Le bateau se comporte bien ; il monte la lame avec souplesse et ne roule presque pas. Le vent étant très fort, au matin nous sommes très loin de la côte et des Iles du Salut. Si ça n’avait pas été trop risqué, je me serais rapproché du Diable pour, en le doublant, le contempler bien à mon aise du large.

Nous avons eu, pendant six jours, un temps houleux mais sans pluie et sans tempête. Le vent très fort nous a poussés assez vite vers l’ouest. Cuic-Cuic et Hue sont d’admirables compagnons. Ils ne se plaignent jamais, ni du gros temps, ni du soleil, ni du froid la nuit. Une seule chose, aucun d’eux ne veut toucher à la barre et prendre quelques heures le bateau en main pour que je puisse dormir. Trois à quatre fois par jour, ils font à bouffer. Toutes les poules et les coqs y ont passé. Hier en plaisantant, j’ai dit à Cuic :

— Quand mangerons-nous le cochon ?

Il a fait un véritable malheur.

— Cet animal est mon ami et avant qu’on le tue pour le manger, il faudrait me tuer moi-même.

Mes camarades s’occupent près de moi. Ils ne fument pas pour que je puisse fumer tant que je veux. Constamment il y a du thé chaud. Ils font tout sans avoir rien à leur dire.

Voilà sept jours qu’on est partis. Je n’en peux plus. Le soleil frappe avec une telle ardeur que même mes Chintocs sont cuits comme des écrevisses. Je vais dormir. J’attache la barre et laisse un tout petit peu de voile. Le bateau va comme le vent le pousse. Je dors à poings fermés près de quatre heures.

C’est par une secousse trop dure que je suis réveillé en sursaut. Quand je me passe de l’eau sur le visage, je suis agréablement surpris de constater que pendant mon sommeil Cuic m’a rasé et que je n’ai rien senti. Mon visage est aussi bien huilé par ses soins.

Depuis hier soir, je fais ouest-quart-sud car je crois que je suis monté trop au nord. Ce lourd bateau a l’avantage, en plus de bien tenir la mer, de ne pas dériver facilement. C’est pourquoi je suppose être trop monté, car j’ai compté la dérive et peut-être qu’il n’y en a presque pas eu. Tiens, un ballon dirigeable ! C’est la première fois de ma vie que j’en vois un. Il n’a pas l’air de venir vers nous et il est trop loin pour qu’on se rende bien compte de sa taille.

Le soleil qui se reflète sur son métal d’aluminium lui donne des reflets platinés et tellement brillants qu’on ne peut pas le fixer des yeux. Il a changé de route, on dirait qu’il se dirige vers nous. En effet, il grossit rapidement et en moins de vingt minutes il est sur nous. Cuic et le manchot sont si surpris de voir cet engin qu’ils n’arrêtent pas de jacter en chinois.

— Parlez français, nom de Dieu ! pour que je vous comprenne.

— Saucisse anglaise, dit Cuic.

— Non, c’est pas tout à fait une saucisse, c’est un dirigeable.

L’engin énorme, on le détaille très bien maintenant qu’il est bas et tourne au-dessus de nous en cercles étroits. Des drapeaux sortent et font des signaux. Comme on n’y comprend rien, on ne peut pas répondre. Le dirigeable insiste en passant encore plus près de nous, au point qu’on distingue des gens dans la carlingue. Puis ils s’en vont droit vers la terre. Moins d’une heure après, arrive un avion qui fait plusieurs passages au-dessus de nous.

La mer a grossi et le vent est devenu plus fort soudain. L’horizon est clair de tous côtés, pas de danger de pluie.

— Regarde, dit le manchot.

— Où ?

— Là-bas, ce point en direction de là où doit être la terre. Ce point noir c’est un bateau.

— Comment le sais-tu ?

— Je le suppose et même je te dirai que c’est un chasseur rapide.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il ne fait pas de fumée.

Effectivement, une bonne heure après on distingue très nettement un bateau de guerre gris qui a l’air de se diriger directement vers nous. Il grossit, donc il avance à une vitesse prodigieuse, sa pointe dirigée sur nous, à tel point que j’ai peur qu’il nous frôle de trop près. Ce serait dangereux car la mer est forte et son sillage contraire à la vague pourrait nous faire couler.

C’est un torpilleur de poche, le Tarpon, pouvons-nous lire quand, amorçant un demi-cercle il se montre dans toute sa longueur. Drapeau anglais flottant à la proue, ce chasseur, après avoir fait son demi-cercle, nous vient dessus lentement par l’arrière. Prudemment il se tient à la même hauteur que nous, à la même vitesse que nous. Une grande partie de l’équipage est sur le pont, vêtu du bleu de la marine anglaise. De la passerelle, un porte-voix à la bouche, un officier en blanc crie :

— Stop. You stop !

— Descends les voiles, Cuic !

En moins de deux minutes, voile, trinquette et foc sont amenés. Sans voile on est presque arrêté, seules les vagues nous entraînent en travers. Je ne peux pas rester longtemps ainsi sans danger. Un bateau qui n’a pas d’impulsion propre, moteur ou vent, n’obéit pas au gouvernail. C’est très dangereux quand les vagues sont hautes. Me servant de mes deux mains comme porte-voix, je crie :

— Vous parlez français, captain ?

Un autre officier prend le porte-voix du premier :

— Oui, captain, je comprends le français.

