Sixième cahier LES ILES DU SALUT

ARRIVÉE AUX ILES

C’est demain, qu’on doit embarquer pour les Iles du Salut. Malgré toute ma lutte, me voilà, cette fois, à presque quelques heures d’être interné à vie. D’abord j’aurai à faire deux ans de réclusion à l’Ile Saint-Joseph. J’espère que je ferai mentir le surnom que lui ont donné les bagnards : la « mangeuse d’hommes ».

J’ai perdu la partie mais je n’ai pas l’âme d’un vaincu.

Je dois me réjouir de n’avoir que deux ans à faire dans cette prison d’une autre prison. Comme je me le suis promis, je ne me laisserai pas conduire facilement aux divagations que crée l’isolement complet. Pour en échapper, j’ai le remède. Je dois, à l’avance, me voir libre, sain et bien portant, comme un forçat normal des Iles. J’aurai trente ans quand je sortirai.

Aux Iles, les évasions sont très rares, je le sais. Mais, même comptés sur les doigts, des hommes se sont évadés. Eh bien, moi je m’évaderai, c’est sûr. Dans deux ans je m’évaderai des Iles, je le répète à Clousiot assis à côté de moi.

— Mon vieux Papillon, c’est bien difficile de t’abattre et j’envie cette foi que tu portes en toi d’être libre un jour. Voilà un an que tu n’arrêtes pas de faire des cavales et pas une fois tu n’as renoncé. A peine tu viens de fracasser une évasion que tu en prépares une autre. Je m’étonne qu’ici tu n’aies rien essayé.

— Ici, mon pote, il n’y a qu’une façon : fomenter une révolte. Mais pour cela je n’ai pas le temps nécessaire pour prendre en main tous ces hommes difficiles. J’ai failli la provoquer, mais j’ai eu peur qu’elle me dévore. Ces quarante hommes qui sont ici, ce sont tous des vieux bagnards. Le chemin de la pourriture les a absorbés, ils réagissent autrement que nous. Exemple : les « anthropophages », les « mecs aux fourmis », celui qui a mis du poison dans la soupe et qui, pour tuer un homme, n’a pas hésité à en empoisonner sept autres qui ne lui avaient jamais rien fait.

— Mais aux Iles, ça va être le même type d’hommes.

— Oui, mais je m’évaderai des Iles sans avoir besoin de personne. Je partirai seul ou, au maximum, avec un camarade. Tu souris, Clousiot, pourquoi ?

— Je souris, parce que jamais tu abandonnes la partie. Le feu qui te brûle les entrailles de te trouver à Paris en train de présenter la note à tes trois amis, te soutient avec une telle force que tu n’admets pas que ce que tu désires tant ne puisse pas se réaliser.

— Bonsoir, Clousiot, à demain. Oui, on va les voir ces sacrées Iles du Salut. La première chose à demander : pourquoi, ces îles de perdition, on les appelle du Salut ?

Et, tournant le dos à Clousiot, je penche un peu plus mon visage vers la brise de la nuit.

Le lendemain, de très bonne heure, on s’embarque pour les Iles. Vingt-six hommes à bord d’un rafiot de quatre cents tonnes, le Tanon, barque côtière qui fait la navette Cayenne — les Iles — Saint-Laurent et vice versa. Deux par deux, nous sommes liés par une chaîne aux pieds et par des menottes. Deux groupes de huit hommes à l’avant surveillés chacun par quatre gaffes, mousqueton à la main. Plus un groupe de dix à l’arrière avec six gaffes et les deux chefs d’escorte. Tout le monde est sur le pont de ce rafiot en mal de s’évanouir à n’importe quel moment de gros temps.

Décidé à ne pas penser pendant ce voyage, je veux me distraire. Aussi, seulement pour le contrarier, je dis à voix haute au surveillant le plus près de moi, qui a une gueule d’enterrement :

— Avec les chaînes que vous nous avez mises, on risque pas de se sauver si ce bateau pourri venait à sombrer, ce qui pourrait bien lui arriver avec une grosse mer dans l’état qu’il est. » Mal réveillé, le gaffe réagit comme je l’avais prévu.

— Que vous vous noyiez, on s’en fout. On a l’ordre de vous enchaîner et puis c’est tout. La responsabilité est à ceux qui donnent ces ordres. Nous, on est couverts de toute façon.

— De toute façon vous avez raison, monsieur le surveillant, avec chaînes ou sans chaînes, si ce cercueil s’ouvre en route, on va tous au fond.

— Oh ! vous savez, il y a longtemps, dit l’imbécile, qu’il fait ce trajet ce bateau et il ne lui est jamais rien arrivé.

— Certainement, mais c’est parce qu’il y a trop longtemps qu’il existe ce bateau que, obligatoirement, maintenant il est prêt à ce qu’il lui arrive quelque chose à n’importe quel moment. » J’avais réussi ce que je voulais : secouer ce silence général qui m’énervait. Immédiatement le sujet fut repris par surveillants et bagnards. « Oui, ce rafiot est dangereux et par surcroît on nous enchaîne. Sans chaînes on a quand même une chance. »

— Oh ! c’est pareil. Nous, avec notre uniforme, nos bottes et le mousqueton, on n’est pas légers non plus.

— Le mousqueton, ça ne compte pas, car en cas de naufrage on s’en débarrasse aussitôt, dit un autre.

Voyant, que ça a pris, j’envoie la deuxième : « Où sont les chaloupes de sauvetage ? Je n’en vois qu’une très petite, pour huit hommes tout au plus. Entre le commandant et l’équipage, ils la rempliraient. Les autres, ballon ! »

Alors ça démarre, avec diapason élevé.

— C’est vrai, il n’y a rien et ce bateau est dans un tel état que c’est d’une irresponsabilité inacceptable que des pères de famille doivent risquer un tel danger pour accompagner ces vauriens.

Comme je suis dans le groupe qui se trouve sur la plage arrière, c’est avec nous que voyagent les deux chefs du convoi. L’un des deux me regarde et dit :

— C’est toi Papillon, qui reviens de Colombie ?

— Oui.

— Ça ne m’étonne pas que tu aies été si loin, tu as l’air de t’y connaître dans la marine. » Prétentieusement je réponds : « Oui, beaucoup. » Ça jette un froid. Par surcroît, le commandant descend de sa passerelle, car maintenant nous venons de sortir de l’estuaire du Maroni et comme c’est l’endroit le plus dangereux, il a dû tenir lui-même le timon. Maintenant il l’a passé à un autre. Donc, ce commandant d’un noir Tombouctou, un petit gros, la figure assez jeune, demande où sont les gars qui sont allés sur un bout de bois en Colombie.

— Celui-là, celui-ci, et l’autre là, à côté, dit le chef du convoi.

— Qui était le capitaine ? demande le nain.

— Moi, monsieur.

— Eh bien, mon gars, comme marin je te félicite. Tu n’es pas un homme ordinaire. Tiens ! » Il met la main dans la poche de sa veste : « Accepte ce paquet de tabac bleu avec les feuilles. Fume-le à ma santé. »

— Merci, commandant. Mais moi aussi je dois vous féliciter pour avoir le courage de naviguer sur ce corbillard, une ou deux fois par semaine je crois.

Il rit aux éclats, pour le comble des gens que j’avais voulu contrarier.

Il dit : « Ah ! tu as raison ! Il y a longtemps qu’on aurait dû l’envoyer au cimetière, ce rafiot, mais cette compagnie attend qu’il coule pour toucher l’assurance. » Alors, je termine par une estocade : « Heureusement, que vous avez pour l’équipage et vous un canot de sauvetage. » — « Heureusement, oui », dit le commandant sans réfléchir avant de disparaître dans l’escalier.

Ce sujet de discussion, que j’avais volontairement déclenché a meublé mon voyage plus de quatre heures. Chacun avait son mot à dire et la discussion passa, je ne sais pas comment, jusqu’à l’avant du bateau.

La mer aujourd’hui, vers dix heures du matin, n’est pas grosse, mais le vent ne favorise pas le voyage. Nous allons nord-est, c’est-à-dire contre la lame et le vent, ce qui naturellement fait tanguer et rouler plus que la moyenne. Plusieurs surveillants et bagnards sont malades. Heureusement que celui qui est enchaîné avec moi a le pied marin, car rien n’est aussi désagréable que de voir vomir près de soi. Ce garçon est un vrai titi de Paris. Il est monté au bagne au 1927. Il y a donc sept ans qu’il est aux Iles. Il est relativement jeune, trente-huit ans. « On m’appelle Titi la Belote, car je dois te dire, mon pote, que la belote c’est mon fort. D’ailleurs, aux Iles, je vis de ça. Belote toute la nuit à deux francs du point. Ça va loin avec annonce. Si tu gagnes par un deux cents de valet, le mec te paye quatre cents balles et quelques plumes des autres points. »

— Mais alors, il y a beaucoup d’argent aux Iles ?

— Eh oui, mon vieux Papillon ! Les Iles, c’est plein de plans bourrés de pognon. Les uns montent avec eux, les autres, en payant cinquante pour cent, reçoivent de l’argent à travers des surveillants combineurs. Ça se voit que tu es tout neuf, mon pote. T’as l’air de rien connaître ?

— Non, je ne sais absolument rien sur les Iles. Je sais seulement qu’il est très difficile de s’en évader.

— S’évader ? dit Titi. C’est pas la peine d’en parler. Voilà sept ans que je suis aux Iles, il y a eu deux cavales avec, comme résultat, trois morts et deux arrêtés. Personne a réussi. C’est pour ça qu’il n’y a pas beaucoup de candidats à tenter la chance.

— Pourquoi es-tu allé à la Grande Terre ?

— Je viens de passer à la radio pour voir si je n’ai pas un ulcère.

— Et tu n’as pas essayé de t’évader de l’hôpital ?

— Tu peux le dire ! C’est toi, Papillon, qui as tout grillé. Et par surcroît j’ai eu la chance de tomber dans la même salle d’où tu t’es évadé. Alors, tu vois d’ici la surveillance ! Chaque fois qu’on s’approchait d’une fenêtre pour respirer un peu, on te faisait te retirer. Et quand tu demandais pourquoi, on te répondait : « C’est en cas que tu aurais l’idée de faire comme Papillon. »

— Dis-moi, Titi, qui est ce grand mec qui est assis à côté du chef du convoi ? C’est un donneur ?

— Tu es fou ? Ce mec est très estimé par tout le monde. C’est un cave, mais il sait se tenir comme un vrai voyou : pas de fréquentations avec les gaffes, pas de place de faveur, son rang de forçat, bien tenu. Capable de donner un bon conseil, bon camarade, et distant avec la flicaille. Même pas le curé et le docteur n’ont pu l’employer. Ce cave qui se conduit en vrai julot comme tu le vois, c’est un descendant de Louis XV. Oui mon pote, c’est un comte, un vrai, il s’appelle le comte Jean de Bérac. Pourtant, quand il est arrivé, avant de se gagner l’estime des hommes ç’a été long, car il avait fait un truc dégueulasse pour monter aux durs.

— Qu’est-ce qu’il a fait ?

— Ben, il a balancé son propre gosse de dessus un pont dans une rivière, et comme le môme était tombé dans un endroit où il y avait très peu d’eau, il a eu le courage de descendre, de le prendre, et de le foutre dans un gouffre plus profond.

— Quoi ! C’est comme s’il avait tué deux fois son propre gosse ?

— D’après un ami à moi, qui est comptable et qui a vu son dossier, ce mec a été terrorisé par son milieu de noble. Et sa mère avait jeté à la rue, comme une chienne, la maman du gosse qui était une jeune soubrette de son château. D’après mon ami, ce garçon était dominé par une mère orgueilleuse, pédante, qui l’a tellement humilié d’avoir eu, lui, un comte, des relations avec une boniche, qu’il ne savait plus où il en était lorsqu’il fut jeter le gosse à l’eau après avoir dit à la mère qu’il avait été le porter à l’Assistance publique.

— A combien on l’a condamné ?

— Dix piges seulement. Tu penses bien, Papillon, que c’est pas un mec comme nous. La comtesse, chef de l’honneur de la maison, a dû expliquer aux magistrats que tuer un gosse d’une bonne n’est pas un délit tellement grave quand il est commis par un comte qui veut sauver le renom de sa famille.

— Conclusion ?

