Deuxième cahier EN ROUTE POUR LE BAGNE

SAINT-MARTIN-DE-RE

Le soir, Batton me fait passer trois gauloises et un papier où je lis : « Papillon, je sais que tu t’en iras en emportant un bon souvenir de moi. Je suis prévôt, mais j’essaie de faire le moins de mal possible aux punis. J’ai pris ce poste, car j’ai neuf enfants et j’ai hâte d’être gracié. Je vais essayer, sans trop faire de mal, de gagner ma grâce. Adieu. Bonne chance. Le convoi est pour après-demain. »

En effet, le lendemain on nous réunit par groupes de trente dans le couloir du quartier disciplinaire. Des infirmiers venus de Caen nous vaccinent contre les maladies tropicales. Pour chacun, trois vaccins et deux litres de lait. Dega est auprès de moi. Il est pensif. On ne respecte plus aucune règle de silence, car nous savons qu’on ne peut pas nous mettre au cachot juste après avoir été vaccinés. On bavarde à voix basse sous le nez des gaffes qui n’osent rien dire à cause des infirmiers de la ville. Dega me dit :

— Est-ce qu’ils vont avoir assez de voitures cellulaires pour nous emmener tous d’un coup ?

— Je pense que non.

— C’est loin, Saint-Martin-de-Ré, et s’ils en emmènent soixante par jour, ça va durer dix jours, car on est près de six cents rien qu’ici.

— L’essentiel, c’est d’être vaccinés. Ça veut dire qu’on est sur la liste et qu’on sera bientôt aux durs[5]. Courage, Dega, une autre étape va commencer. Compte sur moi comme je compte sur toi.

Il me regarde de ses yeux brillants de satisfaction, me met sa main sur mon bras et répète : « A la vie à la mort, Papi. »

Sur le convoi, peu d’incidents dignes d’être racontés, si ce n’est qu’on étouffait, chacun dans son petit placard du fourgon cellulaire. Les gardiens se refusèrent à nous donner de l’air, même en entrouvrant un peu les portes. A l’arrivée à La Rochelle, deux de nos compagnons de fourgon étaient trouvés morts, asphyxiés.

Les badauds rassemblés sur le quai, car Saint-Martin-de-Ré est une île et il nous fallait prendre un bateau pour traverser le bras de mer, assistèrent à la découverte des deux pauvres diables. Sans rien manifester envers nous d’ailleurs. Et comme les gendarmes devaient nous remettre à la Citadelle, morts ou vivants, ils chargèrent les cadavres avec nous sur le bateau.

La traversée ne fut pas longue, mais on put respirer un bon coup l’air de mer. Je dis à Dega : « Ça sent la cavale. » Il sourit. Et Julot, qui était à côté, nous dit :

— Oui. Ça sent la cavale. Moi, je retourne là-bas d’où je me suis évadé il y a cinq ans. Je me suis fait arrêter comme un con au moment où j’allais bousiller mon receleur qui m’avait donné lors de mon affaire, il y a dix ans. Tâchons de rester les uns à côté des autres, car à Saint-Martin on nous met au hasard par groupes de dix dans chaque cellule.

Il se trompait, le Julot. En arrivant là-bas, on l’appela, lui et deux autres, et on les mit à part. C’étaient trois évadés du bagne, recapturés en France et qui retournaient là-bas pour la deuxième fois.

En cellules par groupes de dix, commence pour nous une vie d’attente. On a le droit de parler, de fumer, on est très bien nourris. Cette période n’est dangereuse que pour le plan. Sans qu’on sache pourquoi, on vous appelle tout à coup, on vous met à poil et on vous fouille minutieusement. D’abord les recoins du corps jusqu’à la plante des pieds, puis les effets. « Rhabillez-vous ! » Et on retourne d’où on venait.

La cellule, le réfectoire, la cour où nous passons de longues heures à marcher en file. Une, deux ! Une, deux ! Une, deux !.. Nous marchons par groupes de cent cinquante détenus. La queue de saucisson est longue, les sabots claquent. Silence absolu obligatoire. Puis vient le « Rompez les rangs ! » Chacun s’assoit par terre, des groupes se forment, par catégories sociales. D’abord les hommes du vrai milieu, chez qui l’origine importe peu : Corses, Marseillais, Toulousains, Bretons, Parisiens, etc. Il y a même un Ardéchois, c’est moi. Et je dois dire en faveur de l’Ardèche, qu’il n’y en a que deux dans ce convoi de mille neuf cents hommes : un garde-champêtre qui a tué sa femme, et moi. Conclusion : les Ardéchois sont de braves gens. Les autres groupes se forment n’importe comment, car il y a plus de caves qui montent au bagne que d’affranchis. Ces jours d’attente s’appellent jours d’observation. Et c’est vrai qu’on nous observe sous tous les angles.

Un après-midi, j’étais assis au soleil quand un homme s’approche de moi. Il porte des lunettes, il est petit, maigre. J’essaie de le localiser, mais avec notre tenue uniforme, c’est très difficile.

— C’est toi Papillon ? » Il a un très fort accent corse.

— Oui, c’est moi. Qu’est-ce que tu me veux ?

— Viens aux cabinets », me dit-il. Et il s’en va.

— Ça, c’est un cave corse, me dit Dega. Sûrement un bandit des montagnes. Qu’est-ce qu’il peut bien te vouloir ?

— Je vais le savoir.

Je me dirige vers les cabinets installés au milieu de la cour et là, je fais semblant d’uriner. L’homme est à côté de moi, dans la même position. Il me dit sans me regarder :

— Je suis le beau-frère de Pascal Matra. Il m’a dit, au parloir, que si j’avais besoin d’aide, je m’adresse à toi de sa part.

— Oui, Pascal est mon ami. Que veux-tu ?

— Je ne peux plus porter le plan : j’ai la dysenterie. Je ne sais pas à qui me confier et j’ai peur qu’on me le vole ou que les gaffes le trouvent. Je t’en supplie, Papillon, porte-le quelques jours pour moi. » Et il me montre un plan beaucoup plus gros que le mien. J’ai peur qu’il me tende un piège et qu’il me demande cela pour savoir si j’en porte un : si je dis que je ne suis pas sûr de pouvoir en porter deux, il saura. Alors, froidement, je lui demande :

— Combien il y a dedans ?

— Vingt-cinq mille francs.

Sans rien de plus, je prends le plan, très propre d’ailleurs et, devant lui, me l’introduis dans l’anus en me demandant si un homme peut en porter deux. Je n’en sais rien. Je me relève, remets mon pantalon… tout va bien, je ne suis pas gêné.

— Je m’appelle Ignace Galgani, me dit-il avant de s’en aller. Merci, Papillon.

Je retourne près de Dega et lui raconte l’affaire à l’écart.

— C’est pas trop lourd ?

— Non.

— Alors, n’en parlons plus.

Nous cherchons à entrer en contact avec les retours de cavale, si possible Julot ou le Guittou. Nous avons soif de renseignements : comment c’est, là-bas ; comment on y est traité ; comment s’y prendre pour rester à deux avec un pote, etc. Le hasard veut qu’on tombe sur un type curieux, un cas à part. C’est un Corse qui est né au bagne. Son père y était surveillant et vivait avec sa mère aux Iles du Salut. Il était né à l’Ile Royale, une des trois îles, les autres étant Saint-Joseph et le Diable et, ô destin ! retournait là-bas non pas en fils de surveillant mais comme bagnard.

Il avait pris douze ans de durs pour vol avec effraction. Dix-neuf ans, une figure ouverte, des yeux clairs et nets. Avec Dega, on voit tout de suite que c’est un accidenté. Il n’a qu’un petit aperçu du milieu mais il nous sera utile en nous donnant tous les renseignements possibles sur ce qui nous attend. Il nous raconte la vie aux Iles, où il a vécu quatorze ans. Il nous apprend, par exemple, que sa nourrice, aux Iles, était un bagnard, un fameux dur tombé dans une affaire de duel au couteau sur la Butte pour les beaux yeux de Casque d’Or.

Il nous donne des conseils précieux : il faut partir en cavale de la Grande Terre, car des Iles, c’est impossible ; ensuite ne pas être catalogué dangereux, car avec cette notation, à peine débarqué à Saint-Laurent-du-Maroni, port d’arrivée, on est interné à temps ou à vie selon le degré de sa notation. En général, moins de cinq pour cent des transportés sont internés aux Iles. Les autres restent à la Grande Terre. Les Iles sont saines, mais la Grande Terre, comme me l’avait raconté Dega, est une saloperie qui suce peu à peu le bagnard par toutes sortes de maladies, de morts diverses, assassinats, etc.

Avec Dega, nous espérons ne pas être internés aux Iles. Mais un nœud se forme dans ma gorge : et si j’étais noté dangereux ? Avec ma perpète, l’histoire de Tribouillard et celle du directeur, je suis beau !

Un jour, un bruit court : n’aller à l’infirmerie sous aucun prétexte, car ceux qui sont trop faibles ou trop malades pour supporter le voyage y sont empoisonnés. Ce doit être un bobard. En effet, un Parisien, Francis la Passe, nous confirme que c’est du bidon. Il y a bien eu un empoisonné, mais son frère à lui, employé à l’infirmerie, lui a expliqué ce qui s’est passé.

