Cinquième cahier RETOUR A LA CIVILISATION

PRISON DE SANTA MARTA

Sortir du territoire de la Guajira indienne n’est pas difficile et nous franchissons sans histoire les postes frontières de La Vela. A cheval nous pouvions parcourir en deux jours ce que j’avais mis tant de temps à faire avec Antonio. Mais il n’y a pas que ces postes frontières d’extrêmement dangereux, il y a aussi une frange de plus de cent vingt kilomètres jusqu’à Rio Hacha, le village d’où je me suis évadé.

Avec Zorrillo près de moi, j’ai fait ma première expérience de conversation dans une espèce d’auberge où on vend à boire et à manger, avec un civil colombien. Je ne m’en suis pas mal tiré et, comme m’a dit Zorrillo, bégayer fortement aide beaucoup à dissimuler l’accent et la façon de parler.

On est repartis vers Santa Marta. Zorrillo doit me laisser à moitié chemin et il reviendra en arrière ce matin.

Zorrillo m’a quitté. Nous avons décidé qu’il emmènerait le cheval. En effet, posséder un cheval c’est avoir un domicile, appartenir à un village déterminé et alors risquer d’être obligé de répondre à des questions encombrantes : « Vous connaissez Un tel ? Comment s’appelle le maire ? Que fait Madame X ? Qui tient la « fonda » ? »

Non, il vaut mieux que je continue à pied, que je voyage en camion ou en autobus et, après Santa Marta, en train. Je dois être pour tout le monde un « forastero » (étranger) à cette région, qui travaille n’importe où et fait n’importe quoi.

Zorrillo m’a changé trois pièces en or de cent pesos. Il m’a donné mille pesos. Un bon ouvrier gagne de huit à dix pesos par jour, donc j’ai de quoi me maintenir assez longtemps rien qu’avec cela. Je suis monté sur un camion qui va très près de Santa Marta, un port assez important, à cent vingt kilomètres à peu près de là où m’a laissé Zorrillo. Ce camion va chercher des chèvres ou des chevreaux, je ne sais pas trop.

Tous les six ou dix kilomètres, il y a toujours une taverne. Le chauffeur descend et m’invite. Il m’invite, mais moi je paye. Et chaque fois il boit cinq ou six verres d’un alcool de feu. Moi, je fais semblant d’en boire un. Quand on a parcouru une cinquantaine de kilomètres, il est saoul comme une bourrique. Il est tellement cuit qu’il se trompe de route et entre dans un chemin boueux où le camion s’enlise et d’où on ne peut plus sortir. Le Colombien ne se fait pas de mauvais sang : il se couche dans le camion, derrière, et il me dit de dormir dans la cabine. Je ne sais que faire. Il doit encore faire près de quarante kilomètres vers Santa Marta. Etre avec lui m’empêche d’être interrogé par les rencontres, et malgré ces nombreux arrêts, je vais plus vite qu’à pied.

Donc, vers le matin, je décide de dormir. Le jour est levé, il est près de sept heures. Voilà qu’une charrette tirée par deux chevaux arrive. Le camion l’empêche de passer. On réveille le chauffeur, croyant que c’était moi, puisque j’étais dans la cabine. Je fais, en bégayant, l’homme endormi qui, réveillé en sursaut, ne sait pas trop où il en est.

Le chauffeur se réveille et discute avec le charretier. On n’arrive pas, après plusieurs essais, à sortir le camion. Il a de la boue jusqu’aux essieux, rien à faire. Dans la charrette se trouvent deux sœurs habillées de noir, avec leurs cornettes, et trois petites filles. Après bien des discussions, les deux hommes se mettent d’accord pour défricher un espace de la brousse afin que la charrette, une roue sur la route et l’autre dans la partie défrichée, franchisse ce mauvais pas de vingt mètres environ.

Chacun avec un « machete » (un sabre pour couper la canne à sucre, outil que porte tout homme en chemin) ils coupent tout ce qui pouvait gêner et moi je l’arrange dans le chemin afin de diminuer la hauteur et aussi pour protéger la charrette qui risque de s’enfoncer dans la boue. Au bout de deux heures à peu près, le passage est fait. C’est alors que les sœurs, après m’avoir remercié, me demandent où je vais. Je dis : « Santa Marta. »

— Mais vous n’allez pas dans le bon chemin, il faut retourner en arrière avec nous. Nous vous emmènerons très près de Santa Marta, à huit kilomètres.

Il m’est impossible de refuser, cela paraîtrait anormal. D’un autre côté, j’aurais voulu dire que je vais rester avec le camionneur pour l’aider, mais devant la difficulté d’avoir à parler si longuement je préfère dire : « Gracias, gracias. »

Et me voilà derrière dans la charrette avec les trois petites filles ; les deux bonnes sœurs sont assises sur le banc à côté du charretier.

On part, et vraiment nous marchons assez vite pour franchir les cinq ou six kilomètres qu’on avait faits par erreur avec le camion. Une fois sur la bonne route, nous allons un bon train et vers midi on s’arrête à une auberge pour manger. Les trois petites filles et le charretier à une table et les deux bonnes sœurs et moi à une table voisine. Les sœurs sont jeunes, de vingt-cinq à trente ans. La peau très blanche. L’une est espagnole, l’autre est irlandaise. Doucement, l’Irlandaise interroge :

— Vous n’êtes pas d’ici, n’est-ce pas ?

— Si, je suis de Baranquilla.

— Non, vous n’êtes pas colombien, vos cheveux sont trop clairs et votre teint est foncé parce que vous êtes brûlé par le soleil. D’où venez-vous ?

— De Rio Hacha.

— Que faisiez-vous là-bas ?

— Electricien.

— Ah ! j’ai un ami à la Compagnie électrique, il s’appelle Pérez, il est espagnol. Le connaissez-vous ?

— Oui.

— Ça me fait plaisir.

Vers la fin du repas, elles se lèvent pour aller se laver les mains et l’Irlandaise revient seule. Elle me regarde et puis, en français :

— Je ne vous trahirai pas, mais ma camarade dit qu’elle a vu votre photo dans un journal. Vous êtes le Français qui s’est évadé de la prison de Rio Hacha, n’est-ce pas ?

Nier, ce serait plus grave encore.

— Oui, ma sœur. Je vous en prie, ne me dénoncez pas. Je ne suis pas le mauvais garçon qu’on a dépeint. J’aime Dieu et le respecte.

L’Espagnole arrive, l’autre lui dit : « Oui. » Elle répond très vite une chose que je ne comprends pas. Elles ont l’air de réfléchir, se lèvent et s’en vont aux cabinets de nouveau. Pendant les cinq minutes de leur absence, je réagis rapidement. Dois-je partir avant qu’elles reviennent, dois-je rester ? Cela revient au même si elles pensent me dénoncer, car si je m’en vais, on me retrouverait assez vite. Cette région n’a pas une « selva » (jungle, brousse) très fournie et les accès aux chemins qui mènent aux villes sont certainement très vite surveillés. Je vais m’en remettre au destin qui, jusqu’à aujourd’hui, n’a pas été contraire.

Elles reviennent toutes souriantes, l’Irlandaise me demande mon nom.

— Enrique.

— Bon, Enrique, vous allez venir avec nous, jusqu’au couvent où nous allons, qui est à huit kilomètres de Santa Marta. Avec nous dans la charrette, vous ne craignez rien en route. Ne parlez pas, tout le monde croira que vous êtes un travailleur du couvent.

Les sœurs payent le manger de nous tous. J’achète une cartouche de douze paquets de cigarettes et un briquet à amadou. Nous partons. Pendant tout le trajet les sœurs ne m’adressent plus la parole et je leur en sais gré. Ainsi le charretier ne se rend pas compte que je parle mal. Vers la fin de l’après-midi on s’arrête à une grande auberge. Il y a un autobus où je lis : « Rio Hacha — Santa Marta. » J’ai une envie de le prendre. Je m’approche de la sœur irlandaise et je lui dis mon intention d’utiliser ce bus.

— C’est très dangereux, dit-elle, car avant d’arriver à Santa Marta, il y a au moins deux postes de police où on demande aux passagers leur « cédula » (carte d’identité), ce qui n’arrivera pas à la charrette.

Je la remercie vivement et alors l’angoisse que j’avais depuis qu’elles m’ont découvert, disparaît tout à fait. C’était au contraire une chance inouïe pour moi d’avoir rencontré ces bonnes sœurs. Effectivement, à la tombée de la nuit nous arrivons à un poste de police (en espagnol « alcabale »). Un autobus, qui venait de Santa Marta et allait à Rio Hacha, était inspecté par la police. Je suis couché dans la charrette sur le dos, mon chapeau de paille sur le visage, faisant semblant de dormir. Une petite fille d’une huitaine d’années a sa tête appuyée sur mon épaule et dort vraiment. Quand la charrette passe, le charretier arrête ses chevaux juste entre l’autobus et le poste.

— Cómo estan por aqui ? (Comment allez-vous par ici ?) dit la sœur espagnole.

— Muy bien, Hermana (Très bien, ma sœur).

— Me alegro, vamonos, muchanos (J’en suis contente, allons-nous-en, mes enfants). Et on part, tranquillement.

A dix heures du soir, un autre poste, très éclairé. Deux files de voitures de toutes classes attendent, arrêtées. Une vient de droite, la nôtre de gauche. On ouvre les malles des autos et les policiers regardent dedans. Je vois une femme obligée de descendre, farfouillant dans son sac. Elle est emmenée dans le poste de police.

Probablement elle n’a pas de « cédula ». Dans ce cas, il n’y a rien à faire. Les véhicules passent l’un après l’autre. Comme il y a deux files, on ne peut pas avoir un passage de faveur. Faute d’espace il faut se résigner à attendre. Je me vois perdu. Devant nous, il y a un tout petit autobus bourré de passagers. En haut, sur le toit, des valises et des gros paquets. Derrière aussi, une espèce de gros filet plein de paquets. Quatre policiers font descendre les passagers. Cet autobus n’a qu’une porte sur le devant. Hommes et femmes descendent. Des femmes avec leurs gosses sur les bras. Un à un ils remontent.

— Cédula ! Cédula !

Et tous sortent et montrent un carton avec sa photo.

Jamais Zorrillo ne m’a parlé de cela. Si j’avais su, j’aurais pu peut-être essayer de m’en procurer une fausse. Je pense que si je passe ce poste, je paierai n’importe quoi, mais je me procurerai une « cédula » avant de voyager de Santa Marta à Baranquilla, ville très importante sur la côte atlantique : deux cent cinquante mille habitants, dit le dictionnaire.

Mon Dieu, que c’est long l’opération de cet autobus. L’Irlandaise se retourne vers moi : « Soyez tranquille, Enrique. » Je lui en veux immédiatement de cette phrase imprudente, le conducteur l’a sûrement entendue.

A notre tour, la charrette avance dans cette lumière éclatante. J’ai décidé de m’asseoir. Il me semble que, couché, je peux donner l’impression que je me cache. Je suis appuyé le dos contre les planches à claire-voie de la charrette et je regarde vers le dos des sœurs. On ne peut me voir que de profil et j’ai le chapeau assez enfoncé, mais sans exagération.

— Cómo estan todos por aqui ? (Comment allez-vous tous ici ?) répète la bonne sœur espagnole.

— Muy bien, Hermanas. Y cómo viajan tan tarde ? (Très bien mes sœurs. Pourquoi voyagez-vous si tard ?)

— Por una urgencia, por eso no me detengo. Somos muy apuradas (Pour un cas urgent, aussi ne nous retardez pas. Nous sommes très pressées.)

— Vayanse con Dios, Hermanas (Allez avec Dieu, mes sœurs).

— Gracias, hijos. Que Dios les protege. (Merci, mes enfants. Que Dieu vous protège).

— Amén (Amen), disent les policiers.

Et nous passons tranquillement sans que personne ne nous demande rien. Les émotions des minutes passées ont dû donner mal au ventre aux bonnes sœurs, car à cent mètres de là elles font arrêter la voiture pour descendre et se perdre un petit moment dans la brousse. Nous repartons. Je me mets à fumer. Je suis tellement ému que, quand l’Irlandaise monte, je lui dis : « Merci, ma sœur. »

Elle me dit : « Pas de quoi, mais nous avons eu si peur que ça nous a dérangé le ventre. »

Vers minuit nous arrivons au couvent. Un grand mur, une grande porte. Le charretier est parti remiser les chevaux et la charrette et les trois petites filles sont emmenées à l’intérieur du couvent. Sur le perron de la cour, une discussion chaleureuse s’engage entre la sœur portière et les deux sœurs. L’Irlandaise me dit qu’elle ne veut pas réveiller la Mère Supérieure pour lui demander l’autorisation que je couche au couvent. Là, je manque de décision. J’aurais dû rapidement profiter de cet incident pour me retirer et partir vers Santa Marta puisque je savais qu’il n’y avait que huit kilomètres à parcourir.

Cette erreur m’a coûté par la suite sept ans de bagne.

Enfin, la Mère Supérieure réveillée, on m’a donné une chambre au deuxième étage. De la fenêtre je vois les lumières de la ville. Je distingue le phare et les lumières de position. Du port, sort un gros bateau.

Je m’endors et le soleil est levé quand on frappe à ma porte. J’ai fait un rêve atroce. Lali s’ouvrait le ventre devant moi et notre enfant sortait de son ventre par morceaux.

Je me rase et fais très rapidement ma toilette. Je descends en bas. Au pied de l’escalier se trouve la sœur irlandaise qui me reçoit avec un léger sourire :

— Bonjour, Henri. Vous avez bien dormi ?

— Oui, ma sœur.

— Venez, je vous en prie, dans le bureau de notre Mère qui veut vous voir.

Nous rentrons. Une femme est assise derrière un bureau. Un visage extrêmement sévère, d’une personne d’une cinquantaine d’années et plus peut-être, me regarde avec des yeux noirs sans aménité.

— Señor, sabe usted hablar español (Monsieur, parlez-vous l’espagnol ?).

— Muy poco (Très peu).

— Bueno, la Hermana va servir de interprete (Bien, la sœur nous servira d’interprète).

— Vous êtes français, m’a-t-on dit.

— Oui, ma Mère.

— Vous vous êtes évadé de la prison de Rio Hacha ?

— Oui, ma Mère.

— Il y a combien de temps ?

— Sept mois environ.

— Qu’avez-vous fait pendant ce temps-là ?

— J’étais avec les Indiens.

— Quoi ? Vous, avec les Guajiros ? Ce n’est pas admissible. Jamais ces sauvages n’ont admis personne sur leur territoire. Pas un missionnaire n’a pu y pénétrer, figurez-vous. Je n’admets pas cette réponse. Où étiez-vous ? Dites la vérité.

— Ma Mère, j’étais chez les Indiens et j’en ai la preuve.

— Laquelle ?

— Des perles pêchées par eux. » Je détache mon sac qui est épinglé au milieu du dos de ma veste et je le lui remets. Elle l’ouvre et en sort une poignée de perles.

— Combien il y a-t-il de perles ?

— Je ne sais pas, cinq ou six cents peut-être ? A peu près.

— Ceci n’est pas une preuve. Vous pouvez les avoir volées ailleurs.

— Ma Mère, pour que votre conscience soit tranquillisée, si vous le désirez je resterai ici le temps qu’il faudra pour que vous puissiez vous renseigner s’il y a eu un vol de perles. J’ai de l’argent. Je pourrai payer ma pension. Je vous promets de ne pas bouger de ma chambre jusqu’au jour que vous déciderez le contraire.

Elle me regarde très fixement. Vite, je pense qu’elle doit se dire : « Et si tu t’évades ? Tu t’es évadé de la prison, figure-toi que d’ici c’est plus facile. »

— Je vous laisserai le sac de perles qui sont toute ma fortune. Je sais qu’il est dans de bonnes mains.

— Bien, c’est entendu. Non, vous n’avez pas à rester enfermé dans votre chambre. Vous pouvez le matin et l’après-midi descendre dans le jardin quand mes filles sont à la chapelle. Vous mangerez à la cuisine avec le personnel.

Je sors de cette entrevue à moitié rassuré. Au moment où j’allais remonter dans ma chambre, la sœur irlandaise m’emmena dans la cuisine. Un grand bol de café au lait, du pain noir très frais et du beurre. La sœur assiste à mon petit déjeuner sans dire un mot et sans s’asseoir, debout devant moi. Elle a l’air soucieux. Je dis : « Merci, ma sœur, pour tout ce que vous avez fait pour moi. »

— Je voudrais faire encore plus, mais je ne puis plus rien, mon ami Henri. » Et sur ces mots elle sort de la cuisine.

Assis devant la fenêtre, je regarde la ville, le port, la mer. La campagne autour est bien cultivée. Je ne peux pas me débarrasser de l’impression que je suis en danger. A un tel point que je décide de m’enfuir la nuit prochaine. Tant pis pour les perles, qu’elle les garde pour son couvent ou pour elle-même, la Mère Supérieure ! Elle ne me fait pas confiance et d’ailleurs je ne dois pas me tromper, car comment se fait-il qu’elle ne parle pas français, une Catalane, Mère Supérieure d’un couvent, donc instruite, c’est bien rare. Conclusion : ce soir je m’en irai.

Oui, cet après-midi je descendrai dans la cour pour voir l’endroit où je peux franchir le mur. Vers une heure, on frappe à ma porte :

— Veuillez descendre pour manger, Henri.

— Oui, j’arrive, merci.

Assis à la table de la cuisine, je commence à peine à me servir de la viande avec des pommes de terre bouillies, quand la porte s’ouvre et apparaissent, armés de fusils, quatre policiers en uniformes blancs et un galonné un revolver à la main.

— No te mueve, o te mato ! (Ne bouge pas ou je te tue). » Il me passe les menottes. La sœur irlandaise jette un grand cri et s’évanouit. Deux sœurs de la cuisine la relèvent.

— Vamos (allons) », dit le chef. Il monte avec moi dans ma chambre. Mon baluchon est fouillé et ils trouvent tout de suite les trente-six pièces en or de cent pesos qu’il me reste encore, mais ils laissent sans l’examiner l’étui avec les deux flèches. Ils ont dû croire que c’était des crayons. Avec une satisfaction non dissimulée, le chef met dans ses poches les pièces en or. On part. Dans la cour, une voiture quelconque.

Les cinq policiers et moi, on s’entasse dans cette guimbarde et on part à fond de train, conduits par un chauffeur habillé en policier, noir comme du charbon. Je suis anéanti et ne proteste pas ; j’essaye de me maintenir digne. Il y a pas à demander pitié ni pardon. Sois un homme et pense que jamais tu ne dois perdre l’espoir. Tout cela passe rapidement dans mon cerveau. Et quand je descends de la voiture, je suis si décidé à avoir l’air d’un homme et non d’une loque et je le réussis si bien que, la première parole de l’officier qui m’examine est pour dire : « Ce Français, il est bien trempé, il n’a pas l’air bien ému d’être dans nos mains. » J’entre dans son bureau. J’enlève mon chapeau et, sans qu’on me le dise, je m’assieds, mon baluchon entre mes pieds.

— Tu sabes hablar español ? (Tu sais parler espagnol ?)

— Non.

— Llame el zapatero (Appelle le cordonnier). » Arrive quelques instants après un petit homme avec un tablier bleu, un marteau de cordonnier à la main.

— Tu es le Français qui s’est évadé de Rio Hacha il y a un an ?

— Non.

— Tu mens.

— Je ne mens pas. Je ne suis pas le Français qui s’est évadé de Rio Hacha il y a un an.

— Quittez-lui les menottes. Enlève-toi la veste et la chemise. (Il prend un papier et regarde. Tous les tatouages sont notés.)

— Il te manque le pouce de la main gauche. Oui. Alors c’est toi.

— Non, ce n’est pas moi, car, moi, je ne suis pas parti il y a un an. Je suis parti il y a sept mois.

— C’est pareil.

— Pour toi oui, pas pour moi.

— Je vois : tu es le tueur type. Que tu sois français ou colombien, tous les tueurs (matadores) sont les mêmes — indomptables. Je suis seulement le deuxième commandant de cette prison. Je ne sais pas ce qu’on va faire de toi. Pour le moment je vais te mettre avec tes anciens camarades.