— Eh bien, ma conclusion à moi, humble titi parisien, c’est la suivante : libre et sans histoires en vue, ce comte Jean de Bérac était un hobereau éduqué de telle façon que, rien ne comptant que le sang bleu, tout le reste c’était insignifiant et ne valait pas la peine qu’on s’en occupe. C’était peut-être pas des serfs proprement dit, mais tout au moins des êtres négligeables. Ce monstre d’égoïsme et de prétention qu’était sa mère l’avait trituré et terrorisé à un tel point qu’il était comme eux. C’est au bagne que ce seigneur qui auparavant croyait qu’il avait droit de cuissage est devenu un vrai noble — dans l’acception du mot. Ça paraît paradoxal, mais c’est seulement maintenant qu’il est vraiment le comte Jean de Bérac.

Les Iles du Salut, cet « inconnu » pour moi ne le sera plus d’ici quelques heures. Je sais qu’il est très difficile de s’en évader. Mais pas impossible. Et, aspirant le vent du large avec délice, je pense : « Quand ce vent debout sera-t-il transformé en vent arrière dans une évasion ? »

Nous arrivons. Voilà les Iles ! Elles forment un triangle. Royale et Saint-Joseph en sont la base. Le Diable, le sommet. Le soleil qui est déjà bas les éclaire de tous ses feux qui n’ont une telle intensité qu’aux tropiques. Aussi, on peut les détailler à loisir. D’abord Royale, avec une corniche plate tout autour d’un mamelon de plus de deux cents mètres de hauteur. Plat, le sommet. Le tout, représentant très bien un chapeau mexicain posé sur la mer et dont on aurait coupé la pointe. Partout des cocotiers très hauts, très verts aussi. Des petites maisons aux toits rouges donnent à cette île une attraction peu commune et celui qui ne sait pas ce qu’il y a dessus désirerait y vivre toute sa vie. Un phare, sur le plateau, doit éclairer la nuit, afin que par mauvais temps les bateaux ne s’écrasent pas sur les rochers. Maintenant qu’on est plus près, je distingue cinq grands et longs bâtiments. Par Titi, je sais que d’abord ce sont deux immenses salles où vivent quatre cents forçats. Puis le quartier de répression, avec ses cellules et ses cachots, entouré d’un haut mur blanc. Le quatrième édifice, c’est l’hôpital des forçats et le cinquième, celui des surveillants. Et, partout, disséminées sur les pentes, des petites maisons aux toits de tuiles roses où vivent les surveillants. Plus loin de nous, mais très près de la pointe de Royale, Saint-Joseph. Moins de cocotiers, moins de feuillages et, en haut du plateau, une immense masure qui se voit de la mer très distinctement. De suite je comprends : c’est la Réclusion, et Titi la Belote me le confirme. Il me fait voir, plus bas, les bâtiments du camp où vivent les forçats en cours de peine normale. Ces bâtiments sont près de la mer. Les tourelles de surveillance se détachent avec leurs créneaux, très nettement. Et puis d’autres petites maisonnettes, toutes pimpantes, avec leurs murs peints de blanc et leur toit rouge.

Le bateau attaquant par le sud l’entrée de l’Ile Royale, nous ne voyons plus maintenant la petite île du Diable. Dans l’aperçu que j’en ai eu avant, c’est un énorme rocher, couvert de cocotiers, sans construction importante. Quelques maisons au bord de la mer, peintes de jaune avec des toits de suie. Je saurai plus tard que ce sont les maisons où vivent les déportés politiques.

On est en train d’entrer dans le port de Royale, bien abrité par une jetée immense faite de grands blocs. Ouvrage qui a dû coûter beaucoup de vies de bagnards pour le construire.

Après trois coups de sirène, leTanon jette l’ancre à environ deux cent cinquante mètres du quai. Ce quai, bien bâti avec du ciment et des gros galets, est très long et élevé de plus de trois mètres. Des bâtiments peints en blanc, en retrait, s’allongent parallèlement à lui. Je lis, peint en noir sur le fond blanc : « Poste de Garde » — « Service des Canots » — « Boulangerie » — « Administration du Port ».

On voit des forçats qui regardent le bateau. Ils n’ont pas la tenue rayée, ils sont tous en pantalon et en espèce de blouson blanc. Titi la Belote me dit qu’aux Iles, ceux qui ont de l’argent se font faire « sur mesure » par les tailleurs, avec des sacs de farine dont on a enlevé les lettres, des tenues très souples et même donnant une certaine élégance. A peu près personne, dit-il, ne porte l’uniforme de forçat.

Un canot approche du Tanon. Un surveillant à la barre, deux surveillants armés de mousquetons à gauche et à droite ; à l’arrière, près de lui, six forçats debout, torse nu, pantalons blancs, rament avec des avirons immenses. Ils ont vite fait de franchir la distance. Derrière eux, en remorque, traîne un gros canot genre canot de sauvetage, vide. L’accostage s’effectue. D’abord descendent les chefs du convoi qui prennent place à l’arrière. Puis deux surveillants avec les mousquetons se portent à l’avant. Les pieds désentravés, mais toujours emmenottés, on descend deux par deux dans le canot ; les dix de mon groupe, puis les huit du groupe de l’avant. Les rameurs arrachent. Ils feront un autre voyage pour le reste. On débarque sur le quai et, alignés devant le bâtiment « Administration du Port », on attend. Aucun de nous n’a de paquet. Sans s’occuper des gaffes, les transportés nous parlent à haute voix, d’une distance prudente de cinq à six mètres. Plusieurs transportés de mon convoi me saluent amicalement. Cesari et Essari, deux bandits corses que j’ai connus à Saint-Martin, me disent qu’ils sont canotiers, service du port. A ce moment arrive Chapar, de l’affaire de la Bourse à Marseille, que j’ai connu en liberté en France. Sans se gêner, devant les gaffes, il me dit : « T’en fais pas, Papillon ! Compte sur les amis, tu ne manqueras de rien à la réclusion. Combien tu as attrapé ?

— Deux ans.

— Bon, c’est vite fait et tu viendras ici avec nous et tu verras, on n’est pas mal ici.

— Merci, Chapar. Et Dega ?

— Il est comptable en haut, ça m’étonne qu’il ne soit pas là. Il regrettera de ne pas t’avoir vu.

A ce moment arrive Galgani. Il vient vers moi, le garde veut l’empêcher de passer, mais il passe quand même en disant : « Vous n’allez pas m’empêcher d’embrasser mon frère, non mais des fois ! » Et il m’embrasse en disant : « Compte sur moi. » Puis il va pour se retirer.

— Que fais-tu ?

— Je suis facteur, vaguemestre.

— Ça va ?

— Je suis tranquille.

Les derniers sont débarqués et joints à nous. On nous enlève à tous les menottes. Titi la Belote, de Bérac et des inconnus se retirent du groupe. Un surveillant leur dit : « Allons, en route pour monter au camp. » Eux, ils ont leur sac d’effets du bagne. Chacun met son sac sur l’épaule et ils s’en vont vers un chemin qui doit monter en haut de l’île. Le commandant des Iles arrive accompagné de six surveillants. On fait l’appel. Il le reçoit complet. Notre escorte se retire.

— Où est le comptable ? demande le commandant.

— Il arrive, chef. » Je vois arriver Dega, bien vêtu de blanc avec une veste à boutons, accompagné d’un surveillant ; chacun porte un grand livre sous le bras. Tous les deux font sortir les hommes des rangs, un à un, avec leur nouvelle classification : « Vous, réclusionnaire Un tel, matricule de transporté numéro X, serez matricule réclusionnaire Z. »

— Combien ?

— X années.

Quand mon tour arrive, Dega m’embrasse à plusieurs reprises. Le commandant s’approche.

— C’est lui, Papillon ?

— Oui, mon commandant, dit Dega.

— Portez-vous bien à la Réclusion. Deux ans passent vite.

LA RÉCLUSION

Un canot est prêt. Sur les dix-neuf réclusionnaires, dix s’en vont au premier canot. Je suis appelé pour partir. Froidement, Dega dit : « Non, celui-là part au dernier voyage. »

Je suis stupéfait, depuis que je suis arrivé, de voir de quelle façon parlent les bagnards. On ne sent pas de discipline et ils ont l’air de se foutre des gaffes. Je parle avec Dega qui s’est mis auprès de moi. Il sait déjà toute mon histoire et celle de mon évasion. Des hommes qui étaient avec moi à Saint-Laurent sont venus aux Iles et lui ont tout raconté. Il ne me plaint pas, il est plus fin que ça. Une seule phrase, de tout son cœur : « Tu méritais de réussir, fiston. Ça sera pour la prochaine ! » Il ne me dit même pas : courage. Il sait que j’en ai.

— Je suis comptable général et très bien avec le commandant. Tiens-toi bien à la Réclusion. Je t’enverrai du tabac et de quoi manger. Tu ne manqueras de rien.

— Papillon, en route ! » C’est mon tour.

— Au revoir à tous. Merci pour vos bonnes paroles.

Et j’embarque dans le canot. Vingt minutes après, on accoste à Saint-Joseph. J’ai eu le temps de remarquer qu’il n’y a que trois surveillants armés à bord pour six forçats canotiers rameurs et dix réclusionnaires. Coordonner la prise de possession de ce bateau serait de la rigolade. A Saint-Joseph, comité de réception. Deux commandants se présentent à nous : le commandant du pénitencier de l’île et le commandant de la Réclusion. A pied, encadrés, on nous fait monter le chemin qui va à la Réclusion. Aucun forçat sur notre parcours. En entrant par la grande porte en fer surmonté des mots : RECLUSION DISCIPLINAIRE, on comprend tout de suite le sérieux de cette maison de force. Cette porte et les quatre hauts murs qui l’entourent cachent d’abord un petit bâtiment où on lit : « Administration-Direction », et trois autres bâtiments, A, B, C. On nous fait pénétrer dans le bâtiment Direction. Une salle froide. Les dix-neuf alignés sur deux rangs, le commandant de la Réclusion nous dit :

— Réclusionnaires, cette maison est, vous le savez, une maison de châtiment pour les délits commis par des hommes déjà condamnés au bagne. On n’essaye pas, ici, de vous corriger. Nous savons que c’est inutile. Mais on essaye de vous mater. Ici, un seul règlement : fermer sa gueule. Silence absolu. Téléphoner, c’est risqué, si vous êtes pris, une punition très dure. Si vous n’êtes pas gravement malade, ne vous faites pas inscrire à la visite. Car une visite injustifiée entraîne une punition. C’est tout ce que j’ai à vous dire. Ah ! il est strictement défendu de fumer. Allez, surveillants, fouillez-les à fond, et chacun dans une cellule. Charrière, Clousiot et Maturette ne doivent pas être dans le même bâtiment. Voyez vous-même cela, Monsieur Santori.

Dix minutes après, je suis enfermé dans ma cellule, la 234 du bâtiment A. Clousiot est au B et Maturette au C. Du regard on s’est dit au revoir. En entrant ici, immédiatement on a tous compris que si l’on veut sortir vivant, il faut obéir à ce règlement inhumain. Je les vois partir, mes compagnons de cette si longue cavale, camarades fiers et courageux qui m’ont accompagné avec valeur et ne se sont jamais plaints, ni n’ont regretté ce qu’ils ont fait avec moi. Mon cœur se serre, car après quatorze mois de lutte côte à côte pour conquérir notre liberté, nous sommes liés pour toujours, les uns aux autres, d’une amitié sans limites.

