Troisième cahier PREMIÈRE CAVALE

ÉVASION DE L’HÔPITAL

Ce soir, j’ai attrapé Dega et après Fernandez. Dega me dit qu’il n’a pas confiance dans ce projet, qu’il va payer une grosse somme s’il le faut pour se faire enlever son internement. Il me demande pour cela d’écrire à Sierra qu’il a eu cette proposition, de nous dire si c’est possible. Chatal, dans le même jour, porte le billet et la réponse : « Ne paye à personne pour te faire enlever l’internement, c’est une mesure qui vient de France et personne, même pas le directeur du pénitencier, peut nous l’enlever. Si vous êtes désespérés à l’hôpital, vous pouvez essayer de sortir juste le lendemain du jour où le bateau qui va aux Iles et qui s’appelle le Mana sera parti. »

On restera huit jours aux quartiers cellulaires avant de monter aux Iles et peut-être que ce sera mieux pour s’évader que de la salle où on est tombés à l’hôpital. Dans ce même billet, Sierra me dit que si je veux, il m’enverra un forçat libéré parler avec moi pour me préparer le bateau derrière l’hôpital. C’est un Toulonnais qui s’appelle Jésus, c’est lui qui a préparé l’évasion du docteur Bougrat voici deux ans. Pour le voir, il faut que j’aille passer la radio dans un pavillon spécialement équipé. Ce pavillon se trouve dans l’enceinte de l’hôpital, mais les libérés y ont accès avec un faux ordre de passer à la radio ce jour-là. Il me dit qu’avant d’aller à la radio j’enlève le plan, car le docteur pourrait le voir s’il regarde plus bas que les poumons. J’envoie un mot à Sierra, lui disant d’envoyer Jésus à la radio et de combiner avec Chatal pour qu’on m’y envoie aussi. Ce sera pour après-demain neuf heures, m’avertit Sierra le soir même.

Le lendemain, Dega demande à sortir de l’hôpital, ainsi que Fernandez. Le Mana est parti le matin. Ils espèrent s’évader des cellules du camp, je leur souhaite bonne chance, moi je ne change pas mes projets.

J’ai vu Jésus. C’est un vieux forçat libéré, sec comme une sardine, le visage basané, balafré de deux horribles cicatrices. Il a un œil qui pleure tout le temps quand il vous regarde. Sale gueule, sale regard. Il ne m’inspire guère confiance, l’avenir me donnera raison. Vite on parle :

— Je peux te préparer un bateau pour quatre hommes maximum cinq. Un tonneau d’eau, des vivres, du café et du tabac ; trois pagaies (carrelettes d’Indien), des sacs de farine vides, une aiguille et du fil pour que tu fasses la voile et le foc toi-même ; une boussole, une hache, un couteau, cinq litres de tafia (rhum de Guyane), pour deux mille cinq cents francs. La lune termine dans trois jours. D’ici quatre jours, si tu acceptes, je t’attendrai dans le canot à l’eau toutes les nuits, de onze heures à trois heures du matin pendant huit jours. Au premier quartier de la lune, je ne t’attends plus. Le bateau sera exactement en face de l’angle vers en bas du mur de l’hôpital. Dirige-toi par le mur, car tant que tu n’es pas sur le bateau, tu ne peux pas le voir, même à deux mètres. » Je n’ai pas confiance mais je dis oui quand même.

— Le pognon ? me dit Jésus.

— Je te l’enverrai par Sierra. » Et on se quitte sans se serrer la main. C’est pas brillant.

A trois heures, Chatal s’en va au camp porter le pognon à Sierra, deux mille cinq cents francs. Je me suis dit : « Je joue ce pognon grâce à Galgani, car c’est risqué. Pourvu qu’il ne les boive pas en tafia, ces deux mille cinq cents balles ! »

Clousiot est radieux, il a confiance en lui-même, en moi et dans le projet. Une seule chose le tracasse : pas toutes les nuits mais souvent, l’Arabe porte-clefs rentre dans la salle et, surtout, rarement très tard. Un autre problème : qui pourrait-on choisir comme troisième pour lui faire la proposition ? Il y a un Corse du milieu niçois, il s’appelle Biaggi. Il est au bagne depuis 1929, se trouve dans cette salle de haute surveillance parce qu’il a tué un type, en prévention pour ce meurtre. Clousiot et moi discutons si on doit lui parler et quand. Pendant que nous sommes en train de causer à voix basse, il s’approche de nous un éphèbe de dix-huit ans, beau comme une femme. Il s’appelle Maturette et a été condamné à mort puis gracié pour son jeune âge — dix-sept ans — pour l’assassinat d’un chauffeur de taxi. Ils étaient deux de seize ans et dix-sept ans, et ces deux enfants, aux assises, au lieu de s’accuser réciproquement, déclaraient chacun avoir tué le chauffeur. Or le chauffeur n’avait reçu qu’une balle. Cette attitude lors de leur procès les avait rendus sympathiques à tous les forçats, ces deux gosses.

Maturette, très efféminé, s’approche donc de nous et d’une voix de femme nous demande du feu. On lui en donne et, par-dessus le marché, je lui fais cadeau de quatre cigarettes et d’une boîte d’allumettes. Il me remercie avec un sourire aguichant, nous le laissons se retirer. Tout à coup Clousiot me dit : « Papi, on est sauvés. Le bique va rentrer autant que nous voulons et à l’heure que nous voudrons, c’est dans la poche.

— Comment ?

— C’est bien simple : on va parler au petit Maturette qu’il rende le bique amoureux de lui. Tu sais, les Arabes ça aime les jeunes. De là à l’amener à entrer la nuit pour se taper le gosse, il y a pas loin. A lui de faire des manières, disant qu’il a peur d’être vu, pour que l’Arabe entre à des heures qui nous conviennent.

— Laisse-moi faire.

Je vais vers le Maturette, il me reçoit avec un sourire engageant. Il croit qu’il m’a ému avec son premier sourire aguichant. Tout de suite je lui dis : « Tu te trompes, va aux cabinets. » Il va aux cabinets et là-bas je commence :

— Si tu répètes un mot de ce que je vais te dire, tu es un homme mort. Voilà : veux-tu faire ça, ça et ça pour de l’argent ? Combien ? Pour nous rendre service ? ou veux-tu partir avec nous ?

— Je veux partir avec vous, ça va ? » Promis, promis. On se serre la main.

Il va se coucher et moi, après quelques mots à Clousiot, je me couche aussi. Le soir, à huit heures, Maturette est assis à la fenêtre. Il n’a pas à appeler l’Arabe, il vient tout seul, la conversation s’engage entre eux à voix basse. A dix heures Maturette se couche. Nous, on est couchés, un œil ouvert, depuis neuf heures. Le bique entre dans la salle, fait deux tours, trouve un homme mort. Il frappe à la porte et peu de temps après entrent deux brancardiers qui enlèvent le mort. Ce mort nous servira, car il justifiera les rondes de l’Arabe à n’importe quelle heure de la nuit. Sur notre conseil, le lendemain, Maturette lui donne rendez-vous à onze heures du soir. Le porte-clefs arrive à cette heure-là, passe devant le lit du petit, le tire par les pieds pour le réveiller, puis il se dirige vers les cabinets. Maturette le suit. Un quart d’heure après sort le porte-clefs qui va tout droit à la porte et sort. A la minute, Maturette va se coucher sans nous parler. Bref, le lendemain pareil, mais à minuit. Tout est au poil, le bique viendra à l’heure que lui indiquera le petit.

Le 27 novembre 1933, deux pieds de lit prêts à être enlevés pour servir de massues, j’attends à quatre heures de l’après-midi un mot de Sierra. Chatal, l’infirmier, arrive sans papier. Il me dit seulement : « François Sierra m’a dit de te dire que Jésus t’attend à l’endroit fixé. Bonne chance. » A huit heures du soir, Maturette dit à l’Arabe :

— Viens après minuit, car on pourra rester, à cette heure-là, plus longtemps ensemble.

L’Arabe a dit qu’il viendrait après minuit. A minuit juste, on est prêt. L’Arabe entre vers minuit un quart, il va droit au lit de Maturette, lui tire les pieds et continue vers les cabinets. Maturette entre avec lui. J’arrache le pied de mon lit, il fait un peu de bruit en tombant. De Clousiot, on n’entend rien. Je dois me mettre derrière la porte des cabinets et Clousiot doit marcher vers lui pour attirer son attention. Après une attente de vingt minutes, tout se passe très vite. L’Arabe sort des cabinets et, surpris de voir Clousiot, il dit :

— Que fais-tu là, planté au milieu de la salle à cette heure-ci ? Va te coucher.

Au même moment, il reçoit le coup du lapin en plein cervelet et tombe sans bruit. Vite, je m’habille de ses vêtements, je mets ses chaussures, on le traîne sous un lit et, avant de le pousser complètement, je lui donne un autre coup à la nuque. Il a son compte.

Pas un des quatre-vingts hommes de la salle n’a bougé. Je me dirige rapidement vers la porte, suivi de Clousiot et de Maturette, tous les deux en chemise et je frappe. Le surveillant ouvre, je brandis mon fer : tac ! sur la tête de celui qui a ouvert. L’autre en face laisse tomber son mousqueton, il était endormi sûrement. Avant qu’il réagisse, je l’assomme. Les miens n’ont pas crié, celui de Clousiot a fait « Ah ! » avant de s’écrouler. Les deux miens sont restés assommés sur leur chaise, le troisième est étendu raide de tout son long. On retient notre respiration. Pour nous, ce « Ah ! » a été entendu par tout le monde. C’est vrai qu’il a été assez fort et pourtant personne ne bouge. On ne les rentre pas dedans la salle, on part avec les trois mousquetons. Clousiot en premier, le môme au milieu et moi derrière, on descend les escaliers mal éclairés par une lanterne. Clousiot a lâché son fer, moi je l’ai dans la main gauche et, dans la droite, le mousqueton. En bas, rien. Autour de nous la nuit est comme de l’encre. Il faut bien regarder pour voir le mur vers le fleuve, on s’y dirige rapidement. Arrivé au mur, je fais la courte échelle. Clousiot monte, se met à califourchon et tire Maturette, puis moi. On se laisse glisser dans le noir de l’autre côté du mur. Clousiot tombe mal dans un trou et se fait mal au pied, Maturette et moi arrivons bien. On se lève tous deux, on a abandonné les mousquetons avant de sauter. Quand Clousiot veut se lever, il ne le peut pas, il dit qu’il a la jambe cassée. Je laisse Maturette avec Clousiot, je cours vers l’angle en laissant frotter ma main contre le mur. Il fait si noir que quand j’arrive au bout du mur je ne m’en aperçois pas et, ma main tombant dans le vide, je me casse la gueule. J’entends du côté du fleuve une voix qui dit :

— C’est vous ?

— Oui. C’est Jésus ?

— Oui.

Il allume une demi-seconde une allumette. J’ai repéré où il est, je me mets dans l’eau, j’arrive à lui. Ils sont deux.

— Monte le premier. Qui c’est ?

— Papillon ?

— Bon.

— Jésus faut remonter en arrière, mon ami s’est cassé la jambe en tombant du mur.

— Alors prends cette pelle et tire dessus.

Les trois pagaies s’enfoncent dans l’eau et le léger canot a vite fait de faire les cent mètres qui nous séparent de l’endroit où ils doivent être, parce qu’on n’y voit rien. J’appelle : « Clousiot ! »

— Ne parle pas, nom de Dieu ! dit Jésus. L’Enflé, fais marcher la roulette de ton briquet. » Des étincelles jaillissent, ils les ont vues. Clousiot siffle à la lyonnaise entre ses dents : c’est un sifflet qui ne fait pas de bruit du tout mais qu’on entend bien. On dirait le sifflement d’un serpent. Il siffle sans s’arrêter, ce qui nous conduit jusqu’à lui. L’Enflé descend, prend Clousiot dans ses bras et le met dans le canot. Maturette monte à son tour, puis l’Enflé. Nous sommes cinq et l’eau vient à deux doigts du bord du canot.

— Faites pas un seul mouvement sans avertir avant, dit Jésus. Papillon, arrête de pagayer, mets la pelle en travers de tes genoux. Arrache, l’Enflé ! » Et rapidement, le courant aidant, le bateau s’enfonce dans la nuit.

Quand nous passons, à un kilomètre de là, devant le pénitencier pauvrement éclairé par l’électricité d’une mauvaise dynamo, nous sommes au milieu du fleuve et volons à une vitesse incroyable, emportés par le courant. L’Enflé a remonté sa pagaie. Seul Jésus, la queue de la sienne collée contre sa cuisse, ne fait que maintenir en équilibre le bateau. Il ne le pousse pas, il le dirige seulement.

Jésus dit : « Maintenant on peut parler et fumer. Ça a bien marché, je crois. Tu es sûr que vous n’avez tué personne ?

— Je ne crois pas.

— Nom de Dieu ! Tu m’as doublé, Jésus ! dit l’Enflé. Tu m’as dit que c’était une cavale sans histoire, total c’est une cavale d’internés d’après ce que je crois comprendre.