— Quels camarades ?

— Les Français que tu as amenés en Colombie.

Je suis les policiers qui m’emmènent dans un cachot dont les grilles donnent sur la cour. Je retrouve tous mes cinq amis. On s’embrasse. « On te croyait sauvé à jamais, mon pote », dit Clousiot. Maturette pleure comme un gosse qu’il est. Les trois autres aussi sont consternés. Les retrouver me donne de la force.

— Raconte, disent-ils.

— Plus tard. Et vous ?

— Nous, on est ici depuis trois mois.

— Vous êtes bien traités ?

— Ni bien ni mal. On attend pour être transférés à Baranquilla où, il paraît, on nous remettra aux autorités françaises.

— Quelles bandes de salauds ! Et pour s’évader ?

— Déjà tu penses à t’évader à peine tu arrives !

— Non, mais des fois ! Tu penses que j’abandonne la partie comme ça ? Etes-vous très surveillés ?

— Le jour pas de trop, mais la nuit il y a une garde spéciale pour nous.

— Combien ?

— Trois surveillants.

— Et ta jambe ?

— Ça va, je boite même pas.

— Vous êtes toujours enfermés ?

— Non, on se promène dans la cour au soleil, deux heures le matin et trois heures l’après-midi.

— Comment sont-ils, les autres prisonniers colombiens ?

— Il y a des mecs très dangereux, paraît-il, autant comme voleurs que comme tueurs.

L’après-midi, je suis dans la cour, en train de parler à l’écart avec Clousiot, quand on m’appelle. Je suis le policier et entre dans le même bureau que le matin. J’y trouve le commandant de la prison accompagné de celui qui m’a déjà interrogé. La chaise d’honneur est occupée par un homme très foncé, presque noir.

Comme couleur, il tire plus sur le Noir que sur l’Indien. Ses cheveux courts, frisés, sont des cheveux de nègre. Il a près de cinquante ans, des yeux noirs et méchants. Une moustache coupée très, très court surplombe une grosse lèvre d’une bouche rageuse. Sa chemise est entrouverte, sans cravate. A gauche le ruban vert et blanc d’une décoration quelconque. Le cordonnier aussi est là.

— Français tu as été repris après sept mois d’évasion. Qu’as-tu fait pendant ce temps ?

— J’étais chez les Guajiros.

— Te fous pas de moi ou je vais te faire corriger.

— J’ai dit la vérité.

— Personne n’a jamais vécu chez les Indiens. Rien que cette année il y a eu plus de vingt-cinq gardes-côtes tués par eux.

— Non, les gardes-côtes sont tués par des contrebandiers.

— Comment le sais-tu ?

— J’ai vécu sept mois là-bas. Les Guajiros ne sortent jamais de leur territoire.

— Bon, c’est peut-être vrai. Où as-tu volé les trente-six pièces de cent pesos ?

— Elles sont à moi. C’est le chef d’une tribu de la montagne, nommé le Juste, qui me les a données.

— Comment un Indien a-t-il pu avoir cette fortune et te l’avoir donnée ?

— Ben, chef, y a-t-il eu un vol de pièces de cent pesos en or ?

— Non, c’est vrai. Dans les bulletins il n’y a pas eu ce vol. Cela n’empêche pas qu’on va se renseigner.

— Faites-le, c’est en ma faveur.

— Français, tu as commis une faute grave en t’évadant de la prison de Rio Hacha, et une faute plus grave encore en faisant évader un homme comme Antonio qui allait être fusillé pour avoir tué plusieurs gardes-côtes. Maintenant on sait que toi-même tu es recherché par la France où tu dois subir une peine à perpétuité. Tu es un tueur dangereux. Aussi je ne vais pas risquer que tu t’évades d’ici en te laissant avec les autres Français. Tu vas être mis au cachot jusqu’à ton départ pour Baranquilla. Les pièces en or te seront rendues s’il n’apparaît pas de vol.

Je sors et on m’entraîne jusqu’à un escalier qui descend sous terre. Après avoir descendu plus de vingt-cinq marches, on arrive dans un couloir très peu éclairé ou se trouvent des cages, à droite et à gauche. On ouvre un cachot et on me pousse dedans. Quand la porte qui donne sur le couloir se referme, une odeur de pourri monte d’un sol de terre visqueuse. On m’appelle de tous les côtés. Chaque trou barreauté a un, deux ou trois prisonniers.

— Francés, Francés ! Que a hecho ? Por que esta aqui ? (Qu’as-tu fait ? Pourquoi es-tu ici ?). Sais-tu que ces cachots sont les cachots de la mort ?

— Taisez-vous ! Qu’il parle ! crie une voix.

— Oui, je suis français. Je suis ici parce que je me suis évadé de la prison de Rio Hacha. » Mon charabia espagnol est parfaitement compris par eux.

— Apprends ça, Français, écoute : au fond de ton cachot il y a une planche. C’est pour se coucher. A droite tu as une boîte avec de l’eau. Ne la gaspille pas, car on t’en donne très peu chaque matin et tu ne peux plus en demander. A gauche, tu as un seau pour aller aux cabinets. Bouche-le avec ta veste. Ici t’as pas besoin de ta veste, il fait trop chaud, mais bouche ton seau pour que ça sente moins mauvais. Nous tous, nous couvrons nos seaux avec nos effets.

Je m’approche de la grille essayant de distinguer les visages. Seuls les deux d’en face, collés contre les grilles, les jambes dehors, sont détaillables. L’un est de type indien espagnolisé, genre les premiers policiers qui m’ont arrêté à Rio Hacha ; l’autre, un Noir très clair, beau garçon et jeune. Le Noir m’avertit que, à chaque marée, l’eau monte dans les cachots. Il ne faut pas m’effrayer parce que jamais elle ne monte plus haut que le ventre. Ne pas attraper les rats qui peuvent monter sur moi, mais leur donner un coup. Ne jamais les attraper si je ne veux pas être mordu. Je lui demande :

— Depuis combien de temps es-tu dans ce cachot ?

— Deux mois.

— Et les autres ?

— Jamais plus de trois mois. Celui qui passe trois mois et qu’on ne sort pas, c’est qu’il doit mourir là.

— Combien en a-t-il fait celui qui est depuis le plus longtemps ici ?

— Huit mois, mais il n’en a plus pour longtemps. Voici près d’un mois qu’il ne se lève plus qu’à genoux. Il ne peut pas se mettre debout. Le jour d’une grande marée, il va mourir noyé.

— Mais ton pays, c’est un pays de sauvages ?

— Je t’ai jamais dit qu’on était civilisés. Le tien non plus n’est pas plus civilisé puisque tu es condamné à perpétuité. Ici en Colombie : ou vingt ans, ou la mort. Mais jamais la perpétuité.

— Va, c’est partout pareil.

— Tu en as tué beaucoup ?

— Non, un seul.

— C’est pas possible. On ne condamne pas pour si longtemps pour un seul homme.

— Je t’assure que c’est vrai.

— Alors tu vois que ton pays est aussi sauvage que le mien.

— Bon, on va pas se disputer pour nos pays. Tu as raison. La police c’est partout de la merde. Et toi, qu’as-tu fait ?

— J’ai tué un homme, son fils et sa femme.

— Pourquoi ?

— Ils avaient donné mon jeune frère à manger à une truie.

— Pas possible. Quelle horreur !

— Mon petit frère de cinq ans jetait tous les jours des pierres à leur enfant et le petit a été blessé plusieurs fois à la tête.

— C’est pas une raison.

— C’est ce que j’ai dit quand je l’ai su.

— Comment tu l’as su ?

— Mon petit frère avait disparu depuis trois jours et, en le cherchant, j’ai trouvé une sandale à lui dans du fumier. Ce fumier avait été sorti de l’étable où était la truie. En fouillant le fumier, j’ai trouvé une chaussette blanche pleine de sang. J’ai compris. La femme a avoué avant que je les tue. Je leur ai fait faire leur prière avant de les fusiller. Du premier coup de fusil j’ai brisé les jambes du père.

— Tu as bien fait de les tuer. Que va-t-on te faire ?

— Vingt ans au plus.

— Pourquoi es-tu au cachot ?

— J’ai frappé un policier qui était de leur famille. Il était ici à la prison. On l’a enlevé. Il n’y est plus, je suis tranquille.

On ouvre la porte du couloir. Un gardien entre avec deux prisonniers qui portent, accroché à deux barres de bois, un tonneau de bois. On devine derrière eux, au fond, deux autres gardiens le fusil à la main. Cachot par cachot, ils sortent les seaux qui servent de cabinets et les vident dans le tonneau. Une odeur d’urine, de merde, empoisonne l’air au point qu’on en suffoque. Personne ne parle. Quand ils arrivent à moi, celui qui prend mon seau laisse tomber un petit paquet par terre. Vite, je le pousse plus loin dans le noir avec mon pied. Quand ils sont repartis, je trouve dans le paquet deux paquets de cigarettes, un briquet d’amadou et un papier écrit en français. D’abord j’allume deux cigarettes et je les jette aux deux qui sont en face. Puis j’appelle mon voisin qui, en tendant le bras, attrape les cigarettes pour les faire passer aux autres prisonniers. Après la distribution j’allume la mienne et cherche à lire à la lueur du couloir. Mais je n’arrive pas. Alors, avec le papier qui enveloppait le paquet, je forme un rouleau fin et, après maints efforts, mon amadou arrive à allumer le papier. Vite, je lis :

« Courage, Papillon, compte sur nous. Fais attention. Demain on t’enverra du papier et un crayon pour que tu nous écrives. Nous sommes avec toi jusqu’à la mort. »

Ça me donne chaud au cœur. Ce petit mot est pour moi si réconfortant ! Je ne suis pas seul et je peux compter sur mes amis.

Personne ne parle. Tout le monde fume. La distribution des cigarettes m’apprend que nous sommes dix-neuf dans ces cachots de la mort. Eh bien, j’y suis à nouveau dans le chemin de la pourriture, et jusqu’au cou cette fois ! Ces petites sœurs du Bon Dieu, c’étaient des sœurs du Diable. Pourtant, c’est sûrement pas l’Irlandaise, ni l’Espagnole qui m’ont dénoncé. Ah ! quelle connerie j’ai faite de croire en ces petites sœurs ! Non, pas elles. Peut-être le charretier ? Deux ou trois fois on a été imprudents en parlant français. Aurait-il entendu ? Qu’importe ? Tu y es cette fois, et tu y es pour de bon. Sœurs, charretier, ou Mère Supérieure, le résultat est le même.

Foutu je suis, dans ce cachot dégueulasse qui, paraît-il, s’inonde deux fois par jour. La chaleur est si étouffante que j’enlève d’abord ma chemise, puis mon pantalon. J’enlève mes souliers et j’accroche le tout aux grilles.

Dire que j’ai fait deux mille cinq cents kilomètres pour en arriver là ! C’est vraiment réussi comme résultat ! Mon Dieu ! Toi, qui as été si généreux envers moi, vas-tu m’abandonner ? Peut-être es-tu fâché, car en somme tu m’avais donné la liberté, la plus sûre, la plus belle. Tu m’avais donné une communauté qui m’avait adopté entièrement. Tu m’as donné, non pas une, mais même deux femmes admirables. Et le soleil, et la mer. Et une paillote où j’étais le chef incontesté. Cette vie dans la nature, cette existence primitive mais combien douce et tranquille. Ce cadeau unique que tu m’avais fait d’être libre, sans policier, sans magistrat, sans envieux ni méchants autour de moi ! Et moi, je n’ai pas su l’apprécier à sa juste valeur. Cette mer si bleue, qu’elle en était verte et presque noire, ces levers et couchers de soleil qui baignaient de paix si sereinement douce, cette façon de vivre sans argent, où je ne manquais de rien d’essentiel à la vie d’un homme, tout cela je l’ai piétiné, je l’ai méprisé. Pour partir vers où ? Vers des sociétés qui ne veulent pas se pencher vers moi. Vers des êtres qui ne se donnent même pas la peine de savoir ce qu’il y a en moi de récupérable. Vers un monde qui me repousse, qui me rejette loin de tout espoir. Vers des collectivités qui ne pensent qu’à une chose : m’annihiler par n’importe quel moyen.

Quand ils recevront la nouvelle de ma capture, ils vont bien rigoler les douze fromages du Jury, le Polein pourri, les poulets et le procureur. Car il va bien se trouver un journaliste pour envoyer la nouvelle en France.

Et les miens ? Eux qui, lorsqu’ils ont dû recevoir la visite des gendarmes leur annonçant mon évasion, devaient être si heureux que leur petit ou leur frère ait échappé à ses bourreaux ! Maintenant, en apprenant que je suis repris, ils vont souffrir une autre fois.

J’ai eu tort de renier ma tribu. Oui, je peux le dire « ma tribu », puisqu’ils m’avaient tous adopté. J’ai eu tort et je mérite ce qui m’arrive. Et pourtant… Je ne me suis pas évadé pour agrandir la population des Indiens de l’Amérique du Sud. Bon Dieu, tu dois comprendre que je dois revivre dans une société normalement civilisée et démontrer que je puis en faire partie sans être un danger pour elle. C’est mon vrai destin — avec Toi — ou sans Ton aide.

Je dois arriver à prouver que je peux, que je suis — et je le serai — un être normal sinon meilleur que les autres individus d’une quelconque collectivité ou d’un quelconque pays.

Je fume. L’eau commence à monter. J’en ai à peu près aux chevilles. J’appelle : « Noir, combien de temps l’eau reste dans la cellule ? »

— Ça dépend de la force de la marée. Une heure, tout au plus deux heures. J’entends plusieurs prisonniers crier : « Esta llegando (Elle arrive) ! »

Doucement, très doucement, l’eau monte. Le métis et le Noir sont perchés sur les barreaux. Leurs jambes pendent dans le couloir et leurs bras embrassent deux barreaux. J’entends du bruit dans l’eau : c’est un rat d’égout gros comme un chat qui clapote. Il cherche à monter sur la grille. J’attrape un de mes souliers et quand il vient de mon côté je lui en fous un grand coup sur la tête. Il s’en va dans le couloir en criant.

Le Noir me dit : « Francés, tu t’es mis en chasse. Tu n’as pas fini si tu veux les tuer tous. Monte sur la grille, attrape-toi aux barreaux et reste tranquille. »

Je suis son conseil, mais les barreaux me coupent les cuisses, je ne peux pas résister longtemps dans cette position. Je débouche mon seau-cabinets et, reprenant ma veste, je l’attache aux barreaux et me glisse sur elle. Ça me fait une espèce de chaise qui me permet de mieux supporter la position, parce que maintenant je suis presque assis.

Cette invasion d’eau, de rats, de mille-pattes et de crabes minuscules apportés par l’eau est la chose la plus répugnante, la plus déprimante qu’un être humain puisse avoir à supporter. Quand l’eau se retire, une bonne heure après, il reste une boue visqueuse de plus d’un centimètre d’épaisseur. Je mets mes souliers, pour ne pas patauger dans cette fange. Le Noir me jette un bout de planche de dix centimètres de long et me dit de repousser la boue sur le couloir en commençant par la planche où je dois dormir, et puis du fond de mon cachot vers le passage. Cette occupation me prend une bonne demi-heure et m’oblige à ne penser qu’à cela. C’est déjà quelque chose. Avant la marée suivante, je n’aurai pas d’eau, c’est-à-dire pendant onze heures exactement, puisque la dernière heure est celle de l’inondation. Pour avoir de l’eau à nouveau, il faut compter les six heures où la mer se retire et les cinq heures où elle remonte. Je me fais cette réflexion un peu ridicule :

— Papillon, tu es destiné à avoir affaire aux marées de la mer. La lune, que tu le veuilles ou non, a pour toi beaucoup d’importance, pour toi et pour ta vie. C’est grâce aux marées, montantes et descendantes, que tu as pu sortir facilement du Maroni quand tu t’es évadé du bagne. C’est en calculant l’heure de la marée que tu es sorti de Trinidad et de Curaçao. Si tu as été arrêté à Rio Hacha, c’est que la marée n’était pas assez forte pour t’éloigner plus vite, et maintenant tu es à la merci permanente de cette marée.

Parmi ceux qui liront ces pages, si un jour elles sont éditées, certains auront peut-être, au récit de ce que je dois supporter dans ces cachots colombiens, un peu de pitié pour moi. Ce sont les bons. Les autres, les cousins germains des douze fromages qui m’ont condamné, ou les frères du procureur diront : « C’est bien fait pour lui, il n’avait qu’à rester au bagne, ça ne lui serait pas arrivé. » Eh bien, voulez-vous que je vous dise une chose, aussi bien à vous, les bons, qu’à vous les fromages ? Je ne suis pas désespéré, mais pas du tout, et je vous dirai mieux encore : je préfère être dans ces cachots de la vieille forteresse colombienne, bâtie par l’inquisition espagnole, qu’aux Iles du Salut où je devrais être à l’heure actuelle. Ici, il me reste encore beaucoup à tenter pour la « cavale » et je suis, même dans ce trou pourri, je suis quand même à deux mille cinq cents kilomètres du bagne. Il va falloir qu’ils en prennent vraiment des précautions pour arriver à me les faire refaire à l’envers. Je ne regrette qu’une chose : ma tribu guajira, Lali et Zoraïma et cette liberté dans la nature, sans le confort d’un civilisé, mais aussi sans police ni prison et encore moins de cachots. Je pense qu’à mes sauvages il ne leur prendrait jamais l’idée d’appliquer un supplice pareil à un ennemi, et encore bien moins à un homme comme moi qui n’ai commis aucun délit envers les Colombiens.

Je me couche sur la planche et fume deux ou trois cigarettes au fond de ma cellule pour que les autres ne me voient pas fumer. En rendant la planchette au Noir je lui ai jeté une cigarette allumée et lui, par pudeur vis-à-vis des autres a fait comme moi. Ces détails qui paraissent un rien ont à mon sens beaucoup de valeur. Cela prouve que nous, les parias de la société, avons pour le moins un restant de savoir-vivre et de délicate pudeur.

Ici, ce n’est pas comme à la Conciergerie. Je peux rêver et vagabonder dans l’espace sans avoir à mettre un mouchoir pour protéger mes yeux d’une lumière trop crue.

Qui peut bien avoir averti la police que j’étais au couvent ? Ah, si je le sais un jour, ça se payera. Et puis je me dis : « Déconne pas, Papillon ! Avec ce que tu as à faire en France pour te venger, tu n’es pas venu dans ce pays perdu pour faire du mal ! Cette personne sera certainement punie par la vie elle-même et si tu dois revenir un jour, ce sera non pour te venger, mais pour donner du bonheur à Lali et Zoraïma et peut-être à tes enfants, qu’elles auront eus de toi. Si tu dois revenir dans ce bled, ce sera pour elles et pour tous les Guajiros qui t’ont fait l’honneur de t’accepter parmi eux comme un des leurs. Je suis encore dans le chemin de la pourriture, mais, bien qu’au fond d’un cachot sous-marin, je suis, qu’on le veuille ou non, en cavale et sur le chemin de la liberté. Ça, c’est impossible à nier. »

J’ai reçu du papier, un crayon, deux paquets de cigarettes. Il y a trois jours que je suis là. Je devrais dire trois nuits, car ici il fait toujours nuit. Pendant que j’allume une cigarette « Piel Roja », je ne puis qu’admirer le dévouement des prisonniers entre eux. Il risque gros, le Colombien qui me passe le paquet. S’il est pris, ce sera sans doute pour lui un séjour dans ces mêmes cachots. Il n’est pas sans le savoir, et accepter de m’aider dans mon calvaire est non seulement courageux mais d’une noblesse peu commune. Toujours par le même système du papier allumé, je lis : « Papillon, on sait que tu tiens bien le coup. Bravo ! Donne de tes nouvelles. Nous, toujours pareils. Une bonne sœur qui parle français est venue te voir, on ne l’a pas laissé parler avec nous mais un Colombien nous a dit qu’il avait eu le temps de lui dire que le Français est dans les cachots de la mort. Elle a dit : Je reviendrai. C’est tout. On t’embrasse, tes amis. »

Répondre n’a pas été facile mais je suis tout de même arrivé à écrire : « Merci de tout. Ça va, je tiens le coup. Ecrivez au consul français, on ne sait jamais. Que toujours le même donne les commissions pour qu’en cas d’accident un seul soit puni. Ne touchez pas les pointes des flèches. Vive la cavale ! »

CAVALE A SANTA MARTA

Ce n’est que vingt-huit jours après que, sur l’intervention d’un consul belge à Santa Marta, un nommé Klausen, je suis sorti de cet antre immonde. Le Noir, qui s’appelait Palacios et était sorti trois semaines après mon arrivée, avait eu l’idée de dire à sa mère, lors d’une visite, d’avertir le consul belge qu’un Belge était dans ces cachots. Cette idée lui était venue en voyant, un dimanche, un prisonnier belge recevoir la visite du consul.