J’examine la cellule où l’on m’a fait entrer. Jamais je n’aurais pu supposer, ni imaginer, qu’un pays comme le mien, la France, mère de la liberté dans le monde entier, terre qui a accouché des Droits de l’homme et du citoyen, puisse avoir, même en Guyane française, sur une île perdue dans l’Atlantique, grande comme un mouchoir de poche, une installation aussi barbarement répressive que la Réclusion de Saint-Joseph. Figurez-vous cent cinquante cellules les unes à côté des autres, chacune appuyée à une autre cellule, dos à dos, leurs quatre murs très épais percés seulement d’une petite porte en fer avec son guichet. Au-dessus de chaque guichet, peint sur la porte : « Défense d’ouvrir cette porte sans ordre supérieur. » A gauche, un bat-flanc avec un oreiller en bois, même système qu’à Beaulieu : le bat-flanc se relève et s’accroche au mur ; une couverture ; un bloc de ciment, au fond dans le coin, comme tabouret ; une balayette ; un quart de soldat, une cuillère en bois, une plaque de fer verticale qui cache une tinette métallique à laquelle elle est reliée par une chaîne. (On peut la tirer de l’extérieur pour la vicier et de l’intérieur pour s’en servir.) Trois mètres de haut. Comme plafond, des énormes barreaux de fer, épais comme un rail de tramway, croisés de telle façon que rien d’un peu volumineux ne peut passer. Puis, plus haut, le vrai toit du bâtiment, à peu près à sept mètres du sol. Passant au-dessus des cellules dos à dos, les surplombant, un chemin de ronde d’un mètre de large à peu près, avec une rampe de fer. Deux surveillants vont sans arrêt d’un bout à la moitié du parcours où ils se rencontrent et font demi-tour. L’impression est horrible. Jusqu’à la passerelle, un jour assez clair arrive. Mais au fond de la cellule, même en plein jour, on y voit à peine. De suite je commence à marcher, attendant qu’on donne le coup de sifflet, ou je ne sais pas quoi, pour descendre les bat-flanc. Pour ne pas faire le moindre bruit, prisonniers et gardiens sont en chaussons. Je pense immédiatement : « Ici, à la 234, va essayer de vivre sans devenir fou Charrière, dit Papillon, pour une peine de deux ans, soit sept cent trente jours. A lui de démentir le surnom de « mangeuse d’hommes » qu’a cette Réclusion. »

Un, deux, trois, quatre, cinq, demi-tour. Un, deux, trois, quatre, cinq, demi-tour. Le gaffe vient de passer devant mon toit. Je ne l’ai pas entendu venir, je l’ai vu. Pan ! La lumière s’allume, mais très haut, suspendue au toit supérieur, à plus de six mètres. La passerelle est éclairée, les cellules sont dans l’ombre. Je marche, le balancier est à nouveau en mouvement. Dormez tranquilles, fromages du jury qui m’avez condamné, dormez tranquilles, car je crois que si vous saviez où vous m’avez envoyé, vous refuseriez répulsivement d’être les complices de l’application d’un tel châtiment. Il va être bien difficile d’échapper aux vagabondages de l’imagination. Presque impossible. Il vaut mieux, je le crois, les aiguiller vers des motifs pas trop déprimants plutôt que de les supprimer complètement.

Effectivement, c’est par un coup de sifflet qu’on annonce qu’on peut descendre les bat-flanc. J’entends une grosse voix qui dit :

— Pour les nouveaux, sachez qu’à partir de maintenant, si vous le voulez, vous pouvez descendre les bat-flanc et vous coucher. » Je ne retiens que ces seuls mots : « Si vous le voulez. » Donc je continue à marcher, le moment est trop crucial pour dormir. Il faut que je m’habitue à cette cage ouverte par le toit. — Une, deux, trois, quatre, cinq, j’ai pris tout de suite le rythme du balancier ; la tête baissée, les deux mains derrière le dos, la distance des pas exactement ce qu’elle doit être, comme un pendule qui oscille, je vais et je viens interminablement, comme un somnambule. Quand j’arrive au bout de chaque cinq pas, je ne vois même pas le mur, je le frôle dans mon demi-tour, inlassablement, dans ce marathon qui n’a pas d’arrivée ni de temps déterminé pour se finir.

Oui, vraiment, Papi, c’est pas de la rigolade cette « mangeuse d’hommes ». Et cela fait un drôle d’effet quand l’ombre du gaffe se projette sur le mur. Si on le regarde en levant la tête, c’est encore plus déprimant : on a l’air d’un léopard dans une fosse, observé d’en haut par le chasseur qui vient de le capturer. L’impression est horrible et il faudra des mois pour que je m’y habitue.

Chaque année, trois cent soixante-cinq jours ; deux ans : sept cent trente jours, s’il n’y a pas une année bissextile. Je souris de l’idée. Tu sais, qu’il y ait sept cent trente jours ou sept cent trente et un, c’est pareil. Pourquoi c’est pareil ? Non, ce n’est pas la même chose. Un jour de plus ce sont vingt-quatre heures de plus. Et vingt-quatre heures, c’est long. C’est bien plus long sept cent trente jours de vingt-quatre heures. Combien d’heures ça doit faire cela ? Est-ce que mentalement je serais capable de le calculer ? Comment m’y prendre, c’est impossible. Pourquoi pas ? Si, c’est faisable. Voyons un peu. Cent jours, c’est deux mille quatre cents heures. Multiplié par sept, c’est très facile, cela donne seize mille huit cents heures d’une part, plus trente jours qu’il reste à vingt-quatre qui font sept cent vingt heures. Total : seize mille huit cents plus sept cent vingt doivent donner, si je n’ai pas fait d’erreur, dix-sept mille cinq cent vingt heures. Cher monsieur Papillon, vous avez dix-sept mille cinq cent vingt heures à tuer dans cette cage spécialement fabriquée, avec ses murs lisses, pour bêtes fauves. Combien de minutes j’ai à passer ici ? Cela n’a aucun intérêt, voyons, les heures ça va, mais les minutes ? N’exagérons pas. Pourquoi pas les secondes ? Que cela ait de l’importance ou pas, ce n’est pas cela qui m’intéresse. Il faut bien les meubler de quelque chose ces jours, ces heures, ces minutes, seul, avec soi-même ! Qui peut bien être à ma droite ! et à ma gauche ? et derrière moi ? Ces trois hommes, si les cellules sont occupées, doivent, eux aussi, se demander qui vient d’entrer dans la 234 ?

Un bruit mat d’une chose qui vient de tomber derrière moi, dans ma cellule. Qu’est-ce que cela peut bien être ? Mon voisin, aurait-il eu l’habileté de me jeter par la grille quelque chose ? J’essaye de distinguer ce que c’est. Je vois, mal, un truc long et étroit. Au moment où je vais la ramasser, la chose que je devine dans la demi-obscurité plus que je ne la vois, se met à bouger et rapidement va vers le mur. Quand elle a bougé, j’ai eu un mouvement de recul. Arrivée au mur, elle commence à grimper un peu puis glisse par terre. La paroi est si bien lissée que la chose ne peut s’accrocher suffisamment pour progresser. Je la laisse tenter trois fois la montée le long du mur puis, à la quatrième, quand elle retombe, je l’écrase d’un coup de pied. C’est mou sous le chausson. Qu’est-ce que cela peut bien être ? Je la regarde de plus près possible en me mettant à genoux et, enfin, j’arrive à distinguer : c’est un énorme mille-pattes, de plus de vingt centimètres de long et d’une largeur de deux gros doigts. Un tel dégoût m’envahit que je ne le ramasse pas pour le mettre dans la tinette. Je le pousse avec le pied sous le bat-flanc. On verra demain, au jour. J’aurai le temps d’en voir des mille-pattes ; ils tombent du grand toit là-haut. J’apprendrai à les laisser se promener sur mon corps nu, sans les attraper ni les déranger si je suis couché. J’aurai aussi l’occasion de savoir combien une erreur de tactique, lorsqu’il est sur vous, peut coûter cher en souffrances. Une piqûre de cette bête dégoûtante vous donne une fièvre de cheval pendant plus de douze heures et vous brûle horriblement près de six.

De toute façon ce sera une distraction, un dérivatif à mes pensées. Quand il tombera un mille-pattes et que je serai réveillé, avec la balayette je le tourmenterai le plus longtemps possible ou je m’amuserai avec lui en le laissant se cacher et moi, quelques instants après, je chercherai à le découvrir.

Un, deux, trois, quatre, cinq… Un silence total. Mais ici personne ne ronfle ? Personne ne tousse ? C’est vrai qu’il fait une chaleur étouffante. Et c’est la nuit ! Qu’est-ce que ça doit être la journée ! Je suis destiné à vivre avec des mille-pattes. Quand l’eau montait dans le cachot sous-marin de Santa Marta, il en venait des quantités, ils étaient plus petits, mais c’était quand même de la même famille que ceux-là. A Santa Marta, il y avait l’inondation quotidienne, c’est vrai, mais on parlait, on criait, on écoutait chanter ou les cris et les divagations des fous temporaires ou définitifs. Ce n’était pas pareil. A choisir, je choisis Santa Marta. C’est illogique ce que tu dis, Papillon. Là-bas, l’opinion unanime c’est que le maximum qu’un homme pouvait résister, c’était six mois. Or ici, il y en a beaucoup qui ont à faire quatre ou cinq ans et même plus. Qu’on les condamne à les faire, c’est une chose ; mais qu’ils les fassent, c’est une autre histoire. Combien se suicident ? Je ne vois pas comment on pourrait se suicider. Si, c’est possible. Ce n’est pas facile, mais on peut se pendre. On fabrique avec son pantalon une corde. En attachant la balayette à un bout et en montant sur le bat-flanc on doit pouvoir passer la corde à travers un barreau. Si tu fais cette opération au ras du mur du chemin de ronde, il est probable que le gaffe ne voit pas la corde. Et juste quand il vient de passer, tu te balances dans le vide. Au retour du gaffe, tu es déjà cuit. Il ne doit d’ailleurs pas se presser pour descendre et ouvrir ton cachot pour te dépendre. Ouvrir le cachot ? Il ne le peut pas. C’est écrit sur la porte : « Défense d’ouvrir cette porte sans ordre supérieur. » Alors, ne crains rien, celui qui veut se suicider aura tout le temps qu’il lui faut avant qu’on le décroche « par ordre supérieur ».

Je décris tout cela qui n’est pas peut-être très mouvementé et intéressant pour les gens qui aiment l’action et la bagarre. Ceux-ci pourront sauter les pages, si je les ennuie. Pourtant, ces premières impressions, ces premières pensées qui m’assaillaient à la prise de contact de ma nouvelle cellule, ces réactions des premières heures de ma mise au tombeau, je crois que je dois les peindre le plus fidèlement possible.

Voilà bien longtemps, que je marche. Je discerne un murmure dans la nuit, le changement de garde. Le premier était un grand sec, celui-ci est petit et gros. Il traîne ses chaussons. Leur frottement se perçoit deux cellules avant et deux cellules après. Il n’est pas cent pour cent silencieux comme son camarade. Je continue à marcher. Il doit être tard. Quelle heure peut-il être ? Demain je ne serai pas sans mesure de temps. Grâce aux quatre fois que doit chaque jour s’ouvrir le guichet, je saurai approximativement les heures. Pour la nuit, sachant l’heure de la première garde et sa durée, je pourrai vivre avec une mesure bien établie : première, deuxième, troisième garde, etc.

Un, deux, trois, quatre, cinq… Automatiquement je reprends cette interminable promenade et, la fatigue aidant, je m’envole facilement pour aller fouiller le passé. Par contraste, sûrement, avec l’obscurité de la cellule, je suis en plein soleil, assis sur la plage de ma tribu. Le bateau où pêche Lali se balance à deux cents mètres de moi sur cette mer vert opale, incomparable. Je gratte le sable avec mes pieds. Zoraïma m’apporte un gros poisson grillé sur la braise, bien protégé dans une feuille de bananier pour qu’il se conserve chaud. Je mange avec les doigts, naturellement, et elle, les jambes croisées, me regarde assise en face de moi. Elle est très contente de voir combien les gros morceaux de chair se détachent facilement du poisson et elle lit sur mon visage la satisfaction de déguster un si délicieux manger.