— Qu’est-ce que vous nous voulez ?

— Monter votre bateau à bord.

— Non, c’est trop dangereux, je ne veux pas que vous me cassiez mon bateau.

— Nous sommes un bateau de guerre qui surveille la mer, vous devez obéir.

— Je m’en fous, car nous, on fait pas la guerre.

— Vous n’êtes pas des naufragés d’un bateau torpillé ?

— Non, nous sommes des évadés du bagne français.

— Quel bagne, qu’est-ce que c’est, qu’est-ce que ça veut dire, bagne ?

— Prison, pénitencier. Convict, en anglais. Hard labour.

— Ah ! Oui, oui, je comprends. Cayenne ?

— Oui, Cayenne.

— Où allez-vous ?

— British Honduras.

— C’est pas possible. Vous devez faire sud-quart-ouest et vous rendre à Georgetown. Obéissez, c’est un ordre.

— O.K. » Je dis à Cuic de monter les voiles et nous partons dans la direction donnée par le torpilleur.

On entend un moteur derrière nous, c’est une chaloupe qui s’est détachée du bateau, elle nous rattrape vite. Un marin, fusil en bandoulière est debout sur la proue. La chaloupe vient sur le côté droit, elle nous rase littéralement sans s’arrêter ni demander qu’on s’arrête. D’un bond, le marin saute sur notre canot. La chaloupe continue et s’en va rejoindre le chasseur.

— Good afternoon (Bon après-midi), dit le marin.

Il s’avance vers moi, s’assied à mon côté, puis pose la main sur la barre et dirige le bateau plus au sud que je ne le faisais. Je lui abandonne la responsabilité de gouverner, observant sa façon de faire. Il sait très bien manœuvrer, aucun doute là-dessus. Malgré tout, je reste à ma place. On ne sait jamais.

— Cigarettes ?

Il sort trois paquets de cigarettes anglaises et en donne un à chacun de nous.

— Ma parole, dit Cuic, on lui a remis les paquets de cigarettes juste quand il s’est embarqué, car il ne doit pas se promener avec trois paquets sur lui.

Je ris de la réflexion de Cuic, puis je m’occupe du marin anglais qui sait mieux que moi manier le bateau. J’ai tout le loisir de penser. Cette fois, la cavale a réussi pour toujours. Je suis un homme libre, libre. Une chaleur me monte à la gorge, je crois même que des larmes perlent à mes yeux. C’est vrai, je suis définitivement libre, puisque depuis la guerre aucun pays ne rend les évadés.

Avant que la guerre soit finie, j’aurai le temps de me faire estimer et connaître dans n’importe quel pays où je me serai fixé. Le seul inconvénient, c’est qu’avec la guerre, peut-être je ne pourrai pas choisir le pays où je voudrai rester. Ça ne fait rien, n’importe où que je vive, j’aurai en peu de temps gagné l’estime et la confiance de la population et des autorités par ma façon de vivre qui doit être et sera irréprochable. Même mieux, exemplaire.

La sensation de sécurité d’avoir enfin vaincu le chemin de la pourriture est telle, que je ne pense pas à autre chose. Enfin tu as gagné, Papillon ! Au bout de neuf ans tu es définitivement vainqueur. Merci, Bon Dieu, peut-être tu aurais pu le faire avant, mais tes voies sont mystérieuses, je ne me plains pas de toi, car grâce à ton aide je suis jeune encore, sain et libre.

C’est en pensant au chemin parcouru dans ces neuf ans de bagne, plus les deux faits en France avant, total : onze, que je suis le bras du marin qui me dit : « La terre. »

A seize heures, après avoir doublé un phare éteint, on entre dans un énorme fleuve, Demerara River. La chaloupe réapparaît, le marin me redonne la barre et va se poster à l’avant. Il reçoit au vol une grosse corde qu’il attache au banc avant. Lui-même descend les voiles et, doucement tirés par la chaloupe, nous remontons une vingtaine de kilomètres ce fleuve jaune, suivis à deux cents mètres par le torpilleur. Après un coude, une grande ville surgit : « Georgetown », crie le marin anglais.

C’est effectivement dans la capitale de la Guyane anglaise que nous entrons doucement tirés par la chaloupe. Beaucoup de cargots de charge, de vedettes et de bateaux de guerre. Des canons sur tourelles sont dressés au bord du fleuve. Il y a tout un arsenal, aussi bien sur les unités navales qu’à terre.

C’est la guerre. Voici pourtant plus de deux ans qu’on est en guerre mais je ne l’avais pas sentie. Georgetown, la capitale de la Guyane anglaise, port important sur Demerara River, est sur pied de guerre à cent pour cent. Ça me fait drôle, cette impression d’une ville en arme. A peine on accoste à un appontement militaire, que le torpilleur qui nous suivait approche lentement et accoste. Cuic avec son cochon, Hue un petit baluchon à la main et moi sans rien, nous montons sur le quai. Aucun civil sur cet appontement réservé à la marine. Seulement des marins et des militaires. Un officier arrive, je le reconnais. C’est celui qui m’a parlé en français du torpilleur. Gentiment il me tend la main et me dit :

— Vous êtes en bonne santé ?

— Oui, capitaine.

— Parfait. Toutefois il vous faudra passer à l’infirmerie où l’on vous fera plusieurs injections. Vos deux amis aussi.

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