— Oui, c’est des internés, l’Enflé. J’ai pas voulu te le dire, sinon tu ne m’aurais pas aidé et j’avais besoin d’un homme. Te fais pas de mauvais sang. Si on est marron, je prendrai tout sur moi.

— C’est correct, Jésus. Pour cent balles que tu m’as payé, je ne veux pas risquer ma tête s’il y a un mort, ni perpète s’il y a un blessé.

Je dis : « L’Enflé, je vous ferai un cadeau de mille francs pour vous deux. »

— Ça va alors, mec. C’est régulier. Merci, on crève de faim au village, c’est pire d’être libéré que d’être condamné. Au moins, condamné, on a la bouffe tous les jours et des habits.

— Mec, dit Jésus à Clousiot, tu ne souffres pas de trop ?

— Ça va, dit Clousiot. Mais comment on va faire, Papillon, avec ma jambe cassée ?

— On verra. Où on va, Jésus ?

— Je vais vous cacher dans une crique à trente kilomètres de la sortie de la mer. Là, vous resterez huit jours pour laisser passer le chaud de la chasse des gaffes et des chasseurs d’hommes. Il faut donner l’impression que vous êtes sortis cette même nuit du Maroni et entrés en mer. Les chasseurs d’homme vont dans des canots sans moteur, c’est les plus dangereux. Du feu, parler, tousser, peut vous être fatal s’ils ne sont pas loin de vous à l’écoute. Les gaffes, eux, sont dans des canots à moteur trop grands pour entrer dans la crique, ils toucheraient le fond.

La nuit s’éclaire. Il est près de quatre heures du matin quand, après avoir cherché longtemps, on tombe enfin sur le repère connu de Jésus seul, et nous entrons littéralement dans la brousse. Le bateau aplatit la petite brousse qui, quand on a passé, se redresse derrière nous, faisant un rideau protecteur très touffu. Il faudrait être sorcier pour savoir qu’il y a suffisamment d’eau pour porter un bateau. On entre, on pénètre dans la brousse plus d’une heure en écartant les branches qui nous barrent le passage. D’un seul coup, nous nous trouvons dans une espèce de canal et l’on s’arrête. La berge est verte d’herbe et propre, les arbres sont immenses et le jour, c’est six heures, n’arrive pas à percer leur feuillage. Sous cette voûte imposante, des cris de milliers de bêtes pour nous inconnues. Jésus dit : « C’est là qu’il faudra attendre huit jours. Je viendrai le septième jour vous apporter des vivres. » Il dégage de sous une végétation touffue une toute petite pirogue de deux mètres environ. Dedans, deux pagaies. C’est avec ce bateau qu’il va rentrer, à la marée montante, à Saint-Laurent.

Maintenant occupons-nous de Clousiot qui est alors couché sur la berge. Comme il est toujours en chemise, il a les jambes nues. Avec la hache, on arrange des branches sèches en forme de planches. L’Enflé tire sur le pied, Clousiot sue de grosses gouttes et, à un moment, dit : « Arrête ! dans cette position cela me fait moins mal, l’os doit être à sa place. » On met les planches et on les attache avec de la corde de chanvre neuve qu’il y a dans le canot. Il est soulagé. Jésus avait acheté quatre pantalons, quatre chemises et quatre vareuses de laine de relégués. Maturette et Clousiot s’habillent, moi je reste avec les effets de l’Arabe. On boit du rhum. C’est la deuxième bouteille qui y passe depuis le départ, ça réchauffe, heureusement. Les moustiques nous attaquent sans relâche : faut sacrifier un paquet de tabac. On le met à tremper dans une calebasse et on se passe le jus de la nicotine sur le visage, les mains et les pieds. Les vareuses sont en laine, formidables, et nous tiennent chaud dans cette humidité qui nous pénètre.

L’Enflé dit : « On part. Et les mille balles promises ? » Je vais à l’écart et reviens vite avec un billet de mille tout neuf.

— Au revoir, ne bougez pas de là pendant huit jours, dit Jésus. On viendra le sept. Le huit vous prenez la mer. Pendant ce temps-là, faites la voile, le foc et mettez de l’ordre dans le bateau, chaque chose à sa place, fixez les gonds du gouvernail qui n’est pas monté. En cas que dix jours passent et qu’on ne soit pas revenus, c’est qu’on est arrêtés au village. Comme l’affaire a été corsée de l’attaque du surveillant, il doit y avoir un pétard sanglant. » D’autre part Clousiot nous a appris que lui n’a pas laissé le mousqueton au bas du mur. Il l’a jeté par-dessus le mur et le fleuve en est si près, ce qu’il ignorait, que certainement il a dû tomber dans l’eau. Jésus dit que c’est bon, car si on ne l’a pas retrouvé, les chasseurs d’hommes vont croire que nous sommes armés. Et comme ils sont les plus dangereux, il n’y aurait de ce fait rien à craindre : étant seulement armés d’un revolver et d’un sabre d’abattis et nous croyant armés de mousquetons, ils ne s’aventureront plus. Au revoir, au revoir. Au cas où on serait découverts et qu’on devrait abandonner le canot, il faudrait remonter le ruisseau jusqu’à la brousse sans eau et, avec la boussole, se diriger toujours au nord. Il y a de grandes chances que nous rencontrions au bout de deux ou trois jours de marche le camp de la mort dit « Charvein ». Là, il faudrait payer quelqu’un pour avertir Jésus qu’on est à tel endroit. Ils s’en vont, les deux vieux bagnards. Quelques minutes après, leur pirogue a disparu, on n’entend rien et on ne voit rien.

Le jour entre dans la brousse d’une façon toute particulière. On dirait que l’on est sous des arcades qui reçoivent le soleil en haut, et ne laissent filtrer aucun rayon en bas. Il commence à faire chaud. Nous nous trouvons alors, Maturette, Clousiot et moi, seuls. Premier réflexe, on rit : ça a marché comme sur des roulettes. Le seul inconvénient c’est la jambe de Clousiot. Lui, il dit que maintenant qu’elle est entourée de lamelles de branches, ça va. On pourrait faire chauffer du café tout de suite. Ça va vite, on fait un feu et on boit un grand quart de café noir chacun, sucré avec de la cassonade. C’est délicieux. On a tellement dépensé d’énergie depuis hier soir, qu’on n’a pas le courage de regarder les affaires ni d’inspecter le bateau. On verra après. On est libre, libre, libre. Il y a exactement trente-sept jours qu’on est arrivés aux durs. Si on réussit la cavale, ma perpétuité n’aura pas été longue. Je dis : « Monsieur le Président, combien durent les travaux forcés à perpétuité en France ? » Et j’éclate de rire. Maturette aussi, qui a perpète. Clousiot dit : « Chantons pas encore victoire. C’est loin de nous la Colombie, et ce bateau fait avec un arbre brûlé me paraît bien peu de chose pour prendre la mer. »

Je ne réponds pas parce que moi, franchement parlant, jusqu’au dernier moment j’ai cru que ce bateau c’était une pirogue destinée à nous emmener là où était le vrai bateau pour prendre la mer. Découvrant que je m’étais trompé, je n’avais rien osé dire pour ne pas influencer mes amis, d’abord. D’autre part, comme Jésus avait l’air de trouver cela tout naturel, je ne voulais pas donner l’impression de ne pas connaître les bateaux habituellement utilisés pour s’évader.

Nous avons passé ce premier jour à parler et à prendre contact avec cette inconnue qu’est la brousse. Les singes et de petits genres d’écureuils font sur nos têtes des cabrioles terribles. Il est venu boire et se baigner un troupeau de baquires, espèce de petits cochons sauvages. Il y en avait au moins deux mille. Ils entrent dans la crique et nagent, arrachant les racines qui pendent. Un caïman sort de je ne sais où et attrape la patte d’un cochon qui se met à gueuler comme un perdu, et alors les cochons attaquent le caïman, lui montent dessus, essayent de le mordre à la commissure de son énorme bouche. A chaque coup de queue que donne le crocodile il envoie valser un cochon à droite ou à gauche. L’un d’eux est assommé et flotte le ventre en l’air. Aussitôt ses compagnons le mangent. La crique est pleine de sang. Le spectacle a duré vingt minutes, le caïman s’est enfui dans l’eau. On ne l’a plus revu.

On a bien dormi et le matin on a fait le café. J’avais quitté ma vareuse pour me laver avec un gros savon de Marseille trouvé dans le canot. Avec mon bistouri, Maturette me rase grosso modo, puis il rase Clousiot. Lui, Maturette, n’a pas de barbe. Quand je prends ma vareuse pour la mettre, il en tombe, accrochée à elle, une araignée énorme, velue et noir-violet. Les poils sont très longs et se terminent au bout comme par une petite boule platinée. Elle doit peser au moins cinq cents grammes, elle est énorme et je l’écrase avec dégoût. On a sorti toutes les affaires du canot y compris le petit tonneau d’eau. L’eau est violette, je crois que Jésus a mis trop de permanganate dedans pour l’empêcher de se décomposer. Dans des bouteilles bien fermées se trouvent des allumettes et des frottoirs. La boussole est une boussole d’écolier ; elle donne seulement nord, sud, ouest et est, et n’a pas de graduations. Le mât ayant seulement deux mètres cinquante de haut, on coud les sacs de farine en trapèze avec, tout au bord, une corde pour renforcer la voile. Je fais un petit foc en triangle isocèle : il aidera à monter le nez du canot à la lame.

Quand on met le mât, je m’aperçois que le fond du canot n’est pas solide : le trou où entre le mât est mangé et usé gravement. En mettant les tire-fond pour fixer les gonds de portes qui vont servir à supporter le gouvernail, les tire-fond entrent comme dans du beurre. Ce canot est pourri. Ce salaud de Jésus nous envoie à la mort. Je fais voir à contrecœur tout cela aux deux autres, je n’ai pas le droit de le leur cacher. Que va-t-on faire ? Quand Jésus va venir on l’obligera à nous trouver un canot plus sûr. Pour cela on le désarmera et moi, armé du couteau et de la hache, je partirai avec lui chercher au village un autre bateau. C’est un gros risque à prendre, mais c’est un risque moins grand que de prendre la mer avec un cercueil. Les vivres ça va : il y a une bonbonne d’huile et des boîtes pleines de farine de manioc. Avec ça, on va loin.

Ce matin, on a assisté à un curieux spectacle : une bande de singes à la face grise se sont battus avec des singes à la face noire et velue. Maturette a reçu dans la bagarre un morceau de branche sur la tête et il a une bosse grosse comme une noix.

Voilà cinq jours et quatre nuits que nous sommes là. Cette nuit, il a plu à torrents. On s’est abrités avec des feuilles de bananiers sauvages. L’eau coulait sur leur vernis, mais nous on ne s’est pas mouillés du tout, sauf les pieds. Ce matin, en buvant le café, je pense combien Jésus est criminel. Avoir profité de notre inexpérience pour nous balancer ce canot pourri ! Pour économiser cinq cents ou mille francs, il envoie trois hommes à une mort certaine. Je me demande si après que je l’aurai obligé à me fournir un autre bateau je ne vais pas le tuer.

Des cris de geais ameutent tout notre petit monde, des cris si aigus et agaçants que je dis à Maturette de prendre le sabre et d’aller voir. Il revient au bout de cinq minutes et me fait signe de le suivre. On arrive à un endroit à environ cent cinquante mètres du canot et je vois, suspendu en l’air, un merveilleux faisan ou gibier d’eau, gros comme deux fois un gros coq. Il est pris dans un lasso et pend pris par la patte à une branche. D’un coup de sabre, je lui coupe le cou pour arrêter ses cris horripilants. Je le soupèse, il fait au moins cinq kilos. Il a des ergots comme les coqs. On décide de le manger mais, en réfléchissant, on se dit que le collet, quelqu’un l’a mis et qu’il doit y en avoir d’autres. Allons voir. Nous retournons sur les lieux et on trouve une chose curieuse : c’est une véritable barrière de trente centimètres de haut, faite de feuilles et de lianes entrelacées, à dix mètres à peu près de la crique. Cette barrière court parallèlement à l’eau. De temps en temps, une porte, et à la porte, dissimulé par des brindilles de bois, un lasso de fil de laiton accroché par son extrémité à une branche d’arbuste doublée. De suite je comprends que l’animal doit choquer contre la barrière et la longer pour trouver un passage. Quand il trouve la porte, il passe, mais sa patte se prend au laiton et déclenche la branche. L’animal se trouve alors pendu en l’air jusqu’à ce que le propriétaire des trappes vienne le prendre.

Cette découverte nous fait faire du mauvais sang. La barrière parait bien entretenue, donc elle n’est pas vieille, nous sommes en danger d’être découverts. Il ne faut pas faire de feu le jour, mais la nuit le chasseur ne doit pas venir. On décide de faire un tour de garde pour surveiller en direction des trappes. Le bateau est dissimulé sous des branches et le matériel, au complet, dans la brousse.