Un jour, donc, on m’emmena au bureau du commandant qui me dit :

— Vous êtes français, pourquoi vous faites des réclamations au consul belge ?

Dans le bureau, un monsieur vêtu de blanc, d’une cinquantaine d’années, les cheveux blonds presque blancs sur une figure ronde, fraîche et rose, était assis dans un fauteuil, une serviette de cuir sur les genoux. De suite, je réalise la situation :

— C’est vous qui le dites que je suis français. Je suis évadé, je le reconnais, de la justice française, mais je suis belge.

— Ah ! Vous voyez, dit le petit homme à la figure de curé.

— Pourquoi ne l’avez-vous pas dit ?

— Pour moi, ça n’avait aucune importance à votre égard, car je n’ai vraiment pas commis de délit sérieux sur votre terre, si ce n’est de m’évader, ce qui est normal pour tout prisonnier.

— Bueno, je vais vous mettre avec vos camarades. Mais, Señor Consul, je vous avertis qu’à la première tentative d’évasion je le remets d’où il vient. Emmenez-le chez le coiffeur, puis mettez-le avec ses complices.

— Merci, Monsieur le Consul, dis-je en français, merci beaucoup de vous être dérangé pour moi.

— Mon Dieu ! Comme vous avez dû souffrir dans ces horribles cachots ! Vite, allez-vous-en. Il ne faudrait pas qu’il change d’avis, cet animal. Je reviendrai vous voir. Au revoir.

Le coiffeur n’était pas là et l’on me remit avec mes amis. Je devais avoir une drôle de gueule car ils n’arrêtaient pas de dire :

— Mais c’est pas toi ! C’est pas possible ! Qu’est-ce qu’ils t’ont fait, ces salauds, pour te rendre comme tu es ? Parle-nous, dis-nous quelque chose. Es-tu aveugle ? Qu’as-tu aux yeux ? Pourquoi les fermes-tu et les ouvres-tu constamment ?

— C’est que je n’arrive pas à m’accoutumer à cette lumière. Ce jour est trop lumineux pour moi, il blesse mes yeux habitués à l’obscurité. » Je m’assieds en regardant vers l’intérieur de la cellule : « Comme cela, ça va mieux. »

— Tu sens le pourri, c’est incroyable ! Même ton corps sent le pourri !

Je m’étais mis à poil et ils posèrent mes affaires près de la porte. Mes bras, mon dos, mes cuisses, mes jambes étaient pleins de piqûres rouges, comme celles des punaises de chez nous, et de morsures des crabes lilliputiens qui flottaient avec la marée. J’étais horrible, je n’avais pas besoin d’une glace pour m’en rendre compte. Ces cinq bagnards qui en avaient tant vu s’étaient arrêtés de parler, troublés de me voir dans cet état. Clousiot appelle un policier et lui dit que s’il n’y a pas de coiffeur, il y a de l’eau dans la cour. L’autre lui dit d’attendre l’heure de la sortie.

Je sors tout nu. Clousiot porte les affaires propres que je vais me mettre. Aidé de Maturette, je me lave et me relave avec du savon noir du pays. Plus je me lave, plus il en sort de la crasse. Enfin, après plusieurs savonnages et rinçages, je me sens propre. Je me sèche en cinq minutes au soleil et je m’habille. Le coiffeur arrive. Il veut me tondre, je lui dis : « Non. Coupe-moi les cheveux normalement et rase-moi. Je te payerai. »

— Combien ?

— Un peso.

— Fais-le bien, dit Clousiot, je t’en donnerai deux.

Baigné, rasé, les cheveux bien coupés, vêtu de vêtements propres, je me sens revivre. Mes amis n’arrêtent pas de m’interroger :

— Et l’eau, à quelle hauteur ? Et les rats ? Et les mille-pattes ? Et la boue ? Et les crabes ? et la merde des tinettes et les morts qui sortaient ? C’étaient des morts naturels ou des suicidés pendus ? Ou des « suicidés » par les policiers ?

Ça n’arrêtait pas les questions et de tant parler m’avait donné soif. Dans la cour il y avait un marchand de café. Pendant les trois heures qu’on est resté dans la cour, j’ai bu au moins une dizaine de café forts, sucrés au « papelón » (cassonade). Ce café me paraissait la meilleure boisson du monde. Le Noir du cachot d’en face est venu me dire bonjour. Il m’explique à mi-voix l’histoire du consul belge avec sa mère. Je lui serre la main. Il est très fier d’avoir été à l’origine de ma sortie. Il se retire tout heureux me disant : « On parlera demain. C’est assez pour aujourd’hui. »

Il me semble que la cellule de mes amis est un palais. Clousiot a un hamac qui lui appartient, il l’a acheté avec son argent. Il m’oblige à m’y coucher. Je m’étends en travers. Il s’étonne et je lui explique que s’il se met dans le sens de la longueur, c’est qu’il ne sait pas se servir d’un hamac.

Manger, boire, dormir, jouer aux dames, aux cartes avec des cartes espagnoles, parler espagnol entre nous et avec les policiers et prisonniers colombiens pour apprendre bien la langue, toutes ces activités meublaient notre journée et même une partie de la nuit. Il est dur d’être couché dès neuf heures du soir. Alors viennent en foule les détails de la cavale de l’hôpital de Saint-Laurent à Santa Marta, ils viennent, défilent devant mes yeux et réclament une suite. Le film ne peut pas s’arrêter là, il faut qu’il continue, il continuera, mec. Laisse-moi reprendre des forces et tu peux être sûr qu’il y aura de nouveaux épisodes, fais-moi confiance ! J’ai trouvé mes fléchettes et deux feuilles de coca, une complètement sèche, l’autre encore un peu verte. Je mâche la verte. Tous me regardent stupéfaits. J’explique à mes amis que ce sont les feuilles avec lesquelles on fabrique la cocaïne.

— Tu te fous de nous !

— Goûte.

— Oui, effectivement, ça insensibilise la langue et les lèvres.

— On en vend ici ?

— Sais pas. Comment fais-tu, Clousiot, pour faire apparaître du pognon de temps en temps ?

— J’ai changé à Rio Hacha et depuis j’ai toujours eu de l’argent aux yeux de tout le monde.

— Moi, dis-je, j’ai trente-six pièces d’or de cent pesos chez le commandant et chaque pièce vaut trois cents pesos. Un de ces jours je vais soulever le problème.

— Ce sont des crève-la-faim, offre-lui plutôt un marché.

— C’est une idée.

Dimanche j’ai parlé avec le consul belge et le prisonnier belge. Ce prisonnier a commis un abus de confiance vis-à-vis d’une compagnie bananière américaine. Le consul s’est mis à ma disposition pour nous protéger. Il a rempli une fiche où je déclare être né de parents belges à Bruxelles. Je lui ai parlé des sœurs et des perles. Mais lui, protestant, ne connaît ni les sœurs ni les curés. Il connaît un tout petit peu l’évêque. Pour les pièces, il me conseille de ne pas les réclamer. C’est trop risqué. Il devrait être avisé vingt-quatre heures à l’avance de notre départ pour Baranquilla, « et vous pourriez les réclamer en ma présence, dit-il, puisque, si j’ai bien compris, il y a des témoins. »

— Oui.

— Mais en ce moment ne réclamez rien, il serait capable de vous remettre dans ces horribles cachots et peut-être, même, de vous faire tuer. C’est une vraie petite fortune ces pièces de cent pesos d’or. Elles ne valent pas trois cents pesos, comme vous le croyez, mais cinq cent cinquante pesos chacune. C’est donc une grosse somme. Il ne faut pas tenter le diable. Pour les perles, c’est autre chose. Donnez-moi le temps de réfléchir.

Je demande au Noir s’il ne voudrait pas s’évader avec moi et comment à son avis, on devrait agir. Sa peau claire est devenue grise en entendant parler de fuite.

— Je te supplie, homme. N’y pense même pas. Si tu fracasses, ce qui t’attend c’est la mort lente la plus affreuse. Tu en as eu un avant-goût. Attends d’être ailleurs, à Baranquilla. Mais ici ce serait un suicide. Veux-tu mourir ? Alors reste tranquille. Dans toute la Colombie il n’existe pas de cachot comme celui que tu as connu. Alors pourquoi risquer ici ?

— Oui, mais ici où le mur n’est pas excessivement haut, ça doit être relativement facile.

— « Hombre, facil o no, ne compte pas sur moi. Ni pour partir, ni même pour t’aider. Même pas pour en parler. » Et il me quitte, terrorisé, sur cette parole : « Français, tu n’es pas un homme normal, tu es fou de penser à des choses pareilles ici, à Santa Marta. »

Tous les matins et tous les après-midi, je regarde les prisonniers colombiens qui sont là pour de grosses affaires. Ils ont tous des gueules d’assassins, mais on les sent dominés. La terreur d’être envoyés dans ces cachots les paralyse en tout. Il y a quatre ou cinq jours, on a vu sortir du cachot un grand diable d’une tête de plus que moi qu’on appelle « El Caimán ». Il jouit de la réputation d’être un homme extrêmement dangereux. Je parle avec lui, puis après trois ou quatre promenades je lui dis :

— Caimán, quieres fugarte conmigo ? (veux-tu t’évader avec moi ?)

Il me regarde comme si j’étais le diable et me dit :

— Pour retourner d’où on vient si on échoue ? Non, merci. Je préférerais tuer ma mère que retourner là-bas.

Ce fut mon dernier essai. Jamais plus je ne parlerai à quelqu’un d’évasion.

L’après-midi, je vois passer le commandant de la prison. Il s’arrête, me regarde, puis il me dit :

— Comment ça va ?

— Ça va, mais ça irait mieux si j’avais mes pièces d’or.

— Pourquoi ?

— Parce que je pourrais me payer un avocat.

— Viens avec moi.

Et il m’emmène dans son bureau. Nous sommes seuls. Il me tend un cigare — c’est pas mal —, me l’allume — de mieux en mieux.

— Tu sais assez parler espagnol pour comprendre et répondre clairement en parlant lentement ?

— Oui.

— Bon. Tu me dis que tu voudrais vendre tes vingt-six pièces.

— Non, mes trente-six pièces.

— Ah ! oui, oui ! Et avec cet argent te payer un avocat ? Mais il n’y a que nous deux qui savons que tu as ces pièces.

— Non, il y a le sergent et les cinq hommes qui m’ont arrêté et le deuxième commandant qui les a reçues avant de vous les remettre. Puis il y a mon consul.

— Ah ! Ah ! Bueno. C’est même mieux que beaucoup de gens le sachent comme cela nous agissons au grand jour. Tu sais, je t’ai rendu un grand service. Je me suis tu, je n’ai pas passé de bulletin de demande de renseignements aux diverses polices des pays où tu as passé pour savoir s’ils avaient connaissance d’un vol de pièces.

— Mais vous auriez dû le faire.

— Non, pour ton bien il valait mieux ne pas le faire.

— Je vous remercie, commandant.

— Tu veux que je te les vende ?

— A combien ?

— Bien, au prix que tu m’as dit qu’on t’en avait payé trois : trois cent pesos. Tu me donneras cent pesos par pièce pour t’avoir rendu ce service. Qu’en dis-tu ?

— Non. Tu me remets les pièces dix par dix et je te donnerai non pas cent mais deux cents pesos par pièce. Ça vaut ce que tu as fait pour moi.

— Français, tu es trop malin. Moi, je suis un pauvre officier colombien trop confiant et un peu bête, mais toi tu es intelligent et je te l’ai déjà dit, trop malin.

— Ben alors, quelle offre raisonnable tu veux me faire ?

— Demain je fais venir l’acheteur, ici, dans mon bureau. Il voit les pièces, fait une offre, et moitié moitié. Ça ou rien. Je t’envoie à Baranquilla avec les pièces ou je les garde pour enquête.

— Non, voilà ma dernière proposition : l’homme vient ici, regarde les pièces et tout ce qu’il y a au-dessus de trois cent cinquante pesos pour chacune est à toi.

— Esta bien (C’est bien), tu tienes mi palabra (tu as ma parole). Mais où vas-tu mettre une si grosse somme ?

— Au moment de toucher l’argent, tu feras venir le consul belge. Je la lui donnerai pour payer mon avocat.

— Non, je ne veux pas de témoin.

— Tu ne risques rien, je signerai que tu m’as remis mes trente-six pièces. Accepte, et si tu te conduis correctement envers moi, je te proposerai une autre affaire.

— Laquelle ?

— Fais-moi confiance. Elle est aussi bonne que l’autre et dans la deuxième on fera le cinquante pour cent.

— Cual es ? (Qu’est-ce que c’est ?) Dis-moi.

— Fais vite demain et le soir, à cinq heures, quand mon argent sera en sécurité chez mon consul, je te dirai l’autre affaire.

L’entrevue a été longue. Quand je reviens tout content dans la cour, mes amis sont déjà rentrés dans la cellule.

— Alors, qu’est-ce qui se passe ?

Je leur raconte toute notre conversation. On se tord de rire malgré notre situation.

— Quel renard, ce mec ! Mais tu l’as gagné de vitesse. Tu crois qu’il va marcher ?

— Je joue cent pesos contre deux cents qu’il est dans le sac. Personne ne joue ?

— Non, moi aussi je pense qu’il va marcher.

Toute la nuit je réfléchis. La première affaire, ça y est. La deuxième — il va être trop content d’aller récupérer les perles — ça y est aussi. Reste la troisième. La troisième… ce serait que je lui offre tout ce qui m’est revenu pour qu’il me laisse voler un bateau dans le port. Ce bateau, je pourrais l’acheter avec l’argent que j’ai dans mon plan. On va voir s’il va résister à la tentation. Qu’est-ce que je risque ? Après les deux premières affaires il ne peut même pas me punir. On verra. Ne vends pas la peau de l’ours, etc. Tu pourrais attendre Baranquilla. Pourquoi ? A ville plus importante, prison plus importante, donc mieux surveillée et avec des murs plus hauts. Je devrais retourner vivre avec Lali et Zoraïma : je m’évade en vitesse, j’attends là-bas des années, je vais à la montagne avec la tribu qui a les bœufs et je prends alors contact avec les Vénézuéliens. Cette cavale il faut à tout prix que je la réussisse. Toute la nuit je combine comment je pourrais m’y prendre pour mener à bien la troisième affaire.

Le lendemain, ça ne va pas traîner. A neuf heures du matin on vient me chercher pour voir un monsieur qui m’attend chez le commandant. Quand j’arrive, le policier reste dehors et je me trouve devant une personne de près de soixante ans, vêtue de gris clair, cravatée de gris. Sur la table, un grand chapeau en feutre gris, genre cow-boy. Une grosse perle grise et bleu argent s’avance comme dans un écrin portée par la cravate. Cet homme maigre et sec ne manque pas d’une certaine élégance.

— Bonjour, Monsieur.

— Parlez-vous français ?

— Oui, Monsieur, je suis libanais d’origine. Je vois que vous avez des pièces d’or de cent pesos, je suis intéressé. En voulez-vous cinq cents pour chacune ?

— Non, six cent cinquante.

— Vous vous êtes mal renseigné, Monsieur ! Leur prix maximum par pièce est de cinq cent cinquante.

— Ecoutez, comme vous les prenez toutes, je vous les donne à six cents.

— Non, à cinq cent cinquante.

Bref, on tombe d’accord à cinq cent quatre-vingts. Marché conclu.

— Qué han dicho ? (Qu’avez-vous dit ?)

— Le marché est conclu, commandant, à cinq cent quatre-vingts. La vente se fera après midi.

Il part. Le commandant se lève et me dit :

— Très bien, alors combien pour moi ?

— Deux cent cinquante par pièce. Vous voyez, je vous donne deux fois et demie ce que vous vouliez gagner, cent pesos par pièce.

Il sourit et dit : « L’autre affaire ? »

— D’abord que le consul soit là après midi pour toucher l’argent. Quand il sera parti je te dirai la deuxième affaire.

— C’est donc vrai qu’il y en a une autre ?

— Tu as ma parole.

— Bien, ojalá (que ce soit vrai).

A deux heures, le consul et le Libanais sont là. Ce dernier me donne vingt mille huit cents pesos. J’en remets douze mille six cents au consul et huit mille deux cent quatre-vingts au commandant. Je signe un reçu au commandant comme quoi il m’a remis mes trente-six pièces de cent pesos en or. Nous restons seuls, le commandant et moi. Je lui raconte la scène de la Supérieure.

— Combien de perles ?

— Cinq à six cents.

— C’est une voleuse, cette Supérieure. Elle aurait dû te les rapporter ou te les faire envoyer, ou les remettre à la police. Je vais la dénoncer.

— Non, tu vas aller la voir et tu lui remettras une lettre de ma part, en français. Avant de parler de la lettre, tu demanderas qu’elle fasse venir l’Irlandaise.

— Je comprends : c’est l’Irlandaise qui doit lire ta lettre écrite en français et la lui traduire. Très bien. J’y vais.

— Attends la lettre.

— Ah, c’est vrai ! José, prépare la voiture avec deux policiers ! » crie-t-il par la porte entrouverte.

Je m’installe au bureau du commandant et, sur le papier à en-tête de la prison, j’écris la lettre suivante :

« Madame la Supérieure du couvent,

« Aux bons soins de la bonne et charitable sœur irlandaise,

« Quand Dieu m’a conduit chez vous où je croyais recevoir l’aide à laquelle tout persécuté a droit dans la loi chrétienne, j’ai eu le geste de vous confier un sac de perles de ma propriété afin de vous donner confiance que je ne partirais pas clandestinement de votre toit qui abrite une maison de Dieu. Un être vil a cru de son devoir de me dénoncer à la police qui m’a rapidement arrêté chez vous. J’espère que l’âme abjecte qui a commis ce geste n’est pas une âme qui appartient à une des filles de Dieu de votre maison. Je ne peux pas vous dire que je le ou la pardonne, cette âme pourrie, ce serait mentir. Au contraire, je demanderai avec ferveur que Dieu ou l’un de ses saints punisse sans miséricorde la ou le coupable d’un péché aussi monstrueux. Je vous prie, Madame la Supérieure, de remettre au commandant Cesario le sac de perles que je vous ai confié. Il me les remettra religieusement, j’en suis certain. Cette lettre vous servira de reçu.

« Veuillez, etc. »

Le couvent étant à huit kilomètres de Santa Marta, la voiture revient une heure et demie après. Le commandant m’envoie chercher.

— Ça y est. Compte-les pour voir s’il en manque.

Je les compte. Pas pour savoir s’il en manque car je n’en connaissais pas le nombre, mais pour savoir combien de perles il y a maintenant entre les mains de ce ruffian : cinq cent soixante-douze.

— C’est ça ?

— Oui.

— No falta ? (Il n’en manque pas ?)

— Non. Maintenant, raconte.

— Quand je suis arrivé au couvent, la Supérieure était dans la cour. Les deux policiers m’ont encadré et j’ai dit : « Madame, pour une chose très grave que vous devez deviner, il est nécessaire que je parle à la sœur irlandaise en votre présence. »

— Et alors ?

— C’est en tremblant que cette sœur a lu la lettre à la Supérieure. Celle-ci n’a rien dit. Elle a baissé la tête, ouvert le tiroir de son bureau et m’a dit : « Voilà la bourse, intacte, avec ses perles. Que Dieu pardonne à la coupable d’un tel crime envers cet homme. Dites-lui que nous prions pour lui. » Et voilà, Hombre ! termine radieux le commandant.