Je ne suis plus en cellule. Je ne connais même pas la Réclusion, ni Saint-Joseph, ni les Iles. Je me roule sur le sable, nettoyant mes mains en les frottant contre ce corail si fin qu’on dirait de la farine. Puis je vais à la mer me rincer la bouche de cette eau si claire et aussi si salée. Je prends de l’eau avec mes mains et m’asperge le visage. En me frottant le cou, je me rends compte que mes cheveux sont longs. Quand Lali va rentrer je me ferai raser le cou. Tout la nuit je la passe avec ma tribu. Je défais le cache-sexe de Zoraïma et sur le sable, là, en plein soleil, caressé par le vent de la mer, je l’ai prise. Elle gémit amoureusement comme elle a coutume de le faire quand elle prend du plaisir. Le vent, peut-être, emmène jusqu’à Lali cette musique amoureuse. De toute façon, Lali n’est pas sans nous voir, ni distinguer que l’on est accouplés l’un à l’autre, elle est trop près pour ne pas voir clairement que nous faisons l’amour. C’est vrai, elle a dû nous voir, car le bateau revient vers la côte. Elle débarque, souriante. Pendant le retour elle a défait ses tresses et passé ses longs doigts dans les cheveux mouillés, qui commencent à sécher par le vent et le soleil de ce jour merveilleux. Je vais vers elle. Elle m’entoure la taille de son bras droit et me pousse pour remonter la plage vers notre paillote. Tout le long du parcours, elle n’arrête pas de me faire comprendre : « Et moi, et moi. » En rentrant, elle me jette sur un hamac plié par terre en couverture et j’oublie dans elle que le monde existe. Zoraïma est très intelligente, elle n’a voulu rentrer qu’après avoir calculé que nos ébats étaient finis. Elle est arrivée quand, repus d’amour, nous sommes encore couchés tout nus sur le hamac. Elle vient s’asseoir avec nous, donnant des petites tapes sur les joues de sa sœur en lui répétant un mot qui doit sûrement vouloir dire quelque chose comme : gourmande. Puis, chastement, elle m’arrange mon cache-sexe et celui de Lali, avec des gestes pleins de pudique tendresse. Toute la nuit, je l’ai passée à la Guajira. Je n’ai absolument pas dormi. Je ne me suis même pas couché pour, les yeux clos, voir à travers mes paupières ces scènes que j’ai vécues. C’est en marchant sans arrêt dans un genre d’hypnose, sans effort de ma volonté, que j’ai été transporté à nouveau dans cette journée si délicieusement belle, vécue voici près de six mois.

La lumière s’éteint et l’on peut distinguer que le jour se lève envahissant la pénombre de la cellule, chassant cette espèce de brouillard flottant qui enrobe tout ce qu’il y a en bas, autour de moi. Un coup de sifflet. J’entends les bat-flanc qui claquent contre le mur et même le crochet du voisin de droite quand il le passe dans l’anneau scellé au mur. Mon voisin tousse et j’entends un peu d’eau qui tombe. Comment on se lave, ici ?

— Monsieur le surveillant, comment on se lave ici ?

— Réclusionnaire, pour ne pas le savoir, je vous pardonne. On n’a pas le droit de parler au surveillant de garde sans attraper une lourde punition. Pour vous laver, vous vous placez au-dessus de la tinette en versant le pot à eau d’une main. De l’autre, vous vous lavez. Vous n’avez pas déplié votre couverture ?

— Non.

— Dedans il y a sûrement une serviette de toile.

Ça par exemple ! On n’a pas le droit de parler à la sentinelle de garde ? Sous aucun motif ? Et si on souffre trop de n’importe quoi ? Ou si on est en train de crever ? Un cardiaque, une crise d’appendicite, une crise d’asthme trop forte ? Est-il défendu ici de crier au secours, même en danger de mort ? Ça, c’est le comble ! Mais non, c’est normal. Ce serait trop facile de faire un scandale quand, arrivé au bout de la résistance, tes nerfs claquent. Rien que pour entendre des voix, rien que pour qu’on te parle, même pour t’entendre dire : « Crève, mais tais-toi », mais c’est vingt fois par jour qu’une vingtaine des deux cent cinquante types qu’il peut y avoir ici provoqueraient n’importe quelle discussion pour se défaire, comme par une soupape, de ce trop de pression de gaz dans leur cerveau !

Ça ne peut pas être un psychiatre qui a eu l’idée de construire ces cages à lion : un médecin ne se déshonorerait pas à ce point. Ce n’est pas non plus un docteur qui a établi le règlement. Mais ces deux qui ont fait cet ensemble, aussi bien l’architecte que le fonctionnaire, qui ont bien minuté les moindres détails de l’exécution de la peine, sont, aussi bien l’un que l’autre, deux monstres répugnants, deux psychologues vicieux et malins, pleins de haine sadique envers les condamnés.

Des cachots de la centrale de Beaulieu, à Caen, aussi profonds qu’ils soient, deux étages sous terre, il pouvait filtrer, arriver un jour jusqu’au public, l’écho des tortures ou mauvais traitements infligés à l’un ou à l’autre des punis.

La preuve, c’est que quand on m’avait enlevé les menottes et les poucettes, j’avais vraiment vu la peur sur les visages des gardiens, la peur d’avoir des ennuis, sans aucun doute.

Mais ici, dans cette Réclusion du bagne, où seuls les fonctionnaires de l’Administration peuvent entrer, ils sont bien tranquilles, il ne peut rien leur arriver.

Clac, clac, clac, clac — on ouvre tous les guichets. Je m’approche du mien, risque un coup d’œil, et puis je sors un peu la tête, et puis toute la tête dans le couloir, et je vois à droite et à gauche une multitude de têtes. J’ai vite compris qu’à peine on ouvre les guichets, les têtes de chacun se précipitent dehors. Celui de droite me regarde sans exprimer absolument rien dans son regard. Abruti par la masturbation sans doute. Il est blafard et graisseux, son pauvre visage d’idiot sans lumière. Celui de gauche, me dit rapidement : « Combien ? »

— Deux ans.

— Moi, quatre. J’en ai fait un. Nom ?

— Papillon.

— Moi, Georges, Jojo l’Auvergnat. Où tu es tombé ?

— Paris, et toi ?

Il n’a pas le temps de répondre : le café, suivi de la boule de pain, arrive à deux cellules avant. Il rentre la tête, je fais comme lui. Je tends mon quart, on le remplit de café, puis on me donne une boule de pain. Comme je ne vais pas assez vite pour le pain, en claquant le guichet ma boule roule par terre. En moins d’un quart d’heure le silence est revenu. Il doit y avoir deux distributions, une par couloir, ça va trop vite. A midi, une soupe avec un morceau de viande bouillie. Le soir, un plat de lentilles. Ce menu, pendant deux ans, ne change que le soir : lentilles, haricots rouges, pois cassés, pois chiches, haricots blancs et riz au gras. Celui du midi, toujours pareil.

Tous les quinze jours, aussi, on sort tous la tête par le guichet et un bagnard, avec une tondeuse fine de coiffeur, nous coupe la barbe.

Voici trois jours que je suis là. Une chose me préoccupe. A Royale, mes amis m’ont dit qu’ils allaient m’envoyer à manger et à fumer. Je n’ai encore rien reçu et je me demande d’ailleurs comment ils arriveraient à faire un pareil miracle. Aussi je ne suis pas tellement étonné de n’avoir rien reçu. Fumer, cela doit être très dangereux et, de toute façon, c’est un luxe. Manger, oui, cela doit être vital, car la soupe, à midi, c’est de l’eau chaude avec deux ou trois bouts de feuilles de verdure dedans et un petit morceau de viande bouillie de cent grammes environ. Le soir, une louche d’eau où nagent quelques haricots ou autres légumes secs. Pour être franc, je soupçonne moins l’Administration de ne pas nous donner une ration convenable que les réclusionnaires qui distribuent ou préparent le manger. Cette idée me vient en raison que le soir c’est un petit Marseillais qui distribue les légumes. Sa louche va jusqu’au fond du baquet et, quand c’est lui, j’ai plus de légumes que d’eau. Les autres, c’est le contraire, ils n’enfoncent pas la louche et prennent en haut après avoir remué un peu. D’où beaucoup de flotte, peu de légumes. Cette sous-alimentation est extrêmement dangereuse. Pour avoir de la volonté morale, il faut une certaine force physique.

On balaie dans le couloir, je trouve qu’on balaie bien longtemps devant ma cellule. La paille crisse en insistant contre ma porte. Je regarde attentivement et je vois un bout de papier blanc qui dépasse. Je comprends vite qu’on m’a glissé quelque chose sous la porte, mais qu’on n’a pu l’enfoncer mieux. On attend que je le retire avant d’aller balayer plus loin. Je tire le papier, je le défais. C’est un mot écrit à l’encre phosphorescente. J’attends que le gaffe passe et vite je lis :

« Papi, tous les jours dans la tinette à partir de demain il y aura cinq cigarettes et un coco. Mâche bien le coco quand tu le manges si tu veux qu’il te profite bien. Avale la pulpe. Fume le matin quand on vide les tinettes. Jamais après le café du matin, mais à la soupe de midi tout de suite après que tu as mangé et le soir aux légumes. Ci-joint un petit bout de mine de crayon. Chaque fois que tu as besoin de quelque chose, demande-le par un petit bout de papier ci-joint. Quand le balayeur frotte son balai contre la porte, gratte avec tes doigts. S’il gratte, pousse ton billet. Jamais ne passe le billet avant qu’il ait répondu à ton grattage. Mets le bout de papier dans ton oreille pour ne pas avoir à sortir le plan, et ton bout de mine n’importe où au bas du mur de ta cellule. Courage. On t’embrasse. Ignace — Louis. »

Ce sont Galgani et Dega qui m’envoient le message. Une chaleur me monte à la gorge : avoir des amis si fidèles, si dévoués, me donne chaud. Et c’est encore avec plus de foi dans l’avenir, sûr de sortir vivant de cette tombe, que j’attaque d’un pas gai et alerte : une, deux, trois, quatre, cinq, demi-tour, etc. Et en marchant je pense : quelle noblesse, quel désir de faire du bien il y a dans ces deux hommes. Ils doivent sûrement risquer très gros, peut-être leur place de comptable, et l’autre de facteur. C’est vraiment grandiose ce qu’ils font pour moi, sans parler que cela doit leur coûter très cher. Combien de gens ils doivent acheter pour arriver de Royale jusqu’à moi, dans mon cachot de la « mangeuse d’hommes » !

Lecteur, il vous faut bien comprendre qu’un coco sec est plein d’huile. Sa noix dure et blanche est tellement chargée d’huile qu’en râpant six cocos et rien qu’en faisant tremper la pulpe dans de l’eau chaude, le lendemain on recueille à la surface un litre d’huile. Cette huile, corps gras dont on souffre le plus d’être privé avec notre régime, est aussi pleine de vitamines. Un coco chaque jour, c’est presque la santé assurée. Tout au moins on ne peut ni se déshydrater, ni mourir de misère physiologique. Ce jour, il y a plus de deux mois que j’ai reçu sans accident à manger et à fumer. Je prends des précautions de Sioux quand je fume, avalant profondément la fumée et puis la rejetant peu à peu, en battant l’air de ma main droite ouverte en éventail, pour que la fumée disparaisse.

Hier, il s’est passé une chose curieuse. Je ne sais pas si j’ai bien ou mal agi. Un surveillant de garde sur la passerelle s’est appuyé à la rambarde en regardant dans ma cellule. Il a allumé une cigarette, en a tiré quelques bouffées et puis l’a laissée tomber dans ma cellule. Après ça, il est parti. J’ai attendu qu’il repasse pour écraser ostensiblement la cigarette avec mon pied. Le léger arrêt qu’il a marqué n’a pas été long : dès qu’il s’est rendu compte de mon geste, il est reparti. A-t-il eu pitié de moi, ou honte de l’Administration à laquelle il appartient ? Ou était-ce un piège ? Je ne sais pas et cela me chiffonne. Quand on souffre, on devient hypersensible. Je ne voudrais pas, si ce surveillant a voulu pendant quelques secondes être un homme bon, lui avoir fait de la peine par mon geste de mépris.