Je suis de garde le lendemain à dix heures. On a mangé cette nuit le faisan ou le coq, on ne sait pas trop. Le bouillon nous a fait un bien énorme et la viande, même bouillie, était délicieuse. Chacun en a mangé deux gamelles. Donc je suis de garde mais, intrigué par des fourmis manioc très grandes, noires et portant chacune de gros morceaux de feuilles qu’elles emmènent dans une énorme fourmilière, j’oublie ma garde. Ces fourmis ont près d’un centimètre et demi de long et sont hautes sur pattes. Elles portent chacune des morceaux énormes de feuilles. Je les suis jusqu’à la plante qu’elles décortiquent et je vois toute une organisation. Il y a d’abord les coupeuses, qui ne font que préparer des morceaux. Rapidement elles cisaillent une énorme feuille genre bananier, elles découpent des morceaux tous de la même grandeur avec une habileté incroyable et les morceaux tombent à terre. En bas il y a une ligne de fourmis de même race mais un peu différentes. Elles ont sur le côté de la mâchoire une raie grise. Ces fourmis sont en demi-cercle, et surveillent les porteuses. Les porteuses arrivent sur la droite, en file, et s’en vont vers la gauche à la fourmilière. Rapides elles se chargent avant de prendre la file, mais de temps en temps, dans leur précipitation à se charger et à se mettre en file, il y a un encombrement. Alors les policiers fourmis interviennent et poussent chacune des ouvrières à la place qu’elles doivent occuper. Je ne pus comprendre quelle faute grave avait commis une ouvrière, mais elle fut sortie des rangs et deux fourmis gendarmes lui coupèrent, l’une la tête, l’autre le corps en deux à la hauteur du corset. Deux ouvrières furent stoppées par les policiers, elles déposèrent leur bout de feuille, firent un trou avec leurs pattes et les trois parties de la fourmi, tête, poitrine et corps furent ensevelis puis recouvertes de terre.

L’ÎLE AUX PIGEONS

J’étais tellement absorbé à regarder ce petit monde et à suivre les soldats pour voir si leur surveillance allait jusqu’à l’entrée de la fourmilière, que je fus totalement surpris quand une voix me dit :

— Ne bouge pas ou tu es un homme mort. Tourne-toi.

C’est un homme au torse nu, en short kaki, chaussé d’une paire de bottes en cuir rouge. Il tient un fusil de deux canons à la main. Il est moyen et trapu, brûlé par le soleil. Il est chauve et ses yeux et son nez sont couverts par un masque très bleu tatoué. Juste au milieu du front se trouve aussi tatoué un cafard.

— Tu es armé ?

— Non.

— Tu es seul ?

— Non.

— Combien vous êtes ?

— Trois.

— Mène-moi à tes amis.

— Je ne peux pas parce que l’un d’eux a un mousqueton et je ne veux pas te faire tuer avant de savoir tes intentions.

— Ah ! Alors bouge pas et parle doucement. C’est vous les trois mecs évadés de l’hôpital ?

— Oui.

— Qui est Papillon ?

— C’est moi.

— Eh bien, tu peux dire que tu en as fait une révolution au village avec ton évasion ! La moitié des libérés sont arrêtés à la gendarmerie. » Il s’approche de moi et, baissant le canon du fusil vers la terre, il me tend la main et me dit : « Je suis le Breton au masque, tu as entendu parler de moi ?

— Non, mais je vois que tu n’es pas un chasseur d’hommes.

— Tu as raison, je mets des trappes ici pour attraper des hoccos. Le tigre a dû m’en bouffer un, à moins que ce soit vous autres.

— C’est nous.

— Tu veux du café ? » Dans un sac qu’il porte derrière le dos il a un thermos, il me donne un peu de café et en boit aussi. Je lui dis : « Viens voir mes amis. » Il vient et s’assied avec nous. Il rit tout doucement du coup que je lui ai fait du mousqueton. Il me dit : « Je l’ai cru d’autant plus qu’aucun chasseur d’hommes n’a pas voulu partir à votre recherche, car tout le monde sait que vous êtes partis avec un mousqueton. »

Il nous explique qu’il y a vingt ans qu’il est en Guyane et libéré depuis cinq ans. Il a quarante-cinq ans. Par la bêtise qu’il a faite de se tatouer ce masque sur la figure, la vie en France ne l’intéresse pas. Il adore la brousse et vit exclusivement d’elle : peau de serpent, peu de tigre, collection de papillons et surtout la chasse à l’hocco vivant, l’oiseau que nous avons mangé. Il le vend deux cents à deux cent cinquante francs. Je lui offre de le lui payer, il refuse, indigné. Voici ce qu’il nous raconte : « Cet oiseau sauvage est un coq de brousse. Bien entendu il n’a jamais vu ni poule, ni coq, ni hommes. Eh bien, j’en attrape un, je l’emporte au village et le vends à quelqu’un qui a un poulailler, car il est très recherché. Bon. Sans lui couper les ailes, sans rien faire, tu le mets le soir à la tombée de la nuit dans le poulailler et le matin, quand on ouvre la porte, il est planté devant et a l’air de compter les poules et les coqs qui sortent. Il les suit et, tout en mangeant comme eux, il regarde de tous ses yeux de tous côtés, en bas, en haut, dans les fourrés autour. C’est un chien de garde sans pareil. Le soir, il se met à la porte et on ne comprend pas comment il sait qu’il manque une ou deux poules, mais il le sait et va les chercher. Et, coq ou poule, il les rentre à grands coups de bec pour leur apprendre à être à l’heure. Il tue rats, serpents, musaraignes, araignées, mille-pattes et à peine un rapace apparaît dans le ciel qu’il envoie tout le monde se cacher dans les herbes tandis que lui fait face. Il ne s’en va plus du poulailler. » Cet extraordinaire oiseau, nous l’avions mangé comme un vulgaire coq.

Le Breton au masque nous dit que Jésus, l’Enflé et une trentaine de libérés sont en prison à la gendarmerie de Saint-Laurent où ils venaient regarder les libérés pour voir si ils reconnaissaient quelqu’un qui aurait rôdé autour du bâtiment d’où nous étions sortis. L’Arabe est au cachot de la gendarmerie. Il est isolé, accusé de complicité. Les deux coups qui l’ont assommé ne lui ont fait aucune blessure, tandis que les gaffes ont une légère enflure sur la tête. « Moi, je n’ai pas été inquiété parce que tout le monde sait que je ne m’occupe jamais de préparer une cavale. » Il nous dit que Jésus c’est un salopard. Quand je lui parle du canot, il veut le voir. A peine il l’a vu, il s’écrie :

— Mais il vous envoyait à la mort, ce mec ! Jamais cette pirogue ne pourrait flotter plus d’une heure en mer. A la première lame un peu forte, quand il va retomber il se coupera en deux. Ne partez jamais là-dedans, ce serait un suicide.

— Et alors que faire ?

— Tu as du pognon ?

— Oui.

— Je vais te dire ce que tu dois faire, et mieux que ça, je vais t’aider, tu le mérites. Je t’aiderai pour rien à ce que tu triomphes, toi et tes amis. A aucun prix il ne faut vous approcher du village. Pour avoir une bonne embarcation, il faut aller à l’île aux Pigeons. Dans cette île se trouvent près de deux cents lépreux. Il n’y a pas de surveillant là-bas et personne de sain n’y va, pas même le médecin. Tous les jours à huit heures, un canot apporte les vivres pour vingt-quatre heures, crus. L’infirmier de l’hôpital remet une caisse de médicaments aux deux infirmiers, eux-mêmes lépreux, qui soignent les malades. Personne, ni gardien, ni chasseur d’hommes, ni curé, ne descend dans l’île. Les lépreux vivent dans des paillotes toutes petites fabriquées par eux. Ils ont une salle commune où ils se réunissent. Ils élèvent des poules et des canards qui leur servent à améliorer leur ordinaire. Ils ne peuvent officiellement rien vendre en dehors de l’île et ils trafiquent clandestinement avec Saint-Laurent, Saint-Jean et les Chinois de Guyane hollandaise d’Albina. Ce sont tous des assassins dangereux. Rarement ils se tuent entre eux, mais ils commettent de nombreux forfaits après être sortis clandestinement de l’île où ils reviennent se planquer leurs méfaits accomplis. Pour ces excursions, ils possèdent quelques bateaux volés au village voisin. Le plus gros délit, c’est d’avoir un bateau. Les gaffes tirent sur toute pirogue qui entre ou sort de l’île aux Pigeons. Aussi les lépreux coulent-ils leurs bateaux en les chargeant de pierres : quand ils ont besoins d’une embarcation, ils plongent pour sortir les pierres et le bateau remonte à la surface. Il y a de tout sur l’île, de toutes races et de toutes les régions de France. Conclusion : ta pirogue peut seulement te servir dans le Maroni, et encore, pas trop chargée ! Pour prendre la mer, il faut trouver un autre bateau et le mieux c’est à l’île aux Pigeons.

— Comment faire ?

— Voilà. Moi, je vais t’accompagner sur le fleuve jusqu’à la vue de l’île. Toi, tu ne la trouverais pas ou tu pourrais te tromper. Elle est à peu près à cent cinquante kilomètres de l’embouchure, il faut donc revenir en arrière. Cette île est plus loin de Saint-Laurent de cinquante kilomètres. Je te mettrai le plus près possible et après, moi je passe sur ma pirogue qu’on aura remorquée et à toi d’agir sur l’île.

— Pourquoi tu ne viens pas sur l’île avec nous ?

— Ma Doué, dit le Breton, j’ai seulement un jour mis le pied sur l’appontement où officiellement arrive le bateau de l’Administration. C’était en plein jour et pourtant ce que j’ai vu m’a suffit. Pardonne-moi, Papi, mais jamais de ma vie je mettrai les pieds sur cette île. D’autre part, je serais incapable de surmonter ma répulsion à être près d’eux, à parler et traiter. Je te serais donc plus nuisible qu’utile.

— Quand on part ?

— A la tombée de la nuit.

— Il est quelle heure, Breton ?

— Trois heures.

— Bon, je vais dormir un peu.

— Non il faut que tu charges et arranges tout sur ta pirogue.

— Mais non, je vais avec la pirogue vide et je reviendrai chercher Clousiot qui, lui, restera ici à garder les affaires.

— Impossible, jamais tu ne pourrais retrouver l’endroit, même en plein jour. Et de jour, en aucun cas tu ne dois être sur le fleuve. La chasse contre vous n’est pas arrêtée. Le fleuve est très dangereux encore.

Le soir arrive. Il est allé chercher sa pirogue qu’on attache derrière la nôtre. Clousiot est près du Breton qui prend la pagaie du gouvernail, Maturette au milieu, moi en avant. On sort difficilement de la crique et, quand on débouche sur le fleuve, la nuit va tomber. Un soleil immense, d’un rouge brun, incendie l’horizon du côté mer. Mille feux d’un énorme feu d’artifice luttent les uns contre les autres pour être plus intenses, plus rouges dans les rouges, plus jaunes dans les jaunes, plus bigarrés dans les parties où les couleurs se mélangent. On voit clairement, à vingt kilomètres devant nous, l’estuaire de ce majestueux fleuve qui se précipite tout scintillant de paillettes rose argenté dans la mer.

Le Breton dit : « C’est la fin du perdant. Dans une heure la marée montante va se faire sentir, nous profiterons d’elle pour remonter le Maroni et ainsi, sans effort, poussés par elle, nous irons assez vite à l’île. » La nuit tombe d’un seul coup.

— En avant, dit le Breton. Pagaye fort pour prendre le milieu du fleuve. Ne fumez plus. » Les pelles entrent dans l’eau et nous filons en travers du courant, assez rapidement, chout, chout, chout. Bien en cadence, moi et le Breton on tire bien synchronisés sur les pagaies. Maturette fait ce qu’il peut. Plus on avance vers le milieu du fleuve, plus on sent la marée qui nous pousse. Nous glissons vite, on sent le changement chaque demi-heure. La marée augmente de force et nous entraîne toujours plus vite. Six heures après, nous sommes très près de l’île, on va droit dessus : une grosse tache, presque au milieu du fleuve, légèrement sur la droite : « C’est là », dit à voix basse le Breton. La nuit n’est pas très noire, mais ça doit être difficile de nous apercevoir d’un peu loin à cause du brouillard au ras du fleuve. On approche. Quand on distingue mieux le découpage des roches, le Breton monte dans sa pirogue, la détache rapidement de la nôtre et simplement dit à voix basse : « Bonne chance, mecs ! »

— Merci.

— Y a pas de quoi.

Le bateau n’étant plus dirigé par le Breton est emporté droit sur l’île en travers. J’essaye de le redresser et de lui faire un tête-à-queue, mais j’y arrive mal et, poussés par le courant, on arrive de trois quarts dans la végétation qui pend dans l’eau. On est arrivés si fort, malgré que je freinais avec ma pagaie, que si on avait trouvé, au lieu de branches et feuilles d’arbres, un rocher, on aurait cassé la pirogue et alors tout perdu, vivres, matériel, etc. Maturette saute dans l’eau, tire le canot et nous nous trouvons glissés sous une énorme touffe de plantes. Il tire, tire et on attache le canot. On boit un coup de rhum et j’escalade seul la berge, laissant mes deux amis dans le canot.