— Quand est-ce qu’on vend les perles ?

— Mañana (demain). Je ne te demande pas d’où elles viennent, je sais maintenant que tu es un matador (tueur) dangereux, mais je sais aussi que tu es un homme de parole et un honnête homme. Tiens, emporte ce jambon et cette bouteille de vin et ce pain français pour que tu fêtes avec tes amis ce jour mémorable.

— Bonsoir.

Et j’arrive avec une bouteille de deux litres de chianti, un jambon fumé de près de trois kilos et quatre pains longs français. C’est un repas de fête. Le jambon, le pain et le vin diminuent rapidement. Tout le monde mange et boit de bon appétit.

— Tu crois qu’un avocat va pouvoir faire quelque chose pour nous ?

J’éclate de rire. Les pauvres, même eux y ont cru au coup de l’avocat !

— Je ne sais pas. Il faut étudier et consulter avant de payer.

— Le mieux, dit Clousiot, serait de ne payer qu’en cas de succès.

— C’est ça, il faut trouver un avocat qui accepte cette proposition. » Et je n’en parle plus. J’ai un peu honte.

Le lendemain, le Libanais revient : « C’est très compliqué, dit-il. Il faut d’abord classer les perles par mesures, puis par orient, puis selon leur forme ; voir si elles sont bien rondes ou baroques. » Bref, non seulement c’est compliqué, mais par-dessus le marché le Libanais dit qu’il doit amener un autre acheteur possible, plus compétent que lui. En quatre jours on termine. Il paye trente mille pesos. Au dernier moment j’ai retiré une perle rose et deux perles noires pour en faire cadeau à la femme du consul belge. En bons commerçants, ils en profitent pour dire que ces trois perles valent à elles seules cinq mille pesos. Je prends quand même les perles.

Le consul belge fait des difficultés pour accepter les perles. Il me gardera les quinze mille pesos. Donc je suis en possession de ving-sept mille pesos. Il s’agit de mener à bien la troisième affaire.

Comment, de quelle façon vais-je m’y prendre ? Un bon ouvrier gagnait en Colombie de huit à dix pesos par jour. Donc les vingt-sept mille pesos, c’est une grosse somme. Je vais battre le fer tant qu’il est chaud. Le commandant a touché vingt-trois mille pesos. Avec ces vingt-sept mille en plus, cela lui ferait cinquante mille pesos.

— Commandant, combien vaut un commerce qui ferait vivre quelqu’un mieux que vous ?

— Un bon commerce vaut comptant, de quarante-cinq à soixante mille pesos.

— Et que produit-il ? Trois fois ce que vous gagnez ? Quatre fois ?

— Plus. Il donne cinq ou six fois plus que ce que je gagne.

— Et pourquoi ne devenez-vous pas un commerçant ?

— Il me faudrait deux fois plus que ce que j’ai.

— Ecoute, commandant, j’ai une troisième affaire à te proposer.

— Ne joue pas avec moi.

— Non, je t’assure. Tu veux les vingt-sept mille pesos que j’ai ? Ils sont à toi quand tu veux.

— Comment ?

— Laisse-moi partir.

— Ecoute Français, je sais que tu n’as pas confiance en moi. Avant, peut-être, tu avais raison. Mais maintenant que grâce à toi je suis sorti de la misère ou tout comme, que je peux m’acheter une maison et envoyer mes enfants à l’école payante, sache que je suis ton ami. Je ne veux pas te voler ni qu’on te tue ; ici je ne peux rien faire pour toi, même pour une fortune. Je ne peux pas te faire évader avec des chances de réussir.

— Et si je te prouve le contraire ?

— Alors on verra, mais pense bien avant.

— Commandant, as-tu un ami pêcheur ?

— Oui.

— Peut-il être capable de me sortir en mer et de me vendre son canot ?

— Je ne sais pas.

— Combien, à peu près, vaut son bateau ?

— Deux mille pesos.

— Si je lui donne sept mille à lui et vingt mille à toi, ça va ?

— Français, avec dix mille c’est assez pour moi, garde quelque chose pour toi.

— Arrange les choses.

— Tu partiras seul ?

— Non.

— Combien ?

— Trois en tout.

— Laisse-moi parler avec mon ami pêcheur.

Je suis stupéfait du changement de ce type envers moi. Avec sa gueule d’assassin, il a au fond de son cœur de belles choses cachées.

Dans la cour, j’ai parlé à Clousiot et Maturette. Ils me disent que je fasse comme il me plaira, qu’ils sont prêts à me suivre. Cet abandon de leur vie entre mes mains me donne une satisfaction bien grande. Je n’en abuserai pas, je serai prudent jusqu’à l’extrême, car j’ai pris sur moi une grande responsabilité. Mais je dois avertir nos autres compagnons. Nous venons de terminer un tournoi de domino. Il est près de neuf heures du soir. C’est le dernier moment que nous avons pour prendre le café. J’appelle : « Cafetero ! » Et l’on se fait servir six cafés bien chauds.

— Il faut que je vous parle. Voilà. Je crois que je vais pouvoir repartir en cavale. Malheureusement, on ne peut partir que trois. Il est normal que je parte avec Clousiot et Maturette qui sont des hommes avec lesquels je me suis évadé des durs. Si l’un de vous trouve quelque chose à redire à cela, qu’il le dise franchement, je l’écouterai.

— Non, dit le Breton, c’est juste à tous les points de vue. D’abord parce que vous êtes partis ensemble des durs. Ensuite, si vous êtes dans cette situation, c’est de notre faute à nous qui avons voulu débarquer en Colombie. Papillon, merci quand même de nous avoir demandé notre avis. Mais tu as parfaitement le droit d’agir ainsi. Que Dieu fasse que vous réussissiez car si vous êtes pris, c’est la mort certaine et dans de drôles de conditions.

— Nous le savons, disent ensemble Clousiot et Maturette.

Le commandant m’a parlé l’après-midi. Son ami est d’accord. Il demande ce que nous voulons emporter dans le canot.

— Un tonneau de cinquante litres d’eau douce, vingt-cinq kilos de farine de maïs et six litres d’huile. C’est tout.

— Carajo ! s’écrie le commandant. Avec si peu de choses tu ne vas pas prendre la mer ?

— Si.

— Tu es valeureux, Français.

Ça y est. Il est résolu à faire la troisième opération. Il ajoute froidement : « Je fais cela, que tu le croie ou non, pour mes enfants, et après, pour toi. Tu le mérites pour ton courage. »

Je sais que c’est vrai et je l’en remercie.

— Comment vas-tu faire pour qu’on ne voie pas trop que j’étais d’accord avec toi ?

— Ta responsabilité ne sera pas engagée. Je partirai la nuit, quand le deuxième commandant sera de garde.

— Quel est ton plan ?

— Tu commences demain à enlever un policier de la garde de nuit. Dans trois jours tu en enlèves un autre. Quand il n’y en a plus qu’un, tu fais installer une guérite face à la porte de la cellule. La première nuit de pluie, la sentinelle va s’abriter dans la guérite et moi je sauterai par la fenêtre derrière. Pour la lumière autour du mur, il faut que tu trouves le moyen de faire toi-même le court-circuit. C’est tout ce que je te demande. Tu peux faire le court-circuit en envoyant toi-même un fil de cuivre d’un mètre attaché avec deux pierres, sur les deux fils qui vont au poteau à la ligne des lampes qui éclairent le dessus du mur. Quant au pêcheur, le canot doit être attaché par une chaîne dont il aura forcé le cadenas lui-même de façon que je n’aie pas à perdre de temps, les voiles prêtes à être hissées et trois grosses pagaies pour prendre le vent.

— Mais il y a un petit moteur, dit le commandant.

— Ah ! Alors mieux encore : qu’il mette le moteur au point mort comme s’il le chauffait et qu’il aille au premier café boire de l’alcool. Quand il nous verra arriver, il doit se poster au pied du bateau en ciré noir.

— L’argent ?

— Je couperai en deux tes vingt mille pesos, chaque billet sera coupé à moitié. Les sept mille pesos, je les payerai à l’avance au pêcheur. Je te donnerai à l’avance la moitié des billets et l’autre moitié te sera remise par un des Français qui reste, je te dirai lequel.

— Tu ne crois pas en moi ? C’est mal.

— Non, ce n’est pas que je ne croie pas en toi, mais tu peux commettre une erreur dans le court-circuit et alors je ne payerai pas, car sans court-circuit je ne peux pas partir.

— Bien.

Tout est prêt. Par l’intermédiaire du commandant, j’ai donné les sept mille pesos au pêcheur. Voici cinq jours qu’il n’y a plus qu’une sentinelle. La guérite est installée et nous attendons la pluie qui n’arrive pas. Le barreau a été scié avec des scies données par le commandant, l’entaille bien colmatée et, par-dessus le marché, dissimulée par une cage où vit un perroquet qui commence à dire « merde » en français. Nous sommes sur des charbons ardents. Le commandant a la moitié des billets. Chaque nuit on attend. Il ne pleut pas. Le commandant doit, une heure après le début de la pluie, provoquer le court-circuit sous le mur, du côté extérieur. Rien, rien, pas de pluie en cette saison, c’est incroyable. Le plus petit nuage aperçu de bonne heure à travers nos grilles nous remplit d’espérance et puis, rien. C’est à devenir jobard. Voilà seize jours que tout est prêt, seize nuits de veille, le cœur dans la gorge. Un dimanche, au matin, le commandant vient lui-même me chercher dans la cour et m’emmène dans son bureau. Il me rend le paquet des moitiés de billets et trois mille pesos en billets entiers.

— Que se passe-t-il ?

— Français, mon ami, tu n’as plus que cette nuit. Demain à six heures vous partez pour Baranquilla. Je ne te rends que trois mille pesos du pêcheur, parce qu’il a dépensé le reste. Si Dieu veut qu’il pleuve cette nuit, le pêcheur t’attendra et en prenant le bateau tu lui donneras l’argent. J’ai confiance en toi, je sais que je n’ai rien à craindre.

Il n’a pas plu.

CAVALES A BARANQUILLA

A six heures du matin, huit soldats et deux cabots accompagnés d’un lieutenant nous mettent les menottes, et en route pour Baranquilla dans un camion militaire. Nous faisons les cent quatre-vingts kilomètres en trois heures et demie. A dix heures du matin nous sommes à la prison qui s’appelle la « 80 », calle Medellin à Baranquilla. Tant d’efforts pour ne pas aller à Baranquilla et nous y trouver quand même ! C’est une ville importante. Le premier port colombien sur l’Atlantique, mais situé à l’intérieur de l’estuaire d’un fleuve, le rio Magdalena. Quant à sa prison, c’est une importante prison : quatre cents prisonniers et près de cent surveillants. Elle est organisée comme n’importe quelle prison d’Europe. Deux murs de ronde, hauts de plus de huit mètres.

On est reçu par l’état-major de la prison avec, à sa tête, Don Gregorio, le directeur. La prison se compose de quatre cours. Deux d’un côté, deux de l’autre. Elles sont séparées par une longue chapelle où l’on dit la messe et qui sert aussi de parloir. On nous met dans la cour des plus dangereux. A la fouille, on a trouvé les vingt-trois mille pesos et les fléchettes. Je crois de mon devoir d’avertir le directeur qu’elles sont empoisonnées, ce qui n’est pas pour nous faire passer pour de bons garçons.

— Ils ont même des flèches empoisonnées, ces Français !

Nous trouver dans cette prison de Baranquilla est pour nous le moment le plus dangereux de notre aventure. C’est ici, en effet, que nous serons remis aux autorités françaises. Oui, Baranquilla, qui pour nous se réduit à son énorme prison, représente le point crucial. Il faut s’évader au prix de n’importe quel sacrifice. Je dois jouer le tout pour le tout.

Notre cellule se trouve au milieu de la cour. D’ailleurs, ce n’est pas une cellule, c’est une cage : un toit de ciment reposant sur de gros barreaux de fer avec, dans un des angles, les cabinets et les lavabos. Les autres prisonniers, une centaine, sont répartis dans des cellules creusées dans les quatre murs de cette cour de vingt mètres sur quarante, une grille donnant sur la cour. Chaque grille est surmontée d’une sorte d’auvent en tôle pour empêcher la pluie d’entrer dans la cellule. Il n’y a que nous, les six Français, dans cette cage centrale, exposés jour et nuit aux regards des prisonniers, mais surtout des gardiens. On passe la journée dans la cour, de six heures du matin à six heures du soir. On entre ou sort de la cellule comme on veut. On peut parler, se promener, même manger dans la cour.

Deux jours après notre arrivée, on nous réunit tous les six dans la chapelle en présence du directeur, de quelques policiers et de sept ou huit journalistes photographes.

— Vous êtes des évadés du bagne français de la Guyane ?

— Nous ne l’avons jamais nié.

— Pour quels délits avez-vous, chacun, été condamnés aussi sévèrement ?

— Cela n’a aucune importance. L’important est que nous n’avons commis aucun délit sur la terre colombienne et que votre nation non seulement nous refuse le droit de nous refaire une vie, mais encore sert de chasseurs d’hommes, de gendarmes au gouvernement français.

— La Colombie pense qu’elle ne doit pas vous accepter sur son territoire.

— Mais moi, personnellement, et deux autres camarades, nous étions et sommes bien décidés à ne pas vivre dans ce pays. On nous a arrêtés tous les trois en pleine mer et non pas en train de débarquer sur cette terre. Au contraire, nous faisions tous les efforts possibles pour nous en éloigner.

— Les Français, dit un journaliste d’un journal catholique, sont à peu près tous catholiques, comme nous les Colombiens.

— Il est possible que vous, vous vous baptisiez catholiques, mais votre façon d’agir est bien peu chrétienne.

— Et que nous reprochez-vous ?

— D’être les collaborateurs des gardes-chiourme qui nous poursuivent. Même mieux, de faire leur travail. De nous avoir dépouillés de notre bateau avec tout ce qui nous appartenait et qui était bien à nous, don des catholiques de l’île de Curaçao, représentés si noblement par l’évêque Irénée de Bruyne. Nous ne pouvons pas trouver admissible que vous ne vouliez pas risquer l’expérience de notre problématique régénération et que, pour comble, vous nous empêchiez d’aller plus loin, par nos propres moyens, jusqu’à un pays qui lui, peut-être, accepterait le risque. Ça, c’est inacceptable.

— Vous nous en voulez, à nous Colombiens ?

— Pas aux Colombiens en soi, mais à leur système policier et judiciaire.

— Que voulez-vous dire ?

— Que toute erreur peut-être rattrapée quand on le veut. Laissez-nous partir par mer vers un autre pays.

— Nous essayerons d’obtenir cela pour vous.

Une fois revenus dans la cour, Maturette me dit : « Eh bien ! t’as compris ? Cette fois pas d’illusion à se faire, mec ! On y est dans la friture et pour sauter de la poêle, ça va pas être facile. »

— Chers amis, je ne sais pas si, unis, nous serions plus forts, mais je vais vous dire que chacun peut faire ce que bon lui semble. Quant à moi, il faut que je m’évade de cette fameuse « 80 ».

Jeudi on m’appelle au parloir et je vois un homme bien vêtu, d’environ quarante-cinq ans. Je le regarde. Il ressemble étrangement à Louis Dega.

— C’est toi, Papillon ?

— Oui.

— Je suis Joseph, le frère de Louis Dega. J’ai lu les journaux et je suis venu te voir.

— Merci.

— Tu as vu mon frère là-bas ? Tu le connais ?

Je lui raconte exactement l’odyssée de Dega jusqu’au jour où on s’est séparé à l’hôpital. Il m’apprend que son frère est aux Iles du Salut, nouvelle qui lui est arrivée par Marseille. Les visites ont lieu à la chapelle, les jeudis et les dimanches. Il me dit qu’à Baranquilla vit une douzaine de Français venus chercher fortune avec leurs femmes. Ce sont tous des barbeaux. Dans un quartier spécial de la ville, une douzaine et demie de prostituées maintiennent la haute tradition française de la prostitution distinguée et habile. Toujours les même types d’homme, les mêmes types de femme qui, du Caire au Liban, de l’Angleterre à l’Australie, de Buenos Aires à Caracas, de Saïgon à Brazzaville, promènent sur la terre leur spécialité, vieille comme le monde, la prostitution et la façon d’en vivre, bien.

Joseph Dega m’en apprend une bien bonne : les barbeaux français de Baranquilla se font du mauvais sang. Ils ont peur que notre venue à la prison de cette ville ne trouble leur quiétude et ne porte préjudice à leur commerce florissant. En effet, si l’un ou plusieurs d’entre nous s’évadent, la police ira les rechercher dans les « casetas » des Françaises, même si l’évadé n’y va jamais demander assistance. D’où, indirectement, la police risque de découvrir bien des choses : faux papiers, autorisations de séjour périmées ou viciées. Nous chercher provoquerait des vérifications d’identité et de séjour. Et il y a des femmes et même des hommes qui, découverts, pourraient avoir de gros ennuis.

Me voilà bien renseigné. Il ajoute que lui, il est à ma disposition pour n’importe quoi et qu’il viendra me voir les jeudis et dimanches. Je remercie ce brave garçon qui m’a montré par la suite que ses promesses étaient sincères. Il m’apprend aussi que, d’après les journaux, notre extradition a été accordée à la France.

— Eh bien ! Messieurs. J’ai beaucoup de choses à vous dire.

— Quoi ? s’exclament tous les cinq en chœur.

— D’abord qu’il n’y a pas à s’illusionner. L’extradition est chose réglée. Un bateau spécial de la Guyane française viendra nous chercher ici pour nous faire retourner d’où nous venons. Ensuite, que notre présence donne des soucis à nos barbeaux, bien installés dans cette ville. Pas celui qui m’a rendu visite. Il s’en fout des conséquences, mais ses collègues de corporation craignent que si l’un de nous s’évade, nous leur provoquions des ennuis.

Tout le monde s’esclaffe. Ils croient que je plaisante. Clousiot dit :

— Monsieur le maque Un tel, est-ce que je peux m’évader, je vous prie ?

— Assez rigolé. S’il vient nous voir des putes, il faut leur dire de ne plus venir. Entendu ?

— Entendu.

Dans notre cour se trouvent, comme je l’ai dit, une centaine de prisonniers colombiens. Ils sont bien loin d’être des imbéciles. Il y a de vrais, de bons voleurs, faussaires distingués, escrocs à l’esprit ingénieux, spécialistes de l’attaque à main armée, trafiquants de stupéfiants et quelques tueurs spécialement préparés à cette profession, si banale en Amérique, par des exercices nombreux. Là-bas les riches, les hommes politiques et les aventuriers arrivés louent les services de ces tueurs qui agissent pour eux.

Les peaux sont de couleurs variées. Ça va du noir africain des Sénégalais à la peau de thé de nos créoles martiniquais ; du brique indien mongolique aux cheveux lisses noir-violet, au pur blanc. Je prends des contacts, j’essaye de me rendre compte de la capacité et de la volonté d’évasion de quelques individus choisis. La plupart d’entre eux sont comme moi : comme ils craignent ou ont déjà une longue peine, ils vivent en permanente alerte d’évasion.

Au-dessus des quatre murs de cette cour rectangulaire circule un chemin de ronde très éclairé la nuit avec, à chaque angle du mur, une petite tourelle où s’abrite une sentinelle. Ainsi, jour et nuit, quatre sentinelles sont de service, plus une dans la cour, à la porte de la chapelle. Cette dernière, sans armes. La nourriture est suffisante et plusieurs prisonniers vendent à manger et à boire du café ou du jus de fruits du pays : oranges, ananas, papaye, etc, qui viennent de l’extérieur. De temps en temps ces petits commerçants sont victimes d’une attaque à main armée exécutée avec une rapidité surprenante. Sans avoir eu le temps de voir venir, ils se retrouvent avec une grande serviette serrée sur le visage pour les empêcher de crier, et un couteau dans les reins ou le cou qui rentrerait profondément au moindre mouvement. La victime est dépouillée de la recette avant de pouvoir dire ouf. Un coup de poing sur la nuque accompagne l’enlèvement de la serviette. Jamais, quoi qu’il arrive, personne ne parle. Quelquefois, le commerçant range ce qu’il vend — manière de fermer la boutique — et recherche qui a bien pu lui faire le coup. S’il le découvre, il y a bataille, toujours au couteau.