Le mec suicidé, grand spécialiste des coffres-forts, avait, disait-on, cambriolé l’ambassade d’Allemagne, à Genève ou à Lausanne, pendant la guerre, pour le compte des services français. Il y avait pris des documents très importants qu’il remit aux agents français. Pour cette opération, les poulets l’avaient sorti de prison où il purgeait une peine de cinq ans. Et depuis 1920, à raison d’une ou deux opérations par an, il vivait tranquille. Chaque fois qu’il se faisait prendre, il y allait de son petit chantage au Deuxième Bureau qui se hâtait d’intervenir. Mais cette fois-ci, ça n’avait pas marché. Il avait pris vingt ans et devait partir avec nous. Pour louper le convoi, il avait feint d’être malade et était entré à l’infirmerie. Une pastille de cyanure — toujours d’après le frère de Francis la Passe — avait terminé l’affaire. Les coffres-forts et le Deuxième Bureau pouvaient dormir tranquilles.

Cette cour est pleine d’histoires, les unes vraies, les autres fausses. De toute façon, on les écoute, ça fait passer le temps.

Quand je vais aux cabinets, dans la cour ou dans la cellule, il faut que Dega m’accompagne, à cause des plans. Il se met devant moi pendant que j’opère et me masque aux regards trop curieux. Un plan, c’est déjà toute une histoire, mais moi j’en ai toujours deux, car Galgani est de plus en plus malade. Et là, un mystère : le plan que j’introduis le dernier sort toujours le dernier, et le premier toujours le premier. Comment ils se retournaient dans mon ventre, je ne sais pas, mais c’était ainsi.

Hier, au coiffeur, on a tenté d’assassiner Clousiot pendant qu’on le rasait. Deux coups de couteau autour du cœur. Par miracle, il n’est pas mort. Par un de ses amis, j’ai su l’histoire. Elle est curieuse et je la raconterai un jour. Cet assassinat était un règlement de comptes. Celui qui l’a manqué mourra six ans plus tard, à Cayenne, en avalant du bichromate de potasse dans ses lentilles. Il mourut dans d’affreuses douleurs. L’infirmier qui seconda le docteur dans l’autopsie nous apporta un bout de boyau d’une dizaine de centimètres. Il y avait dix-sept trous. Deux mois plus tard, son assassin était trouvé étranglé sur son lit de malade. On n’a jamais su par qui.

Voilà douze jours, maintenant, que nous sommes à Saint-Martin-de-Ré. La forteresse est pleine à craquer. Jour et nuit, les sentinelles montent la garde sur le chemin de ronde.

Une bagarre a éclaté aux douches, entre deux frères. Ils se sont battus comme des chiens et l’un d’eux est mis dans notre cellule. Il s’appelle André Baillard. On ne peut pas le punir, me dit-il, parce que c’est la faute de l’Administration : les gardiens ont l’ordre de ne pas laisser se rencontrer les deux frères, sous aucun prétexte. Quand on sait leur histoire, on comprend pourquoi.

André avait assassiné une rentière, et son frère, Emile, cachait le magot. Emile tombe pour un vol et prend trois ans. Un jour, au cachot avec d’autres punis, monté contre son frère qui ne lui a pas envoyé d’argent pour ses cigarettes, il lâche le paquet et raconte qu’André, il l’aura : car c’est André, explique-t-il, qui a tué la vieille et lui, Emile, a caché l’argent. Aussi, quand il sortira, il ne lui donnera rien. Un détenu s’empresse d’aller raconter ce qu’il a entendu au directeur de la prison. Ça ne traîne pas. André est arrêté et les deux frères sont condamnés à mort. Dans le quartier des condamnés à mort, à la Santé, ils ont les deux cellules voisines. Chacun fait son recours en grâce. Celui d’Emile est accepté le quarante-troisième jour, mais celui d’André est refusé. Cependant, par mesure d’humanité pour André, Emile est maintenu au quartier des condamnés à mort et les deux frères font chaque jour leur promenade, l’un après l’autre, les chaînes aux pieds.

Le quarante-sixième jour, la porte d’André s’ouvre à quatre heures et demie. Ils sont tous là : le directeur, le greffier, le procureur qui a requis sa tête. C’est l’exécution. Mais au moment où le directeur s’avance pour parler, son avocat arrive en courant, suivi d’une autre personne qui remet un papier au procureur. Tout le monde se retire dans le couloir. La gorge d’André est tellement serrée qu’il ne peut pas avaler sa salive. Ce n’est pas possible, jamais on n’arrête une exécution en cours. Et pourtant si. Ce ne sera que le lendemain, après des heures d’angoisse et d’interrogation, qu’il apprendra de son avocat que la veille de son exécution le président Doumer a été assassiné par Gorguloff. Mais Doumer n’était pas mort sur le coup. Toute la nuit, l’avocat avait monté la garde devant la clinique après avoir informé le Garde des Sceaux que si le président mourait avant l’heure de l’exécution (de quatre heures et demie à cinq heures), il demandait le renvoi de l’exécution pour vacance du chef de l’exécutif. Doumer mourut à quatre heures deux minutes. Le temps de prévenir la Chancellerie, de sauter dans un taxi suivi par le porteur de l’ordre de sursis, il était arrivé trois minutes trop tard pour empêcher qu’on ouvre la porte de la cellule d’André. La peine des deux frères fut commuée en travaux forcés à perpétuité. En effet, le jour de l’élection du nouveau président, l’avocat s’était rendu à Versailles, et dès qu’Albert Lebrun fut élu, l’avocat lui présenta sa demande de grâce. Jamais un président n’a refusé la première grâce qui lui est sollicitée : « Lebrun signa, termina André, et me voilà, mec, bien vivant et bien portant, en route pour la Guyane. » Je regarde ce rescapé de la guillotine et me dis que malgré tout ce que j’ai souffert, ça ne doit pas être comparable au calvaire qu’il a subi.

Cependant, je ne le fréquentai jamais. Savoir qu’il a tué une pauvre vieille pour la voler me donne la nausée. Il aura d’ailleurs toutes les chances. Plus tard, à l’île Saint-Joseph, il assassinera son frère. Plusieurs forçats l’ont vu. Emile pêchait à la ligne, debout sur un rocher, ne pensant qu’à sa pêche. Le bruit des vagues, très fortes, amortissait tout autre bruit. André s’approcha de son frère par-derrière, un gros bambou de trois mètres de long à la main et, d’une seule poussée dans le dos, lui fit perdre l’équilibre. L’endroit étant infesté de requins, Emile leur tint vite lieu de plat du jour. Absent à l’appel du soir, il fut porté disparu au cours d’une tentative d’évasion. On n’en parla plus. Seuls quatre à cinq bagnards qui ramassaient des cocos sur le haut de l’île avaient assisté à la scène. Bien entendu, tous les hommes le surent, sauf les gaffes. André Baillard ne fut jamais inquiété.

Il fut désinterné pour « bonne conduite » et, à Saint-Laurent-du-Maroni, jouissait d’un régime de faveur. Il avait une petite cellule rien que pour lui. Un jour, ayant eu une histoire avec un autre forçat, il l’invita vicieusement à pénétrer dans sa cellule et le tua d’un coup de couteau en plein cœur. Reconnu en légitime défense, il fut acquitté. Lors de la suppression du bagne, toujours pour sa « bonne conduite », il fut gracié.

Saint-Martin-de-Ré est bourré de prisonniers. Deux catégories bien différentes ; huit cents ou mille bagnards et neuf cents relégués. Pour être bagnard, il faut avoir fait quelque chose de grave ou, tout au moins, avoir été accusé d’avoir commis un gros délit. La peine la moins forte est sept ans de travaux forcés, le reste allant par échelons jusqu’à perpétuité. Un gracié de la peine de mort est condamné automatiquement à perpète. Les relégués, c’est différent. Trois à sept condamnations et un homme peut être relégué. C’est vrai que ce sont tous des voleurs incorrigibles et on comprend que la société doive se défendre. Toutefois, il est honteux pour un peuple civilisé d’avoir la peine accessoire de relégation. Il y a des petits voleurs, maladroits puisqu’ils se font souvent prendre, qui sont relégués — ce qui revenait, de mon temps, au même que d’être condamné à perpète — et qui n’ont, dans toute leur vie de voleurs, pas volé dix mille francs. C’est là où il y a le plus grand non-sens de la civilisation française. Un peuple n’a pas le droit de se venger ni d’éliminer d’une façon trop rapide les gens qui provoquent des ennuis à la société. Ces gens sont plus des gens à soigner qu’à punir d’une façon aussi inhumaine.