Ma boussole à la main, je marche après avoir cassé plusieurs branches et laissé attachés à différents endroits des bouts de sac de farine que j’avais préparés avant de partir. Je vois une lueur et distingue soudain des voix et trois paillotes. J’avance, et comme je ne sais pas comment je vais me présenter, je décide de me faire découvrir. J’allume une cigarette. Au moment où la lumière jaillit, un petit chien se précipite en aboyant sur moi, il fait des sauts pour me mordre aux jambes. « Pourvu qu’il ne soit pas lépreux, le chien, je pense. Idiot, les chiens n’ont pas la lèpre. »

— Qui va là ? Qui c’est ? C’est toi, Marcel ?

— C’est un homme en cavale.

— Qu’est-ce que tu viens faire ici ? Nous voler ? Tu crois qu’on en a de trop ?

— Non, j’ai besoin d’aide.

— Gratuit ou en payant ?

— Ferme ta gueule, la Chouette !

Quatre ombres sortent des paillotes.

— Avance doucement, l’ami, je parie que c’est toi l’homme au mousqueton. Si tu l’as avec toi, dépose-le par terre, ici tu ne crains rien.

— Oui, c’est moi, mais le mousqueton n’est pas avec moi. » J’avance, je suis près d’eux, il fait nuit et je ne peux distinguer les traits. Bêtement je tends la main, personne ne me la touche. Je comprends trop tard que c’est un geste qui ne se fait pas ici : ils ne veulent pas me contaminer.

— Rentrons dans la paillote, dit la Chouette. » Ce cabanon est éclairé par une lampe à huile posée sur la table.

— Assieds-toi. »

Je m’assieds sur une chaise sans dossier, en paille. La Chouette allume trois autres lampes à huile et en pose une sur une table juste devant moi. La fumée que dégage la mèche de cette lampe à huile de coco est d’une odeur écœurante. Moi je suis assis, eux cinq debout, je ne distingue pas leurs visages. Le mien, la lumière l’éclaire car je suis juste à la hauteur de la lampe, ce qu’ils ont voulu. La voix qui a dit à la Chouette de fermer sa gueule dit :

— L’Anguille, va demander à la maison commune s’ils veulent qu’on l’emmène là-bas. Apporte vite la réponse, et surtout si Toussaint est d’accord. Ici on ne peut rien t’offrir à boire, mon pote, à moins que tu veuilles avaler des œufs. » Il dépose devant moi un panier tressé plein d’œufs.

— Non, merci.

A ma droite, très près de moi, l’un d’eux s’assied et c’est alors que je vois le premier visage d’un lépreux. C’est horrible et je fais des efforts pour ne pas me détourner de lui ni extérioriser mon impression. Le nez est rongé complètement, os et chair, un trou directement au milieu du visage. Je dis bien : non pas deux trous, mais un seul, gros comme une pièce de deux francs. La lèvre inférieure, sur la droite, est rongée et laisse apparaître, déchaussées, trois dents très longues et jaunes que l’on voit entrer dans l’os de la mâchoire supérieure à nu. Il n’a qu’une oreille. Il pose une main sur la table, entourée d’un pansement. C’est la droite. De deux doigts qui lui restent à la main gauche, il soutient un gros et long cigare, fait certainement par lui-même avec une feuille de tabac demi-mûre, car le cigare est verdâtre. Il n’a plus de paupières que sur l’œil gauche, le droit n’en a plus et une plaie profonde part de l’œil vers le haut du front se perdre dans des cheveux gris touffus.

D’une voix très rauque il me dit : « On t’aidera, mec, il faut que tu aies le temps de devenir comme moi, ça je ne veux pas. »

— Merci.

— Je m’appelle Jean sans Peur, je suis du faubourg. J’étais plus beau, plus sain et plus fort que toi quand je suis arrivé au bagne. En dix ans, voilà ce que je suis devenu.

— On te soigne pas ?

— Si. Je vais mieux depuis que je me fais des piqûres d’huile de choumogra. Regarde. » Il tourne la tête et me présente le côté gauche : « Ça sèche de ce côté. »

Une immense pitié m’envahit et je fais un geste pour toucher sa joue gauche en démonstration d’amitié. Il se jette en arrière et me dit : « Merci de vouloir me toucher, mais jamais ne touche un malade, ni ne mange, ni ne boit dans leur gamelle. » Je n’ai toujours vu qu’un visage de lépreux, celui qui a eu le courage d’affronter que je le regarde.

— Où il est le mec ? » Sur le seuil de la porte, une ombre d’un petit homme tout juste plus grand qu’un nain :

— Toussaint et les autres veulent le voir. Emmène-le au centre.

Jean sans Peur se lève et me dit : « Suis-moi. » Nous partons tous dans la nuit, quatre ou cinq devant, moi à côté de Jean sans Peur, d’autres derrière. Quand on arrive au bout de trois minutes sur une esplanade, un peu de lune éclaire cette sorte de place. C’est le sommet plat de l’île. Au milieu, une maison. De la lumière sort de deux fenêtres. Devant la porte, une vingtaine d’hommes nous attendent, on marche sur eux. Quand on arrive devant la porte, ils s’écartent pour nous laisser le passage. C’est une salle rectangulaire de dix mètres de long sur approximativement quatre de large, avec une espèce de cheminée où brûle du bois, entourée de quatre énormes pierres toutes de la même hauteur. La salle est éclairée par deux grosses lampes-tempête à pétrole. Assis sur un tabouret, un homme sans âge, blanc de visage. Derrière lui, assis sur un banc, cinq ou six hommes. Il a des yeux noirs et me dit :

— Je suis Toussaint le Corse et toi, tu dois être Papillon.

— Oui.

— Les nouvelles vont vite au bagne, aussi vite que tu agis. Où as-tu mis le mousqueton ?

— On l’a jeté dans le fleuve.

— A quel endroit ?

— En face du mur de l’hôpital, exactement où on a sauté.

— Alors il doit être récupérable ?

— Je le suppose, car l’eau n’est pas profonde à cet endroit.

— Comment tu le sais ?

— On a été obligés de se mettre à l’eau pour porter mon ami blessé et le mettre dans le canot.

— Qu’est-ce qu’il a ?

— Une jambe cassée.

— Qu’as-tu fait pour lui ?

— J’ai mis des branches coupées en deux par le milieu et je lui ai fait une espèce de carcan à la jambe.

— Il souffre ?

— Oui.

— Où il est ?

— Dans la pirogue.

— Tu as dit que tu viens chercher de l’aide, quel genre d’aide ?

— Un bateau.

— Tu veux qu’on te donne un bateau ?

— Oui, j’ai de l’argent pour le payer.

— Bon. Je te vendrai le mien, il est formidable et tout neuf, je l’ai volé la semaine dernière à Albina. C’est pas un bateau, c’est un transatlantique. Il n’y a qu’une chose qui manque, une quille. Il n’est pas quillé, mais en deux heures on te mettra une bonne quille. Il a tout ce qu’il faut : un gouvernail avec sa barre complète, un mât de quatre mètres de bois de fer et une voile toute neuve en toile de lin. Combien tu m’offres ?

— Dis-moi ton prix je ne sais pas quelle valeur ont les choses ici.

— Trois mille francs si tu peux payer, si tu ne peux pas, va chercher le mousqueton la nuit prochaine et en échange je te donne le bateau.

— Non, je préfère payer.

— Ça va, marché conclu. La Puce, donne du café !

La Puce, qui est le presque nain qui est venu me chercher, se dirige vers une planche fixée au mur au-dessus du feu, il prend une gamelle brillante de neuf et de propreté, verse d’une bouteille du café dedans et la met au feu. Au bout d’un moment il retire la gamelle, verse du café dans quelques quarts qui sont posés près des pierres et Toussaint se penche et passe des quarts aux hommes derrière lui. La Puce me tend la gamelle en me disant : « Bois sans crainte, car cette gamelle n’est que pour les passagers. Aucun malade ne boit dedans. »

J’attrape la gamelle et bois puis la repose sur mon genou. A ce moment-là, je m’aperçois, que collé à la gamelle, il y a un doigt. Je suis en train de réaliser quand la Puce dit :

— Tiens, j’ai encore perdu un doigt ! Où diable est-il tombé ?

— Il est là », je lui dis en montrant la gamelle. Il le décolle et le jette dans le feu, me redonne la gamelle et dit :

— Tu peux boire, car moi j’ai la lèpre sèche. Je m’en vais en pièces détachées, mais je ne pourris pas, je ne suis pas contagieux. » Une odeur de viande grillée arrive à moi. Je pense : Ça doit être le doigt.

Toussaint dit : « Tu vas être obligé de passer toute la journée jusqu’au soir où il y aura le perdant. Il faut que tu ailles avertir tes amis. Monte le blessé dans une paillote, ramassez tout ce qu’il y a dans le canot et coule-le. Personne ne peut vous aider, tu dois comprendre pourquoi. » Rapidement je vais aux deux autres, on prend Clousiot puis on le porte à une paillote. Une heure après, tout est enlevé et le matériel de la pirogue soigneusement rangé. La Puce demande qu’on lui fasse cadeau de la pirogue et d’une pagaie. Je la lui donne, il va la couler à un endroit qu’il connaît. La nuit a passé vite. Nous sommes tous les trois dans la paillote, couchés sur des couvertures neuves envoyées par Toussaint. Elles nous sont arrivées empaquetées dans du papier fort d’emballage. Allongé sur ces couvertures, je donne à Clousiot et à Maturette les détails sur ce qui s’est passé depuis mon arrivée à l’île et sur le marché conclu avec Toussaint. Clousiot a un mot bête qu’il dit sans réfléchir : « La cavale coûte alors six mille cinq cents francs. Je vais te donner la moitié, Papillon, c’est-à-dire les trois mille francs que j’ai. »

— On n’est pas là pour faire des comptes d’Arméniens. Tant que j’ai des sous, je paye. Après, on verra.

Aucun lépreux ne pénètre dans la paillote. Le jour se lève, Toussaint arrive : « Bonjour. Vous pouvez sortir tranquille. Ici, personne ne peut venir vous déranger. Sur un coco, en haut de l’île, il y a un mec pour voir s’il y a des embarcations de gaffes sur le fleuve. On n’en voit pas. Tant qu’il y a le chiffon blanc qui flotte, c’est qu’il n’y a rien en vue. S’il voit quelque chose, il descendra le dire. Vous pouvez cueillir vous-mêmes des papayes et les manger si vous voulez. » Je lui dis :

— Toussaint, et la quille ?

— On va la faire avec une planche de la porte de l’infirmerie. C’est du bois serpent lourd. Avec deux planches on fera la quille. On a déjà monté le canot sur le plateau en profitant de la nuit. Viens le voir.

On va. C’est un magnifique canot de cinq mètres de long, tout neuf, deux bancs dont un troué pour laisser passer le mât. Il est lourd et on a de la peine, moi et Maturette, à le retourner. La voile et les cordes sont toutes neuves. Sur le côté sont fixés les anneaux pour attacher la charge, dont le tonneau d’eau. On se met au travail. A midi, une quille qui va en s’effilant du derrière à l’avant est solidement fixée avec de longues vis et les quatre tire-fond que j’avais.

En cercle autour de nous, les lépreux nous regardent travailler sans mot dire. Toussaint nous explique comment on doit faire et on obéit. Aucune plaie sur le visage de Toussaint qui paraît normal, mais quand il parle on s’aperçoit que seul un côté de sa face bouge, celui de gauche. Il me le dit et me dit aussi qu’il est atteint de la lèpre sèche. Son torse et son bras droit sont également paralysés et il s’attend à ce que la jambe droite se paralyse avant peu. L’œil droit est fixe comme un œil de verre, il voit avec, mais ne peut pas le bouger. Je ne donne aucun nom des lépreux. Peut-être que jamais ceux qui les ont aimés ou connus ont su de quelle horrible façon ils se sont décomposés vivants.