Deux voleurs colombiens viennent me faire une proposition. Je les écoute très attentivement. Il existe dans la ville, paraît-il, des policiers voleurs. Lorsqu’ils sont de garde dans un secteur, ils avisent des complices pour qu’ils puissent venir y voler.

Mes deux visiteurs les connaissent tous et m’expliquent que ce serait une malchance si, dans la semaine, il n’y avait pas un de ces policiers qui vienne monter la garde à la porte de la chapelle. Il faudrait que je me fasse rentrer un revolver à la visite. Le policier voleur accepterait sans peine d’être soi-disant forcé de frapper à la porte de sortie de la chapelle qui donne sur un petit poste de garde de quatre à six hommes au plus. Surpris par nous, revolver au poing, ils ne pourraient nous empêcher de gagner la rue. Et il ne resterait plus qu’à se perdre dans le trafic qui y est très mouvementé.

Le plan ne me plaît pas beaucoup. Le revolver, pour pouvoir le dissimuler, ne peut être qu’une très petite arme, au maximum un 6,35. Avec ça, on risque de ne pas intimider suffisamment les gardes. Ou l’un d’eux peut mal réagir et on serait obligés de le tuer. Je dis non.

Le désir d’action ne tourmente pas que moi, mais aussi mes amis. Avec cette différence que, certains jours d’abattement, ils arrivent à accepter que le bateau qui viendra nous chercher nous trouve à la prison. De là à se voir battus, il n’y a pas loin. Ils discutent même de ce que pourront être nos punitions là-bas et des traitements qui nous y attendent.

— Je ne peux même pas les écouter, vos conneries ! Quand vous voulez parler de cet avenir, faites-le en dehors de moi, allez discuter dans un coin où je ne suis pas. La fatalité dont vous parlez n’est acceptable que si on est impotent. Etes-vous impotents ? Y a-t-il quelqu’un parmi nous à qui on ait coupé les couilles ? Si cela est arrivé, avisez-moi. Car, je vais vous le dire, mecs : quand je pense cavale ici, je pense cavale pour tous. Quand mon cerveau éclate à force de combiner comment s’y prendre pour s’évader, c’est que je pense à s’évader « tous ». Et c’est pas facile, six hommes. Parce que moi, je vais vous le dire, si je vois la date s’approcher de trop sans avoir rien fait, c’est facile : je tue un policier colombien pour gagner du temps. Ils vont pas me rendre à la France si je leur ai tué un policier. Et alors, j’aurai du temps devant moi. Et comme je serai tout seul à m’évader, ce sera plus facile.

Les Colombiens préparent un autre plan, pas mal combiné. Le jour de la messe, dimanche matin, la chapelle est toujours pleine de visiteurs et de prisonniers. D’abord on écoute la messe tous ensemble, puis, l’office fini, dans la chapelle restent les prisonniers qui ont une visite. Les Colombiens me demandent d’aller dimanche à la messe pour bien me rendre compte comment ça se passe, afin de pouvoir coordonner l’action pour le dimanche suivant. Ils me proposent d’être le chef de la révolte. Mais je refuse cet honneur : je ne connais pas assez les hommes qui vont agir.

Je réponds des quatre Français. Le Breton et l’homme au fer à repasser ne veulent pas participer. Pas de problème, ils n’auront qu’à ne pas aller à la chapelle. Dimanche, nous, les quatre qui seront dans le coup, nous assistons à la messe. Cette chapelle est rectangulaire. Au fond, le chœur ; au milieu, de chaque côté, deux portes qui donnent sur les cours. La porte principale donne sur le poste de garde. Elle est barrée par une grille derrière laquelle sont les gardiens, une vingtaine. Enfin, derrière eux, la porte sur la rue. Comme la chapelle est pleine à craquer, les gardiens laissent la grille ouverte et, pendant l’office, restent debout en rang serré. Parmi les visiteurs doivent venir deux hommes et des armes. Les armes seront portées par des femmes, entre leurs cuisses. Elles les leur passeront une fois tout le monde entré. Ce seront deux gros calibres 38 ou 45. Le chef du complot recevra un revolver gros calibre d’une femme qui se retirera aussitôt. On doit, au signal de la deuxième sonnerie de la clochette de l’enfant de chœur, attaquer d’un seul coup. Moi, je dois mettre un énorme couteau sous la gorge du directeur, Don Gregorio, en disant : « Da la orden de nos dejar passar, si no, te mato. » (Donne l’ordre de nous laisser passer sans quoi je te tue.)

Un autre doit faire la même chose au curé. Les trois autres, de trois angles différents, braqueront leurs armes sur les policiers debout à la grille de l’entrée principale de la chapelle. Ordre d’abattre le premier qui ne jette pas son arme. Ceux qui ne sont pas armés doivent sortir les premiers. Le curé et le directeur serviront de bouclier à l’arrière-garde. Si tout se passe normalement, les policiers auront leurs fusils par terre. Les hommes qui ont les revolvers doivent les faire entrer dans la chapelle. Nous sortirons en fermant d’abord la grille, puis la porte en bois. Le poste de garde sera vide puisque tous les policiers assistent obligatoirement debout à la messe. Dehors, à cinquante mètres, se trouvera un camion avec une petite échelle suspendue derrière pour pouvoir monter plus vite. Le camion démarrera seulement après que le chef de la révolte sera monté. Il doit monter le dernier. Après avoir assisté au déroulement de la messe, je suis d’accord. Tout se passe comme me l’a décrit Fernando.

Joseph Dega ne viendra pas à la visite dimanche. Il sait pourquoi. Il va faire préparer un faux taxi pour que nous ne montions pas dans le camion et nous mènera à une cachette qu’il va aussi préparer. Je suis très excité pendant toute la semaine et attends l’action avec impatience. Fernando a pu se procurer un revolver par un autre moyen. C’est un 45 de la Garde civile colombienne, une arme vraiment redoutable. Jeudi, une des femmes de Joseph est venue me voir. Elle est très gentille et me dit que le taxi sera de couleur jaune, on ne pourra pas se tromper.

— O.K. Merci.

— Bonne chance. » Elle m’embrasse gentiment sur les deux joues et me paraît un peu émue.

— Entra, entra. Que cette chapelle se remplisse pour écouter la voix de Dieu, dit le curé.

Clousiot est fin prêt. Maturette a les yeux brillants et l’autre ne me quitte pas d’une semelle. Très calme, je prends ma place. Don Gregorio, le directeur, est là, assis sur une chaise à côté d’une grosse femme. Je suis debout contre le mur. A ma droite Clousiot, à ma gauche les deux autres, vêtus convenablement pour ne pas nous faire remarquer du public si on arrive à gagner la rue. J’ai le couteau tout ouvert contre mon avant-bras droit. Il est retenu par un gros élastique et recouvert par la manche de ma chemise kaki, bien boutonnée au poignet. C’est au moment de l’élévation, quand tout le monde baisse la tête comme s’ils cherchaient quelque chose, que l’enfant de chœur, après avoir fait tinter très vite sa sonnette, doit faire entendre trois sonneries distinctes. La deuxième, est notre signal. Chacun sait ce qu’il doit alors faire.

Première sonnerie, deuxième… Je me jette sur Don Gregorio, le poignard sous son gros cou ridé. Le curé crie : « Misericordia, no me mata. » (Miséricorde, ne me tuez pas.) Et sans les voir, j’entends les trois autres ordonner aux gardiens de jeter leur fusil. Tout va bien. Je prends Don Gregorio par le col de son beau costume et lui dis :

— Sigua y no tengas miedo, no te haré daño. (Suis-moi et n’aie pas peur, je ne te ferai pas de mal.)

Le curé est maintenu par un rasoir sous la gorge, près de mon groupe. Fernando dit :

— Vamos, Francés, vamos a la salida. (Allons-y, Français, allons à la sortie.)

Avec la joie du triomphe, de la réussite, je pousse tout mon monde vers la porte qui donne sur la rue, quand éclatent deux coups de fusil en même temps. Fernando s’écroule et un de ceux qui sont armés aussi. J’avance quand même encore un mètre, mais les gardiens se sont relevés et nous barrent le passage avec leurs fusils. Heureusement qu’entre eux et nous se trouvent des femmes.

Elles les empêchent de tirer. Deux autres coups de fusil, suivis d’un coup de revolver. Notre troisième compagnon armé vient d’être abattu après avoir eu le temps de tirer un coup un peu au hasard, car il a blessé une jeune fille. Don Gregorio pâle comme un mort, me dit :

— Donne-moi le couteau.

Je le lui remets. Ça n’aurait servi à rien de continuer la lutte. En moins de trente secondes la situation a été renversée.

Plus d’une semaine après, j’ai appris que la révolte avait échoué à cause d’un prisonnier d’une autre cour qui assistait en curieux à la messe, de l’extérieur de la chapelle. Dès les premières secondes de l’action, il avertit les sentinelles du mur de ronde. Elles sautent de ce mur de plus de six mètres dans la cour, l’une d’un côté de la chapelle, l’autre de l’autre et, à travers les barreaux des portes latérales, tirèrent d’abord les deux qui, debout sur un banc, menaçaient de leurs armes les policiers. Le troisième fut abattu quelques secondes après en passant dans leur champ de tir. La suite fut une belle « corrida ». Moi, je suis resté à côté du directeur qui criait des ordres. Seize d’entre nous, dont les quatre Français, nous sommes retrouvés avec des barres de justice dans un cachot, au pain et à l’eau.

Don Gregorio a reçu la visite de Joseph. Il me fait appeler et m’explique que, pour lui faire plaisir, il va me remettre dans la cour avec mes camarades. Grâce à Joseph, dix jours après la révolte nous étions tous de nouveau dans la cour, Colombiens compris, et dans la même cellule. En y arrivant, je demande que nous donnions à Fernando et à ses deux amis morts dans l’action quelques minutes de souvenir. Lors d’une visite, Joseph m’expliqua qu’il avait fait une quête et qu’entre tous les barbeaux il avait ramassé cinq mille pesos avec lesquels il avait pu convaincre Don Gregorio. Ce geste releva les barbeaux dans notre estime.

Que faire maintenant ? Qu’inventer de nouveau ? Pourtant je ne vais pas m’avouer vaincu et attendre sans rien entreprendre l’arrivée du bateau !

Couché dans le lavoir commun, à l’abri d’un soleil de plomb, je peux examiner, sans qu’on y fasse attention, le manège des sentinelles sur le mur de ronde. La nuit, toutes les dix minutes, elles crient chacune à leur tour : « Sentinelles, prenez garde à vous ! » Ainsi le chef de poste peut vérifier qu’aucune des quatre ne dort. Si l’une ne répond pas, l’autre relance son appel jusqu’à ce qu’elle réponde.

Je crois avoir trouvé une faille. En effet, de chaque guitoune, aux quatre coins du chemin de ronde, pend une boîte attachée à une corde. Quand la sentinelle veut du café, elle appelle le « cafetero » qui lui verse un ou deux cafés dans la boîte. L’autre n’a plus qu’à tirer sur la corde. Or la guitoune de l’extrême droite a une espèce de tourelle qui avance un peu sur la cour. Et je me dis que si je fabrique un gros crochet attaché au bout d’une corde tressée, il doit s’y accrocher facilement. En peu de secondes je dois pouvoir franchir le mur qui donne sur la rue. Seul problème : neutraliser la sentinelle. Comment ?

Je la vois se lever et faire quelques pas sur le mur de ronde. Elle me donne l’impression d’être incommodée par la chaleur et de lutter pour ne pas s’endormir. C’est ça, nom de Dieu ! il faut qu’elle dorme ! Je vais d’abord confectionner la corde et si je trouve un crochet sûr, je vais l’endormir et tenter ma chance. En deux jours une corde de près de sept mètres est tressée avec toutes les chemises de toile forte qu’on a pu trouver, surtout les kaki. Le crochet a été relativement facile à trouver. C’est le support d’un des auvents fixés aux portes des cellules pour les protéger de la pluie. Joseph Dega m’a apporté une bouteille d’un somnifère très puissant. D’après les indications, on doit le prendre par dix gouttes seulement. La bouteille contient à peu près six grosses cuillerées à soupe. J’habitue la sentinelle à ce qu’elle accepte que je lui offre le café. Elle envoie la boîte et je lui envoie chaque fois trois cafés. Comme tous les Colombiens aiment l’alcool et que le somnifère a un peu le goût d’anis, je me fais rentrer une bouteille d’anis. Je dis à la sentinelle :

— Veux-tu un café à la française ?

— Comment est-ce ?

— Avec de l’anis dedans.

— Essaye, je veux d’abord le goûter.

Plusieurs sentinelles ont goûté mon café à l’anis et maintenant, quand j’offre le café, ils me disent : « A la française ! »

— Si tu veux. » Et pan ! je leur verse de l’anis.

L’heure H est arrivée. Midi, c’est un samedi. Il fait une chaleur épouvantable. Mes amis savent qu’il est impossible qu’on ait le temps de passer à deux, mais un Colombien au nom arabe, Ali, me dit qu’il monte derrière moi. J’accepte. Ça évite qu’un Français fasse figure de complice et soit puni par la suite. D’autre part, je ne peux pas avoir la corde et le crochet sur moi, puisque la sentinelle aura tout le temps de m’observer quand je lui donnerai le café. A notre avis, en cinq minutes il doit être K.O.

Il est « moins cinq ». J’appelle la sentinelle.

— Ça va ?

— Oui.

— Tu veux boire un café ?

— Oui, à la française, c’est meilleur.

— Attends, je te l’apporte.

Je vais au « cafetero » : « Deux cafés. » Dans ma boîte j’ai déjà mis toute la bouteille de somnifère. Si avec ça il ne tombe pas raide ! J’arrive au-dessous de lui et il me voit verser l’anis bien ostensiblement.

— Tu le veux fort ?

— Oui.

J’en mets encore un peu, verse le tout dans sa boîte et il la monte aussitôt.

Cinq minutes, dix, quinze, vingt minutes passent ! Il ne dort toujours pas. Mieux que cela, au lieu de s’asseoir il fait quelques pas, son fusil à la main, aller et retour. Pourtant il a tout bu. Et la relève de la garde est à une heure.

Comme sur des charbons ardents, j’observe ses mouvements. Rien n’indique qu’il soit drogué. Ah ! Il vient de trébucher. Il s’assied devant la guérite, son fusil entre ses jambes. Sa tête s’incline sur son épaule. Mes amis et deux ou trois Colombiens au courant de cette affaire suivent aussi passionnément que moi ses réactions.

— Vas-y, dis-je au Colombien. La corde !

Il se prépare à la jeter, quand le garde se lève, laisse tomber son fusil par terre, s’étire et fait marcher ses jambes comme s’il marquait le pas sur place. Juste à temps, le Colombien s’arrête. Il reste dix-huit minutes avant la relève. Alors je me mets à appeler mentalement Dieu à mon secours : « Je t’en prie, aide-moi encore une fois ! Je t’en supplie, ne m’abandonne pas ! » Mais c’est inutilement que j’invoque ce Dieu des chrétiens, si peu compréhensif parfois, surtout pour moi, un athée.

— Ça par exemple ! dit Clousiot s’approchant de moi. C’est extraordinaire qu’il ne s’endorme pas ce connard !

La sentinelle reprend son fusil et, au moment où elle se baisse pour le ramasser, elle tombe de tout son long sur le chemin de ronde, comme foudroyée. Le Colombien lance le crochet, mais le crochet ne prend pas et retombe. Il l’envoie une seconde fois. Le voilà accroché. Il tire un peu pour voir s’il est bien pris. Je le vérifie et au moment où je mets le pied contre le mur pour faire la première traction et commencer à monter, Clousiot me dit :

— Fais gaffe ! Voilà la relève.

J’ai juste le temps de me retirer avant d’être aperçu. Mus par cet instinct de défense et de camaraderie des prisonniers, une dizaine de Colombiens m’entourent rapidement et me mêlent à leur groupe. Nous marchons le long du mur, laissant derrière nous la corde pendue. Un garde de la relève aperçoit du même coup d’œil le crochet et la sentinelle affalée avec son fusil. Il court deux ou trois mètres et appuie sur le bouton d’alarme, persuadé qu’il y a eu une évasion.

On vient chercher l’endormi avec un brancard. Il y a plus de vingt policiers sur le chemin de ronde. Don Gregorio est avec eux et fait monter la corde. Il a le crochet à la main. Quelques instants après, fusils braqués, les policiers investissent la cour. On fait l’appel. A chaque nom, l’interpellé doit rentrer dans sa cellule. Surprise ! il ne manque personne. On enferme tout le monde, à clef, chacun dans sa cellule.

Deuxième appel et contrôle, cellule par cellule. Non, personne n’a disparu. Vers trois heures, on nous laisse à nouveau sortir dans la cour. Nous apprenons que la sentinelle ronfle à poings fermés et que tous les moyens employés n’ont pas pu la réveiller. Mon complice colombien est aussi anéanti que moi. Il était tellement convaincu que ça allait réussir ! Il tempête sur les produits américains, car le somnifère était américain.

— Que faire ?

— Hombre, recommencer ! » C’est tout ce que je trouve à lui dire. Il croit que je veux dire : recommencer à endormir une sentinelle ; alors que je pensais : trouver autre chose. Il me dit :

— Tu crois que ces gardiens sont assez cons pour qu’il s’en trouve encore un autre qui veuille boire un café à la française ?

Malgré le tragique de ce moment, je ne puis m’empêcher de rire.

— Sûrement, mec !

Le policier a dormi trois jours et quatre nuits. Quand, finalement, il se réveille, bien entendu il dit que c’est certainement moi qui l’ai endormi avec le café à la française. Don Gregorio me fait appeler et me confronte avec lui. Le chef du corps de garde veut me frapper avec son sabre. Je bondis dans l’angle de la pièce et le provoque. L’autre lève son sabre, Don Gregorio s’interpose, reçoit le coup en pleine épaule et s’écroule. Il a la clavicule fracturée. Il crie si fort que l’officier ne s’occupe plus que de lui. Il le ramasse. Don Gregorio appelle au secours. Des bureaux voisins accourent tous les employés civils. L’officier, deux autres policiers et la sentinelle que j’avais endormie se battent contre une dizaine de civils qui veulent venger le directeur. Dans cette « tangana », plusieurs sont légèrement blessés. Le seul qui n’a rien, c’est moi. L’important, ce n’est plus mon cas mais celui du directeur et de l’officier. Le remplaçant du directeur, qu’on a transporté à l’hôpital, me reconduit dans la cour :

— On verra pour toi plus tard, Francés.

Le lendemain, le directeur, l’épaule plâtrée, me demande une déclaration écrite contre l’officier. Je déclare avec plaisir tout ce que l’on veut. On a complètement oublié l’histoire du somnifère. Ça ne les intéresse pas, une chance pour moi.

Quelques jours ont passé, quand Joseph Dega offre d’organiser une action de l’extérieur. Comme je lui ai dit que l’évasion de nuit est impossible à cause de l’illumination du chemin de ronde, il cherche le moyen de couper le courant. Grâce à un électricien, il le trouve : en abaissant l’interrupteur d’un transformateur situé à l’extérieur de la prison. Moi, il me reste à acheter la sentinelle de garde du côté de la rue ainsi que celle de la cour, à la porte de la chapelle. Ce fut plus compliqué qu’on croyait. D’abord je fus obligé de convaincre Don Gregorio de me remettre dix mille pesos sous prétexte de les envoyer à ma famille par l’intermédiaire de Joseph, en « l’obligeant », bien entendu, à accepter deux mille pesos pour acheter un cadeau à sa femme. Puis, après avoir localisé celui qui organisait les tours et les heures de garde, il fallut l’acheter à son tour. Il recevra trois mille pesos, mais ne veut pas intervenir dans les négociations avec les deux autres sentinelles. C’est à moi de les trouver et de traiter avec elles. Après, je lui donnerai leurs noms et lui, il leur donnera le tour de garde que je lui indiquerai.