Voici plus de deux mois, en effet, que je suis là. Cette Réclusion est la seule, à mon avis, où il n’y ait rien à apprendre. Parce qu’il n’y a aucune combine. Je me suis bien entraîné à me dédoubler. J’ai une tactique infaillible. Pour vagabonder dans les étoiles avec intensité, pour voir sans peine apparaître différentes étapes passées de ma vie d’aventurier ou de mon enfance, ou pour bâtir des châteaux en Espagne avec une réalité surprenante, il faut d’abord que je me fatigue beaucoup. Il faut que je marche sans m’asseoir pendant des heures, sans arrêt, en pensant normalement à n’importe quoi. Puis, lorsque littéralement rendu je m’étends sur mon bat-flanc, je pose la tête sur la moitié de ma couverture et, l’autre moitié, je la replie sur mon visage. Alors, l’air déjà raréfié de la cellule arrive à ma bouche et à mon nez avec difficulté, filtré qu’il est par la couverture. Cela doit provoquer dans mes poumons un genre d’asphyxie, ma tête commence à me brûler. J’étouffe de chaleur et de manque d’air et alors, d’un seul coup, je m’envole. Ah ! ces chevauchées de l’âme, quelles sensations indescriptibles elles m’ont données. J’ai eu des nuits d’amour, vraiment plus intenses que lorsque j’étais libre, plus troublantes, avec plus de sensations encore que les authentiques, que celles que j’ai vraiment passées. Oui, cette faculté de voyager dans l’espace me permet de m’asseoir avec ma maman morte il y a dix-sept ans. Je joue avec sa robe et elle me caresse les boucles de mes cheveux qu’elle me laissait très longues, comme si j’étais une petite fille, à cinq ans. Je caresse ses longs doigts si fins, à la peau douce comme de la soie. Elle rit avec moi de mon intrépide désir de vouloir plonger dans la rivière comme je l’ai vu faire aux grands garçons, un jour de promenade. Les moindres détails de sa coiffure, la lumineuse tendresse de ses yeux clairs et pétillants, ses douces et ineffables paroles : « Mon petit Riri, sois sage, bien sage, pour que ta maman puisse t’aimer beaucoup. Plus tard, toi aussi tu plongeras de très, très haut dans la rivière, quand tu seras un peu plus grand. Pour le moment tu es encore trop petit, mon trésor. Va, il viendra bien vite, trop vite même, le jour où tu seras grandet. »

Et, la main dans la main, longeant la rivière, nous rentrons chez nous. C’est que je suis véritablement dans la maison de mon enfance. J’y suis tellement que j’appuie mes deux mains sur les yeux de maman pour qu’elle ne puisse pas lire la musique et continue pourtant de me jouer du piano. J’y suis, c’est vrai, ce n’est pas de l’imagination. Je suis là avec elle, monté sur une chaise, derrière le tabouret tournant où elle est assise, et j’appuie bien fort mes petites mains pour clore ses grands yeux. Ses doigts agiles continuent d’effleurer les notes du piano pour que j’écoute La Veuve joyeuse jusqu’au bout.

Ni toi, procureur inhumain, ni vous, policiers à l’honnêteté douteuse, ni Polein, misérable qui a marchandé sa liberté au prix d’un faux témoignage, ni les douze fromages assez crétins pour avoir suivi la thèse de l’accusation et sa façon d’interpréter les choses, ni les gaffes de la Réclusion, dignes associés de la « mangeuse d’hommes », personne, absolument personne, pas même les murs épais ni la distance de cette île perdue sur l’Atlantique, rien, absolument rien de moral ou de matériel n’empêchera mes voyages délicieusement teintés du rose de la félicité quand je m’envole dans les étoiles.

J’ai eu tort, lorsque faisant les comptes du temps que j’ai à rester seul avec moi-même, je n’ai parlé que « heures-temps ». C’est une erreur. Il y a des moments où il faut mesurer par « minutes-temps ». Par exemple, c’est après la distribution du café et du pain qu’arrive la vidange des tinettes — approximativement une heure après. C’est au retour de la tinette vide que je trouverai la noix de coco, les cinq cigarettes et quelquefois un billet phosphorescent. Pas toujours, mais souvent, je compte alors les minutes. C’est assez facile, car je règle un pas à une seconde et, mettant mon corps en pendule, chaque cinq pas, au moment du demi-tour, je dis mentalement : un. A douze, cela fait une minute. Ne croyez pas, surtout, que je suis anxieux de savoir si j’aurai à manger ce coco qui est ma vie en somme, si j’aurai les cigarettes, plaisir ineffable de pouvoir fumer dans ce tombeau à dix reprises en vingt-quatre heures, car je fume une cigarette en deux fois. Non, quelquefois une espèce d’angoisse me prend au moment du café et j’ai peur, sans raison particulière, qu’il soit arrivé quelque chose aux gens qui, au risque de leur tranquillité, m’aident si généreusement. Aussi j’attends et ne suis soulagé que lorsque je vois le coco. Il est là, donc tout va bien,pour eux.

Lentement, très lentement, les heures, les jours, les semaines, les mois, passent. Voici presque un an, que je suis ici. Il y a exactement onze mois et vingt jours que je n’ai pas conversé avec quelqu’un plus de quarante secondes à paroles hachées et plus murmurées qu’articulées. J’ai toutefois eu un échange de paroles à haute voix. J’avais pris froid et toussais beaucoup. Pensant que cela justifierait de sortir pour aller à la visite, je me suis fait porter « pâle ».

Voici le docteur. A mon grand étonnement, le guichet s’ouvre. A travers cette ouverture une tête apparaît.

— Qu’avez-vous ? De quoi souffrez-vous ? Des bronches ? Tournez-vous. Toussez.

Non, mais des fois ! c’est une rigolade ? Et pourtant c’est strictement la vérité. Il s’est trouvé un médecin de la coloniale pour m’examiner à travers un guichet, me faire tourner à un mètre de la porte, lui, penchant l’oreille à l’ouverture pour m’ausculter. Puis il me dit : « Sortez le bras. » J’allais le sortir machinalement quand, par une sorte de respect envers moi-même, je dis à cet étrange médecin : « Merci, docteur, ne vous dérangez pas autant. C’est pas la peine. » Et j’ai eu au moins la force de caractère de bien lui faire comprendre que je ne prenais pas son examen au sérieux.

— Comme tu veux », eut-il le cynisme de répondre. Et il partit. Heureusement, car j’allais éclater d’indignation.

Une, deux, trois, quatre, cinq, demi-tour. Une, deux, trois, quatre, cinq, demi-tour. Je marche, je marche, inlassablement, sans m’arrêter, je marche aujourd’hui avec rage, mes jambes sont tendues, elles ne sont pas comme d’habitude, relaxées. On dirait qu’après ce qu’il vient de se passer, j’ai besoin de fouler quelque chose. Que puis-je fouler avec mes pieds ? Sous eux, c’est du ciment. Non, je foule bien des choses, en marchant ainsi. Je foule la veulerie de ce toubib qui, pour les bonnes grâces de l’Administration, se prête à des choses si dégueulasses. Je foule l’indifférence d’une classe d’hommes envers la souffrance et la douleur d’une autre classe d’hommes. Je foule l’ignorance du peuple français, son manque d’intérêt ou de curiosité pour savoir où vont et comment sont traitées les cargaisons humaines qui tous les deux ans partent de Saint-Martin-de-Ré. Je foule les journalistes des chroniques rouges qui, après avoir écrit des scandaleux articles sur un homme, pour un crime déterminé, ne se rappellent même pas qu’il a existé quelques mois après. Je foule les prêtres catholiques qui ont reçu des confessions, qui savent, eux, ce qui se passe au bagne français et qui se taisent. Je foule le système d’un procès qui se transforme en joute oratoire entre celui qui accuse et celui qui défend. Je foule l’organisation de la Ligue des Droits de l’Homme et du Citoyen qui n’élève pas la voix pour dire : Arrêtez votre guillotine sèche, supprimez le sadisme collectif qui existe dans les employés de l’Administration. Je foule qu’aucun organisme ou association n’interroge jamais les responsables de ce système pour leur demander comment et pourquoi dans le chemin de la pourriture disparaît, chaque deux ans, quatre-vingts pour cent de sa population. Je foule les bulletins de décès de la médecine officielle : suicides, misère physiologique, mort par sous-alimentation continue, scorbut, tuberculose, folie furieuse, gâtisme. Que sais-je moi ce que je foule encore ? Mais en tout cas, après ce qui vient de se passer, je ne suis pas en train de marcher normalement, je suis en train d’écraser à chaque pas quelque chose.

Une, deux, trois, quatre, cinq… et les heures coulant lentement apaisent par fatigue ma révolte muette.

Encore dix jours et j’aurai accompli juste la moitié de ma peine de réclusion. C’est vraiment un bel anniversaire à fêter, car à part cette forte grippe, je suis en bonne santé. Je ne suis pas fou, ni près de le devenir. Je suis certain, même cent pour cent certain, de sortir vivant et équilibré au bout de l’autre année qui va commencer.

Je suis réveillé par des voix voilées. J’entends :

— Il est complètement sec, monsieur Durand. Comment, vous ne vous en êtes pas aperçu avant ?

— Je ne sais pas, chef. Comme il s’est pendu dans l’angle du côté de la passerelle, j’ai passé bien des fois sans le voir.

— Ça n’a pas d’importance, mais avouez que c’est illogique que vous ne l’ayez pas vu.

Mon voisin de gauche s’est suicidé. C’est ce que je comprends. Ils l’emportent. La porte se ferme. Le règlement a été strictement accompli puisque la porte a été ouverte et fermée en présence d’une « autorité supérieure », le chef de la Réclusion dont j’ai reconnu lu voix. C’est le cinquième qui disparaît autour de moi en dix semaines.

Le jour de l’anniversaire est arrivé. Dans la tinette j’ai trouvé une boîte de lait condensé Nestlé. C’est une folie de mes amis. Un prix fou pour se la procurer et des risques graves pour la passer.

J’ai eu donc une journée de triomphe sur l’adversité. Aussi je me suis promis de ne pas m’envoler ailleurs. Je suis à la Réclusion. Un an a passé depuis mon arrivée et je me sens capable de partir en cavale demain si j’en avais l’occasion. C’est une mise au point positive et j’en suis fier.

Par le balayeur de l’après-midi, chose inusitée, j’ai eu un mot de mes amis : « Courage. Il te reste plus qu’un an à faire. Nous savons que tu es en bonne santé. Nous on est normalement bien. On t’embrasse. Louis — Ignace. Si tu peux, envoie immédiatement quelques mots par le même qui te les a remis. »

Sur le petit papier en blanc joint à la lettre, j’écris : « Merci de tout. Je suis fort et j’espère être la même chose grâce à vous dans un an. Pouvez-vous donner nouvelles Clousiot, Maturette ? » Effectivement le balayeur revient, gratte à ma porte. Vite je passe le papier, qui disparaît aussitôt. Toute cette journée et une partie de la nuit, j’étais bien sur terre et dans l’état où je m’étais promis de l’être à plusieurs reprises. Un an, et je vais être mis sur l’une des îles. Royale ou Saint-Joseph ? Je vais me saouler de parler, de fumer, et de combiner aussitôt la prochaine évasion.

J’attaque le lendemain le premier jour de ces trois cents soixante-cinq qui me restent à faire, avec confiance dans mon destin. J’avais raison pour les huit mois qui suivirent. Mais le neuvième, les choses se sont gâtées. Ce matin, au moment de la vidange de la tinette, le porteur de coco a été pris la main dans le sac au moment où il repoussait la tinette, alors qu’il avait déjà déposé dedans le coco et les cinq cigarettes.

L’incident était si grave qu’ils ont, pendant quelques minutes, oublié le règlement du silence. Les coups que recevait ce malheureux s’entendaient très clairement. Puis le râle d’un homme touché à mort. Mon guichet s’ouvre et une tête de gardien congestionné me crie : « Toi, tu ne perds rien pour attendre ! »

— A ta disposition, connard ! » Je lui réponds, tendu à craquer d’avoir entendu le traitement qu’ils avaient servi au pauvre mec.

Cela s’était passé à sept heures. Ce n’est seulement qu’à onze heures qu’une délégation commandée par le deuxième commandant de la Réclusion vint me chercher. On ouvrit cette porte qui depuis vingt mois était fermée sur moi et qui jamais n’avait été ouverte. J’étais au fond de la cellule, mon quart dans la main, en attitude de défense, bien décidé à donner le plus de coups possible pour deux raisons : d’abord pour que quelques gardiens ne me frappent pas impunément, ensuite pour être assommé plus vite. Rien de tout cela : « Réclusionnaire, sortez. »

— Si c’est pour me frapper, attendez-vous à ce que je me défende, donc je n’ai pas à sortir pour être attaqué par tous les côtés. Je suis mieux ici pour faire marron le premier qui me touche.

— Charrière, on ne va pas vous frapper.

— Qui me le garantit ?

— Moi, le deuxième commandant de la Réclusion.

— Vous avez une parole ?

— Ne m’insultez pas, c’est inutile. Sur l’honneur, je vous promets que vous ne serez pas frappé. Allons, sortez.

Je garde mon quart à la main.

— Vous pouvez le garder, vous n’aurez pas à vous en servir.