Tout en travaillant, je cause avec Toussaint. Personne d’autre ne parle. Sauf une fois, comme j’allais prendre quelques charnières qu’ils avaient arrachées à un meuble de l’infirmerie pour renforcer la fixation de la quille, l’un d’eux dit : « Ne les prends pas encore, laisse-les là. Je me suis coupé en en arrachant une et il y a du sang bien que je les aie essuyées. » Un lépreux versa dessus du rhum et y mit le feu à deux reprises : « Maintenant, dit l’homme, tu peux t’en servir. » Pendant qu’on travaille, Toussaint dit à un lépreux : « Toi qui es parti plusieurs fois, explique bien à Papillon comment il doit faire, puisque aucun des trois n’est jamais parti. » Aussitôt il explique :

— Très tôt ce soir, il y a le perdant. La marée descendante commence à trois heures. A la tombée de la nuit, vers six heures, tu as devant toi un courant très fort qui t’emmènera en moins de trois heures à cent kilomètres à peu près vers la sortie. Quand il faudra t’arrêter, ce sera neuf heures. Tu devras attendre, bien attaché à un arbre de la brousse, les six heures du montant qui font trois heures du matin. Ne pars pas à cette heure-là, car le courant ne se retire pas assez vite. Jette-toi au milieu du fleuve à quatre heures et demie du matin. Tu as une heure et demie avant que le jour se lève pour faire cinquante kilomètres. Cette heure et demie, c’est toute ta chance. Il faut qu’à six heures, au moment que le jour se lève, tu entres en mer. Même si les gaffes te voient, ils ne peuvent pas te poursuivre car ils arriveraient sur la barre de la sortie juste quand le montant se fait. Ils ne pourront pas passer et toi tu auras déjà franchi la barre. Ce kilomètre d’avance que tu es obligé d’avoir quand ils t’apercevront, c’est ta vie. Ici il n’y a qu’une voile, qu’avais-tu sur la pirogue ?

— Une voile et un foc.

— Ce bateau est lourd, il peut supporter deux focs, l’un en trinquette de la pointe du bateau au bas du mât, l’autre gonflé sorti en dehors de la pointe de l’embarcation pour bien lui soulever le nez. Sors toutes voiles dehors, droit sur les lames de la mer qui est toujours grosse à l’estuaire. Fais coucher tes amis au fond du canot pour mieux le stabiliser et toi, tiens ta barre bien en main. N’attache pas la corde qui tient la voile à ta jambe, fais-la passer par l’anneau qu’il y a exprès dans le bateau et tiens-la avec un seul tour à ton poignet. Si tu vois que la force du vent ajoute au déplacement d’une grosse lame et que tu vas te coucher dans l’eau au risque de te retourner, lâche tout et, aussi sec, tu verras que ton bateau reprendra son équilibre. Si ça se passait, n’arrête pas, laisse flotter folle la voile et sors toujours en avant plein vent, avec la trinquette et le foc. C’est seulement dans les eaux bleues que tu auras le temps de faire descendre la voile par le petit, de la ramener à bord et de repartir après l’avoir remontée. Tu connais la route ?

— Non. Je sais seulement que le Venezuela et la Colombie sont au nord-ouest.

— C’est ça, mais fais attention de ne pas être rejeté à la côte. La Guyane hollandaise, en face, rend les évadés, la Guyane anglaise aussi. Trinidad ne te rend pas mais t’oblige à repartir quinze jours après. Le Venezuela rend, après t’avoir mis à travailler aux routes un an ou deux.

J’écoute de toutes mes oreilles. Il me dit qu’il part de temps en temps, mais comme il est lépreux on le renvoie aussi sec. Il avoue n’avoir jamais été plus loin que la Guyane anglaise, Georgetown. Il n’a la lèpre visible qu’aux pieds, où tous les doigts ont disparu. Il est pieds nus. Toussaint me demande de répéter tous les conseils qu’on vient de me donner, je le fais sans me tromper. A ce moment, Jean sans Peur dit : « Combien de temps il doit prendre vers le large ? » Je réponds avant :

— Je ferai trois jours nord-nord-est. Avec la dérive, ça fera nord-nord, et le quatrième jour je piquerai nord-ouest, cela reviendra à ouest plein.

— Bravo, dit le lépreux. Moi, la dernière fois, j’ai fait que deux jours nord-est, ainsi je suis tombé en Guyane anglaise. Avec trois jours au nord, tu vas passer au nord de Trinidad ou de Barbados, et d’un seul coup tu passes le Venezuela sans t’en apercevoir pour tomber sur Curaçao ou en Colombie.

Jean sans Peur dit : « Toussaint, combien tu as vendu ton bateau ? »

— Trois mille, dit Toussaint. C’est cher ?

— Non, je ne dis pas ça pour cela. Pour savoir, pas plus. Tu peux payer, Papillon ?

— Oui.

— Il va te rester de l’argent ?

— Non, c’est tout ce qu’on a, exactement trois mille que porte mon ami Clousiot.

— Toussaint, je te donne mon revolver, dit Jean sans Peur. Je veux les aider, ces mecs. A combien tu le prends ?

— A mille francs, dit Toussaint. Moi aussi je veux les aider.

— Merci pour tout, dit Maturette en regardant Jean sans Peur.

— Merci », dit Clousiot. Et moi, à ce moment, j’ai honte d’avoir menti et je dis :

— Non, je ne peux pas accepter cela de toi, y a pas de raison. » Il me regarde et dit :

— Si, il y a une raison. Trois mille francs, c’est beaucoup d’argent et pourtant, à ce prix, Toussaint perd au moins deux mille, car c’est un fameux bateau qu’il vous donne. Y a pas de raison que moi je ne fasse pas quelque chose aussi pour vous. » Il se passe alors une chose émouvante : la Chouette a mis un chapeau par terre et voilà que les lépreux jettent des billets ou des pièces dedans. Il sort des lépreux de partout et tous mettent quelque chose. Une honte m’envahit. Je ne peux pourtant pas dire que j’ai encore de l’argent ! Que faire, mon Dieu, c’est une infamie que je suis en train de commettre envers tant de noblesse : « Je vous en prie, ne faites pas ce sacrifice ! » Un Noir tombouctou, complètement mutilé — il a deux moignons comme main, pas un seul doigt — dit : « L’argent ne nous sert pas à vivre. Accepte-le sans honte. L’argent ne nous sert que pour jouer ou baiser des lépreuses qui viennent de temps en temps d’Albina. » Cette phrase me soulage et m’empêche d’avouer que j’ai de l’argent.

Les lépreux ont fait cuire deux cents œufs. Ils les apportent dans une caisse marquée d’une croix rouge. C’est la caisse reçue le matin avec les médicaments du jour. Ils apportent aussi deux tortues vivantes d’au moins trente kilos chacune, bien attachées sur le dos, du tabac en feuilles et deux bouteilles pleines d’allumettes et de frottoirs, un sac d’au moins cinquante kilos de riz, deux sacs de charbon de bois, un primus, celui de l’infirmerie, et une bonbonne d’essence. Toute cette misérable communauté est émue par notre cas et ils veulent tous contribuer à notre réussite. On dirait que cette cavale est la leur. On a tiré le canot près de l’endroit où nous sommes arrivés. Ils ont compté l’argent du chapeau : huit cent dix francs. Je dois seulement donner mille deux cents francs à Toussaint. Clousiot me remet son plan, je l’ouvre devant tout le monde. Il contient un billet de mille et quatre billets de cinq cents francs. Je remets à Toussaint mille cinq cents francs, il me rend trois cents puis me dit :

— Tiens, prends le revolver, je t’en fais cadeau. Vous avez joué le tout pour le tout, il faudrait pas qu’au dernier moment, faute d’une arme, ça claque. J’espère que tu n’auras pas à t’en servir.

Je ne sais comment le remercier, lui d’abord et tous les autres après. L’infirmier a préparé une petite boîte avec coton, alcool, aspirine, bandes, iode, une paire de ciseaux et du sparadrap. Un lépreux apporte des planchettes bien rabotées et fines et deux bandes Velpeau dans leur emballage, toutes neuves. Il les offre simplement pour que je change les planches de Clousiot.

Vers cinq heures, il se met à pleuvoir. Jean sans Peur me dit : « Vous avez toutes les chances. On ne risquera pas de vous voir, vous pouvez partir tout de suite et gagner une bonne demi-heure. Ainsi vous serez plus près de l’embouchure pour repartir à quatre heures et demie du matin. » Je lui dis :

— Comment vais-je savoir les heures ?

— La marée te le dira suivant qu’elle monte ou qu’elle descend. » On met le canot à l’eau. Ce n’est pas comme la pirogue. Lui, il dépasse au-dessus de l’eau de plus de quarante centimètres, chargé de tout le matériel et de nous trois. Le mât enroulé dans la voile est couché puisqu’on ne doit la mettre qu’à la sortie. On place le gouvernail avec sa tringle de sécurité et la barre, plus un coussin de lianes pour m’asseoir. Avec les couvertures, on a arrangé une niche au fond du canot pour Clousiot qui n’a pas voulu changer son pansement. Il est à mes pieds, entre moi et le tonneau d’eau. Maturette se met au fond, mais à l’avant. J’ai tout de suite une impression de sécurité que je n’ai jamais eue avec la pirogue.

Il pleut toujours, je dois descendre le fleuve au milieu mais un peu à gauche, du côté de la côte hollandaise. Jean sans Peur dit :

— Adieu, cassez-vous vite !

— Bonne chance ! » dit Toussaint. Et il donne un grand coup de pied au canot.

— Merci, Toussaint, merci, Jean, merci à tous mille fois ! » Et nous disparaissons très vite, pris par ce perdant qui a commencé il y a deux heures et demie déjà et qui va à une vitesse incroyable.

Il pleut toujours, on ne voit pas à dix mètres devant nous. Comme il y a deux petites îles plus bas, Maturette est penché à l’avant, les yeux fixés devant nous pour ne pas aller sur leurs rochers. La nuit est tombée. Un gros arbre qui descend le fleuve avec nous, heureusement plus lentement, nous gêne un moment avec ses branches. On s’en dégage rapidement et on continue à filer à trente à l’heure pour le moins. On fume, on boit du rhum. Les lépreux nous ont donné six bouteilles de chianti empaillées, mais pleines de rhum. Chose bizarre, aucun de nous ne parle des blessures affreuses que nous avons vues sur différents lépreux. Un seul motif de conversation : leur bonté, leur générosité, leur droiture, notre chance d’avoir rencontré le Breton au masque qui nous a conduit jusqu’à l’Ile aux Pigeons. Il pleut de plus en plus fort, je suis trempé jusqu’aux os, mais ces vareuses de laine sont si bonnes que, même trempées, elles tiennent chaud. Nous n’avons pas froid. Seule la main qui manie la barre s’ankylose sous la pluie.

— En ce moment, dit Maturette, on descend à plus de quarante à l’heure. Depuis combien de temps crois-tu qu’on est partis ?

— Je vais te le dire, dit Clousiot. Attends un peu : trois heures quinze minutes.

— Tu es fou ? Comment le sais-tu ?

— J’ai compté depuis le départ par trois cents secondes et chaque fois j’ai coupé un morceau de carton. J’ai trente-neuf cartons. A cinq minutes chacun, cela fait trois heures un quart qu’on descend. Si je ne me suis pas trompé, d’ici quinze à vingt minutes on ne descendra plus, on remontera d’où on vient.

Je pousse ma barre à droite pour prendre le fleuve en biais et m’approcher de la berge, côté Guyane hollandaise. Avant de choquer contre la brousse, le courant s’est arrêté. On ne descend plus, ni on ne monte. Il pleut toujours. On ne fume plus, on ne parle plus, on chuchote : « Prends la pagaie et tire dessus. » Moi-même, je pagaye tenant coincée la barre sous ma cuisse droite. Doucement on touche la brousse, on tire sur les branches et on s’abrite dessous. On est dans le noir formé par la végétation. Le fleuve est gris, plein de brouillard. Il serait impossible de dire, sans se fier au flux et au reflux, où est la mer et où est l’intérieur du fleuve.

LE GRAND DÉPART

La marée montante va durer six heures. Plus une heure et demie qu’on doit attendre de perdant, je peux dormir sept heures, malgré que je suis très excité. Je dois dormir, car une fois en mer, quand est-ce que je pourrai le faire ? Je m’allonge entre le tonneau et le mât, Maturette met une couverture comme toit entre le banc et le tonneau et, bien abrité, je dors, je dors. Absolument rien ne vient troubler ce sommeil de plomb, ni rêve, ni pluie, ni mauvaise position. Je dors, je dors jusqu’au moment où Maturette me réveille :

— Papi, nous croyons qu’il est l’heure, ou à peu près. Le perdant, il y a longtemps qu’il a commencé.

Le bateau est tourné vers la mer et le courant sous mes doigts coule vite, vite. Il ne pleut plus, un quartier de lune nous permet de voir nettement, à cent mètres devant nous, le fleuve qui charrie de l’herbe, des arbres, des formes noires. Je cherche à voir la démarcation du fleuve et de la mer. Là où nous sommes, il n’y a pas de vent. Y en a-t-il au milieu du fleuve ? Est-il fort ? Nous sortons de sous la brousse, le canot toujours attaché à une grosse racine par un nœud coulant. C’est en regardant le ciel que je devine la côte, la fin du fleuve, le commencement de la mer. Nous sommes descendus bien plus bas qu’on le croyait et j’ai l’impression qu’on n’est pas à dix kilomètres de l’embouchure. On boit un bon coup de rhum. Je consulte : on met le mât ici ? Oui, on le lève et il est très bien coincé au fond de son sabot et dans le trou du banc. Je monte la voile sans la déployer, enroulée autour du mât. La trinquette et le foc sont prêts à être montés par Maturette quand je le croirai nécessaire. Pour faire fonctionner la voile, il n’y a qu’à lâcher la corde qui la tient collée au mât, c’est moi qui, de ma place, ferai la manœuvre. En avant, Maturette avec une pagaie, moi à l’arrière avec une autre. Il faut se décoller très fort et très vite de la berge où le courant nous plaque.