La préparation de cette nouvelle cavale me prit plus d’un mois. Enfin, tout est minuté. Comme on n’aura pas à se gêner avec le policier de la cour, on coupera le barreau avec une scie à métaux dotée de sa monture. J’ai trois lames. Le Colombien au crochet en est averti. Lui, il coupera son barreau en plusieurs fois. La nuit de l’action, un de ses amis, qui fait le fou depuis quelque temps, tapera sur un bout de tôle de zinc et chantera à tue-tête. Le Colombien sait que la sentinelle n’a voulu traiter que pour l’évasion de deux Français et qu’elle a dit que s’il montait un troisième homme, elle tirerait dessus. Il veut tenter sa chance quand même et me dit qu’en grimpant bien collés l’un à l’autre dans l’obscurité, la sentinelle ne pourra pas voir s’il y en a un ou deux. Clousiot et Maturette ont tiré au sort pour savoir qui partirait avec moi. C’est Clousiot qui a gagné.

La nuit sans lune arrive. Le sergent et les deux policiers ont touché la moitié des billets qui reviennent à chacun. Cette fois je n’ai pas eu à les couper, ils l’étaient déjà. Ils doivent aller chercher les autres moitiés au Barrio Chino, chez la femme de Joseph Dega.

La lumière s’éteint. On attaque le barreau. En moins de dix minutes il est scié. En pantalon et chemise foncés, nous sortons de la cellule. Le Colombien se joint à nous au passage. Il est complètement nu, à part un slip noir. Je monte la grille de la porte du « calabozo » (cachot, geôle), qui est dans le mur, contourne l’auvent, lance le crochet qui a trois mètres de corde. Je suis sur le chemin de ronde en moins de trois minutes sans avoir fait aucun bruit. Couché à plat ventre j’attends Clousiot. Il fait une nuit noire. Tout d’un coup je vois, ou plutôt je devine une main qui se tend, je l’attrape et je tire. Un bruit épouvantable se produit. C’est que Clousiot a passé entre l’auvent et le mur et il est accroché par le bourrelet de la ceinture de son pantalon à la tôle. Bien entendu, au bruit j’arrête de tirer. Le zinc s’est tu. Je tire à nouveau Clousiot, pensant qu’il s’est dégagé et, au milieu du boucan que fait cette tôle de zinc, je l’arrache par force et le hisse sur le haut du chemin de ronde.

Des coups de fusil partent des autres postes, mais pas du mien. Affolés par ces coups de fusil nous sautons du mauvais côté, dans la rue qui est en contrebas à neuf mètres alors qu’à droite se trouvait une autre rue à cinq mètres seulement. Résultat : Clousiot se recasse la jambe droite. Je ne peux pas me relever non plus : je me suis cassé les deux pieds. Plus tard j’apprendrai qu’il s’agissait des calcanéums. Le Colombien, lui se démet un genou. Les coups de fusil font sortir la garde dans la rue. On nous entoure sous le feu d’une grosse lanterne électrique, fusils braqués. Je pleure de rage. Par surcroît, les policiers ne veulent pas admettre que je ne puisse pas me relever. C’est à genoux, rampant sous des centaines de coups de baïonnette, que je rentre à la prison. Clousiot, lui, saute sur un pied, le Colombien pareil. Je saigne horriblement d’une blessure à la tête faite par un coup de crosse.

Les coups de feu ont réveillé Don Gregorio qui, heureusement de garde cette nuit-là, dormait dans son bureau. Sans lui nous étions achevés à coups de crosse et de baïonnette. Celui qui s’acharne le plus sur moi est précisément le sergent que j’ai payé pour placer les deux gardiens complices. Don Gregorio arrête cette sauvage curée. Il les menace de les faire passer devant les tribunaux s’ils nous blessent sérieusement. Cette parole magique paralyse tout le monde.

Le lendemain la jambe de Clousiot est plâtrée à l’hôpital. Le Colombien a son genou remis par un rebouteux prisonnier et porte une bande Velpeau. Pendant la nuit, mes pieds ayant enflés au point qu’ils sont gros comme ma tête, rouges et noirs de sang, tuméfiés à l’extrême, le docteur me fait mettre les pieds dans l’eau tiède salée, puis on m’applique des sangsues trois fois par jour. Quand elles sont gorgées de sang, les sangsues se détachent toutes seules et on les met à dégorger dans du vinaigre. Six points de suture ont refermé la plaie de la tête.

Un journaliste en mal d’informations sort un article sur moi. Il raconte que j’étais le chef de la révolte de l’Eglise, que j’avais « empoisonné » une sentinelle et qu’en dernier lieu j’ai monté une évasion collective avec complicité extérieure puisqu’on a coupé la lumière du quartier en s’attaquant au transformateur. « Espérons que la France viendra le plus vite possible nous débarrasser de son gangster numéro Un », conclut-il.

Joseph est venu me voir, accompagné de sa femme Annie. Le sergent et les trois policiers se sont présentés séparément pour toucher l’autre moitié des billets. Annie est venue me demander ce qu’elle devait faire. Je lui dis de payer parce qu’ils ont tenu leur engagement. Si on a échoué, ce n’est pas leur faute.

Depuis une semaine on me promène dans la cour dans une brouette en fer qui me sert de lit. Je suis étendu, les pieds surélevés reposant sur une bande d’étoffe tendue entre deux morceaux de bois fixés verticalement aux bras de la brouette. C’est la seule position possible pour ne pas trop souffrir. Mes pieds énormes, gonflés et congestionnés de sang caillé, ne peuvent s’appuyer sur rien, même en position couchée. Ainsi arrangé, je souffre un peu moins. Près de quinze jours après m’être cassé les pieds, ils ont dégonflé de moitié et on me fait passer à la radio. J’ai les deux calcanéums cassés. Je resterai toute ma vie avec des pieds plats.

Le journal d’aujourd’hui annonce pour la fin du mois l’arrivée du bateau qui vient nous chercher avec une escorte de policiers français. Il s’appelle le « Mana », dit le journal. Nous sommes le 12 octobre. Il nous reste dix-huit jours, il faut jouer la dernière carte. Mais laquelle, avec mes pieds cassés ?

Joseph est désespéré. A la visite, il me raconte que tous les Français et toutes les femmes de Barrio Chino sont consternés de m’avoir vu tant lutter pour ma liberté et de me voir à seulement quelques jours d’être rendu aux autorités françaises. Mon cas bouleverse toute la colonie. Je suis réconforté de savoir que ces hommes et leurs femmes sont moralement avec moi.

J’ai abandonné le projet de tuer un policier colombien. En effet, je ne peux pas me décider à supprimer la vie d’un homme qui ne m’a rien fait. Je pense qu’il peut avoir un père ou une mère qu’il aide, une femme, des enfants. Je souris en pensant qu’il faudrait que je trouve un policier méchant et sans aucune famille. Par exemple, je pourrais lui demander : « Si je t’assassine, tu ne manqueras vraiment à personne ? » J’ai le cafard, ce matin du 13 octobre. Je regarde un morceau de pierre d’acide picrique qui doit, après l’avoir mangé, me donner la jaunisse. Si on m’hospitalise, je pourrai peut-être me faire enlever de l’hôpital par des hommes payés par Joseph. Le lendemain 14, je suis plus jaune qu’un citron. Don Gregorio vient me voir dans la cour, je suis à l’ombre, à moitié couché dans ma brouette, les pieds en l’air. Vite, sans détour, sans prudence j’attaque :

— Dix mille pesos pour vous, si vous me faites hospitaliser.

— Français, je vais essayer. Non, pas tant pour les dix mille pesos, mais parce que ça fait de la peine de te voir tant lutter en vain pour ta liberté. Seulement, je ne crois pas qu’ils te garderont à l’hôpital, à cause de cet article dans le journal. Ils auront peur.

Une heure après, le docteur m’envoie à l’hôpital. Je n’y ai même pas touché terre. Descendu de l’ambulance sur un brancard, je retournais à la prison deux heures après une visite minutieuse et un examen d’urine sans me bouger du brancard.

Nous sommes le 19, un jeudi. La femme de Joseph, Annie, est venue accompagnée de la femme d’un Corse. Elles m’ont apporté des cigarettes et quelques douceurs. Ces deux femmes m’ont, par leurs mots affectueux, fait un bien immense. Les plus jolies choses, la manifestation de leur pure amitié, ont vraiment transformé ce jour « amer » en après-midi ensoleillé. Je ne pourrai jamais exprimer combien la solidarité des gens du milieu m’a fait du bien pendant mon séjour à la prison « 80 ». Ni combien je dois à Joseph Dega qui est allé jusqu’à risquer sa liberté et sa situation pour m’aider à m’évader.

Mais une parole d’Annie m’a donné une idée. En causant, elle me dit :

— Mon cher Papillon, vous avez fait tout ce qu’il était humainement possible de tenter pour regagner votre liberté. Le destin a été bien cruel envers vous. Il ne vous manque plus qu’à faire sauter la « 80 » !

— Et pourquoi pas ? Pourquoi ne ferais-je pas sauter cette vieille prison ? Ce serait un service à leur rendre à ces Colombiens. Si je la fais sauter, peut-être se décideront-ils à en construire une neuve, plus hygiénique.

En embrassant ces charmantes jeunes femmes à qui j’ai fait mes adieux pour toujours, je dis à Annie :

— Dites à Joseph de venir me voir dimanche.

Le dimanche 22, Joseph est là.

— Ecoute, fais l’impossible pour que quelqu’un m’apporte jeudi une cartouche de dynamite, un détonateur et un cordon Bickford. De mon côté je vais faire le nécessaire pour avoir un vilebrequin et trois mèches à brique.

— Que vas-tu faire ?

— Je vais faire sauter le mur de la prison en plein jour. Promets cinq mille pesos au faux taxi en question. Qu’il soit à la rue derrière la calle Medellin tous les jours de huit heures du matin à six heures du soir. Il touchera cinq cents pesos par jour s’il ne se passe rien et cinq mille pesos s’il se passe quelque chose. Par le trou que va ouvrir la dynamite, j’arriverai sur le dos d’un costaud colombien jusqu’au taxi et à lui le reste. Si le faux taxi marche, envoie la cartouche. Si non, alors c’est la fin des fins, il n’y a plus d’espoir.

— Compte sur moi, dit Joseph.

A cinq heures je me fais porter à bras dans la chapelle. Je dis que je veux prier seul. On m’y porte. Je demande que Don Gregorio vienne me voir. Il vient.

— Hombre, il n’y a plus que huit jours pour que tu me quittes.

— C’est pour cela que je vous ai fait venir. Vous avez à moi quinze mille pesos. Je veux les remettre à mon ami avant de partir pour qu’il les envoie à ma famille. Veuillez accepter trois mille pesos que je vous offre de grand cœur pour m’avoir toujours protégé des mauvais traitements des soldats. Vous me rendriez service si vous me les donniez aujourd’hui avec un rouleau de papier collant afin que d’ici jeudi je les arrange pour les donner tout prêts à mon ami.

— Entendu.

Il revient et me remet, toujours coupés en deux, douze mille pesos. Il en garde trois mille.

Rentré dans ma brouette, j’appelle le Colombien dans un coin solitaire, celui qui est parti la dernière fois avec moi. Je lui dis mon projet et lui demande s’il se sent capable de me porter à califourchon pendant vingt ou trente mètres jusqu’au taxi. Il s’y engage formellement. Ça va de ce côté. J’agis comme si j’étais sûr que Joseph allait réussir. Je me mets sous le lavoir le lundi matin de bonne heure, et Maturette qui, avec Clousiot, fait toujours le « chauffeur » de ma brouette, va chercher le sergent à qui j’avais donné les trois mille pesos et qui m’a si sauvagement battu lors de la dernière évasion.

— Sergent Lopez, il faut que je vous parle.

— Que voulez-vous ?

— Pour deux mille pesos je veux un vilebrequin très fort à trois vitesses et six mèches à brique. Deux de un demi-centimètre, deux de un centimètre et deux de un centimètre et demi d’épaisseur.

— Je n’ai pas d’argent pour les acheter.

— Voilà cinq cents pesos.

— Tu les auras demain mardi au changement de garde, à une heure. Prépare les deux mille pesos.

Le mardi, j’ai le tout à une heure, dans la poubelle vide de la cour, une poubelle à papiers qu’on vide au changement de garde. Pablo, le costaud colombien, ramasse le tout et le cache.

Le jeudi 26, à la visite, pas de Joseph. Vers la fin de la visite on m’appelle. C’est un vieux Français, tout ridé, qui vient de la part de Joseph.

— Dans cette boule de pain il y a ce que tu as demandé.

— Voilà deux mille pesos pour le taxi. Chaque jour cinq cents pesos.

— Le chauffeur de taxi est un vieux Péruvien gonflé à bloc. Te fais pas du mauvais sang de ce côté-là. Ciao.

— Ciao.

Dans une grande bourse de papier, pour que la boule de pain n’attire pas la curiosité, ils ont mis des cigarettes, des allumettes, des saucisses fumées, un saucisson, un paquet de beurre et un flacon d’huile noire. Pendant qu’il fouille mon paquet, je donne au garde de la porte un paquet de cigarettes, des allumettes et deux saucisses. Il me dit :

— Donne-moi un morceau de pain.

Manquait plus que ça !

— Non, le pain achète-le. Tiens voilà cinq pesos, car du pain il n’y en aura pas assez pour nous six.

Ouf ! Je l’ai échappé belle. Quelle idée d’offrir des saucisses à ce mec-là ! La brouette s’écarte en vitesse de ce policier encombrant. J’ai tellement été surpris par cette demande de pain que j’en suis encore tout plein de sueur.

— C’est demain le feu d’artifice. Tout est là, Pablo. Il faut percer le trou exactement sous l’avancée de la tourelle. Le flic d’en haut ne pourra pas te voir.

— Mais il pourra entendre.

— Je l’ai prévu. Le matin, à dix heures, ce côté de la cour est à l’ombre. Il faut qu’un des travailleurs de cuivre se mette à aplatir une feuille de cuivre en la plaquant sur le mur, à quelques mètres de nous, à découvert. S’ils sont deux, ce sera mieux. Je leur donnerai cinq cents pesos chacun. Trouve les deux hommes.

Il les trouve.

— Deux amis à moi vont marteler le cuivre sans s’arrêter. La sentinelle ne pourra pas discerner le bruit de la mèche. Seulement toi, avec ta brouette, il faut que tu te trouves un peu en dehors de l’avancée et que tu discutes avec les Français. Ça me masquera un peu à la sentinelle de l’autre angle.

En une heure le trou est percé. Grâce aux coups de marteau sur le cuivre et de l’huile que verse un aide sur la mèche, la sentinelle ne se doute de rien. La cartouche est forcée dans le trou, le détonateur fixé, vingt centimètres de mèche. La cartouche est calée à l’aide d’argile. On se retire. Si tout va bien, à l’explosion un trou va s’ouvrir. La sentinelle tombera avec la guérite et moi, à travers le trou, à cheval sur Pablo, j’arriverai au taxi. Les autres se débrouilleront. Logiquement, Clousiot et Maturette, même en sortant après nous, seront plus vite au taxi que moi.

Juste avant la mise à feu, Pablo avertit un groupe de Colombiens.

— Si vous voulez vous évader, dans quelques instants il va y avoir un trou dans le mur.

— C’est bon car les policiers vont courir et tirer sur les derniers les plus en vue.

On met le feu. Une explosion de tous les diables fait trembler le quartier. La tourelle est tombée en bas avec le policier. Le mur a des grosses fentes de tous les côtés, si écartées qu’on voit la rue de l’autre côté, mais aucune de ces ouvertures n’est assez large pour qu’on puisse passer à travers. Aucune brèche suffisante ne s’est produite et c’est seulement à ce moment-là que j’admets que je suis perdu. Mon destin est bien de retourner là-bas, à Cayenne.

Le branle-bas qui suit cette explosion est indescriptible. Il y a plus de cinquante policiers dans la cour. Don Gregorio sait à quoi s’en tenir.

— Bueno (bien), Francés. Cette fois, c’est la dernière, je pense.

Le chef de la garnison est fou de rage. Il ne peut pas donner l’ordre de frapper un homme blessé, couché dans une brouette et moi, pour éviter des ennuis aux autres, je déclare bien haut que j’ai fait tout moi-même et tout seul. Six gardiens devant le mur fendu, six dans la cour de la prison, six dehors dans la rue, monteront la garde en permanence jusqu’à ce que des maçons aient réparé les dégâts. La sentinelle qui est tombée du mur de ronde ne s’est fait, heureusement, aucun mal.

RETOUR AU BAGNE

Trois jours après, le 30 octobre, à onze heures du matin, les douze surveillants du bagne, vêtus de blanc, viennent prendre possession de nous. Avant de partir, petite cérémonie officielle : chacun de nous doit être identifié et reconnu. Ils ont apporté nos fiches anthropométriques, photos, empreintes et tout le bataclan. Nos identités vérifiées, le consul français s’approche pour signer un document au juge de l’arrondissement qui est la personne chargée de nous rendre officiellement à la France. Tous ceux qui sont présents sont étonnés de la façon amicale avec laquelle les surveillants nous traitent. Aucune animosité, ni parole dure. Les trois qui ont été là-bas plus longtemps que nous connaissent plusieurs gaffes et parlent et plaisantent avec eux comme de vieux copains. Le chef de l’escorte, le commandant Boural s’inquiète de mon état, il regarde mes pieds et me dit qu’on me soignera à bord, qu’il y a un bon infirmier dans le groupe qui est venu nous chercher.

Le voyage à fond de cale, dans ce rafiot, fut surtout rendu pénible par la chaleur étouffante et par la gêne d’être attachés par deux à ces barres de justice[6] datant du bagne de Toulon. Un seul incident à noter : le bateau fut obligé de faire du charbon à Trinidad. Une fois au port, un officier de marine anglais exigea qu’on nous enlève les barres de fer. Il est, paraît-il, défendu d’attacher des hommes à bord d’un bateau. J’ai profité de cet incident pour gifler un autre officier inspecteur anglais. Par ce geste, je cherchais à me faire arrêter et descendre à terre. L’officier me dit :

— Je ne vous arrêterai pas et ne vous descendrai pas à terre pour le grave délit que vous venez de commettre. Vous serez beaucoup plus puni en retournant là-bas.

J’en suis pour mes frais. Non, vraiment, je suis destiné à revenir au bagne. C’est malheureux, mais ces onze mois d’évasion, d’intenses et diverses luttes se sont terminés lamentablement. Et malgré tout, malgré le fracas retentissant de ces multiples aventures, le retour vers le bagne, avec toutes ses amères conséquences, ne peut effacer les inoubliables moments que je viens de vivre.

Près de ce port de Trinidad que nous venons de quitter, à peu de kilomètres, se trouve l’incomparable famille Bowen. Nous ne sommes pas passés très loin de Curaçao, terre d’un grand homme qui est l’évêque de ce pays, Irénée de Bruyne. Certainement nous avons aussi frôlé le territoire des Indiens Guajiros où j’ai connu l’amour le plus passionnément pur dans sa forme naturellement spontanée. Toute la clarté dont sont capables les enfants, la façon pure de voir les choses qui distingue cet âge privilégié, je les ai trouvées dans ces Indiennes pleines de volonté, riches en compréhension, en amour simple et en pureté.

Et ces lépreux de l’Ile aux Pigeons ! ces misérables forçats atteints de cette horrible maladie et qui ont quand même eu la force de trouver dans leur cœur la noblesse nécessaire pour nous aider !

Jusqu’au consul belge dans sa bonté spontanée, jusqu’à Joseph Dega qui, sans me connaître, s’est tant exposé pour moi ! Tous ces gens, tous ces êtres que j’ai connus dans cette cavale valent la peine de l’avoir faite. Même fracassée, mon évasion est une victoire, rien que pour avoir enrichi mon âme par la connaissance de ces personnes exceptionnelles. Non, je ne regrette pas de l’avoir faite.