— Bon, ça va. » Je sors et, entouré de six surveillants et du deuxième commandant, nous faisons toute la longueur du couloir. Arrivé dans la cour, la tête me tourne et mes yeux blessés par la lumière ne peuvent rester ouverts. J’aperçois enfin la maisonnette où on a été reçus. Il y a une douzaine de surveillants. Sans me pousser, on me fait entrer dans la salle « Administration ». Par terre, plein de sang, un homme gémit. En voyant onze heures à une horloge pendue au mur, je pense : « Il y a quatre heures qu’ils le torturent, ce pauvre mec. » Le commandant est assis derrière son écritoire, le deuxième commandant s’assied à côté de lui.

— Charrière, depuis combien de temps vous recevez à manger et des cigarettes ?

— Il a dû vous le dire, lui.

— Je vous le demande à vous.

— Moi je fais de l’amnésie, je ne sais pas ce qui se passe la veille.

— Vous vous foutez de moi ?

— Non, ça m’étonne que cela ne soit pas écrit sur mon dossier. Je suis amnésique d’un coup reçu à la tête.

Le commandant est tellement surpris d’une telle réponse qu’il dit :

— Demandez à Royale s’il y a une mention à ce sujet à son égard.

Pendant qu’on téléphone il continue :

— Vous vous rappelez bien que vous vous appelez Charrière ?

— Cela oui. » Et rapide, pour le déconcerter encore plus, je dis comme un automate : « Je m’appelle Charrière, je suis né en 1906 dans le département de l’Ardèche et on m’a condamné à perpétuité à Paris, Seine. » II ouvre des yeux ronds comme des billes, je sens que je l’ai ébranlé.

— Vous avez eu votre café et votre pain ce matin ?

— Oui.

— Quel était le légume qu’on vous a servi hier soir ?

— Je ne sais pas.

— Alors, à vous croire vous n’avez aucune mémoire ?

— De ce qui se passe, absolument pas. Des visages, oui. Par exemple, je sais que c’est vous qui m’avez reçu un jour. Quand ? Je ne sais pas.

— Alors, vous ne savez pas combien il vous en reste à faire ?

— Sur perpétuité ? Jusqu’à ce que je meure, je crois.

— Mais non, sur votre peine de réclusion.

— Moi j’ai une peine de réclusion ? Pourquoi ?

— Ah ! celle-là, c’est le comble ! Nom de Dieu ! Tu ne vas pas me faire mettre hors de moi. Tu ne vas pas me dire que tu ne te rappelles pas que tu payes deux ans pour évasion, non mais des fois !

Alors là, je le tue complètement :

— Pour évasion, moi ? Commandant, je suis un homme sérieux et capable de prendre mes responsabilités. Venez avec moi visiter ma cellule et vous verrez si je me suis évadé. » A ce moment-là, un gaffe lui dit :

— On vous parle de Royale, commandant. » Il va prendre le téléphone : « Il n’y a rien ? C’est bizarre, il prétend qu’il est frappé d’amnésie… La cause ? Un coup sur la tête… Compris, c’est un simulateur. Va savoir… Rien, excusez-moi, mon commandant, je vais vérifier. Au revoir. Oui, je vous tiendrai au courant. »

— Espèce de comédien, fais voir ta tête. Ah ! oui, il y a une blessure assez longue. Comment se fait-il que tu te rappelles que tu n’as plus de mémoire depuis ce coup, hein ? Dis-moi un peu ?

— Je n’explique pas, je constate que je me rappelle le coup, que je m’appelle Charrière et autre chose encore.

— Que voulez-vous dire ou faire, après tout ?

— C’est ce qui se discute ici. Vous me demandez depuis quand on m’envoie à manger et à fumer ? Voilà ma réponse définitive : je ne sais pas si c’est la première fois ou la millième. En raison de mon amnésie, je ne peux pas vous répondre. C’est tout, faites ce que vous voulez.

— Ce que je veux, c’est bien simple. Tu as mangé de trop pendant longtemps, eh bien, tu vas maigrir un peu. Suppression du repas du soir jusqu’à fin de sa peine.

Ce jour même, j’ai un billet au deuxième balayage. Malheureusement je ne peux pas le lire, il n’est pas phosphorescent. Dans la nuit, j’allume une cigarette qu’il me reste de la veille et qui a échappé à la fouille tant elle était bien cachée dans mon bat-flanc. En tirant dessus, j’arrive avec son feu à déchiffrer : « Le vidangeur ne s’est pas mis à table. Il a dit que c’était la deuxième fois seulement qu’il t’envoyait à manger, de son propre gré. Qu’il a fait ça parce qu’il t’avait connu en France. Personne ne sera inquiété à Royale. Courage. »

Donc, me voilà privé du coco, des cigarettes et des nouvelles de mes amis de Royale. Par-dessus le marché, on m’a supprimé le repas du soir. Je m’étais habitué à ne pas avoir à souffrir de la faim et par surcroît, les dix séances de cigarette me meublaient la journée et une partie de la nuit. Je ne pense pas seulement à moi, je pense au pauvre diable qu’ils ont tué de coups à cause de moi. Espérons qu’il ne sera pas trop cruellement puni.

Un, deux, trois, quatre, cinq, demi-tour… Un, deux, trois, quatre, cinq, demi-tour. Tu ne vas pas supporter aussi facilement que cela ce régime ballon, et peut-être, en raison de ce que tu vas si peu manger, faudrait-il changer de tactique ? Par exemple, rester couché le plus longtemps possible pour ne pas dépenser de l’énergie. Moins je bouge, moins je brûle de calories. Rester assis dans la journée pendant des longues heures. C’est une toute autre forme de vie que je dois apprendre. Quatre mois, c’est cent vingt jours à passer. Au régime où l’on vient de me mettre, combien de temps faut-il avant que je commence à être bien anémié ? Au moins deux mois. Donc, il y a devant moi deux mois cruciaux. Quand je serai trop débile, les maladies auront un terrain merveilleux pour m’attaquer. Je décide de rester étendu de six heures du soir à six heures du matin. Je marcherai du café à après le ramassage des tinettes, plus ou moins deux heures. A midi, après la soupe, deux heures approximativement. En tout, quatre heures de marche. Le reste, assis ou couché.

Ce sera difficile de m’envoler sans être fatigué. Je vais toutefois tenter de le faire.

Aujourd’hui, après avoir passé un long moment à penser à mes amis et au malheureux qui a été si durement maltraité, je commence à m’entraîner à cette nouvelle discipline. J’y réussis assez bien, quoique les heures me paraissent plus longues et que mes jambes, qui ne fonctionnent plus pendant des heures entières, me semblent pleines de fourmis.

Voici dix jours que dure ce régime. J’ai maintenant faim en permanence. Je sens déjà une espèce de lassitude constante qui s’est endémiquement emparée de moi. Ce coco me manque terriblement, et un peu les cigarettes. Je me couche très tôt et, assez vite, je m’évade virtuellement de ma cellule. Hier, j’étais à Paris, au Rat Mort, en train de boire du Champagne avec des amis : Antonio de Londres — originaire des Baléares, mais parlant français comme un Parisien et anglais comme un vrai rosbif d’Angleterre. Le lendemain, au Marronnier, boulevard de Clichy, il tuait de cinq coups de revolver, un de ses amis. Ça va vite, dans le milieu, les changements d’amitié en haine mortelle. Oui, hier j’étais à Paris, dansant au son de l’accordéon au bal du Petit Jardin, avenue de Saint-Ouen, la clientèle composée entièrement de Corses et de Marseillais. Tous les amis défilent dans ce voyage imaginaire avec une telle vérité que je ne doute ni de leur présence, ni de ma présence dans tous ces lieux où j’ai passé de si belles nuits.

Donc, sans trop marcher, j’arrive avec ce régime alimentaire très réduit au même résultat qu’en recherchant la fatigue. Les images du passé m’arrachent de ma cellule avec une telle puissance que je vis vraiment plus d’heures libre que d’heures de réclusion.

Plus qu’un mois à faire. Voilà trois mois que je n’absorbe qu’une boule de pain et une soupe chaude sans féculents à midi avec son bout de viande bouillie. La faim à l’état permanent fait qu’il m’arrive d’examiner le bout de viande à peine il m’est servi, pour voir si ce n’est pas, comme cela arrive bien souvent, seulement de la peau.

J’ai maigri beaucoup et je me rends compte combien ce coco que j’ai eu la chance de recevoir pendant vingt mois a été essentiel au maintien de ma bonne santé et de mon équilibre dans cette terrible exclusion de la vie.

Je suis très nerveux, ce matin, après avoir bu mon café. Je me suis laissé aller à manger la moitié de mon pain, ce que je ne fais jamais. D’habitude, je le coupe en quatre morceaux plus ou moins égaux et les mange à six heures, à midi, à six heures et un bout dans la nuit. « Pourquoi as-tu fait cela ? » Je me gronde tout seul. « C’est vers la fin que tu as des défaillances si graves ? » — « J’ai faim et je me sens sans force. » — « Ne sois pas si prétentieux. Comment peux-tu être fort ? En bouffant ce que tu bouffes ? L’essentiel, et sur ce point tu es vainqueur, c’est que tu es faible, c’est vrai, mais que tu n’es pas malade. La « mangeuse d’hommes », logiquement, avec un peu de chance, doit perdre la partie avec toi. » Je suis assis, après mes deux heures de marche, sur le bloc de ciment qui me sert de tabouret. Encore trente jours, soit sept cent vingt heures, et puis la porte s’ouvrira et l’on me dira : « Réclusionnaire Charrière, sortez. Vous avez terminé vos deux ans de réclusion. » Et qu’est-ce que je vais dire ? Ceci : « Oui, j’ai terminé enfin ces deux ans de calvaire. » Mais non, voyons ! Si c’est le commandant à qui tu as fait le coup de l’amnésie, tu dois continuer — froidement. Tu lui dis : « Quoi, je suis gracié, je pars en France ? Ma perpétuité est finie ? » Rien que pour voir sa gueule et le persuader que le jeûne auquel il t’a condamné est une injustice. — « Ma parole, qu’est-ce qu’il t’arrive ? » Injustice, ou non, il s’en fout le commandant de s’être trompé. Quelle importance cela peut avoir pour une mentalité pareille ? Tu n’aurais pas la prétention qu’il ait du remords pour t’avoir infligé une peine injustement ? Je te défends de supposer, demain comme plus tard, qu’un garde-chiourme est un être normal. Aucun homme digne de ce nom ne peut appartenir à cette corporation. On s’habitue à tout dans la vie, même à être un salopard toute sa carrière. Peut-être et seulement lorsqu’il sera près de la tombe, la peur de Dieu, s’il a une religion, le rendra craintif et repentant. Non, pas par un vrai remords des cochonneries qu’il aura commises, mais par crainte qu’au jugement de son Dieu il soit, lui-même, le condamné.

Ainsi, en sortant sur l’île, à n’importe laquelle que tu sois affecté, n’accepte, d’ores et déjà, aucun compromis avec cette race. Chacun se trouve d’un côté d’une barrière nettement tracée. D’un côté la veulerie, la pédante autorité sans âme, le sadisme intuitif, automatique dans ses réactions ; et de l’autre, moi avec les hommes de ma catégorie, qui ont certainement commis des délits graves mais en qui la souffrance a su créer des qualités incomparables : pitié, bonté, sacrifice, noblesse, courage.

En toute sincérité, je préfère être un forçat qu’un garde-chiourme.