Voici dix-sept jours que nous sommes à Saint-Martin-de-Ré. On connaît le nom du bateau qui nous conduira au bagne, on l’appelle le La Martinière. Il va emporter mille huit cent soixante-dix condamnés. Les huit ou neuf cents bagnards sont réunis ce matin dans la cour de la forteresse. Depuis une heure à peu près, nous sommes debout par rangées de dix, remplissant le rectangle de la cour. Une porte s’ouvre et nous voyons apparaître des hommes vêtus d’une autre façon que les gardiens que nous avons connus. Ils portent un vêtement de coupe militaire bleu ciel et sont bien vêtus. C’est différent d’un gendarme et aussi d’un soldat. Tous portent une large ceinture d’où pend un étui à revolver. On voit la crosse de l’arme. Ils sont à peu près quatre-vingts. Certains ont des galons. Tous ont la peau brûlée par le soleil, ils sont de tout âge, de trente-cinq à cinquante ans. Les vieux sont plus sympathiques que les jeunes qui se gonflent la poitrine d’un air avantageux et important. L’état-major de ces hommes est accompagné du directeur de Saint-Martin-de-Ré, d’un colonel de gendarmerie, de trois ou quatre toubibs en tenue de la coloniale et de deux curés en soutanes blanches. Le colonel de gendarmerie prend un entonnoir dans ses mains et le porte à la bouche. On s’attend à un « garde à vous », rien de tout ça. Il crie :

— Ecoutez tous attentivement. A partir de cet instant vous passez sous la responsabilité des autorités du ministre de la Justice représentant l’Administration pénitentiaire de la Guyane française dont le centre administratif est la ville de Cayenne. Monsieur le commandant Barrot, je vous remets les huit cent seize condamnés ici présents dont voici la liste. Veuillez constater qu’ils sont tous présents.

Immédiatement commence le pointage : « Un tel, présent ; Un tel, etc. » Cela dure deux heures et tout est en règle. Puis on assiste aux échanges de signatures entre les deux administrations sur une petite table apportée pour la circonstance.

Le commandant Barrot qui a autant de galons que le colonel, mais de couleur or et non argent comme dans la gendarmerie, prend à son tour le porte-voix :

— Transportés, dorénavant c’est le mot par lequel vous serez toujours désignés : transporté Un tel ou transporté tel matricule, celui qui vous sera affecté. Dès maintenant vous êtes sous les lois spéciales du bagne, de ses règlements, de ses tribunaux internes qui prendront, quand il le faudra, les décisions nécessaires à votre égard. Ces tribunaux autonomes peuvent vous condamner, pour les différents délits commis au bagne, de la simple prison à la peine de mort. Bien entendu ces peines disciplinaires, prison et réclusion, sont effectuées dans des différents locaux qui appartiennent à l’Administration. Les agents que vous voyez en face de vous s’appellent des surveillants. Lorsque vous vous adresserez à eux, vous direz : « Monsieur le surveillant. » Après la soupe, chacun de vous recevra un sac marin avec les tenues du bagne. Tout est prévu, vous n’aurez pas à avoir d’autres effets que ceux-là. Demain, vous embarquerez sur le La Martinière. Nous voyagerons ensemble. Ne soyez pas désespérés de partir, vous serez mieux au bagne que dans une réclusion en France. Vous pouvez parler, jouer, chanter et fumer, vous n’avez pas à craindre d’être maltraités si vous vous conduisez bien. Je vous demande d’attendre d’être au bagne pour régler vos différends personnels. La discipline pendant le voyage doit être très sévère, j’espère que vous le comprendrez. Si parmi vous il y a des hommes qui ne se sentent pas en condition physique pour faire le voyage, qu’ils se présentent à l’infirmerie où ils seront visités par les capitaines médecins qui accompagnent le convoi. Je vous souhaite un bon voyage. » La cérémonie est terminée.

— Alors, Dega, qu’en penses-tu ?

— Mon vieux Papillon, je vois que j’avais raison quand je te disais que le plus gros danger que l’on a à vaincre, c’est les autres forçats. Cette phrase où il a dit : « Attendez d’être au bagne pour régler vos différends », en dit long. Qu’est-ce qu’il doit y avoir comme meurtres et assassinats !

— T’en fais pas pour ça, fais-moi confiance.

Je recherche Francis la Passe et lui dis : « Ton frère est toujours infirmier ? » — « Oui, c’est pas un dur lui, c’est un relégué. »

— Entre en contact avec lui le plus vite possible, demande-lui qu’il te donne un bistouri. S’il veut qu’on le paye, tu me diras combien, je paierai ce qu’il faudra.

Deux heures après j’étais en possession d’un bistouri avec manche en acier très fort. Son seul défaut était d’être un peu grand, mais c’était une arme redoutable.

Je me suis assis très près des cabinets du centre de la cour et j’ai envoyé chercher Galgani pour lui rendre son plan, mais il doit être difficile à trouver dans cette cohue changeante qu’est cette immense cour pleine de huit cents hommes. Ni Julot, ni le Guittou, ni Suzini n’ont été aperçus depuis notre arrivée.

L’avantage de la vie en commun c’est qu’on vit, on parle, on appartient à une nouvelle société, si on peut appeler cela société. Il y a tellement de choses à dire, à écouter et à faire qu’on n’a plus le temps de penser. En constatant combien le passé s’estompe et passe au deuxième rang par rapport à la vie journalière, je pense qu’une fois arrivé aux durs on doit presque oublier qui on a été, pourquoi on est venu échouer là et comment, pour ne plus s’occuper que d’une chose : s’évader. Je me trompais, car la chose d’abord la plus absorbante et la plus importante, c’est surtout de se garder vivant. Où sont-ils les poulets, les jurés, les assises, les magistrats, ma femme, mon père, mes amis ? Ils sont là bien vivants, avec chacun sa place dans mon cœur, mais on dirait qu’à cause de la fièvre du départ, du grand saut dans l’inconnu, de ces nouvelles amitiés et de ces différentes connaissances, on dirait qu’ils n’ont plus autant d’importance qu’avant. Mais ce n’est qu’une simple impression. Quand je le voudrai, à la seconde où mon cerveau voudra bien ouvrir le tiroir qui correspond à chacun, ils seront de nouveau tous présents.

Voilà Galgani, on le conduit à moi, car même avec ses énormes verres, il y voit à peine. Il paraît en meilleure santé. Il s’approche de moi et, sans mot dire, me serre la main. Je lui dis :

— Je voudrais te redonner ton plan. Maintenant tu es bien, tu peux le porter et le garder. C’est une trop grosse responsabilité pour moi pendant le voyage, et puis qui sait si on sera près l’un de l’autre et même si au bagne on se verra ? Donc il vaut mieux que tu le reprennes. » Galgani me regarde d’un air malheureux.

— Allez, viens aux cabinets que je te le donne, ton plan.

— Non je ne le veux pas, garde-le, je t’en fais cadeau, il est à toi.

— Pourquoi tu dis ça ?

— Je ne veux pas me faire assassiner pour mon plan. Je préfère vivre sans argent que crever à cause de lui. Je te le donne, car après tout il n’y a pas de raison que tu risques ta vie pour me garder mon pognon. Au moins, si tu la risques, que ce soit pour ton avantage.

— Tu as peur, Galgani. On t’a déjà menacé ? On se doute que tu dois être chargé ?

— Oui, je suis constamment pisté par trois Arabes. C’est pour ça que je ne suis jamais venu te voir, pour qu’ils ne se doutent pas qu’on est en contact. Chaque fois que je vais aux cabinets, que ce soit la nuit ou le jour, un des trois biques vient se mettre auprès de moi. Ostensiblement je leur ai fait voir, sans faire semblant de rien, que je ne suis pas chargé, mais malgré tout ils n’arrêtent pas leur surveillance. Ils pensent qu’un autre a mon plan, ils ne savent pas qui, et me sont derrière pour voir à quel moment il va revenir en ma possession.

Je regarde Galgani et m’aperçois qu’il est terrorisé, vraiment persécuté. Je lui dis : « Quel est l’endroit de la cour qu’ils fréquentent ? » Il me dit : « Vers la cuisine et la lavanderie. » — « Bon, reste là, j’arrive. Et puis non, viens avec moi. » Je me dirige avec lui vers les biques. J’ai enlevé le bistouri de mon calot et je le tiens la lame rentrée dans ma manche droite et le manche dans ma main. Effectivement, en arrivant à l’endroit je les vois. Ils sont quatre : trois Arabes et un Corse, un nommé Girando. J’ai compris tout de suite : c’est le Corse qui, laissé à l’écart par les hommes du milieu, a soufflé l’affaire aux biques. Il doit savoir que Galgani est le beau-frère de Pascal Matra et qu’il ne peut pas ne pas avoir le plan.

— Alors, Mokrane, ça va ?

— Oui, Papillon. Et toi, ça va ?

— Crouilla, non, ça ne va pas. Je viens vous voir pour vous dire que Galgani est mon ami. Quoi qu’il lui arrive, le premier à morfler c’est toi d’abord, Girando ; les autres, c’est vous après. Prenez-le comme vous le voulez.

Mokrane se lève. Il est aussi grand que moi, un mètre soixante-quatorze environ, et aussi carré. La provocation l’a touché et il va faire un geste pour commencer la bataille quand, rapidement, je sors le bistouri tout brillant de neuf et, le tenant à pleine main, je lui dis :

— Si tu bouges, je te tue comme un clebs.