— Attention. En avant, à la grâce de Dieu !

— A la grâce de Dieu, répète Clousiot.

— Dans tes mains je me confie, dit Maturette.

Et on arrache. Bien ensemble, on tire l’eau avec les pelles, j’enfonce bien et je tire, Maturette aussi. On décolle facile. On n’a pas fait vingt mètres d’écart par rapport à la berge qu’on en a descendu cent avec le courant. D’un seul coup le vent se fait sentir et nous pousse vers le milieu du fleuve.

— Monte la trinquette et le foc, bien amarrés tous les deux !

Le vent s’engouffre dedans et le bateau, comme un cheval, se cabre et file comme une flèche. Il doit être plus tard que l’heure combinée, car d’un seul coup le fleuve s’éclaire comme en plein jour. On distingue facilement à à peu près deux kilomètres la côte française à droite et, à notre gauche, à un kilomètre, la côte hollandaise. En face de nous, très visibles, les moutons blancs des crêtes des vagues.

— Nom de Dieu ! On s’est trompés d’heure, dit Clousiot. Tu crois qu’on va avoir le temps de sortir ?

— Je ne sais pas.

— Regarde combien les vagues de la mer sont hautes et les crêtes blanches ! Est-ce que le perdant aurait commencé ?

— Impossible, moi je vois des choses qui descendent.

Maturette dit : « On ne vas pas pouvoir sortir, on n’arrivera pas à temps. »

— Ferme ta gueule et tiens-toi assis à côté des cordes du foc et de la trinquette. Toi aussi, Clousiot, la ferme !

Pan-inh… Pan-inh… Des coups de carabine sont tirés sur nous. Le deuxième, je l’ai clairement localisé. Ils ne viennent pas du tout des gaffes, ils viennent de la Guyane hollandaise. Je lève la voile qui se gonfle si fort qu’un peu plus elle m’emporte en me tirant par mon poignet. Le bateau est incliné à plus de quarante-cinq degrés. Je prends le plus de vent possible, c’est pas difficile, il y en a de trop. Pan-inh, pan-inh, pan-inh, puis plus rien. Nous sommes déportés plus du côté français que hollandais, c’est certainement pour cela que les coups de feu se sont arrêtés.

On file à une vitesse vertigineuse avec un vent à tout casser. On va si vite que je me vois lancé au milieu de l’estuaire de telle façon que dans peu de minutes je vais toucher la berge française. On voit très nettement des hommes qui courent vers la berge. Je vire doucement de bord, le plus doucement possible, en tirant de toutes mes forces sur la corde de la voile. Elle est droite devant moi, le foc change tout seul de bord et la trinquette aussi. Le bateau tourne de trois quarts, je lâche la voile et nous sortons de l’estuaire plein vent arrière. Ouf ! ça y est ! Dix minutes après, la première vague de la mer essaye de nous barrer le passage, on la monte facile, et le schuit-schuit que faisait le bateau sur le fleuve, se transforme en tac-y-tac-y-tac. On les passe ces vagues pourtant hautes avec la facilité d’un gamin qui saute à saute-mouton. Tac-y-tac, le bateau monte et descend les vagues sans vibrer, ni secouer. Rien que le tac de sa coque qui frappe la mer en retombant de la vague.

— Hourra ! hourra ! on est sortis ! s’écrie à pleins poumons Clousiot.

Et pour éclairer cette victoire de notre énergie sur les éléments, le Bon Dieu nous envoie un lever de soleil éblouissant. Les vagues se succèdent avec toutes le même rythme. Elles diminuent de hauteur au fur et à mesure que nous pénétrons dans la mer. L’eau est salement boueuse. En face, au nord, on la voit noire, plus tard elle sera bleue. J’ai pas besoin de regarder ma boussole : le soleil sur mon épaule droite, je fonce tout droit, plein vent mais le bateau moins incliné, car j’ai laissé couler de la corde à la voile et elle est gonflée à moitié sans être tendue. On commence la grande aventure.

Clousiot se soulève. Il veut sortir la tête et le corps pour bien voir. Maturette vient l’aider à s’accommoder assis face à moi, le dos appuyé contre le tonneau, il me fait une cigarette, l’allume, me la passe et on fume tous les trois.

— Passe-moi le tafia pour arroser cette sortie, dit Clousiot.

Maturette met un bon coup dans trois quarts en fer et on trinque.

Maturette est assis à côté de moi, à ma gauche, nous nous regardons. Leurs visages sont illuminés de bonheur, le mien doit être pareil. Alors Clousiot me dit :

— Capitaine, où allez-vous, s’il vous plaît ?

— En Colombie, si Dieu veut.

— Dieu le voudra, nom de Dieu ! dit Clousiot.

Le soleil monte vite et on n’a pas de peine à se sécher. La chemise d’hôpital est transformée en burnous façon arabe. Mouillée, elle tient frais sur la tête et évite de prendre un coup de soleil. La mer est d’un bleu opale, les vagues sont de trois mètres et très longues ce qui aide à voyager confortablement Le vent se maintient fort et nous nous éloignons rapidement de la côte que, de temps en temps, je regarde s’estomper à l’horizon. Cette masse verte, plus on s’en éloigne, plus elle nous révèle les secrets de son festonnage. Je suis en train de regarder derrière moi quand une vague mal prise me rappelle à l’ordre et aussi à ma responsabilité concernant la vie de mes camarades et la mienne.

— Je vais faire cuire du riz, dit Maturette.

— Je tiendrai le fourneau dit Clousiot, et toi la marmite.

La bonbonne d’essence est bien calée, complètement à l’avant, où il est défendu de fumer. Le riz au gras sent bien bon. On le mange tout chaud, mélangé avec deux boîtes de sardines. Par-dessus, un bon café. « Un coup de rhum ? » Je refuse, il fait trop chaud. D’ailleurs, je ne suis pas buveur. Clousiot, à chaque instant, me fait des cigarettes et me les allume. Le premier repas à bord s’est bien passé. A la position du soleil, nous supposons qu’il est dix heures du matin. Nous avons cinq heures de large seulement et pourtant on sent qu’au-dessous de nous l’eau est très profonde. Les vagues ont diminué de hauteur et nous filons en les coupant sans que le canot frappe. La journée est merveilleuse. Je me rends compte que, dans la journée, on n’a pas besoin de boussole constamment. De temps en temps je situe le soleil par rapport à l’aiguille et je me guide sur lui, c’est très facile. La réverbération du soleil me fatigue les yeux. Je regrette de ne pas avoir pensé à me procurer une paire de lunettes noires.

D’un seul coup, Clousiot me dit : « Quelle chance j’ai eu de te rencontrer à l’hôpital !

— T’es pas seul, moi aussi j’ai eu de la chance que tu sois venu. » Je pense à Dega, à Fernandez… s’ils avaient dit oui, ils seraient là avec nous.

— Pas sûr, dit Clousiot. Tu aurais eu des complications pour avoir l’Arabe à l’heure juste à ta disposition dans la salle.

— Oui, Maturette nous a été très utile et je me félicite de l’avoir emmené parce qu’il est très dévoué, courageux et habile.

— Merci, dit Maturette, et merci à vous deux d’avoir eu, malgré mon jeune âge et ce que je suis, confiance en moi. Je ferai en sorte d’être toujours à la hauteur.

Puis je dis : « Et François Sierra, lui que j’aurais tant voulu qu’il soit ici, ainsi que Galgani… »

— Comme les choses ont tourné, Papillon, c’était pas possible. Si Jésus avait été un homme correct et qu’il ait fourni un bon bateau, on aurait pu les attendre à la planque — lui, Jésus, les faire évader et nous les amener. Enfin ils te connaissent et savent bien que si tu ne les as pas fait chercher, c’est parce que c’était impossible.

— A propos, Maturette, comment se fait-il que tu te trouvais dans cette salle de haute surveillance à l’hôpital ?

— Je ne savais pas que j’étais interné. Je suis allé à la visite parce que j’avais mal à la gorge et pour me promener, et le docteur, quand il m’a vu, m’a dit : « Je vois sur ta fiche que tu es interné aux Iles. Pourquoi ? » — « Je ne sais pas, Docteur. Qu’est-ce que c’est interné ? » — « Bon, rien. A l’hôpital. » Et je me suis trouvé hospitalisé, c’est tout.

— Il a voulu te faire une fleur, dit Clousiot.

— Va savoir pour quel motif il a fait ça, le toubib. Il doit se dire : « Mon protégé, avec sa gueule d’enfant de chœur, il était pas si con que ça puisqu’il est parti en cavale. »

On parle de bêtises. Je dis : « Qui sait si on va rencontrer Julot, l’homme au marteau. Il doit être loin, à moins qu’il soit toujours planqué en brousse. » Clousiot dit : « Moi, en partant j’ai laissé un mot sous mon oreiller : Parti sans laisser d’adresse. » On éclate tous de rire.

Nous voguons cinq jours sans histoire. Le jour, le soleil par sa trajectoire est-ouest me sert de boussole. La nuit, je me sers de la boussole. Le sixième jour au matin, un soleil brillant nous salue, la mer s’est apaisée d’un seul coup, des poissons volants passent pas loin de nous. Je suis crevé de fatigue. Cette nuit, pour m’empêcher de dormir, Maturette me passait sur la figure un linge trempé d’eau de mer et, malgré ça, je m’endormais. Alors Clousiot me brûlait avec sa cigarette. Comme c’est calme plat, j’ai décidé de dormir. On baisse la voile et le foc, on garde seulement la trinquette et je dors comme une masse au fond du canot, bien abrité du soleil par la voile tendue au-dessus de moi. Je me réveille secoué par Maturette qui me dit : « C’est midi ou une heure, mais je te réveille parce que le vent fraîchit et à l’horizon, du côté d’où vient le vent, c’est tout noir. » Je me lève et prends ma place. Le foc, qu’on a mis seul, nous fait glisser sur la mer sans rides. Derrière moi, à l’est, c’est tout noir, le vent fraîchit de plus en plus. La trinquette et le foc suffisent à tirer le bateau très vite. Je fais bien attacher la voile enroulée au mât.

— Tenez-vous bien, car ce qui arrive, c’est la tempête.

De grosses gouttes commencent à tomber sur nous. Ce noir s’approche de nous avec une vitesse vertigineuse, en moins d’un quart d’heure il est arrivé de l’horizon à très près de nous. Ça y est, il arrive, un vent d’une violence inouïe fonce sur nous. Les vagues, comme par enchantement, se forment avec une vitesse incroyable, toutes crêtées d’écume, le soleil est complètement anéanti, il pleut à torrents, on n’y voit rien et les vagues, en frappant sur le bateau, m’envoient des giclées cinglantes à la figure. C’est la tempête, ma première tempête, avec toute la fanfare de la nature déchaînée, le tonnerre, les éclairs, la pluie, les vagues, le hululement du vent qui rugit sur nous, autour de nous.

Le bateau, emporté comme un brin de paille, monte et descend à des hauteurs incroyables et dans des gouffres si profonds qu’on a l’impression qu’on n’en sortira pas. Et pourtant, malgré ces plongeons fantastiques, le bateau remonte, franchit une nouvelle crête de vague et passe et repasse. Je tiens ma barre à deux mains et, pensant qu’il est bon de résister un peu à une lame de fond plus haute que je vois arriver, au moment où je braque pour la couper, trop vite sûrement, j’embarque une grande quantité d’eau. Tout le canot est inondé. Il doit y avoir plus de soixante-quinze centimètres d’eau. Nerveusement, sans le vouloir, je me mets en travers d’une vague, ce qui est extrêmement dangereux, et le bateau s’est tellement incliné, prêt à se renverser, qu’il rejette lui-même une très grosse partie de l’eau qu’on avait embarquée.

— Bravo ! crie Clousiot. Tu en connais un rayon, Papillon ! T’as eu vite fait de le vider, ton canot.

Je dis : « Oui, tu as vu ! »

S’il savait que par mon manque d’expérience on a failli couler en se renversant en haute mer ! Je décide de ne plus lutter contre le cours des vagues, je ne m’occupe plus de direction à suivre, simplement de maintenir mon canot le plus en équilibre possible. Je prends les vagues de trois quarts, je descends volontairement au fond avec elles et je remonte avec la mer elle-même. Vite je me rends compte que ma découverte est importante et qu’ainsi j’ai supprimé quatre-vingt-dix pour cent du danger. La pluie s’arrête, le vent souffle toujours avec rage, mais maintenant cela me permet de voir bien devant et derrière moi. Derrière, il fait clair, devant il fait noir, nous sommes au milieu de ces deux extrêmes.