Voilà le Maroni et ses eaux boueuses. On est sur le pont duMana. Le soleil des tropiques a déjà commencé à brûler cette terre. Il est neuf heures du matin. Je revois l’estuaire et nous rentrons doucement par où je suis parti si vite. Mes camarades ne parlent pas. Les surveillants sont contents d’arriver. La mer a été mauvaise durant le voyage et beaucoup d’entre eux sont maintenant soulagés.


16 novembre 1934.

Au débarcadère, un monde fou. On sent qu’on attend avec curiosité les hommes qui n’ont pas eu peur d’aller si loin. Comme nous arrivons un dimanche, cela fait aussi une distraction pour cette société qui n’en a pas beaucoup. J’entends des gens dire :

— Le blessé, c’est Papillon. Celui-ci, c’est Clousiot. Celui-là, Maturette… » Et ainsi de suite.

Dans le camp du pénitencier, six cents hommes sont rangés par groupes devant leur baraque. Auprès de chaque groupe, des surveillants. Le premier que je reconnais, c’est François Sierra. Il pleure ouvertement, sans se cacher des autres. Il est perché sur une fenêtre de l’infirmerie et me regarde. On sent que sa peine est vraie. Nous nous arrêtons au milieu du camp. Le commandant du pénitencier prend un porte-voix :

— Transportés, vous pouvez constater l’inutilité de s’évader. Tous les pays vous arrêtent pour vous remettre à la France. Personne ne veut de vous. Il vaut donc mieux rester tranquille et bien se conduire. Ce qui attend ces cinq hommes ? Une forte condamnation qu’ils devront subir à la Réclusion de l’Ile de Saint-Joseph et, pour le restant de leur peine, l’internement à vie aux Iles du Salut. Voilà ce qu’ils ont gagné à s’être évadés. J’espère que vous avez compris. Surveillants, emmenez ces hommes au quartier disciplinaire.

Quelques minutes après, nous nous trouvons en cellule spéciale au quartier de haute surveillance. A peine arrivé, je demande qu’on me soigne mes pieds encore bien tuméfiés et très enflés. Clousiot dit que le plâtre de sa jambe lui fait mal. On tente le coup… Si jamais ils nous envoyaient à l’hôpital ! François Sierra arrive avec son surveillant.

— Voilà l’infirmier, dit le gaffe.

— Comment vas-tu, Papi ?

— Je suis malade, je veux aller à l’hôpital.

— Je vais essayer de t’y envoyer, mais après ce que tu as fait là-bas, je crois que ce sera presque impossible, et Clousiot pareil que toi.

Il me masse les pieds, me met une pommade, vérifie le plâtre de Clousiot et s’en va. On n’a rien pu se dire car les gaffes étaient là, mais ses yeux exprimaient tant de douceur que j’en ai été tout remué.

— Non, il n’y a rien à faire, me dit-il le lendemain en me faisant un autre massage. Veux-tu que je te fasse passer dans une salle commune ? Est-ce qu’on te met la barre aux pieds, la nuit ?

— Oui.

— Alors c’est mieux que tu ailles dans la salle commune. Tu auras quand même la barre, mais tu ne seras pas seul. Et en ce moment, se trouver à l’isolement, ce doit être horrible pour toi.

— Entendu.

Oui, l’isolement est en ce moment encore plus difficile à supporter qu’avant. Je suis dans un tel état d’esprit que je n’ai même pas besoin de fermer les yeux pour vagabonder aussi bien dans le passé que dans le présent. Et comme je ne peux pas marcher, pour moi le cachot est encore pire qu’il ne l’était.

Ah ! M’y voilà bien revenu dans le « chemin de la pourriture ». J’avais pourtant pu m’en débarrasser très vite et je volais sur la mer vers la liberté, vers la joie de pouvoir être de nouveau un homme, vers la vengeance aussi. Cette dette que me doit le trio : Polein, poulets et procureur, il ne faudrait pas que je l’oublie. Pour la malle il n’y a pas besoin de la remettre aux poulets de la porte de la police judiciaire. J’arriverai habillé en employé des wagons-lits Cook, une belle casquette de la compagnie sur la tête. Sur la malle, une grande étiquette : Commissaire Divisionnaire Benoît, 36, quai des Orfèvres à Paris (Seine). Je la monterai moi-même, la malle, dans la salle des rapports, et comme j’aurai calculé que le réveil ne fonctionnera que lorsque je me serai retiré, ça ne peut pas rater. Avoir trouvé la solution m’a soulagé d’un grand poids. Pour le procureur, j’ai le temps de lui arracher la langue. La manière n’est pas encore arrêtée, mais c’est comme chose faite. Je la lui arracherai par morceaux, cette langue prostituée.

Dans l’immédiat, premier objectif : soigner mes pieds. Il faut que je marche le plus vite possible. Je ne vais passer au tribunal que dans trois mois, et en trois mois il s’en passe des choses. Un mois pour marcher, un mois pour mettre les choses au point, et bonsoir, Messieurs. Direction British Honduras. Mais cette fois, personne ne pourra me mettre la main dessus.

Hier, trois jours après notre retour, on m’a porté dans la salle commune. Quarante hommes y attendent le conseil de guerre. Les uns accusés de vol, d’autres de pillage, d’incendie volontaire, de meurtre, de tentative de meurtre, d’assassinat, de tentative d’évasion, d’évasion et même d’anthropophagie. Nous sommes vingt de chaque côté du bat-flanc en bois, tous attachés à la même barre de fer de plus de quinze mètres de long. A six heures du soir, le pied gauche de chaque homme est relié à la barre commune par une manille de fer. A six heures du matin, on nous retire ces gros anneaux et toute la journée on peut s’asseoir, se promener, jouer aux dames, discuter dans ce qu’on appelle le coursier, une sorte d’allée de deux mètres de large qui fait la longueur de la salle. Dans la journée, je n’ai pas le temps de m’embêter. Tout le monde vient me voir, par petits groupes, pour que je leur raconte la cavale. Tous crient au fou, quand je leur dis que j’ai abandonné volontairement ma tribu de Guajiros, Lali et Zoraïma.

— Qu’allais-tu chercher, mon pote ? dit un Parisien écoutant le récit. Des tramways ? des ascenseurs ? des cinémas ? la lumière électrique avec son courant de haute tension pour actionner la chaise électrique ? Ou tu voulais aller prendre un bain dans le bassin de la place Pigalle ? Comment, mon pote ! continue le titi, tu as deux gonzesses plus girondes l’une que l’autre, tu vis à poil au milieu de la nature avec toute une bande de nudistes sympas, tu bouffes, tu bois, tu chasses ; tu as la mer, le soleil, le sable chaud et jusqu’aux perles des huîtres sont à toi, gratis, et tu trouves rien de mieux qu’abandonner tout ça pour aller où ? Dis-moi ? Pour avoir à traverser les rues en courant pour ne pas être écrasé par les voitures, pour être obligé de payer un loyer, un tailleur, ta note d’électricité et de téléphone et, si tu veux une bagnole, pour faire le casseur ou travailler comme un con pour un employeur à gagner juste de quoi pas crever de faim ? Je ne comprends pas, mec ! Tu étais au ciel et volontairement tu retournes en enfer où, en plus des soucis de la vie, tu as celui d’échapper à tous les policiers du monde qui te courent après ! C’est vrai que tu as du sang tout frais de France et que tu n’as pas eu le temps de voir tes facultés physiques et morales baisser. Je ne peux même plus te comprendre, moi avec mes dix ans de bagne. Enfin, de toute façon sois le bienvenu parmi nous et comme tu as certainement l’intention de recommencer, compte sur nous tous pour t’aider. C’est pas vrai, les potes ? Vous êtes d’accord ?

Les mecs sont d’accord et je les remercie tous.

Ce sont, je le vois bien, des hommes redoutables. Du fait de notre promiscuité, il est très difficile que l’un ou l’autre ne s’aperçoive pas qu’on a le plan. La nuit, comme tout le monde est à la barre de justice commune, il n’est pas difficile de tuer impunément quelqu’un. Il suffit que dans la journée, pour une certaine quantité de pognon, le porte-clefs arabe accepte de ne pas bien fermer la manille. Ainsi, la nuit, l’homme intéressé se détache, fait ce qu’il a combiné de faire et revient tranquillement se coucher à sa place en prenant soin de bien refermer sa manille. Comme l’Arabe est indirectement complice, il ferme sa gueule.

Voici trois semaines que je suis revenu. Elles ont passé assez vite. Je commence à marcher un peu en me tenant à la barre dans le couloir qui sépare les deux rangées de bat-flancs. Je fais les premiers essais. La semaine dernière, à l’instruction, j’ai vu les trois gaffes de l’hôpital qu’on avait assommés et désarmés. Ils sont très contents qu’on soit revenus et espèrent bien qu’un jour on tombera dans un endroit où ils seront de service. Car après notre cavale tous les trois ont eu des sanctions graves : suspension de leurs six mois de congé en Europe ; suspension du supplément colonial de leur traitement pendant un an. Autant dire que notre rencontre n’a pas été très cordiale. Nous racontons ces menaces à l’instruction afin qu’on en prenne note.

L’Arabe s’est mieux comporté. Il n’a dit que la vérité, sans exagérer et en oubliant le rôle joué par Maturette. Le capitaine-juge d’instruction a beaucoup insisté pour savoir qui nous avait procuré le bateau. On s’est fait mal voir en lui racontant des histoires invraisemblables, comme la confection de radeaux nous-mêmes, etc.

En raison de l’agression des surveillants, il nous dit qu’il fera tout son possible pour obtenir cinq ans pour moi et Clousiot, et trois pour Maturette.

— Et puisque vous êtes le nommé Papillon, faites-moi confiance, je vous couperai les ailes et vous n’êtes pas près de vous envoler.

J’ai bien peur qu’il ait raison.

Plus que deux mois à attendre pour passer au tribunal. Je m’en veux beaucoup de ne pas avoir mis dans mon plan une ou deux pointes de fléchettes empoisonnées. Si je les avais eues, j’aurais pu, peut-être jouer le tout pour le tout dans le quartier disciplinaire. Maintenant, chaque jour je fais des progrès. Je marche de mieux en mieux. François Sierra ne manque jamais, matin et soir, de venir me masser à l’huile camphrée. Ces massages-visites me font un bien énorme, aux pieds et au moral. Il est si bon d’avoir un ami dans la vie !

J’ai remarqué que cette si longue cavale nous a donné un prestige indiscutable auprès de tous les bagnards. Je suis certain que nous sommes en sécurité complète au milieu de ces hommes. Nous ne risquons pas d’être assassinés pour être volés. La grande majorité n’accepterait pas la chose et il est sûr que les coupables seraient tués. Tous, sans exception, nous respectent et même ont pour nous une certaine admiration. Et d’avoir osé assommer les gaffes nous fait cataloguer comme prêts à faire n’importe quoi. C’est très intéressant de se sentir en sécurité.

Je marche chaque jour un peu plus longtemps et, bien souvent, grâce à une petite bouteille que me laisse Sierra, des hommes s’offrent pour me masser non seulement les pieds, mais aussi les muscles des jambes que cette longue immobilité a atrophiés.

UN ARABE AUX FOURMIS

Dans cette salle, se trouvent deux hommes, taciturnes, qui ne parlent à personne. Toujours collés l’un à l’autre ils ne parlent qu’entre eux, à voix si basse que personne ne peut rien entendre. Un jour, j’offre à l’un d’eux une cigarette américaine d’un paquet que Sierra m’a apporté. Il me remercie puis me dit :

— François Sierra, c’est ton ami ?

— Oui, c’est mon meilleur ami.

— Peut-être qu’un jour, si tout va mal, nous t’enverrons notre héritage par son intermédiaire.

— Quel héritage ?

— Nous avons décidé, mon ami et moi, que si on nous guillotine, on te fera passer notre plan pour qu’il te serve à t’évader de nouveau. Nous le donnerons alors à Sierra pour qu’il te le remette.

— Vous pensez être condamnés à mort ?

— C’est presque sûr, il y a bien peu de chance pour qu’on y échappe.

— Si c’est tellement sûr que vous allez être condamnés à mort, pourquoi êtes-vous dans cette salle commune ?

— Je crois qu’ils ont peur qu’on se suicide si on est seuls dans une cellule.

— Ah ! oui, c’est possible. Et qu’est-ce que vous avez fait ?

— On a fait manger un bique par les fourmis carnivores. Je te le dis parce que, malheureusement, ils ont des preuves indiscutables. On a été pris sur le fait.

— Et où ça s’est passé ?

— Au Kilomètre 42, au camp de la mort après la crique Sparouine.

Son camarade s’est approché de nous, c’est un Toulousain. Je lui offre une américaine. Il s’assied près de son ami, en face de moi.

— Nous n’avons jamais demandé l’opinion de personne, dit le nouveau arrivé, mais je serais curieux de savoir ce que tu penses de nous.

— Comment veux-tu que je te dise, sans rien savoir, si tu as eu raison ou tort de donner vivant un homme, même un bique, à manger aux fourmis ? Pour te donner mon opinion, il faudrait que je connaisse toute l’affaire de A jusqu’à Z.

— Je vais te la raconter, dit le Toulousain. Le camp du Kilomètre 42, à quarante-deux kilomètres de Saint-Laurent, est un camp forestier. Là-bas, les forçats sont obligés de couper chaque jour un mètre cube de bois dur. Chaque soir tu dois te trouver dans la brousse, auprès du bois que tu as coupé, bien rangé. Les surveillants, accompagnés de porte-clefs arabes viennent vérifier si tu as accompli ta tâche. Quand il est reçu, chaque stère de bois est marqué à la peinture rouge, verte ou jaune. Cela dépend des jours. Ils n’acceptent le travail que si chaque morceau est de bois dur. Pour mieux y arriver, on fait équipe à deux. Bien souvent, nous n’avons pu bien accomplir la tâche. Alors on nous mettait le soir au cachot sans manger et, le matin, toujours sans manger, on nous remettait au travail avec l’obligation de faire ce qui manquait de la veille, plus le stère du jour. On allait crever comme des chiens.

« Plus ça allait, plus on était faibles et moins nous étions capables d’accomplir le travail. Par surcroît, on nous avait donné un garde spécial qui était non pas un surveillant, mais un Arabe. Il arrivait avec nous sur le chantier, s’asseyait commodément, son nerf de bœuf entre les jambes et n’arrêtait pas de nous insulter. Il mangeait en faisant du bruit avec ses mâchoires pour bien nous faire envie. Bref, un tourment continu. On avait deux plans contenant trois mille francs chacun, pour nous évader. Un jour, on décida d’acheter l’Arabe. La situation fut pire. Heureusement qu’il a toujours cru qu’on n’avait qu’un plan. Son système était facile : pour cinquante francs, par exemple, il nous laissait aller voler aux stères qui avaient été déjà reçus la veille, des morceaux de bois qui avaient échappé à la peinture et nous faisions notre stère du jour. Ainsi, par cinquante et cent francs, il nous soutira près de deux mille francs.

« Comme nous nous étions mis à jour avec notre travail, on retira l’Arabe. Et alors, pensant qu’il ne nous dénoncerait pas puisqu’il nous avait dépouillés de tant d’argent, nous cherchions dans la brousse des stères reçus pour faire la même opération qu’avec l’Arabe. Un jour, celui-ci nous suivit pas à pas, caché, pour bien voir si on volait le bois. Puis il se découvrit :

«— Ah ! Ah ! Toi voler le bois toujours et pas payer ! Si toi pas donner cinq cents francs à moi, je te dénonce.

« Pensant qu’il ne s’agissait que d’une menace, on refuse. Le lendemain, il revient.

«— Tu payes ou ce soir tu es au cachot.

« On refuse encore. L’après-midi il revient accompagné des gaffes. Ce fut horrible, Papillon ! Après nous avoir mis tout nus, on nous emmène aux stères où on avait pris du bois et, poursuivis par ces sauvages, frappés à coups de nerf de bœuf par l’Arabe, on nous obligea, en courant, à défaire nos stères et à compléter chacun de ceux que nous avions volés. Cette « corrida » dura deux jours, sans manger ni boire. Souvent on tombait. L’Arabe nous relevait à coups de pied ou de nerf de bœuf. A la fin on s’est couchés par terre, on n’en pouvait plus. Et tu sais comment il est arrivé à nous faire lever ? Il a pris un de ces nids, genre nid de guêpes sauvages, qui sont habités par des mouches à feu. Il a coupé la branche où le nid pendait et nous l’a écrasé dessus. Fous de douleur, non seulement on s’est relevés, mais on a couru comme des fous. Te dire ce qu’on a souffert, c’est inutile. Tu sais combien est douloureuse une piqûre de guêpe. Figure-toi, cinquante ou soixante piqûres. Ces mouches à feu brûlent encore plus atrocement que les guêpes.

« On nous laissa au pain et à l’eau dans un cachot pendant dix jours, sans nous soigner. Même en passant de l’urine dessus, ça nous a brûlé trois jours sans arrêt. J’en ai perdu l’œil gauche où s’étaient acharnées une dizaine de mouches à feu. Lorsqu’on nous remet au camp, les autres condamnés décidèrent de nous aider. Ils décidèrent de donner chacun un morceau de bois dur coupé à la même mesure. Cela nous donnait à peu près un stère et nous aidait beaucoup, car nous n’avions plus qu’un stère à faire à nous deux. On y est arrivé avec peine, mais on y est arrivé. Peu à peu, on a repris des forces. On mangeait beaucoup. Et c’est par hasard que nous est venue l’idée de nous venger du bique avec les fourmis. En cherchant du bois dur, on trouva un énorme nid de fourmis carnivores dans un fourré, en train de dévorer une biche grosse comme une chèvre.

« Le bique faisait toujours ses rondes sur le travail et un beau jour, d’un coup de manche de hache, on l’assomme, puis on le traîne près du nid des fourmis. On le met à poil et on l’attache à l’arbre, couché par terre en arc, les pieds et les mains reliés par des grosses cordes qui servaient à attacher le bois.

« Avec la hache, on lui fait quelques blessures à différents endroits du corps. Nous lui avons rempli la bouche d’herbe pour qu’il ne puisse pas crier, maintenue par un bâillon, et nous avons attendu. Les fourmis n’ont attaqué que lorsque, après en avoir fait monter sur un bâton enfoncé dans la fourmilière, nous les avons secouées sur le corps du bique.

« Ça n’a pas été long. Une demi-heure après, les fourmis, par milliers, attaquaient. As-tu vu des fourmis carnivores, Papillon ?

— Non, jamais. J’ai vu de grosses fourmis noires.

— Celle-là sont minuscules et rouges comme du sang. Elles arrachent de microscopiques morceaux de chair et les portent au nid. Si nous, nous avons souffert par les guêpes, figure-toi ce qu’il a dû souffrir, lui, décortiqué vivant par ces milliers de fourmis. Son agonie a duré deux jours complets et une matinée. Après vingt-quatre heures, il n’avait plus d’yeux.

« Je reconnais que nous avons été impitoyables dans notre vengeance, mais il faut voir ce qu’il nous avait fait lui-même. C’est par miracle qu’on n’était pas morts. Bien entendu on cherchait le bique partout et les autres porte-clés arabes, ainsi que les gaffes, soupçonnaient que nous n’étions pas étrangers à cette disparition.

« Dans un autre fourré, chaque jour nous creusions un peu pour faire un trou où on mettrait ses restes. Ils n’avaient toujours rien découvert de l’Arabe, quand un gaffe vit qu’on préparait un trou. Quand on partait au travail, il nous suivait pour voir où on en était. C’est ce qui nous a perdus.

« Un matin, immédiatement à l’arrivée au travail, on détache l’Arabe encore plein de fourmis mais presque un squelette et au moment où nous étions en train de le traîner vers la fosse (on ne pouvait pas le porter sans se faire mordre à sang par les fourmis), on fut surpris par trois Arabes porte-clés et deux surveillants, Ils attendaient patiemment, bien cachés, qu’on fasse cela : l’enterrer.

« Et voilà ! Nous, on prétend officiellement qu’on l’a tué d’abord, puis donné aux fourmis. L’accusation appuyée par le rapport du médecin légiste, dit qu’il n’y a aucune blessure mortelle : elle soutient que nous l’avons fait dévorer vivant.