Désorienté de me voir armé dans un endroit où on est constamment fouillé, impressionné par mon attitude et la longueur de l’arme, il dit :

— Je me suis levé pour discuter, non pour me battre. » Je sais que ce n’est pas vrai, mais il est de mon intérêt de lui sauver la face devant ses amis. Je lui donne une porte de sortie élégante :

— Bien. Puisque tu t’es levé pour discuter…

— Je savais pas que Galgani était ton ami. Je croyais que c’était un cave et tu dois comprendre, Papillon, que puisqu’on est fauché il faudra bien trouver du pèze pour partir en cavale.

— Bon, c’est normal. Tu as le droit, Mokrane, de lutter pour ta vie. Seulement tu sais que là, c’est sacré. Regarde ailleurs.

Il me tend la main, je la lui serre. Ouf ! Je m’en suis bien sorti car au fond, si je tuais ce mec, je ne partais plus demain. Je me suis aperçu un peu plus tard que j’avais fait une erreur. Galgani retourne avec moi. Je lui dis : « Ne dis rien à personne de cet incident. Je n’ai pas envie de me faire engueuler par le père Dega. » J’essaie de convaincre Galgani d’accepter le plan, il me dit : « Demain, avant le départ. » Il s’est si bien planqué, le lendemain, que j’ai embarqué pour les durs avec deux plans.

Cette nuit, dans cette cellule où nous sommes onze hommes à peu près, personne ne parle. C’est que tous, plus ou moins, pensent que c’est le dernier jour passé sur la terre de France. Chacun de nous est plus ou moins pris par la nostalgie de laisser la France à jamais avec, comme destin, une terre inconnue dans un régime inconnu.

Dega ne parle pas. Il est assis à côté de moi près de la porte grillée qui donne sur le couloir et par où vient un peu plus d’air qu’ailleurs. Je me sens littéralement désorienté. Nous avons des renseignements si contradictoires sur ce qui nous attend, que je ne sais si je dois être content, ou triste ou désespéré.

Les hommes qui m’entourent dans cette cellule sont tous des hommes du milieu. Il n’y a que le petit Corse né au bagne qui n’est pas vraiment du milieu. Tous ces hommes sont dans un état amorphe. La gravité et l’importance du moment les a rendus à peu près muets. La fumée des cigarettes sort de la cellule comme un nuage attiré par l’air du couloir et si l’on ne veut pas que les yeux piquent, il faut être assis plus bas que les nuages de fumée. Personne ne dort si ce n’est André Baillard, ce qui se justifie puisqu’il avait perdu la vie. Pour lui le reste ne peut être qu’un paradis inespéré.

Le film de ma vie se déroule rapidement devant moi : mon enfance auprès d’une famille pleine d’amour, d’éducation, de bonnes manières et de noblesse ; les fleurs des champs, le ronron des ruisseaux, le goût des noix, des pêches et des prunes que notre jardin nous donnait copieusement ; le parfum du mimosa qui, chaque printemps, fleurissait devant notre porte ; l’extérieur de notre maison et l’intérieur avec les attitudes des miens ; tout cela défile rapidement devant mes yeux. Ce film parlant où j’entends la voix de ma pauvre mère qui m’a tant aimé, et puis celle de mon père toujours tendre et caressante, et les aboiements de Clara, la chienne de chasse de papa, qui m’appelle du jardin pour jouer ; les filles, les garçons de mon enfance, compagnons de jeux des meilleurs moments de ma vie, ce film auquel j’assiste sans avoir décidé de le voir, cette projection d’une lanterne magique allumée contre ma volonté par mon subconscient, emplit d’une émotion douce cette nuit d’attente pour le saut vers le grand inconnu de l’avenir.

C’est l’heure de faire le point. Voyons : j’ai vingt-six ans, je me porte très bien, j’ai dans mon ventre cinq mille six cents francs qui sont à moi et vingt-cinq mille francs de Galgani. Dega, à côté de moi, a dix mille. Je crois que je peux compter sur quarante mille francs, car si ce Galgani est incapable de défendre cette somme ici, il le sera encore bien moins à bord du bateau et en Guyane. Il le sait d’ailleurs, et c’est pour ça qu’il n’est pas venu chercher son plan. Donc, je peux compter sur cet argent, bien entendu en emmenant avec moi Galgani ; il faut qu’il en profite, car c’est à lui et non à moi. Je l’emploierai pour son bien à lui, mais directement j’en profiterai aussi. Quarante mille francs c’est beaucoup d’argent, je vais donc pouvoir acheter facilement des complices, bagnards en cours de peine, libérés et surveillants.

La mise au point est positive. A peine arrivé, je dois m’évader en compagnie de Dega et Galgani, c’est ça le seul sujet qui doit m’absorber. Je touche le bistouri, satisfait de sentir le froid de son manche d’acier. Avoir une arme aussi redoutable avec moi me donne de l’assurance. J’en ai déjà prouvé l’utilité dans l’incident des Arabes. Vers trois heures du matin, des réclusionnaires ont aligné devant la grille de la cellule onze sacs marin de grosse toile pleins à craquer, chacun avec une grosse étiquette. Je peux en regarder une qui pend à l’intérieur de la grille. Je lis : C… Pierre, trente ans, un mètre soixante-treize, taille quarante-deux, chaussures pointure quarante et un, matricule X… Ce Pierre C… c’est Pierrot le Fou, un Bordelais condamné à Paris pour meurtre à vingt ans de travaux forcés.

C’est un brave garçon, un homme du milieu droit et correct, je le connais bien. Cette fiche m’apprend combien minutieuse et bien organisée est cette Administration qui dirige le bagne. C’est mieux qu’à la caserne où ils vous font essayer les effets au jugé. Ici, tout est enregistré et chacun recevra donc des effets à sa taille. Par un bout de treillis qui est à la surface du sac, je vois que la tenue est blanche avec des raies verticales de couleur rouge. Avec ce costume, on ne doit pas passer inaperçu.

Volontairement, je cherche à ce que mon cerveau fabrique les images des assises, des jurés, du procureur, etc. Il refuse catégoriquement de m’obéir et je ne peux obtenir de lui que des images normales. Je comprends que pour vivre intensément, comme je les ai vécues, les scènes de la Conciergerie ou de Baulieu, il faut être seul, complètement seul. J’éprouve un soulagement à constater cela et je comprends que la vie collective qui m’attend provoquera d’autres besoins, d’autres réactions, d’autres projets.

Pierre le Fou s’approche de la grille et me dit : « Ça va, Papi ? »

— Et toi ?

— Eh bien, moi, j’ai toujours rêvé de monter aux Amériques mais, comme je suis joueur, jamais j’ai pu faire les économies pour me payer le voyage. Les poulets ont pensé à m’offrir ce voyage gratuit. C’est bien, y a rien à dire, n’est-ce pas, Papillon ?

Il parle naturellement, il n’y a aucune forfanterie dans ses paroles. On le sent sérieusement sûr de lui. — « Ce voyage gratuit offert par les poulets pour monter aux Amériques a effectivement ses avantages. Je préfère aller au bagne que de me taper quinze ans de réclusion en France. »

— Reste à savoir le résultat final, Pierrot. Tu ne crois pas ? Devenir dingue en cellule, ou mourir de misère physiologique dans un cachot d’une réclusion quelconque en France, est encore pire que crever lépreux ou de la fièvre jaune, c’est mon avis.

— C’est aussi le mien, dit-il.

— Regarde, Pierrot, cette fiche c’est la tienne.

Il se penche, il la regarde très attentivement pour la lire, il l’épelle : « Je suis pressé de mettre ce costume, j’ai envie d’ouvrir le sac et de m’habiller, on ne me dira rien. Après tout, ces affaires me sont destinées.

— Laisse tomber, attends l’heure. C’est pas le moment d’avoir des histoires, Pierre. J’ai besoin de tranquillité. » Il comprend et se retire de la grille.

Louis Dega me regarde et me dit : « Petit, c’est la dernière nuit. Demain on s’éloignera de notre beau pays. » — « Notre si beau pays n’a pas une belle justice, Dega. Peut-être que nous connaîtrons d’autres pays qui ne seront pas beaux comme le nôtre, mais qui auront une manière plus humaine de traiter ceux qui ont fauté. » Je ne croyais pas si bien dire, l’avenir m’apprendra que j’avais raison. De nouveau le silence.

DÉPART POUR LE BAGNE

A six heures, branle-bas. Des réclusionnaires viennent nous donner le café, puis arrivent quatre surveillants. Ils sont en blanc, aujourd’hui, toujours le revolver sur le côté. Les boutons de leur tunique impeccablement blanche sont dorés. L’un d’eux a trois galons d’or en V sur la manche gauche, rien aux épaules.

— Transportés, vous allez sortir deux par deux dans le couloir. Chacun cherchera le sac qui lui correspond, il y a votre nom sur l’étiquette. Prenez le sac et retirez-vous contre le mur, face au couloir, votre sac devant vous.

Il nous faut quelque vingt minutes pour être tous alignés le sac devant nous.

— Déshabillez-vous, faites un paquet de vos affaires et attachez-les dans la vareuse par les manches… Très bien. Toi, là, ramasse les paquets et mets-les dans la cellule… Habillez-vous, mettez un caleçon, un tricot de peau, un pantalon rayé de drill, un blouson de drill, des chaussures avec chaussettes… Tous sont vêtus ?