Vers les cinq heures, tout est passé. Le soleil brille à nouveau sur nous, le vent est normal, les vagues moins hautes, je monte la voile et nous partons à nouveau, contents de nous. Avec des casseroles, ils ont vidé l’eau qui restait dans le canot. On sort les couvertures : attachées au mât, avec le vent elles seront vite sèches. Riz, farine, huile et café double, un bon coup de rhum. Le soleil va se coucher, illuminant de tous ses feux cette mer bleue en un tableau inoubliable : le ciel est tout rouge-brun, ce soleil en partie enfoncé dans la mer projette de grandes langues jaunes, aussi bien vers le ciel et ses quelques nuages blancs, que vers la mer ; les lames, en montant sont bleues au fond, vertes après, et la crête rouge, rose ou jaune suivant la couleur du rayon qui la touche.

Une paix m’envahit d’une douceur peu commune, et avec la paix, la sensation que je peux avoir confiance en moi. Je m’en suis bien tiré et cette courte tempête m’a été très utile. Tout seul, j’ai appris comment manœuvrer en ces cas-là. J’attaquerai la nuit avec une sérénité complète.

— Alors, Clousiot, tu as vu ce coup pour vider le bateau ?

— Mon pote, si tu ne faisais pas ça et qu’une deuxième vague arrivait sur nous en travers, on aurait piqué. T’es un champion.

— Tu as appris tout ça dans la marine ? dit Maturette.

— Oui, tu vois que ça sert à quelque chose les leçons de la marine de guerre.

On a dû dériver beaucoup. Va savoir, avec un vent et des vagues pareils, de combien on a dérivé en quatre heures ? Je vais marcher nord-ouest pour corriger, c’est ça. La nuit tombe d’un seul coup dès que le soleil a disparu dans la mer envoyant les dernières étincelles, cette fois violettes, de son feu d’artifice.

Pendant six jours encore, nous naviguons sans histoire si ce n’est quelques grains de tempête et de pluie qui n’ont jamais dépassé trois heures de durée ni l’éternité du premier orage. Ce matin, il est dix heures. Pas un brin de vent, un calme plat. Je dors près de quatre heures. Quand je me réveille, mes lèvres me brûlent. Elles n’ont plus de peau, ni mon nez d’ailleurs. Ma main droite est aussi sans peau, à vif. Maturette c’est pareil, ainsi que Clousiot. Nous passons de l’huile deux fois par jour sur nos visages et nos mains, mais ça ne suffit pas : le soleil des tropiques a vite fait de la sécher.

Il doit être deux heures de l’après-midi par rapport au soleil. Je mange et puis, comme c’est calme plat, on s’arrange pour faire de l’ombre avec la voile. Des poissons viennent autour de l’embarcation à l’endroit où Maturette a lavé la vaisselle. Je prends le sabre d’abattis et je dis à Maturette de jeter quelques grains de riz qui, d’ailleurs, depuis qu’il a été mouillé, commence à fermenter. Les poissons se réunissent là où tombe le riz jusqu’à fleur d’eau et, comme l’un d’eux a presque la tête dehors, je lui fous un grand coup, il est aussi sec le ventre en l’air. C’est un poisson de dix kilos. On le nettoie et on le fait cuire à l’eau et au sel. On l’a mangé le soir avec la farine de manioc.

Voici onze jours que nous avons pris la mer. Nous n’avons aperçu, tout ce temps-là, qu’un seul bateau très loin à l’horizon. Je commence à me demander où diable sommes-nous. Au grand large, ça c’est sûr, mais dans quelle position par rapport à Trinidad ou à n’importe laquelle des îles anglaises. Quand on parle du loup… En effet, droit devant nous, un point noir qui grossit petit à petit. Serait-ce un bateau ou une chaloupe de haute mer ? C’est une erreur, il ne venait pas sur nous. C’est un bateau, on le distingue bien, maintenant, en travers de nous. Il s’approche, c’est vrai, mais en biais, sa route ne le mène pas sur nous. Comme il n’y a pas de vent, nos voilés pendent lamentablement, le bateau ne nous a certainement pas vus. D’un seul coup, le hululement d’une sirène, puis trois coups, puis il change de route et alors vient droit sur nous.

— Pourvu qu’il s’approche pas trop, dit Clousiot.

— Il n’y a pas de danger, la mer est d’huile.

C’est un pétrolier. Plus il approche, plus on distingue du monde sur le pont. On comprend qu’il doit se demander ce que font ces gens-là avec leur coquille de noix, ici, au grand large. Doucement il s’approche de nous, on distingue bien maintenant les officiers du bord et d’autres hommes d’équipage, le cuisinier, puis on voit arriver sur le pont des femmes en robes bariolées et des hommes en chemises de couleur. On comprend que ce sont des passagers. Des passagers sur un pétrolier, ça me paraît rare. Doucement le pétrolier s’approche et le capitaine nous parle en anglais.

— Where are you coming from ?

— French Guyane.

— Vous parlez français ? dit une femme.

— Oui, madame.

— Que faites vous en haute mer ?

— On va où Dieu nous pousse.

La dame parle avec le capitaine et dit : « Le capitaine vous demande de monter à bord, il va hisser votre petit bateau. »

— Dites-lui qu’on le remercie mais que nous sommes très bien sur notre bateau.

— Pourquoi vous ne voulez pas d’aide ?

— Parce que nous sommes des évadés et que nous n’allons pas dans votre direction.

— Où allez-vous ?

— A la Martinique et encore bien plus. Où sommes-nous ?

— En haute mer.

— Quelle est la route pour tomber sur les Antilles ?

— Vous savez lire une carte marine anglaise ?

— Oui.

Un moment après, on nous descend avec une corde une carte anglaise, des cartons de cigarettes, du pain, un gigot rôti.

— Regardez la carte ! » Je regarde et je dis : « Je dois faire ouest un quart sud pour rencontrer les Antilles anglaises, c’est ça ? »

— Oui.

— Combien de milles approximativement ?

— Dans deux jours vous serez là-bas, dit le capitaine.

— Au revoir, merci à tous !

— Le commandant du bord vous félicite pour votre courage de marin !

— Merci, adieu ! » Et le pétrolier s’en va doucement, il nous rase presque, je m’écarte de lui de peur du remous des hélices et, à ce moment, un marin m’envoie une casquette marine. Elle tombe juste au milieu du canot et, c’est coiffé de cette casquette qui a un galon doré et une ancre marine que, deux jours après, sans histoire, nous arrivons à Trinidad.

TRINIDAD

Les oiseaux nous ont, bien longtemps avant qu’on la voie, annoncé la terre. Il est sept heures et demie du matin quand ils viennent tourner autour de nous. « On arrive, mec ! On arrive ! On a réussi la première partie de la cavale, la plus difficile. Vive la liberté ! » Chacun de nous extériorise sa joie par des exclamations puériles. Nos visages sont couverts de beurre de cacao dont nous a fait cadeau, pour soulager nos brûlures, le bateau rencontré. Vers les neuf heures on voit la terre. Un vent frais sans être fort, nous emmène à une bonne vitesse sur une mer peu agitée. C’est seulement vers les quatre heures de l’après-midi que nous apercevons les détails d’une île longue, bordée de petits tas de maisons blanches, dont le sommet est plein de cocotiers. On ne peut pas encore distinguer si vraiment c’est une île ou une presqu’île, non plus si ces maisons sont habitées. Il faudra plus d’une heure encore pour distinguer des gens qui courent vers la plage vers laquelle nous nous dirigeons. En moins de vingt minutes, une multitude bigarrée est réunie. Ce petit village est sorti tout entier au bord de la mer pour nous recevoir. Nous saurons plus tard qu’il s’appelle San Fernando.

A trois cents mètres de la côte, je jette l’ancre qui accroche tout de suite. Je fais cela d’une part pour voir la réaction de ces gens et aussi pour ne pas crever mon bateau quand il va toucher, si le fond est de corail. On ramasse les voiles et on attend. Un petit canot vient vers nous. A bord, deux Noirs qui pagayent et un Blanc casqué à la coloniale.

— Bienvenue à Trinidad », dit en pur français le Blanc. Les Noirs rient de toutes leurs dents.

— Merci, monsieur, de votre bonne parole. Le fond de la plage est-il de corail ou de sable ?

— Il est de sable, vous pouvez sans danger aller jusqu’à la plage.

Nous tirons l’ancre à bord et doucement, les vagues nous poussent sur la plage. A peine on touche que dix hommes entrent dans l’eau et d’un seul trait tirent le bateau à sec. Ils nous regardent, nous touchent avec des gestes caressants, les femmes noires ou coolies, ou indoues nous convient par des gestes. Tout le monde veut nous avoir chez lui, c’est ce que m’explique en français le Blanc. Maturette ramasse une poignée de sable et la porte à sa bouche pour l’embrasser. C’est du délire. Le Blanc, à qui j’ai dit l’état de Clousiot, le fait transporter très près de la plage dans sa maison. Il nous dit que nous pouvons tout laisser jusqu’à demain dans le canot, que personne ne touchera à rien. Tout le monde m’appelle « captain », je ris de ce baptême. Ils me disent tous : « Good captain, long ride on small boat (bon capitaine, longue course sur petit bateau) ! »

La nuit tombe et après avoir demandé que l’on pousse le bateau un peu plus loin et l’avoir attaché à un autre beaucoup plus gros couché sur la plage, je suis l’Anglais jusque chez lui. C’est un bungalow comme on peut en voir partout en terre anglaise ; quelques marches en bois, une porte avec de la toile métallique. J’entre derrière l’Anglais, Maturette me suit. En entrant je vois, assis sur un fauteuil, sa jambe blessée sur une chaise, Clousiot qui crâne entouré d’une dame et d’une jeune fille.

— Ma femme et ma fille, dit le monsieur. J’ai un fils étudiant en Angleterre.

— Soyez les bienvenus dans cette maison, dit la dame en français.

— Asseyez-vous, messieurs, dit la jeune fille qui nous avance deux fauteuils d’osier.

— Merci, mesdames, ne vous dérangez pas trop pour nous.

— Pourquoi ? Nous savons d’où vous venez, soyez tranquilles, et je vous le répète : bienvenue dans cette maison.

Le monsieur est avocat, il s’appelle Master Bowen, il a son buffet (bureau) dans la capitale, à quarante kilomètres, à Port of Spain, capitale de Trinidad. On nous apporte du thé au lait, des toasts, du beurre, de la confiture. Ce fut notre première soirée d’hommes libres, je ne l’oublierai jamais. Pas un mot du passé, aucune question indiscrète, seulement combien de jours nous avions mis en mer et comment avait marché le voyage ; si Clousiot souffrait beaucoup et si nous désirions qu’on avertisse la police demain ou attendre un jour de plus avant de l’avertir ; si nous avions des parents vivants, femmes et enfants. Si nous désirions leur écrire, ils mettraient les lettres à la poste. Que vous dire : une réception exceptionnelle, aussi bien du peuple sur la plage que de cette famille pleine d’indescriptibles attentions pour trois fugitifs.

Master Bowen consulte par téléphone un toubib qui lui dit de lui amener le blessé à sa clinique demain après-midi pour lui faire une radiographie et voir ce qu’il y a à faire. Master Bowen téléphone à Port of Spain, au commandant de l’Armée du Salut Salvation Army. Celui-ci dit qu’il va nous préparer une chambre à l’hôtel de l’Armée du Salut, que l’on vienne quand on veut, de bien garder notre bateau s’il est bon, car on aura besoin de lui pour repartir. Il demande si on est des bagnards ou des relégués, on lui répond qu’on est des bagnards. Cela paraît plaire à l’avocat que nous soyons des bagnards.

— Voulez-vous vous baigner et vous raser ? me dit la jeune fille. Ne refusez surtout pas, cela ne nous gêne en rien. Dans la salle de bains vous trouverez des effets qui, je l’espère, vous iront.

Je passe dans la salle de bains, je prends un bain, me rase et sors bien peigné avec un pantalon gris, une chemise blanche, des souliers de tennis et chaussettes blanches.

Un Indou frappe à la porte, il tient un paquet sous le bras et le donne à Maturette en lui disant que le docteur a remarqué que j’étais plus ou moins de la taille du docteur et que je n’avais besoin de rien pour m’habiller, mais que lui, le petit Maturette, ne pouvait pas trouver des effets pour lui, car personne, chez l’avocat, n’avait sa petite taille. Il s’incline, comme le font les musulmans, devant nous et se retire. Devant tant de bonté, que vous dire ? L’émotion qui gonflait mon cœur est indescriptible. Clousiot fut couché le premier, puis nous cinq nous échangeâmes une quantité d’idées sur différentes choses. Ce qui intriguait le plus ces charmantes femmes, c’était comment nous pensions faire pour nous refaire une existence. Rien du passé, tout sur le moment et l’avenir. Master Bowen regrettait que Trinidad n’accepte pas que des évadés s’installent sur l’île. Il avait, m’expliqua-t-il, à plusieurs reprises sollicité cette mesure pour quelques-uns, mais jamais on n’avait accepté.