Plus que vingt jours. Je me sens vraiment bien faible. J’ai remarqué que ma boule de pain est toujours dans la catégorie petite. Qui peut bien s’abaisser jusqu’à choisir ma boule de pain ? Dans ma soupe, depuis plusieurs jours, il n’y a que de l’eau chaude et le bout de viande est toujours un os avec très peu de viande ou un peu de peau. J’ai peur de tomber malade. C’est une obsession. Je suis si faible que je n’ai aucun effort à faire pour, tout éveillé, rêver à n’importe quoi. Cette profonde lassitude accompagnée d’une dépression vraiment grave m’inquiète. Je cherche à réagir et, difficilement, j’arrive à passer les vingt-quatre heures de chaque jour. On gratte à ma porte. J’attrape vite un billet. Il est phosphorescent. Il est de Dega et Galgani. Je lis : « Envoie un mot. Très soucieux de ton état de santé. Encore 19 jours, courage — Louis, Ignace. »

Il y a un bout de papier blanc et un bout de mine de crayon noir. J’écris : « Je tiens le coup, suis très faible — Merci — Papi. »

Et le balai frottant ma porte à nouveau, je renvoie le billet. Ce mot sans cigarettes, sans coco, est pour moi plus que tout cela. Cette manifestation d’amitié si merveilleuse, si constante, me donne le coup de fouet dont j’avais besoin. Dehors, on sait où j’en suis et si je tombais malade, le docteur aurait certainement la visite de mes amis pour le pousser à me soigner correctement. Ils ont raison : plus que dix-neuf jours, je touche à la fin de cette course épuisante contre la mort et la folie. Je ne tomberai pas malade. A moi de faire le moins de mouvements possible pour ne dépenser que les calories indispensables. Je vais supprimer les deux heures de marche du matin et les deux de l’après-midi. C’est le seul moyen de tenir bien le coup. Aussi, toute la nuit, pendant douze heures, je suis couché et les autres douze heures, assis sans bouger sur mon banc de pierre. De temps en temps je me lève et fais quelques flexions et mouvements des bras, puis je me rassieds. Plus que dix jours.

Je suis en train de me promener à Trinidad, les violons à une corde des Javanais me bercent de leurs plaintives mélodies quand un cri horrible, inhumain, me ramène à la réalité. Ce cri vient d’une cellule derrière la mienne ou presque, très près. J’entends :

— Salopard, descends ici dans ma fosse. Tu n’es pas fatigué de me surveiller d’en haut ? Tu ne vois pas que tu perds la moitié du spectacle à cause du peu de lumière dans ce trou ?

— Taisez-vous, ou on va vous punir sévèrement ! dit le gaffe.

— Ah, ah ! Laisse-moi rire, espèce de con ! Comment peux-tu trouver quelque chose de plus sévère que ce silence ? Punis-moi, autant que tu le veux, bats-moi si cela te fais plaisir, horrible bourreau, mais jamais tu ne trouveras rien de comparable au silence dans lequel tu m’obliges à rester. Non, non, non ! Je ne veux plus, je ne peux plus rester sans parler ! Voilà trois ans que j’aurais dû te dire : merde ! sale con ! Et j’ai été assez con pour attendre trente-six mois pour te crier mon dégoût de peur d’une punition ! Mon dégoût pour toi et tous les tiens, espèces de gardes-chiourme pourris !

Quelques instants après, la porte s’ouvre et j’entends :

— Non, pas comme ça ! Mettez-la-lui à l’envers, c’est beaucoup plus efficace ! » Et le pauvre mec hurle :

— Mets-la comme tu veux ta camisole de force, pourri ! A l’envers si tu veux, serre-la à m’étouffer, avec tes genoux tire fort sur les lacets. Ça ne m’empêchera pas de te dire que ta mère c’était une truie et que c’est pour ça que tu ne peux être qu’un amas d’immondices !

On a dû lui mettre un bâillon car je n’entends plus rien. La porte s’est refermée. Cette scène a dû émouvoir le jeune garde car, au bout de quelques minutes, il s’arrête devant ma cellule et dit : « Il doit être devenu fou. »

— Vous croyez ? Pourtant tout ce qu’il dit est très équilibré.

Il est sidéré le gaffe, et il me jette en s’en allant : « Eh bien, vous alors, vous me la copierez ! »

Cet incident m’a coupé de l’île aux braves gens, des violons, des nichons des Hindoues, du port de Port of Spain, pour me remettre dans la triste réalité de la Réclusion.

Encore dix jours, donc deux cent quarante heures à subir.

La tactique de ne pas bouger porte ses fruits, à moins que ce soit que les journées coulent doucement, ou à cause du billet de mes amis. Je crois plutôt que je me sens plus fort à cause d’une comparaison qui s’impose à moi : je suis à deux cent quarante heures de la libération de la Réclusion, je suis faible mais mon cerveau est intact, mon énergie ne demande qu’un peu plus de force physique pour fonctionner à nouveau parfaitement. Tandis que là, derrière moi, à deux mètres, séparé par le mur, un pauvre mec entre dans la première phase de la folie, peut-être par la plus mauvaise porte, celle de la violence. Il ne va pas vivre longtemps, car sa révolte donne l’occasion de pouvoir le gorger à satiété de traitements rigoureusement étudiés pour le tuer le plus scientifiquement possible. Je me reproche de me sentir plus fort parce que l’autre est vaincu. Je me demande si je suis moi aussi un de ces égoïstes qui, en hiver, bien chaussés, bien gantés, au chaud dans une pelisse, voient défiler devant eux les masses qui vont travailler, gelées de froid, mal vêtues, ou tout au moins les mains bleuies par le gel du matin, et qui, en comparant ce troupeau qui court attraper le premier métro ou autobus, se sentent bien plus au chaud qu’avant et jouissent de leur pelisse avec plus d’intensité que jamais. Tout est bien souvent fait de comparaisons dans la vie. C’est vrai, j’ai dix ans, mais Papillon il a la perpète. C’est vrai, j’ai la perpète, mais j’ai vingt-huit ans, tandis que lui, il a quinze ans mais il est âgé de cinquante.

Allons, j’y arrive à la fin et j’espère être bien sous tous les rapports avant six mois, santé, moral, énergie, en bonne position pour une cavale spectaculaire. On a parlé de la première, la deuxième sera gravée sur les pierres d’un des murs du bagne. Je n’ai pas à douter. Je partirai, c’est sûr, avant six mois.

C’est la dernière nuit que je passe à la Réclusion. Il y a dix-sept mille cinq cent huit heures que je suis entré dans la cellule 234. On a ouvert une fois ma porte, pour me conduire devant le commandant afin qu’il me punisse. En dehors de mon voisin avec qui, quelques secondes par jour, j’échange quelques monosyllabes, on m’a parlé quatre fois. Une fois pour me dire qu’au sifflet il fallait baisser son hamac, — le premier jour. Une fois le docteur : « Tournez-vous, toussez. » Une conversation plus longue et mouvementée avec le commandant. Et l’autre jour, quatre paroles avec le surveillant ému par le pauvre fou. Ce n’est pas exagéré comme diversion ! Je m’endors tranquillement sans penser à autre chose que : demain on va ouvrir définitivement cette porte. Demain, je verrai le soleil et si on m’envoie à Royale, je respirerai l’air de la mer. Demain, je vais être libre. J’éclate de rire. Comment libre ? Demain tu commences officiellement à purger ta peine de travaux forcés à perpétuité. C’est ça que tu appelles libre ? Je sais, je sais, mais comme vie ce n’est pas comparable avec celle que je viens de supporter. Comment vais-je trouver Clousiot et Maturette ?

A six heures, ils me donnent le café et le pain. J’ai envie de dire : « Mais je sors, moi, aujourd’hui. Vous vous trompez. » Vite je pense que je suis « amnésique » et, qui sait, si je reconnaissais ainsi m’être foutu de sa gueule, au commandant, s’il ne serait pas capable de m’infliger trente jours de cachot à purger sur-le-champ. Car de toute façon je dois, c’est la loi, sortir de la Réclusion Cellulaire de Saint-Joseph, aujourd’hui, 26 juin 1936. Dans quatre mois j’aurai trente ans.

Huit heures. J’ai mangé toute ma boule de pain. Je trouverai à manger sur le camp. On ouvre la porte. Le second commandant et deux surveillants sont là.

— Charrière, vous avez fini votre peine, nous sommes le 26 juin 1936. Suivez-nous.

Je sors. Arrivé dans la cour, le soleil brille déjà assez pour m’éblouir. J’ai une espèce d’affaiblissement. Mes jambes sont molles et des tâches noires dansent devant mes yeux. Je n’ai pourtant parcouru qu’une cinquantaine de mètres dont trente au soleil.

En arrivant devant le pavillon « Administration », je vois Maturette et Clousiot. Maturette, c’est un vrai squelette, les joues creuses et les yeux enfoncés. Clousiot est couché sur un brancard. Il est livide et a déjà l’odeur du mort. Je pense : « Ils sont pas beaux, mes potes. Est-ce que je suis dans cet état ? » Je languis de me voir dans une glace. Je leur dis :

— Alors, ça va ?

Ils ne répondent pas. Je répète :

— Ça va ?

— Oui, dit doucement Maturette.

J’ai envie de lui dire que, la peine de réclusion étant terminée, nous avons le droit de parler. J’embrasse Clousiot sur la joue. Il me regarde avec des yeux brillants et sourit :

— Adieu, Papillon, me dit-il.

— Non, pas ça !

— J’y suis, c’est fini.

Quelques jours plus tard, il mourra à l’hôpital de Royale. Il avait trente-deux ans et était monté pour vingt ans pour le vol d’une bicyclette qu’il n’avait pas commis. Mais le commandant arrive :

— Faites-les entrer. Maturette et vous, Clousiot, vous vous êtes bien conduits. Aussi je mets sur votre fiche : « Bonne conduite. » Vous, Charrière, comme vous avez commis une faute grave, je vous mets ce que vous avez mérité : « Mauvaise conduite. »

— Pardon, commandant, quelle faute j’ai commise ?

— Vraiment, vous ne vous rappelez pas la découverte des cigarettes et du coco ?

— Non, sincèrement.

— Voyons, quel régime vous avez eu depuis quatre mois ?

— A quel point de vue ? Au point de vue du manger ? Toujours pareil depuis mon arrivée.

— Ah ! celle-là, c’est le comble ! Qu’avez-vous mangé hier soir ?

— Comme d’habitude, ce qu’on m’a donné. Que sais-je, moi ? Je ne m’en souviens pas. Peut-être des haricots ou du riz au gras, ou un autre légume.

— Alors, vous mangez le soir ?

— Pardi ! Vous croyez que je jette ma gamelle ?

— Non, c’est pas ça, je renonce. Bon, je retire « mauvaise conduite ». Refaites une fiche de sortie, Monsieur X… Je te mets « Bonne conduite », ça va ?

— C’est juste. Je n’ai rien fait pour la démériter. » Et c’est sur cette dernière phrase qu’on sort du bureau.

La grande porte de la Réclusion s’ouvre pour nous laisser passer. Escortés par un seul surveillant, nous descendons lentement le chemin qui va au camp. On domine la mer brillante de reflets argentés et d’écume. Royale en face, pleine de verdure et de toits rouges. Le Diable, austère et sauvage. Je demande au surveillant la permission de m’asseoir quelques minutes. Il dit oui. On s’assied, l’un à droite et l’autre à gauche de Clousiot et l’on se prend les mains, sans même s’en apercevoir. Ce contact nous crée une émotion étrange et sans rien dire on s’embrasse. Le surveillant dit :

— Allez, les gars. Il faut descendre.

Et doucement, très doucement, nous descendons jusqu’au camp où nous entrons tous les deux de front, toujours en nous tenant par la main, suivis des deux brancardiers qui portent notre ami agonisant.

LA VIE A ROYALE

A peine dans la cour du camp, nous sommes entourés d’une bienveillante attention par tous les bagnards. Je retrouve Pierrot le Fou, Jean Sartrou, Colondini, Chissilia. On doit aller à l’infirmerie tous les trois, nous dit le surveillant. Et c’est escortés d’une vingtaine d’hommes que nous traversons la cour pour entrer dans l’infirmerie. En quelques minutes, Maturette et moi avons devant nous une douzaine de paquets de cigarettes et de tabac, du café au lait très chaud, du chocolat fait avec du cacao pur. Tout le monde veut nous donner quelque chose. Clousiot reçoit de l’infirmier une piqûre d’huile camphrée et une adrénaline pour le cœur. Un Noir très maigre dit : « Infirmier, donne-lui mes vitamines, il en a plus besoin que moi. » C’est vraiment émouvant cette démonstration de bonté solidaire envers nous.

Pierre le Bordelais me dit :

— Veux-tu du pognon ? Avant que tu partes à Royale, j’ai le temps de faire une quête.

— Non, merci beaucoup, j’en ai. Mais tu sais que je pars à Royale ?

— Oui, le comptable nous l’a dit. Tous les trois. Je crois même que vous allez les trois à l’hôpital.

L’infirmier, c’est un bandit montagnard corse. Il s’appelle Essari. Par la suite je l’ai très bien connu, je raconterai son histoire complète, elle est vraiment intéressante. Les deux heures à l’infirmerie ont passé bien vite. Nous avons bien mangé et bien bu. Repus et contents nous partons pour Royale. Clousiot a gardé presque tout le temps les yeux clos, sauf quand je m’approchais de lui et lui posais la main sur le front. Alors il ouvrait ses yeux déjà voilés et me disait :

— Ami Papi, nous sommes de vrais amis.