— Oui, Monsieur le surveillant.

— Bon. Gardez la vareuse de laine en dehors du sac en cas qu’il pleuve et pour vous protéger du froid. Sacs sur les épaules gauches !.. En file deux par deux, suivez-moi.

Le galonné en avant, deux sur le côté, le quatrième surveillant en queue, notre petite colonne se dirige vers la cour. En moins de deux heures, huit cent dix bagnards sont alignés. On appelle quarante hommes dont nous sommes avec Louis Dega ainsi que les trois retours d’évasion : Julot, Galgani et Santini. Ces quarante hommes sont alignés par dix. En tête de la colonne qui se forme, chaque rang a un surveillant sur le côté. Pas de chaînes, ni de menottes. En avant de nous, à trois mètres, marchent à reculons dix gendarmes. Il nous font face, mousqueton à la main, ils marcheront ainsi tout le trajet, chacun guidé par un autre gendarme qui le tire par son baudrier.

La grande porte de la Citadelle s’ouvre et lentement la colonne se met en marche. Au fur et à mesure que l’on sort de la forteresse, des gendarmes, fusil ou mitraillette à la main, se joignent au convoi, approximativement à deux mètres de lui et le suivent ainsi. Un monde fou de curieux est tenu à l’écart par les gendarmes : ils sont venus assister au départ pour le bagne. Au milieu du parcours, aux fenêtres d’une maison, on siffle doucement entre les dents. Je lève la tête et je vois ma femme Nénette et Antoine D… mon ami à une fenêtre ; Pailla, la femme de Dega et son ami Antoine Giletti à l’autre fenêtre. Dega aussi les a vus, et nous marchons les yeux fixés sur cette fenêtre pendant tout le temps que nous le pouvons. Ce sera la dernière fois que j’aurai vu ma femme, et aussi mon ami Antoine qui mourra plus tard sous un bombardement à Marseille. Comme personne ne parle, le silence est absolu. Ni prisonnier, ni surveillant, ni gendarme, ni public ne trouble ce moment vraiment poignant où tout le monde comprend que ces mille huit cents hommes vont disparaître à jamais de la vie normale.

On monte à bord. Les quarante premiers, nous sommes dirigés à fond de cale dans une cage entourée de gros barreaux. Un carton y est fixé. Je lis : « Salle № 1, 40 hommes catégorie très spéciale. Vigilance continue et stricte. » Chacun reçoit un hamac roulé. Il y a des anneaux en quantité pour accrocher les hamacs. Quelqu’un m’embrasse, c’est Julot. Lui, il connaît ça, car il a déjà fait, voici dix ans, le voyage. Il sait à quoi s’en tenir. Il me dit :

— Vite, viens par là. Pends ton sac à l’anneau où tu pendras ton hamac. Cet endroit est près de deux hublots fermés, mais en mer ils seront ouverts et on respirera toujours mieux ici qu’à n’importe quel autre endroit de la cage.

Je lui présente Dega. On est en train de parler quand un homme s’approche. Julot lui barre le passage avec son bras et lui dit : « Ne viens jamais de ce côté si tu veux arriver vivant aux durs. Tu as compris ? » — « Oui », dit l’autre. — « Tu sais pourquoi ? » — « Oui. » — « Alors casse-toi. » Le mec s’en va. Dega est heureux de cette démonstration de force et il ne s’en cache pas : « Avec vous deux, je pourrai dormir tranquille. » Julot répond : « Avec nous, tu es ici plus en sécurité que dans une villa sur la côte qui a une fenêtre ouverte. »

Le voyage a duré dix-huit jours. Un seul incident : une nuit, un grand cri réveille tout le monde. Un mec est retrouvé mort avec un grand couteau planté entre les épaules. Le couteau avait été piqué de bas en haut et avait traversé le hamac avant de le transpercer. Le couteau, arme redoutable, avait plus de vingt centimètres de long. Immédiatement, vingt-cinq ou trente surveillants braquent sur nous leurs revolvers ou leurs mousquetons, en criant :

— Tout le monde à poil, et rapide !

Tout le monde se met à poil. Je comprends qu’on va faire la fouille. Je mets le bistouri sous mon pied nu droit, m’appuyant plus sur ma jambe gauche que sur la droite car le fer me blesse. Mais mon pied couvre le bistouri. Quatre surveillants passent à l’intérieur et commencent à fouiller les chaussures et les vêtements. Avant d’entrer, ils ont quitté leurs armes et on a refermé sur eux la porte de la cage, mais de dehors on nous surveille toujours, les armes braquées sur nous. « Le premier qui bouge est mort », dit la voix d’un chef. Dans la fouille, ils découvrent trois couteaux, deux clous de charpentier aiguisés, un tire-bouchon et un plan en or. Six hommes sont sortis sur le plateau, toujours nus. Le chef du convoi, le commandant Barrot, arrive accompagné de deux docteurs de la coloniale et du commandant du bateau. Quand les gaffes sont sortis de notre cage, tout le monde s’est rhabillé sans attendre l’ordre. J’ai récupéré mon bistouri.

Les surveillants se sont retirés au fond du plateau. Au milieu, Barrot, les autres auprès de l’escalier. En face d’eux, en ligne, les six hommes à poil au garde-à-vous.

— Ça, c’est à celui-ci, dit le gaffe qui a fait la fouille, en prenant un couteau et en désignant le propriétaire.

— C’est vrai, c’est à moi.

— Bon, dit Barrot. Il fera le voyage en cellule sur les machines.

Chacun est désigné soit pour les clous, soit pour le tire-bouchon, soit pour les couteaux, et chacun reconnaît être le propriétaire des objets trouvés. Chacun d’eux, toujours à poil, monte les escaliers, accompagné de deux gaffes. Reste par terre un couteau et le plan en or ; un seul homme pour les deux. Il est jeune, vingt-trois ou vingt-cinq ans, bien bâti, un mètre quatre-vingts au moins, un corps athlétique, des yeux bleus.

— C’est à toi, ça, n’est-ce pas ? dit le gaffe, et il tend le plan en or.

— Oui, c’est à moi.

— Qu’est-ce qu’il contient ? dit le commandant Barrot qui l’a pris dans ses mains.

— Trois cents livres anglaises, deux cents dollars et deux diamants de cinq carats.

— Bien, on va voir. » Il ouvre. Comme le commandant est entouré par les autres, on ne voit rien mais on l’entend dire : « C’est exact. Ton nom ? »

— Salvidia Roméo.

— Tu es italien ?

— Oui, Monsieur.

— Tu ne seras pas puni pour le plan, mais pour le couteau, si.

— Pardon, le couteau n’est pas à moi.

— Ne dis pas ça, voyons, je l’ai trouvé dans tes chaussures, dit le gaffe.

— Le couteau n’est pas à moi, je le répète.

— Alors je suis un menteur ?

— Non, vous vous trompez.

— Alors, à qui est le couteau ? dit le commandant Barrot. S’il n’est pas à toi, il est bien à quelqu’un ?

— Il n’est pas à moi, c’est tout.

— Si tu ne veux pas être mis au cachot où tu vas cuire, car ils sont au-dessus des chaudières, dis à qui est le couteau.

— Je ne sais pas.

— Tu te fous de ma gueule ? On trouve un couteau dans tes chaussures et tu ne sais pas à qui il est ? Tu me prends pour un imbécile ? Ou il est à toi, ou tu sais qui l’a mis là. Réponds.

— Il n’est pas à moi et ce n’est pas à moi de dire à qui il est. Je ne suis pas un mouchard. Est-ce que vous me voyez une gueule de garde-chiourme, par hasard ?

— Surveillant, passez les menottes à ce type-là. Tu vas payer cher cette manifestation d’indiscipline.

Les deux commandants parlent entre eux, celui du bateau et celui du convoi. Le commandant du bateau donne un ordre à un second maître qui monte en haut. Quelques instants après, arrive un marin breton, véritable colosse, avec un seau en bois plein d’eau de mer sans doute et une grosse corde de la grosseur du poignet. On attache l’homme à la dernière marche d’escalier, à genoux. Le marin trempe sa corde dans le seau puis il frappe lentement, de toutes ses forces, sur les fesses, les reins et le dos du pauvre diable. Pas un cri ne sort de ses lèvres, le sang coule des fesses et des côtes. Dans ce silence de cimetière, il part un cri de protestation de notre cage :

— Bande de salopards !

C’était tout ce qu’il fallait pour déclencher les cris de tout le monde : « Assassins ! Salauds ! Pourris ! » Plus on menace de nous tirer dessus si on ne se tait pas, plus on hurle, quand tout à coup le commandant crie :

— Mettez la vapeur !

Des matelots tournent des roues et des jets de vapeur arrivent sur nous avec une telle puissance qu’en moins de deux tout le monde est à plat ventre. Les jets de vapeur étaient projetés à la hauteur de poitrine. Une peur collective s’empara de nous. Les brûlés n’osaient pas se plaindre, cela ne dura même pas une minute, mais terrorisa tout le monde.

— J’espère que vous avez compris, les fortes têtes ? Au moindre incident, je fais envoyer la vapeur. Entendu ? Levez-vous !