« Notre gaffe défenseur (parce que là-bas les surveillants s’improvisent avocats), nous dit que si notre thèse est acceptée on peut sauver notre tête. Sinon, on y a droit. Franchement, nous avons peu d’espoir. C’est pour cela que mon ami et moi t’avons choisi comme héritier sans te le dire.

— Espérons que je n’hériterai pas de vous, je le souhaite de tout mon cœur.

On allume une cigarette et je vois qu’ils me regardent avec l’air de dire : « Alors, tu vas parler ? »

— Ecoutez, mecs, je vois que vous attendez ce que vous m’avez demandé avant votre récit : ma façon de juger votre cas, en homme. Une dernière question, qui n’aura aucune influence sur ma décision : « Que pense la majorité de cette salle et pourquoi vous ne parlez à personne ? »

— La majorité pense qu’on aurait dû le tuer, mais pas le faire manger vivant. Quant à notre silence, nous ne parlons à personne parce qu’on a eu une occasion de s’évader un jour en se révoltant et qu’ils ne l’ont pas fait.

— Mon opinion, mecs, je vais vous la dire. Vous avez bien fait de lui rendre au centuple ce qu’il vous avait fait : le coup du nid de guêpes ou mouches à feu, c’est impardonnable. Si vous êtes guillotinés, au dernier moment pensez très intensément à une seule chose : « On me coupe la tête, ça va durer trente secondes, entre le temps de m’attacher, de me pousser dans la lunette et faire tomber le couteau. Lui, son agonie a duré soixante heures. Je sors gagnant. » En ce qui concerne les hommes de la salle, je ne sais pas si vous avez raison, car vous avez pu croire qu’une révolte, ce jour-là, pouvait permettre une cavale en commun, et les autres ont pu ne pas avoir cette opinion. D’autre part, dans une révolte on peut toujours être à même de tuer sans l’avoir voulu à l’avance. Or de tous ceux qui sont ici, les seuls, je crois, qui risquent leur tête sont vous autres et les frères Graville. Mecs, chaque situation particulière entraîne des réactions différentes, obligatoirement.

Satisfaits de notre conversation, les deux pauvres êtres se retirent et recommencent à vivre dans le silence qu’ils viennent de rompre pour moi.

LA CAVALE DES ANTHROPOPHAGES

« Ils l’ont bouffé, la jambe de bois ! » « Un ragoût de jambe de bois, un ! » Ou une voix imitant une voix de femme : « Un morceau de mec bien grillé sans poivre, maître, je vous prie ! »

Il était bien rare, par les nuits profondes, que l’on n’entende pas crier l’une ou l’autre de ces phrases, quand ce n’était pas les trois.

Clousiot et moi on se demandait pour qui et pourquoi, ces paroles lancées dans la nuit.

Cet après-midi, j’ai eu la clef du mystère. C’est l’un des protagonistes qui me la raconte, il s’appelle Marius de La Ciotat, spécialiste des coffres-forts. Quand il sut que j’avais connu son père, Titin, il n’eut pas peur de parler avec moi.

Après lui avoir raconté une partie de ma cavale, je lui demande, ce qui est normal : « Et toi ? »

— Oh, moi, me dit-il, je suis dans une sale histoire. J’ai bien peur, pour une simple évasion, de prendre cinq ans. Je suis de la cavale qu’on a surnommée « cavale des anthropophages ». Ce que tu entends des fois crier dans la nuit : « Ils l’ont bouffé, etc. », ou « Un ragoût, etc. », c’est pour les frères Graville.

« On était partis à six du Kilomètre 42. Dans la cavale, il y avait Dédé et Jean Graville, deux frères de trente et trente-cinq ans, des Lyonnais, un Napolitain de Marseille et moi de La Ciotat, puis un mec d’Angers avec une jambe de bois et un jeune de vingt-trois ans qui lui servait de femme. On est bien sortis du Maroni mais, en mer, on n’a jamais pu se redresser et en quelques heures on était rejetés à la côte en Guyane hollandaise.

« Rien ne put être sauvé du naufrage, ni vivres, ni quoi que ce soit. Et on s’est retrouvés, habillés heureusement, en brousse. Il faut te dire qu’à cet endroit il n’y a pas de plage et que la mer pénètre dans la forêt vierge. C’est inextricable, infranchissable à cause des arbres abattus, soit cassés à leur base, soit déracinés par la mer, enchevêtrés les uns dans les autres.

« Après avoir marché tout un jour, on trouve la terre sèche. Nous nous divisons en trois groupes, les Graville, moi et Guesepi, et la jambe de bois avec son petit ami. En bref, partis dans des directions différentes, douze jours après nous nous rencontrons presque à l’endroit où nous nous étions séparés, les Graville, Marius et moi. C’était entouré de vase enliseuse et nous n’avions trouvé aucun passage. Pas la peine de te faire un dessin de nos gueules. On avait vécu treize jours sans avoir bouffé autre chose que quelques racines d’arbres ou des jeunes pousses. Morts de faim et de fatigue, complètement à bout, il fut décidé que moi et Marius, avec le reste de nos forces, nous retournerions au bord de mer et attacherions une chemise le plus haut possible sur un arbre pour nous rendre au premier bateau garde-côte hollandais qui ne manquerait certainement pas de passer par là. Les Graville devaient, après s’être reposés quelques heures, chercher la trace des deux autres.

« Ce devait être facile car on avait convenu au départ que chaque groupe laisserait trace de son passage par des branches cassées.

« Or, voilà que quelques heures après, ils voient arriver le mec à la jambe de bois, tout seul.

«— Où est le petit ?

«— Je l’ai laissé très loin, car il ne pouvait plus marcher.

«— Tu es dégueulasse de l’avoir laissé.

«— C’est lui qui a voulu que je revienne sur mes pas.

« A ce moment-là, Dédé s’aperçoit qu’il porte, au seul pied qu’il a, une chaussure du môme.

«— Et par-dessus le marché tu l’as laissé pieds nus pour te chausser de son soulier ? Je te félicite ! Et tu parais en forme, tu n’es pas dans notre état. Tu as mangé, ça se voit.

«— Oui, j’ai trouvé un gros singe blessé.

«— Tant mieux pour toi. Et là, Dédé se lève, le couteau à la main, car il croit comprendre en voyant aussi sa musette chargée.

«— Ouvre ta musette. Qu’est-ce qu’il y a dedans ?

« II ouvre la musette, et apparaît un morceau de chair.

«— Qu’est-ce que c’est que ça ?

«— Un morceau de singe.

«— Salaud, tu as tué le môme pour le manger !

«— Non, Dédé, je te jure. Il est mort de fatigue et j’en ai mangé un petit peu. Pardonne.

« Il n’a pas le temps de finir que déjà il a le couteau dans le ventre. Et c’est alors qu’en le fouillant il trouve un sachet de cuir avec des allumettes et un frottoir.

« La rage qu’avant de se séparer l’homme n’ait pas partagé les allumettes, la faim, bref, voilà qu’ils allument un feu et commencent à bouffer le mec.

« Guesepi arrive en plein festin. Ils l’invitent. Guesepi refuse. Au bord de la mer il avait mangé des crabes et des poissons crus. Et il assiste sans y participer au spectacle des Graville disposant sur la braise d’autres morceaux de chair et même se servant de la jambe de bois pour alimenter le feu. Donc, Guesepi a vu ce jour et le lendemain les Graville manger l’homme, et il a même remarqué les parties qu’ils ont bouffées : le jarret, la cuisse, les deux fesses.

« Moi, continue Marius, j’étais toujours au bord de la mer quand Guesepi est venu me chercher. On a rempli un chapeau de petits poissons et de crabes et on est allé les faire cuire au feu des Graville. Je n’ai pas vu le cadavre, ils l’avaient traîné certainement plus loin. Mais j’ai vu plusieurs morceaux de viande encore à l’écart du feu, sur la cendre.

« Trois jours après, un garde-côte nous ramassait et nous remettait aux pénitentiers de Saint-Laurent-du-Maroni.

« Guesepi n’a pas su tenir sa langue. Tout le monde dans cette salle connaît cette affaire, même les gaffes. Je te le raconte parce que c’est connu de tous : d’où, comme les Graville sont des mecs à mauvais caractère, les bobards que tu entends la nuit.

« Officiellement, on est accusés d’évasion aggravée d’anthropophagie. Le malheur est que, pour me défendre, il faudrait que j’accuse et ça, c’est pas possible. Guesepi compris, tout le monde nie à l’instruction. On dit qu’ils ont disparu en brousse. Voilà ma situation, Papillon. »

— Je te plains, mec, car effectivement tu ne peux te défendre qu’en accusant les autres.

Un mois après, Guesepi était assassiné d’un coup de couteau en plein cœur pendant la nuit. On n’a même pas eu besoin de se demander qui avait fait le coup.

Voilà l’authentique histoire des anthropophages qui ont mangé l’homme en le faisant rôtir avec sa propre jambe de bois et qui, lui-même avait bouffé le petit môme qui l’accompagnait.

Cette nuit je suis couché à un autre endroit de la barre de justice. J’ai pris la place d’un homme qui est parti et, en demandant à tout le monde de se pousser d’une place, Clousiot est près de moi.

De l’endroit où je suis couché, même avec mon pied gauche pris à la barre par une manille, je peux, en m’asseyant, voir ce qui se passe dans la cour.

La surveillance est serrée au point que les rondes n’ont pas de rythme. Elles se succèdent sans arrêt et d’autres arrivent en sens contraire à n’importe quel moment.

Mes pieds me portent très bien et il faut qu’il pleuve pour que je souffre. Donc, je suis à même d’entreprendre de nouveau une action, mais comment ? Cette salle n’a pas de fenêtres, elle n’a qu’une immense grille d’un seul tenant qui fait tout la largeur et va jusqu’au toit. Elle est située de façon que le vent du nord-est, lui, pénètre librement. Malgré une semaine d’observation, je n’arrive pas à trouver une faille dans la surveillance des gardiens. Pour la première fois, j’en viens presque à admettre qu’ils parviendront à m’enfermer à la Réclusion de l’Ile Saint-Joseph.

On m’a dit qu’elle est terrible. On l’appelle la « Mangeuse d’Hommes ». Autre renseignement : jamais un seul homme, depuis quatre-vingts ans qu’elle existe, n’a pu s’en évader.

Naturellement, cette demi-acceptation d’avoir perdu la partie me pousse à regarder l’avenir. J’ai vingt-huit ans et le capitaine instructeur demande cinq ans de réclusion. Ce sera difficile de m’en tirer avec moins. J’aurai donc trente-trois ans quand je sortirai de la Réclusion.

J’ai encore beaucoup d’argent dans mon plan. Donc, si je ne m’évade pas, ce qui est probable en raison de ce que je sais, tout au moins il faudra que je me maintienne en bonne santé. Cinq ans d’isolement complet, c’est difficile à supporter sans devenir fou. Aussi je compte, bien alimenté, discipliner dès le premier jour de ma peine mon cerveau selon un programme bien établi et varié. Eviter le plus possible les rêves de châteaux en Espagne, et surtout les rêves concernant ma vengeance. Je me prépare donc, dès maintenant, à franchir en vainqueur la terrible punition qui m’attend. Oui, ils en seront pour leurs frais. Je sortirai de la Réclusion, fort physiquement et toujours en pleine possession de mes facultés physiques et morales.

Cela m’a fait du bien d’établir ce plan de conduite et d’accepter sereinement ce qui m’attend. La brise qui pénètre dans la salle me caresse avant tout le monde et me fait vraiment du bien.

Clousiot sait quand je ne veux pas parler. Aussi n’a-t-il pas troublé mon silence et fume beaucoup, c’est tout. On aperçoit quelques étoiles, je lui dis : « Tu vois les étoiles de ta place ?

— Oui, dit-il en se penchant un peu. Je préfère ne pas les regarder car elles me rappellent trop les étoiles de la cavale.

— Te fais pas la bile, on les reverra par milliers dans une autre cavale.

— Quand ? Dans cinq ans ?

— Clousiot, l’année que nous venons de vivre, toutes ces aventures qui nous sont arrivées, les gens que nous avons connus ne valent-ils pas cinq ans de réclusion ? Tu préférerais ne pas avoir été dans cette cavale et être aux Iles depuis ton arrivée ? En raison de ce qui nous attend, et qui n’est pas du sucre, tu regrettes d’avoir été dans cette cavale ? Réponds-moi sincèrement, tu regrettes, oui ou non ?

— Papi, tu oublies une chose que moi je n’aies pas eue ; les sept mois que tu as passés avec les Indiens. Si j’avais été avec toi, je penserais pareil, mais moi j’étais en prison.

— Pardon, je l’avais oublié, je divague.

— Non, tu ne divagues pas et je suis malgré tout bien content de notre cavale parce que j’ai eu moi aussi des moments inoubliables. Seulement j’ai une certaine angoisse de ce qui m’attend à la « mangeuse d’hommes ». Cinq ans c’est presque impossible à faire.

Alors je lui explique ce que j’ai décidé de faire et je le sens réagir très positivement. Ça me fait plaisir de voir mon ami regonflé près de moi. On est à quinze jours de comparaître devant le tribunal. D’après certains bruits, le commandant qui va venir présider le conseil de guerre est connu pour être un homme sévère, mais paraît-il, très droit. Il n’accepte pas facilement les bobards de l’Administration. C’est donc plutôt une bonne nouvelle.

Clousiot et moi, car Maturette est en cellule depuis notre arrivée, avons refusé un surveillant pour avocat. On a décidé que je parlerai pour les trois et exposerai moi-même notre défense.

LE JUGEMENT

Ce matin, rasés et tondus de frais, habillés de neuf d’un treillis à raies rouges, chaussés de souliers, on attend dans la cour le moment de passer devant le tribunal. Voici quinze jours qu’on a enlevé le plâtre de Clousiot. Il marche normalement, il n’est pas resté boiteux.

Le conseil de guerre a commencé lundi. Nous sommes samedi matin, il y a donc cinq jours de procès divers : le procès des hommes aux fourmis a pris un jour entier. Condamnés à mort tous les deux, je ne les ai plus revus. Les frères Graville écopent quatre ans seulement (manque de preuve de l’acte d’anthropophagie). Leur procès a pris plus d’une demi-journée. Le restant des meurtres, cinq ou quatre ans.

En général, sur les quatorze comparus, les peines infligées ont été plutôt sévères mais acceptables, sans exagération.

Le tribunal commence à sept heures trente. On est dans la salle quand un commandant, en tenu de méhariste, entre accompagné d’un vieux capitaine d’infanterie et d’un lieutenant qui serviront d’assesseurs.

A droite du tribunal, un surveillant galonné, un capitaine, représente l’Administration, l’accusation.

— Affaire Charrière, Clousiot, Maturette.

Nous sommes à quatre mètres du tribunal environ. J’ai le temps de détailler la tête burinée par le désert de ce commandant de quarante à quarante-cinq ans, les cheveux platinés sur les tempes. Des sourcils fournis surmontent des yeux noirs, magnifiques, qui nous regardent droit dans les yeux. C’est un vrai militaire. Son regard n’a rien de méchant. Il nous scrute, nous soupèse en quelques secondes. Mes yeux se fixent aux siens puis, volontairement, je les baisse.

Le capitaine de l’Administration attaque exagérément, c’est ce qui va lui faire perdre la partie. Il appelle tentative d’assassinat l’élimination momentanée des surveillants. Pour l’Arabe, il affirme que c’est un miracle qu’il ne soit pas mort sous nos multiples coups. Il commet une autre faute en disant que nous sommes les forçats qui, depuis que le bagne existe, ont été porter le plus loin en pays étranger le déshonneur de la France : « Jusqu’en Colombie ! deux mille cinq cents kilomètres, Monsieur le Président, ont parcourus ces hommes. Trinidad, Curaçao, la Colombie, toutes ces nations ont certainement écouté les racontars les plus mensongers sur l’Administration pénitentiaire française.

« Je demande deux condamnations sans confusion de peine, soit un total de huit ans : cinq ans pour tentative de meurtre, d’une part, et trois ans pour évasion, d’autre part. Cela pour Charrière et Clousiot. Pour Maturette, je demande seulement trois ans pour évasion, car il ressort de l’enquête qu’il n’a pas participé à la tentative d’assassinat.

Le Président : « Le tribunal serait intéressé par le récit le plus bref possible de cette très longue odyssée. »

Je raconte, en oubliant la partie Maroni, notre voyage en mer jusqu’à Trinidad. Je dépeins la famille Bowen et ses bontés. Je cite la parole du chef de police de Trinidad : « Nous n’avons pas à juger la Justice française, mais là où nous ne sommes pas d’accord, c’est à propos de l’envoi de leurs prisonniers en Guyane et c’est pour cela que nous vous aidons » ; Curaçao, le Père Irénée de Bruyne, l’incident du sac de florins, puis la Colombie, pourquoi et comment nous y sommes allés. Très vite, un petit exposé de ma vie chez les Indiens. Le commandant m’écoute sans m’interrompre. Il me demande seulement quelques détails de plus sur ma vie avec les Indiens, passage qui l’intéresse énormément. Puis les prisons colombiennes, particulièrement le cachot sous-marin de Santa Marta.

— Merci, votre récit a éclairé la Cour et en même temps l’a intéressée. Nous allons faire une pause de quinze minutes. Je ne vois pas vos défenseurs, où sont-ils ?

— Nous n’en avons pas. Je vous demanderai d’accepter que je présente la défense de mes camarades et la mienne.

— Vous pouvez le faire, les règlements l’admettent.

— Merci.

Un quart d’heure après la session recommence.

Le Président : « Charrière, le tribunal vous autorise à présenter la défense de vos camarades et la vôtre. Toutefois nous vous avertissons que ce tribunal vous retirera la parole si vous manquez de respect au représentant de l’Administration. Vous pouvez vous défendre en toute liberté, mais avec des expressions convenables. Vous avez la parole. »

— Je demande au tribunal d’écarter purement et simplement le délit de tentative d’assassinat. Il est invraisemblable et je vais le prouver : J’avais vingt-sept ans l’année dernière, et Clousiot trente. Nous étions en pleine force, frais arrivés de France. Nous avons un mètre soixante-quatorze et un mètre soixante-quinze de hauteur. Nous avons frappé l’Arabe et les surveillants avec les pieds en fer de notre lit. Aucun des quatre n’a été sérieusement blessé. Ils ont donc été frappés avec beaucoup de précaution dans le but, que nous avons obtenu, de les assommer en leur faisant le moins de mal possible. Le surveillant accusateur a oublié de dire, ou ignore, que les morceaux de fer étaient entourés de chiffons pour ne pas risquer de tuer quelqu’un. Le tribunal, formé de soldats de carrière, sait très bien ce qu’un homme fort peut faire en frappant quelqu’un à la tête, rien qu’avec le plat d’une baïonnette. Alors figurez-vous ce qu’on peut faire avec un pied de lit en fer. Je fais remarquer au tribunal qu’aucune des quatre personnes attaquées n’a été hospitalisée.

« Ayant perpétuité, je crois que le délit d’évasion est moins grave que pour un homme condamné à une peine minime. Il est bien difficile d’accepter à notre âge de ne jamais plus revivre. Je demande pour nous trois l’indulgence du tribunal.

Le commandant chuchote avec les deux assesseurs, puis il frappe avec un marteau sur le bureau.

— Accusés, levez-vous !

Tous les trois, raides comme des piquets, nous attendons.

Le Président : « Le tribunal, écartant l’accusation de tentative d’assassinat, n’a pas à dicter une sentence, même d’absolution, pour ce fait.

« Pour le délit d’évasion vous êtes reconnus coupables au deuxième degré. Pour ce délit, le tribunal vous condamne à deux ans de réclusion. »

Ensemble nous disons : « Merci, commandant. » Et j’ajoute : « Merci au tribunal. »

Dans la salle, les gaffes qui assistaient au procès n’en revenaient pas.

Quand nous rentrons dans le bâtiment où sont nos camarades, tout le monde est content de la nouvelle, personne n’en est jaloux. Au contraire. Même ceux qui ont été salés nous félicitent sincèrement de notre chance.

François Sierra est venu m’embrasser. Il est fou de joie.

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