La jeune fille parle en français très pur, comme le père, sans accent ni faute de prononciation. Elle est blonde, pleine de taches de rousseur, et est âgée de dix-sept à vingt ans, je n’ai pas osé lui demander son âge. Elle dit :

— Vous êtes bien jeunes et la vie vous attend, je ne sais pas ce que vous avez fait pour avoir été condamnés et je ne veux pas le savoir, mais d’avoir eu le courage de vous jeter en mer dans un si petit bateau pour faire un si long et dangereux voyage, dénote que vous êtes prêts à jouer à n’importe quel prix pour être libres et cela est très méritant.

Nous avons dormi jusqu’à huit heures du matin. Nous trouvons la table mise à notre lever. Les deux dames nous disent très naturellement que Master Bowen est parti à Port of Spain et ne reviendra que l’après-midi avec les renseignements nécessaires pour agir en notre faveur.

Cet homme qui abandonne sa maison avec trois forçats évadés dedans nous donne une leçon sans égale, voulant nous dire : Vous êtes des êtres normaux ; jugez si j’ai confiance en vous pour que, douze heures après vous avoir connus, je vous laisse seuls dans ma maison auprès de ma femme et de ma fille. Cette façon muette de nous dire : J’ai vu, après avoir conversé avec vous trois, des êtres parfaitement dignes de confiance au point que ne doutant pas que vous ne pourrez ni en fait, ni en geste, ni en parole vous comporter mal chez moi, je vous laisse dans mon foyer comme si vous étiez de vieux amis — cette manifestation nous a beaucoup émotionnés.

Je ne suis pas un intellectuel qui peut vous peindre, lecteur — si un jour ce livre a des lecteurs — avec l’intensité nécessaire, avec assez de puissante verve, l’émotion, la formidable impression de respect de nous-mêmes, non : d’une réhabilitation sinon d’une nouvelle vie. Ce baptême imaginaire, ce bain de pureté, cette élévation de mon être au-dessus de la fange où j’étais embourbé, cette façon de me mettre en face d’une responsabilité réelle du jour au lendemain, viennent de faire d’une façon si simple un autre homme de moi que ce complexe de forçat qui même libre entend ses chaînes et croit à chaque instant que quelqu’un le surveille, que tout ce que j’ai vu, passé et supporté, tout ce que j’ai subi, tout ce qui m’entraînait à devenir un homme taré, pourri, dangereux à tous les instants, passivement obéissant en surface et terriblement dangereux dans sa révolte, tout cela, comme par enchantement, a disparu. Merci, Maître Bowen, avocat de Sa Majesté, merci d’avoir fait de moi un autre homme en si peu de temps !

La très blonde jeune fille aux yeux aussi bleus que la mer qui nous entoure, est assise avec moi sous les cocotiers de la maison de son père. Des bougainvilliers rouges, jaunes et mauves, tout en fleur, donnent à ce jardin la touche de poésie qu’il faut à cet instant.

— Monsieur Henri (elle me dit Monsieur. Depuis combien de temps on ne m’a pas dit Monsieur !), comme papa vous l’a dit hier, une incompréhension injuste des autorités anglaises font que malheureusement vous ne pouvez pas rester ici. Elles vous donnent seulement quinze jours pour vous reposer et repartir en mer. De bonne heure je suis allée voir votre bateau, c’est bien léger et bien menu pour ce si long voyage qui vous attend. Espérons que vous arriverez dans une nation plus hospitalière que la nôtre et plus compréhensive. Toutes les îles anglaises ont la même façon d’agir dans ces cas-là. Je vous demande, si dans ce futur voyage vous souffrez beaucoup, de ne pas en vouloir au peuple qui habite ces îles ; il n’est pas responsable de cette façon de voir les choses, ce sont des ordres d’Angleterre, émanant de gens qui ne vous connaissent pas. L’adresse de papa est 101 Queen Street, Port of Spain, Trinidad. Je vous demande, si Dieu veut que vous le pouviez, de nous écrire quelques mots pour connaître votre sort.

Je suis tellement ému que je ne sais quoi répondre. Madame Bowen s’approche de nous. C’est une très belle femme d’une quarantaine environ, blond châtain, les yeux verts. Elle porte une robe blanche très simple, attachée avec un cordon blanc, et une paire de sandales vert clair.

— Monsieur, mon mari ne viendra qu’à cinq heures. Il est en train d’obtenir que vous alliez sans escorte policière dans sa voiture à la capitale. Il veut aussi vous éviter de coucher la première nuit à la Station de Police de Port of Spain. Votre ami le blessé ira directement à la clinique d’un médecin ami, et vous deux vous irez à l’hôtel de l’Armée du Salut.

Maturette vient nous rejoindre dans le jardin, il est allé voir le bateau qui est entouré, me dit-il, de curieux. Rien n’a été touché. En examinant le canot, les curieux ont trouvé une balle incrustée au-dessous du gouvernail, quelqu’un lui a demandé la permission de l’arracher comme souvenir. Il a répondu : « Captain, captain. » L’Indou a compris qu’il fallait demander au capitaine, il me dit : « Pourquoi on mettrait pas les tortues en liberté ? »

— Vous avez des tortues ? demande la jeune fille. Allons les voir.

Nous allons au bateau. En route, un petite Indoue ravissante m’a pris sans façon la main. « Good afternoon », bon après-midi, dit tout ce monde bigarré. Je sors les deux tortues : « Que faisons-nous ? On les jette à la mer ? Ou bien les voulez-vous pour les mettre dans votre jardin ? »

— Le bassin du fond est d’eau de mer. On va les mettre dans ce bassin, ainsi j’aurai un souvenir de vous. » — « C’est ça. » Je distribue aux gens qui sont là tout ce qu’il y a dans le canot, sauf la boussole, le tabac, le tonneau, le couteau, le sabre d’abattis, la hache, les couvertures et le revolver que je dissimule dans les couvertures — personne ne l’a vu.

A cinq heures arrive Master Bowen : « Messieurs, tout est arrangé. Je vais vous conduire moi-même à la capitale. Nous déposerons d’abord le blessé à la clinique et puis nous irons à l’hôtel. » Nous installons Clousiot sur le siège arrière de la voiture. Je suis en train de remercier la jeune fille, quand sa mère arrive avec une valise à la main et nous dit : « Veuillez accepter quelques affaires de mon mari, nous vous l’offrons de tout cœur. » Que dire devant tant d’humaine bonté ? — « Merci, merci infiniment. » Et on part avec la voiture, dont le volant est à droite. A six heures moins le quart, on arrive à la clinique. Elle s’appelle Saint-George. Des infirmiers montent Clousiot sur un brancard dans une salle où se trouve un Indou assis sur son lit. Le docteur arrive, il serre la main à Bowen, et après à nous autres, il ne parle pas français mais il nous fait dire que Clousiot sera bien soigné et que nous pouvons venir le voir tant que nous voulons. Dans la voiture de Bowen on traverse la ville. On est émerveillés de la voir éclairée, avec ses autos, ses bicyclettes. Blancs, Noirs, Jaunes, Indous, coolies, marchent ensemble sur les trottoirs de cette ville toute en bois qu’est Port of Spain. Arrivés à l’Armée du Salut, un hôtel dont seul le rez-de-chaussée est en pierre et le restant en bois, bien situé sur une place illuminée où j’ai pu lire Fish Market (Marché aux Poissons), le capitaine de l’Armée du Salut nous reçoit en compagnie de tout son état-major, femmes et hommes. Il parle un peu français, tout le monde nous adresse des paroles en anglais, que l’on ne comprend pas, mais les visages sont si riants, les yeux si accueillants, que nous savons qu’ils nous disent de gentilles choses.

On nous conduit dans une chambre au deuxième étage, à trois lits — le troisième prévu pour Clousiot — une salle de bains attenante à la chambre avec savon et serviette à notre disposition. Après nous avoir indiqué notre chambre, le capitaine nous dit : « Si vous voulez manger, le dîner se prend en commun à sept heures, donc d’ici une demi-heure. »

— Non, on n’a pas faim.

— Si vous voulez aller promener dans la ville, voilà deux dollars antillais pour prendre un café ou un thé, ou manger une glace. Surtout ne vous perdez pas. Quand vous voudrez rentrer, demandez votre chemin avec seulement ces mots : « Salvation Army, please ? »

Dix minutes après, nous sommes dans la rue, on marche sur les trottoirs, on coudoie les gens, personne ne nous regarde, personne ne fait attention à nous, on respire profondément, goûtant avec émotion ces premiers pas libres dans une ville. Cette continuelle confiance de nous laisser libres dans une assez grande ville nous réconforte et nous donne non seulement confiance en nous-mêmes, mais aussi la parfaite conscience qu’il est impossible que nous trahissions cette foi en nous. Maturette et moi marchons lentement au milieu de la foule. On a besoin de côtoyer des gens, d’être bousculés, de nous assimiler à elle pour en faire partie. Nous entrons dans un bar et demandons des bières. Ça semble rien de dire : « Two beers, please », oui, c’est tellement naturel. Eh bien, malgré ça, cela nous paraît fantastique qu’une coolie indoue avec sa coquille d’or dans le nez nous demande après nous avoir servis : « Half a dollar, sir. » Son sourire aux dents de perle, ses grands yeux d’un noir-violet un tout petit peu bridés sur les coins, ses cheveux de jais qui tombent sur ses épaules, son corsage demi-ouvert sur le début des seins qui laisse entrevoir qu’ils sont de toute beauté, ces choses futiles si naturelles pour tout le monde nous paraissent à nous autres fantastiquement féeriques. Voyons, Papi, c’est pas vrai, ça ne peut pas être vrai que si vite, de mort vivant, de bagnard à perpète, tu sois en train de te transformer en homme libre !

C’est Maturette qui a payé, il ne lui reste qu’un demi-dollar. La bière est délicieusement fraîche et il me dit : « On en boit une autre ? » Cette deuxième tournée qu’il voudrait boire me paraît une chose à ne pas faire.

— Voyons, il n’y a pas une heure que tu es en vraie liberté et déjà tu penses à te saouler ?

— Oh ! je t’en prie, Papi, n’exagère pas ! Entre boire deux bières et se saouler, il y a loin.

— Peut-être tu as raison, mais je trouve que décemment on ne doit pas se jeter sur les plaisirs que nous offre le moment. Je crois qu’il faut les déguster petit à petit et non en glouton. D’abord, cet argent n’est pas à nous.

— Oui, c’est vrai, tu as raison. On va apprendre à être libre au compte-gouttes, c’est plus à la hauteur.

On sort et nous descendons la grande rue de Watters Street, boulevard principal qui traverse la ville de part en part et, sans nous en apercevoir tant nous sommes émerveillés par les tramways qui passent, par les ânes avec leur petite charrette, les automobiles, les annonces flamboyantes des cinémas et des bars-boîtes, les yeux des jeunes Noires ou Indoues qui nous regardent en riant, on se trouve au port sans l’avoir voulu. Devant nous, les bateaux tout illuminés, bateaux de touristes avec des noms enchanteurs : Panama, Los Angeles, Boston, Québec ; bateaux de charges : Hambourg, Amsterdam, Londres, et, allongés tout le long du quai, collés les uns aux autres, des bars, des cabarets, des restaurants tout plein d’hommes et de femmes buvant, chantant, se disputant en grands cris. Tout d’un coup, un besoin irrésistible me pousse à me mêler à cette foule, vulgaire peut-être, mais si pleine de vie. A la terrasse d’un bar, rangés dans de la glace, des huîtres, des oursins, des écrevisses, des couteaux de mer, des moules, tout un étalage de fruits de mer qui provoquent le passant. Les tables avec des nappes à carreaux rouges et blancs, la plupart occupées, vous invitent à s’asseoir. Des filles, la peau brun clair, le profil fin, mulâtresses qui n’ont aucun trait négroïde, moulées dans des corsages de toutes couleurs largement décolletés, vous sollicitent encore plus de profiter de tout cela. Je m’approche de l’une d’elles et lui dis : « French money good ? » en lui présentant un billet de mille francs. « Yes, I change for you. » — « OK » Elle prend le billet et disparaît dans la salle bourrée de monde. Elle revient. « Come here » et m’emmène à la caisse où se trouve un Chinois.

— Vous Français ?

— Passeport ?

— J’ai pas.

— Carte de marin ?

— J’ai pas.

— Papiers immigration ?

— J’ai pas.

— Bon. » Il dit deux mots à la fille, elle regarde la salle, va à un type genre marin qui a une casquette comme la mienne, un galon d’or et une ancre, et l’amène à la caisse. Le Chinois dit :

— Ta carte d’identité ?

— Voilà. » Et froidement le Chinois fait une fiche de change de mille francs au nom de l’inconnu, le fait signer et la femme le prend par le bras et l’emmène. L’autre ne sait certainement pas ce qui se passe, moi je touche deux cent cinquante dollars antillais dont cinquante dollars en billets de un et deux dollars. Je donne un dollar à la fille, on sort dehors et, assis à une table, nous nous tapons une orgie de fruits de mer accompagnés d’un vin blanc sec délicieux.

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