Seuls trois hommes ont été vraiment brûlés. On les emmena à l’infirmerie. Le flagellé fut remis avec nous. Six ans après il mourrait dans une cavale avec moi.

Pendant ces dix-huit jours de voyage, nous avons le temps de nous renseigner ou d’essayer d’avoir un aperçu du bagne. Rien ne se passera comme on l’aura cru et pourtant Julot aura fait son possible pour nous informer. Par exemple, nous savons que Saint-Laurent-du-Maroni est un village à cent vingt kilomètres de la mer sur un fleuve qui s’appelle Maroni. Julot nous explique :

— C’est dans ce village que se trouve le pénitencier, le centre du bagne. Dans ce centre s’effectue le triage par catégorie. Les relégués vont directement à cent cinquante kilomètres de là, dans un pénitencier nommé Saint-Jean. Les bagnards sont immédiatement classés en trois groupes :

«— Les très dangereux, qui seront appelés dans l’heure même de l’arrivée et mis dans des cellules au quartier disciplinaire en attendant leur transfert aux Iles du Salut. Ils y sont internés à temps ou à vie. Ces Iles sont à cinq cents kilomètres de Saint-Laurent et à cent kilomètres de Cayenne. Elles s’appellent : Royale ; la plus grande, Saint-Joseph, où se trouve la Réclusion du bagne ; et le Diable, la plus petite de toutes. Les bagnards ne vont pas au Diable, sauf de très rares exceptions. Les hommes qui sont au Diable sont des bagnards politiques ;

«— Puis les dangereux de deuxième catégorie : ils resteront sur le camp de Saint-Laurent et seront astreints à des travaux de jardinage et à la culture de la terre. Chaque fois qu’on en a besoin, on les envoie dans des camps très durs : Camp Forestier, Charvin, Cascade, Crique Rouge, Kilomètre 42, dit le camp de la mort ;

«— Puis la catégorie normale : ils sont employés à l’Administration, aux cuisines, au nettoyage du village et du camp ou à différents travaux : atelier, menuiserie, peinture, forge, électricité, matelasserie, tailleur, buanderie, etc.

« Donc l’heure H, c’est celle de l’arrivée : si on est appelé et conduit en cellule, c’est qu’on est interné aux Iles, ce qui enlève tout espoir de s’évader. Une seule chance : vite se blesser, s’ouvrir les genoux ou le ventre pour aller à l’hôpital et, de là, s’évader. Il faut à tout prix éviter d’aller aux Iles. Autre espoir : si le bateau qui doit emporter les internés aux Iles n’est pas prêt à faire le voyage, alors il faut sortir de l’argent et l’offrir à l’infirmier. Celui-ci vous fera une piqûre d’essence de térébenthine dans une jointure, ou passera un cheveu trempé dans de l’urine dans la chair pour que cela s’infecte. Ou il te passera du soufre pour que tu le respires, puis dira au docteur que tu as 40° de fièvre. Pendant ces quelques jours d’attente, il faut aller à l’hôpital à n’importe quel prix.

« Si on n’est pas appelé et qu’on est laissé avec les autres dans des baraques sur le camp, on a le temps d’agir. Dans ce cas, il ne faut pas rechercher un emploi à l’intérieur du camp. Il faut payer le comptable pour avoir au village une place de vidangeur, balayeur, ou être employé à la scierie d’un entrepreneur civil. En sortant travailler hors du pénitencier et en rentrant chaque soir au camp, on a le temps de prendre contact avec des forçats libérés qui vivent dans le village ou avec des Chinois pour qu’ils te préparent la cavale. Eviter les camps autour du village : tout le monde y crève vite ; il y a des camps où aucun homme n’a résisté trois mois. En pleine brousse les hommes sont obligés de couper un mètre cube de bois par jour.

Tous ces renseignements précieux, Julot nous les a remâchés tout le long du voyage. Lui, il est prêt. Il sait qu’il va directement au cachot comme retour d’évasion. Aussi il a un tout petit couteau, plutôt un canif, dans son plan. A l’arrivée, il va le sortir et s’ouvrir le genou. En descendant du bateau il tombera de l’échelle devant tout le monde. Il pense qu’il sera transporté directement du quai à l’hôpital. C’est d’ailleurs exactement ce qui se passera.

SAINT-LAURENT-DU-MARONI

Les surveillants se sont relayés pour aller se changer. Ils reviennent chacun à son tour habillés en blanc avec un casque colonial au lieu du képi. Julot dit : « On arrive. » Il fait une chaleur épouvantable car on a fermé les hublots. A travers eux, on voit la brousse. On est donc dans le Maroni. L’eau est boueuse. Cette forêt vierge est verte et impressionnante. Des oiseaux s’envolent, troublés par la sirène du bateau. On va très lentement, ce qui permet de détailler tout à son aise cette végétation vert obscur, exubérante et drue. On aperçoit les premières maisons en bois avec leur toit de tôles de zinc. Des Noirs et des Noires sont devant leur porte, ils regardent passer le bateau. Ils sont habitués à le voir décharger sa cargaison humaine et c’est pour cela qu’ils ne font aucun geste de bienvenue à son passage. Trois coups de sirène et des bruits d’hélice nous apprennent qu’on arrive, puis tout bruit de machine s’arrête. On entendrait voler une mouche.

Personne ne parle. Julot a son couteau ouvert et coupe son pantalon au genou en déchiquetant les bords des coutures. C’est seulement sur le pont qu’il doit se tailler le genou — pour ne pas laisser une traînée de sang. Les surveillants ouvrent la porte de la cage et on nous range par trois. Nous sommes au quatrième rang, Julot entre Dega et moi. On monte sur le pont. Il est deux heures de l’après-midi et un soleil de feu surprend mon crâne tondu et mes yeux. Alignés sur le pont, on nous dirige vers la passerelle. A un hésitement de la colonne, provoqué par l’entrée des premiers sur la passerelle, je maintiens le sac de Julot sur son épaule et lui, de ses deux mains, tire la peau de son genou, enfonce le couteau et tranche d’un seul coup sept à huit centimètres de chair. Il me passe le couteau et retient seul son sac. Au moment où nous prenons la passerelle, il se laisse tomber et roule jusqu’en bas. On le ramasse et, le voyant blessé, on appelle des brancardiers. Le scénario s’est passé comme il l’avait prévu : il s’en va emporté par deux hommes sur un brancard.

Une foule bigarrée nous regarde, curieuse. Des Noirs, des demi-Noirs, des Indiens, des Chinois, des épaves de Blancs (ces Blancs doivent être des bagnards libérés) examinent chacun de ceux qui mettent pied à terre et se rangent derrière les autres. De l’autre côté des surveillants, des civils bien vêtus, des femmes en toilette d’été, des gosses tous avec le casque colonial sur la tête. Eux aussi regardent les nouveaux arrivants. Quand nous sommes deux cents, le convoi s’ébranle. Nous marchons à peu près dix minutes et arrivons devant une porte en madriers, très haute, où est écrit : « Pénitencier de Saint-Laurent-du-Maroni. Capacité 3.000 hommes. » La porte s’ouvre et on rentre par rangs de dix. « Une, deux ; une, deux, marche ! » De nombreux forçats nous regardent arriver. Ils sont perchés sur des fenêtres ou sur des grosses pierres pour mieux voir.

Arrivés au milieu de la cour, on crie : « Halte ! Posez vos sacs devant vous. Distribuez les chapeaux, vous autres ! » On nous donne à chacun un chapeau de paille, on en avait besoin : deux ou trois, déjà, sont tombés d’insolation. Dega et moi on se regarde, car un gaffe galonné a pris une liste dans les mains. On pense à ce qu’a dit Julot. Ils vont appeler le Guittou : « Par ici ! » II est encadré par deux surveillants et s’en va. Suzini, même chose, Girasol kif-kif.

— Jules Pignard !

— Jules Pignard (c’est Julot), il s’est blessé, il est parti à l’hôpital.

— Bien. » Ce sont les internés aux Iles, puis le surveillant continue :

— Ecoutez attentivement. Chaque nom que je vais appeler sortira des rangs avec son sac sur l’épaule et ira se ranger devant cette baraque jaune, la № 1. Un tel, présent, etc. Dega, Carrier et moi nous retrouvons avec les autres alignés devant la baraque. On nous ouvre la porte et nous entrons dans une salle rectangulaire longue de vingt mètres approximativement. Au milieu, un passage de deux mètres de large ; à droite et à gauche, une barre de fer qui court d’un bout à l’autre de la salle. Des toiles qui servent de lit-hamac sont tendues entre la barre et le mur, chaque toile a une couverture. Chacun s’installe où il veut. Dega, Pierrot le Fou, Santori, Grandet et moi, nous nous mettons les uns à côté des autres et immédiatement les gourbis se forment. Je vais au fond de la salle : à droite les douches, à gauche les cabinets, pas d’eau courante. Pendus aux barreaux des fenêtres nous assistons à la distribution des autres arrivés derrière nous. Louis Dega, Pierrot le Fou et moi sommes radieux ; on n’est pas internés puisqu’on est dans une baraque en commun. Sinon on serait déjà en cellule, comme l’a expliqué Julot. Tout le monde est content, jusqu’au moment où, quand tout est terminé, vers les cinq heures du soir, Grandet dit :

— C’est drôle, dans ce convoi on n’a pas appelé un seul interné. C’est bizarre. Ma foi tant mieux. » Grandet est l’homme qui a volé le coffre-fort d’une centrale, une affaire qui a fait rire toute la France.

Aux tropiques, la nuit et le jour arrivent sans crépuscule ni aube. On passe de l’un à l’autre d’un seul coup, toute l’année à la même heure. La nuit tombe brusquement à six heures et demie du soir. Et à six heures et demie, deux vieux forçats apportent deux lanternes à pétrole qu’ils suspendent à un crochet au plafond et qui donnent très peu de lumière. Les trois quarts de la salle sont en pleine obscurité. A neuf heures, tout le monde dort, car l’excitation de l’arrivée passée, on crève de chaleur. Pas un souffle d’air, tout le monde est en caleçon. Couché entre Dega et Pierrot le Fou, nous chuchotons puis on s’endort.

Le lendemain matin, il fait encore nuit quand sonne le clairon. Chacun se lève, se lave et s’habille. On nous donne le café et une boule de pain. Une planche est scellée au mur pour y mettre son pain, sa gamelle et le reste des affaires. A neuf heures, entrent deux surveillants et un forçat, jeune, habillé en blanc sans rayures. Les deux gaffes sont des Corses et ils parlent en corse avec des forçats pays à eux. Pendant ce temps, l’infirmier se promène dans la salle. En arrivant à ma hauteur, il me dit :

— Ça va, Papi ? Tu ne me reconnais pas ?

— Non.

— Je suis Sierra l’Algérois, je t’ai connu chez Dante à Paris.

— Ah oui, je te reconnais maintenant. Mais tu es monté en 29, nous sommes en 33 et tu es toujours là ?

— Oui, on ne part pas comme ça si vite. Fais-toi porter malade. Et lui, qui c’est ?

— Dega, c’est mon ami.

— Je t’inscris aussi à la visite. Toi, Papi, tu as la dysenterie. Et toi, vieux, tu as des crises d’asthme. Je vous verrai à la visite à onze heures, j’ai à vous parler. » Il continue son chemin et crie à haute voix : « Qui est malade ici ? » Il va à ceux qui lèvent le doigt et les inscrit. Quand il repasse devant nous il est accompagné d’un des surveillants, basané et tout vieux :

— Papillon, je te présente mon chef, le surveillant infirmier Bartiloni. Monsieur Bartiloni, celui-ci et celui-là, c’est mes amis dont je vous ai parlé.

— Ça va, Sierra, on arrangera ça à la visite, comptez sur moi.

A onze heure, on vient nous chercher. Nous sommes neuf malades.

Nous traversons le camp à pied entre les baraques. Arrivés devant une baraque plus neuve et la seule peinte en blanc avec une croix rouge, nous y entrons et pénétrons dans une salle d’attente où se trouvent à peu près soixante hommes. A chaque coin de la salle, deux surveillants. Sierra apparaît, vêtu d’une blouse immaculée de médecin. Il dit : « Vous, vous et vous, passez. » On rentre dans une pièce qu’on reconnaît tout de suite comme le bureau du docteur. Il parle aux trois vieux en espagnol. Cet Espagnol-là, je le reconnais d’un seul coup : c’est Fernandez, celui qui a tué les trois Argentins au café de Madrid à Paris. Quand ils ont échangé quelques paroles, Sierra le fait passer dans un cabinet qui donne sur la salle, puis il vient vers nous :

— Papi, laisse que je t’embrasse. Je suis content de pouvoir te rendre un grand service à toi et à ton ami : vous êtes internés tous les deux… Oh ! laisse-moi parler ! Toi, Papillon, à vie, et toi, Dega, à cinq ans. Vous avez du pognon ?

— Oui.

— Alors donnez-moi cinq cents francs chacun et demain matin vous serez hospitalisés, toi pour dysenterie. Et toi, Dega, dans la nuit frappe à la porte ou, mieux que ça, que quelqu’un de vous appelle le gaffe et réclame l’infirmier en disant que Dega s’étouffe. Le reste je m’en charge. Papillon, je te demande qu’une chose : si tu te casses, fais-moi avertir à temps, je serai au rendez-vous. A l’hôpital, pour cent francs chacun par semaine, ils vont pouvoir vous garder un mois. Faut faire vite.

Fernandez ressort du cabinet et remet devant nous cinq cents francs à Sierra. Moi je rentre au cabinet et quand je ressors, je lui remets non pas mille mais mille cinq cents francs. Il refuse les cinq cents francs. Je ne veux pas insister. Il me dit :

— Ce pognon que tu me donnes, c’est pour le gaffe. Moi, je ne veux rien pour moi ? On est des amis, non ?

Le lendemain, Dega, moi et Fernandez, nous sommes dans une cellule immense à l’hôpital. Dega a été hospitalisé au milieu de la nuit. L’infirmier de la salle est un homme de trente-cinq ans, on l’appelle Chatal. Il a toutes les instructions de Sierra pour nous trois. Quand le docteur passera, il présentera un examen de selles ou j’apparaîtrai pourri d’amibes. Pour Dega, dix minutes avant la visite, il fait brûler un peu de soufre qu’on lui a fourni et lui fait respirer le gaz avec une serviette sur la tête. Fernandez a une joue énorme : il s’est piqué la peau à l’intérieur de la joue et a soufflé le plus possible pendant une heure. Il l’a fait si consciencieusement, l’enflure est telle qu’elle lui bouche un œil. La cellule est au premier étage d’un bâtiment, il y a près de soixante-dix malades, dont beaucoup de dysenterie. Je demande à l’infirmier où est Julot. Il me dit :

— Juste dans le bâtiment en face. Tu veux que je lui dise quelque chose ?

— Oui. Dis-lui que Papillon et Dega sont là, qu’il se mette à la fenêtre.

L’infirmier entre et sort quand il veut de la salle. Pour cela il n’a qu’à frapper à la porte et un Arabe lui ouvre. C’est un « porte-clef », un bagnard qui sert d’auxiliaire aux surveillants. Sur des chaises, à droite et à gauche de la porte, sont assis trois surveillants, mousqueton sur les genoux. Les barreaux des fenêtres sont des rails de chemin de fer, je me demande comment on va faire pour couper ça. Je m’assieds à la fenêtre.

Entre notre bâtiment et celui de Julot, il y a un jardin plein de jolies fleurs. Julot apparaît à la fenêtre, une ardoise à la main sur laquelle il a écrit à la craie : BRAVO. Une heure après, l’infirmier m’apporte une lettre de Julot. Il me dit : « Je cherche à aller dans ta salle. Si j’échoue, essayez de venir dans la mienne. Le motif c’est que vous avez des ennemis dans votre salle. Alors vous êtes internés ? Courage, on les aura. » L’incident de la Centrale de Beaulieu où nous avons souffert ensemble nous a liés beaucoup l’un à l’autre. Julot était le spécialiste de la masse de bois, c’est pour cela qu’il était surnommé l’homme au marteau. Il arrivait en voiture devant une bijouterie, en plein jour, au moment où les plus beaux bijoux étaient en devanture dans leurs écrins. La voiture, conduite par un autre, s’arrêtait moteur en marche. Il descendait rapidement muni d’une grosse masse de bois, défonçait la vitrine d’un grand coup, prenait le plus d’écrins possible et remontait dans la voiture qui démarrait sur les chapeaux de roue. Après avoir réussi à Lyon, Angers, Tours, Le Havre, il s’attaqua à une grande bijouterie de Paris, à trois heures de l’après-midi, emportant près d’un million de bijoux. Il ne m’a jamais raconté pourquoi et comment il avait été identifié. Il fut condamné à vingt ans et s’évada au bout de quatre. Et c’est en rentrant à Paris, comme il nous l’avait raconté, qu’il fut arrêté : il cherchait son receleur pour l’assassiner car celui-ci n’avait jamais remis à sa sœur une grosse quantité d’argent qu’il lui devait. Le receleur le vit rôder dans la rue où il habitait et avertit la police, Julot fut pris et retourna au bagne avec nous.

Voici une semaine que nous sommes à l’hôpital. Hier, j’ai remis deux cents francs à Chatal, c’est le prix par semaine pour nous maintenir tous les deux à l’hôpital. Pour nous faire estimer, nous donnons du tabac à tous ceux qui n’en n’ont pas. Un dur de soixante ans, un Marseillais nommé Carora, s’est fait ami avec Dega. Il est son conseiller. Il lui dit plusieurs fois par jour que s’il a beaucoup d’argent et que ça se sait au village (par les journaux qui arrivent de France on sait les grosses affaires), il vaut mieux qu’il ne s’évade pas parce que les libérés vont le tuer pour lui voler le plan. Le vieux Dega me fait part de ces conversations avec le vieux Carora. J’ai beau lui dire que le vieux est certainement un bon à rien puisqu’il y a vingt ans qu’il est là, il ne me fait pas cas. Dega est très impressionné des racontars du vieux et j’ai de la peine à le soutenir de mon mieux et de ma foi.

J’ai fait passer un billet à Sierra pour qu’il m’envoie Galgani. C’est pas long. Le lendemain Galgani est à l’hôpital, mais dans une salle sans barreaux. Comment faire pour lui remettre son plan ? Je fais part à Chatal de la nécessité impérieuse que j’ai de parler avec Galgani, je lui laisse croire que c’est une préparation de cavale. Il me dit qu’il peut me l’amener cinq minutes à midi précis. A l’heure du changement de garde, il le fera monter sur la véranda et parler avec moi à la fenêtre, et cela pour rien. Galgani m’est amené à la fenêtre à midi, je lui mets directement le plan dans les mains. Il se le met debout devant moi, il pleure. Deux jours après, je recevais une revue de lui avec cinq billets de mille francs et un seul mot : Merci.

Chatal, qui m’a remis le magazine, a vu l’argent. Il ne m’en parle pas mais moi je veux lui offrir quelque chose, il refuse. Je lui dis :

— Nous voulons nous en aller. Veux-tu partir avec nous ?

— Non, Papillon, je suis engagé ailleurs, je ne veux essayer l’évasion que dans cinq mois, quand mon associé sera libéré. La cavale sera mieux préparée et ce sera plus sûr. Toi, comme tu es interné, je comprends que tu sois pressé, mais d’ici, avec ces barreaux, ça va être très dur. Ne compte pas sur moi pour t’aider, je ne veux pas risquer ma place. Ici, j’attends tranquille que mon ami sorte.

— Très bien, Chatal. Il faut être franc dans la vie je ne te parlerai jamais de rien.

— Mais quand même, dit-il, je te porterai les billets et te ferai les commissions.

— Merci, Chatal.

Celte nuit, on a entendu des rafales de mitraillette. C’est, on l’a su le lendemain, l’homme au marteau qui s’est évadé. Que Dieu l’aide, c’était un bon ami. Il a dû avoir une occasion et en a profilé. Tant mieux pour lui.

Quinze ans après, en 1948, je suis à Haïti où, accompagné d’un millionnaire vénézuélien, je viens traiter avec le président du Casino un contrat pour y tenir le jeu. Une nuit que je sors d’un cabaret où on a bu du Champagne, une des filles qui nous accompagne, noire comme du charbon mais éduquée comme une provinciale de bonne famille française, me dit :

— Ma grand-mère qui est prêtresse du vaudou, vit avec un vieux français. C’est un évadé de Cayenne, il y a vingt ans qu’il est avec elle, il se soûle tout le temps, il s’appelle Jules Marteau.

Je me dessoûle d’un seul coup :

— Petite, emmène-moi chez ta grand-mère tout de suite.

En patois haïtien, elle parle au chauffeur du taxi qui roule à toute allure. On passe devant un bar de nuit étincelant : « Arrête. » J’entre dans le bar acheter une bouteille de Pernod, deux bouteilles de Champagne, deux bouteilles de rhum du pays. — « En route. » Nous arrivons au bord de la mer devant une coquette maisonnette blanche aux tuiles rouges. L’eau de la mer arrive presque aux escaliers. La fille frappe, frappe et il sort d’abord une grande femme noire, les cheveux tout blancs. Elle est vêtue d’une camisole qui va jusqu’aux chevilles. Les deux femmes parlent en patois, elle me dit : « Entrez, Monsieur, cette maison est à vous. » Une lampe à carbure éclaire une salle très propre, pleine d’oiseaux et de poissons.

— Vous voulez voir Julot ? Attendez, il arrive. Jules, Jules ! Il y a quelqu’un qui veut te voir.

Vêtu d’un pyjama rayé de bleu qui me rappelle la tenue du bagne, arrive pieds nus un homme vieux.

— Eh bien, Boule de Neige, qui c’est qui vient me voir à cette heure-ci ? Papillon ! Non, c’est pas vrai ! » Il me prend dans ses bras, il dit :

— Approche la lampe, Boule de Neige, que je voie la gueule de mon pote. Mais oui, c’est toi, mec ! C’est bien toi ! Alors tu es le bienvenu. La tôle, le peu de pognon que j’ai, la petite fille de ma femme, tout est à toi. T’as qu’à parler.

Nous avons bu le Pernod, le Champagne, le rhum et, de temps en temps, Julot chante.

— On les a eus quand même, hein mon pote ? Vois-tu, y a pas comme l’aventure. Moi j’ai passé par la Colombie, Panama, Costa Rica, la Jamaïque et puis, voici vingt ans à peu près, je suis venu ici et je suis heureux avec Boule de Neige qui est la meilleure des femmes qu’un homme peut rencontrer. Quand pars-tu ? Tu es ici pour longtemps ?

— Non, une semaine.

— Que viens-tu faire ici ?

— Prendre le jeu du Casino avec un contrat, directement avec le président.

— Mon pote, je voudrais que tu restes tout ta vie auprès de moi dans ce bled de charbonniers, mais si tu as pris contact avec le président, ne fais rien avec ce mec, il te fera assassiner quand il verra que ton business marche.

— Merci pour le conseil.

— Quant à toi, Boule de Neige, prépare ton bal du vaudou « pas pour touristes ». Un vrai de vrai pour mon ami ! » Dans une autre occasion je vous raconterai ce fameux bal du vaudou « pas pour touristes ».

Donc Julot s’est évadé et moi, Dega et Fernandez on est toujours dans l’attente. De temps en temps je regarde, sans faire semblant de rien, les barreaux des fenêtres. Ce sont de vrais rails de chemin de fer, il n’y a rien à faire. Reste maintenant, la porte. Nuit et jour trois surveillants armés la gardent. Depuis l’évasion de Julot, la surveillance s’est accentuée. Les rondes se suivent de plus près, le docteur est moins aimable. Chatal ne vient que deux fois par jour dans la salle, pour les piqûres et pour prendre la température. Une deuxième semaine passe, je paie à nouveau deux cents francs. Dega parle de tout, sauf d’évasion. Hier il a vu mon bistouri et il me dit :

— Tu l’as toujours ? Pourquoi ? » Je réponds de mauvaise humeur :

— Pour défendre ma peau et la tienne si c’est nécessaire.

Fernandez n’est pas espagnol, il est argentin. Il est bien comme homme, c’est un vrai aventurier, mais lui aussi a été impressionné par les bavardages du vieux Carora. Un jour, je l’entends dire avec Dega : « Les Iles, il paraît que c’est très sain, c’est pas comme ici, et il fait pas chaud. Dans cette salle on peut attraper la dysenterie car rien qu’en allant aux cabinets, on peut attraper les microbes. » Tous les jours, un ou deux hommes, dans cette salle de soixante-dix, meurent de dysenterie. Chose curieuse à noter, ils meurent tous à la marée basse de l’après-midi ou du soir. Jamais un malade ne meurt le matin. Pourquoi ? Mystère de la nature.

Cette nuit, j’ai eu une discussion avec Dega. Je lui ai dit que quelquefois, la nuit, le porte-clefs arabe fait l’imprudence d’entrer dans la salle et de soulever les draps des grands malades qui ont la figure couverte. On pourrait l’assommer, s’habiller de son costume (nous sommes tous en chemise et sandales, pas plus). Une fois vêtu, je sors et j’arrache par surprise un mousqueton à un des gaffes, je les braque et les fais entrer dans la cellule dont je ferme la porte. Puis on saute le mur de l’hôpital, côté du Maroni, on se jette à l’eau et on se laisse aller, emportés à la dérive par le courant. Après on verra. Puisqu’on a de l’argent, on achètera un bateau et des vivres pour partir en mer. Tous les deux refusent catégoriquement ce projet et même ils le critiquent. Alors, je sens qu’ils sont dégonflés, je suis très déçu et les jours passent.

Voilà trois semaines moins deux jours qu’on est là. Il ne reste plus que dix à quinze jours maximum pour tenter la belle. Aujourd’hui, jour mémorable, 21 novembre 1933, entre dans la salle Joanes Clousiot, l’homme qu’on a tenté d’assassiner à Saint-Martin, au coiffeur. Il a les yeux fermés et est presque aveugle, ses yeux sont pleins de pus. Une fois Chatal retiré, je vais près de lui. Rapidement il me dit que les autres internés sont partis aux Iles voici plus de quinze jours, mais que lui, on l’a oublié. Voici trois jours, un comptable l’en a averti. Il s’est mis un grain de ricin dans les yeux et les yeux purulents ont fait qu’il a pu venir ici. Il est gonflé à bloc pour partir. Il me dit qu’il est prêt à tout, même à tuer s’il le faut, mais il veut partir. Il a trois mille francs. Les yeux lavés à l’eau chaude lui permettent de voir de suite très clair. Je lui explique mon projet de plan pour s’évader, il le trouve bien, mais il me dit que pour surprendre les surveillants, il faut sortir deux, ou si possible trois. On pourrait démonter les pieds du lit et, chacun un pied de fer à la main, les assommer. D’après lui, même avec un mousqueton à la main, ils ne croiront pas que l’on va tirer et ils peuvent appeler les autres gaffes de garde de l’autre pavillon d’où s’est échappé Julot et qui est à moins de vingt mètres.

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