— Plus que cela, nous sommes des frères, je répondais.

Toujours avec un seul surveillant, nous descendons. Au milieu, la civière avec Clousiot, Maturette et moi de chaque côté. A la porte du camp, tous les bagnards nous disent au revoir et bonne chance. Nous les remercions, malgré leurs protestations. Pierrot le Fou m’a passé au cou une musette pleine de tabac, de cigarettes, de chocolat, et de boites de lait Nestlé. Maturette en a eu une aussi. Il ne sait pas qui la lui a donnée. Seul l’infirmier Fernandez et un surveillant nous accompagnent au quai. Il nous remet à chacun une fiche pour l’hôpital de Royale. Je comprends que ce sont les bagnards infirmiers Essari et Fernandez qui, sans consulter le toubib, nous hospitalisent. Voilà le canot. Six canotiers, deux surveillants à l’arrière armés de mousquetons et un autre au gouvernail. Un des canotiers est Chapar, de l’affaire de la Bourse à Marseille. Bien, en route. Les avirons rentrent dans la mer et, tout en ramant, Chapar me dit :

— Ça va, Papi ? Tu as toujours reçu le coco ?

— Non, pas depuis quatre mois.

— Je sais, il y a eu un accident. Le mec s’est bien comporté. Il ne connaissait que moi, mais il ne m’a pas balancé.

— Qu’est-ce qu’il est devenu ?

— Il est mort.

— Pas possible, de quoi ?

— Il paraît, d’après un infirmier, qu’on lui a fait éclater le foie d’un coup de pied.

On débarque sur le quai de Royale, la plus importante des trois îles. A l’horloge de la boulangerie il est trois heures. Ce soleil de l’après-midi est vraiment fort, il m’éblouit et me chauffe de trop. Un surveillant demande deux brancardiers. Deux bagnards, costauds, impeccablement vêtus de blanc, avec chacun un poignet de force en cuir noir, enlèvent comme une plume Clousiot et nous marchons derrière lui, Maturette et moi. Un surveillant, quelques papiers à la main, marche derrière nous.

Le chemin de plus de quatre mètres de large est fait de galets. C’est dur à monter. Heureusement, les deux brancardiers s’arrêtent de temps en temps et attendent que nous les rejoignions. Alors je m’assieds sur le bras du brancard, du côté de la tête de Clousiot, et je lui passe doucement la main sur le front et sur la tête. A chaque fois, il me sourit, ouvre les yeux et me dit :

— Mon vieux Papi !

Maturette lui prend la main.

— C’est toi, petit ? murmure Clousiot.

Il a l’air ineffablement heureux de nous sentir près de lui. Lors d’une halte, près de l’arrivée, nous rencontrons une corvée qui va au travail. Ce sont presque tous des bagnards de mon convoi. Tous, en passant, nous disent un mot gentil. En arrivant sur le plateau, devant un bâtiment carré et blanc, nous voyons, assises à l’ombre, les plus hautes autorités des Iles. Nous approchons du commandant Barrot, surnommé « Coco sec », et d’autres chefs du pénitencier. Sans se lever et sans cérémonie, le commandant nous dit :

— Alors, ça n’a pas été trop dur la Réclusion ? Et celui-là sur le brancard, qui est-ce ?

— C’est Clousiot.

Il le regarde, puis dit : « Emmenez-les à l’hôpital. Quand ils en sortiront, veuillez me mettre une note pour qu’ils me soient présentés avant d’être mis au camp. »

A l’hôpital, dans une grande salle très bien éclairée, on nous installe dans des lits très propres, avec draps et oreillers. Le premier infirmier que je vois est Chatal, l’infirmier de la salle de haute surveillance de Saint-Laurent-du-Maroni. Tout de suite il s’occupe de Clousiot et donne l’ordre à un surveillant d’appeler le docteur. Celui-ci arrive vers les cinq heures. Après un examen long et minutieux, je le vois hocher la tête, l’air mécontent. Il écrit son ordonnance puis se dirige vers moi.

— Nous ne sommes pas bons amis, Papillon et moi, dit-il à Chatal.

— Ça m’étonne, car c’est un brave garçon, docteur.

— Peut-être, mais il est rétif.

— A cause de quoi ?

— Pour une visite que je lui ai faite à la Réclusion.

— Docteur, lui dis-je, vous appelez cela une visite, m’ausculter à travers un guichet ?

— Il est prescrit par l’Administration de ne pas ouvrir la porte d’un condamné.

— Très bien, docteur, mais j’espère pour vous que vous êtes que prêté à l’Administration et que vous ne faites pas partie d’elle.

— Nous parlerons de cela à une autre occasion. Je vais essayer de vous remonter, votre ami et vous. Quant à l’autre, j’ai peur qu’il soit trop tard.

Chatal me raconte que, suspecté de préparer une évasion, il a été interné aux Iles. Il m’apprend aussi que Jésus, celui qui m’avait trompé dans ma cavale, a été assassiné par un lépreux. Il ne sait pas le nom du lépreux et je me demande si ce n’est pas un de ceux qui nous ont si généreusement aidés.

La vie des bagnards aux Iles du Salut est complètement différente de ce que l’on peut imaginer. La plupart des hommes sont excessivement dangereux, pour plusieurs raisons. D’abord tout le monde mange bien, car on y fait trafic de tout : alcool, cigarettes, café, chocolat, sucre, viande, légumes frais, poissons, langoustines, cocos, etc. Donc ils sont tous en parfaite santé, dans un climat très sain. Seuls les condamnés à temps ont un espoir d’être libérés, mais les condamnés à perpétuité — perdu pour perdu ! — sont tous dangereux. Tout le monde est compromis dans le trafic journalier, bagnards et surveillants. C’est un mélange peu facile à comprendre. Des femmes de surveillants recherchent de jeunes forçats pour faire leur ménage — et bien souvent les prennent comme amants. On les appelle des « garçons de famille ». Certains sont jardiniers, d’autres cuisiniers. C’est cette catégorie de transportés qui sert de lien entre le camp et les maisons des gardiens. Les « garçons de famille » ne sont pas mal vus des autres forçais, car c’est grâce à eux qu’on peut trafiquer de tout. Mais ils ne sont pas considérés comme des purs. Aucun homme du vrai milieu n’accepte de s’abaisser à faire ces besognes. Ni d’être porte-clefs, ni de travailler au mess des surveillants. Par contre, ils payent très cher les emplois où ils n’ont rien à faire avec les gaffes : vidangeurs, ramasseurs de feuilles mortes, conducteurs de buffles, infirmiers, jardiniers du pénitencier, bouchers, boulangers, canotiers, facteurs, gardiens du phare. Tous ces emplois sont pris par les vrais durs. Un vrai dur ne travaille jamais aux corvées d’entretien des murs de soutien, des routes, des escaliers, à planter des cocotiers ; c’est-à-dire aux corvées en plein soleil ou sous la surveillance des gaffes. On travaille de sept heures à midi et de deux heures à six heures. Cela donne un aperçu de l’ambiance de ce mélange de gens si différents qui vivent en commun, prisonniers et gardiens, véritable petit village où tout se commente, où tout se juge, où tout le monde se voit vivre et s’observe.

Dega et Galgani sont venus passer le dimanche avec moi à l’hôpital. Nous avons mangé l’ailloli avec poisson, soupe au poisson, pommes de terre, fromage, café, vin blanc. Ce repas, nous l’avons fait dans la chambre de Chatal, lui, Dega, Galgani, Maturette, Grandet et moi. Ils m’ont demandé de leur raconter toute ma cavale dans ses moindres détails. Dega a décidé de ne plus rien tenter pour s’évader. Il attend de France une grâce de cinq ans. Avec les trois ans qu’il a faits en France et les trois ans ici, il ne lui resterai plus que quatre ans. Il est résigné à les faire. Galgani, lui, prétend qu’un sénateur corse s’occupe de lui.

Puis vient mon tour. Je leur demande les endroits les plus propices, ici, pour une évasion. C’est un tollé général. Pour Dega, c’est une question qui ne lui est même pas venue à l’idée, pas plus que pour Galgani. De son côté, Chatal suppose qu’un jardin doit avoir ses avantages pour préparer un radeau. Quant à Grandet, il m’apprend qu’il est forgeron aux « Travaux ». C’est un atelier où me dit-il, il y a de tout : peintres, menuisiers, forgerons, maçons, plombiers — près de cent vingt hommes. Il sert à l’entretien des bâtiments de l’administration. Dega, qui est comptable général, me fera avoir la place que je veux. A moi de la choisir. Grandet m’offre la moitié de sa place de teneur de jeux, de façon qu’avec ce que je gagnerai sur les joueurs, je puisse vivre bien sans dépenser l’argent de mon plan. Par la suite, je verrai que c’est très intéressant mais extrêmement dangereux.

Le dimanche a passé avec une rapidité surprenante. « Déjà cinq heures, dit Dega qui porte une belle montre, il faut rentrer au camp ». En partant, Dega me donne cinq cents francs pour jouer au poker, car il y a quelquefois de belles parties dans notre salle. Grandet me donne un magnifique couteau à cran d’arrêt dont il a lui-même trempé l’acier. C’est une arme redoutable.

— Sois toujours armé, nuit et jour.

— Et les fouilles ?

— La plupart des surveillants qui la font sont des porte-clefs arabes. Quand un homme est considéré comme dangereux, jamais ils ne trouvent d’arme, même s’ils la touchent.

— On se reverra au camp, me dit Grandet.

Avant de partir, Galgani me dit qu’il m’a déjà réservé une place dans son coin et qu’on fera gourbi ensemble (les membres d’un gourbi mangent ensemble et l’argent de l’un est à tout le monde).

Dega, lui, ne dort pas au camp mais dans une chambre du bâtiment de l’Administration.

Voilà trois jours que nous sommes là, mais comme je passe mes nuits auprès de Clousiot, je ne me suis pas bien rendu compte de la vie de cette salle d’hôpital où nous sommes près de soixante. Puis, Clousiot étant très mal, on l’isole dans une pièce où se trouve déjà un grand malade. Chatal l’a bourré de morphine. Il a peur qu’il ne passe pas la nuit.

Dans la salle, trente lits de chaque côté d’une allée de trois mètres, presque tous occupés. Deux lampes à pétrole éclairent l’ensemble. Maturette me dit : « Là-bas, on joue au poker. » Je vais vers les joueurs. Ils sont quatre.

— Je peux faire le cinquième ?

— Oui, assieds-toi. C’est cent francs minimum la carre. Pour jouer, il faut trois carres, donc trois cents francs. Voilà trois cents francs de jetons.

J’en donne deux cents à garder à Maturette. Un Parisien, nommé Dupont, me dit :

— On joue le règlement anglais, sans joker. Tu connais ?

— Oui.

— Alors, donne les cartes, à toi l’honneur.

La vitesse à laquelle jouent ces hommes est incroyable. La relance doit être très rapide, sans quoi le teneur de jeux dit : « Relance tardive », et il faut tenir sec. C’est là que je découvre une nouvelle classe de bagnards : les joueurs. Ils vivent du jeu, pour le jeu, dans le jeu. Rien ne les intéresse que jouer. Ils oublient tout : ce qu’ils ont été, leur peine, ce qu’ils pourraient faire pour modifier leur vie. Que le partenaire soit un brave mec ou non, une seule chose les intéresse : jouer.

Nous avons joué toute la nuit. On s’est arrêtés au café. J’ai gagné mille trois cents francs. Je me dirige vers mon lit quand Paulo me rejoint et me demande de lui prêter deux cents balles pour continuer à la belote à deux. Il lui faut deux cents balles et il n’en a que cent. « Tiens, en voilà trois cents. On va de moitié », lui dis-je.

— Merci, Papillon, tu es bien le mec dont j’ai entendu parler. On sera des amis. » Il me tend la main, je la lui serre, et il s’en va tout joyeux.

Clousiot est mort ce matin. Dans un moment de lucidité, la veille, il avait dit à Chatal de ne plus lui donner de morphine :

— Je veux mourir entier, assis sur mon lit, avec mes amis à côté de moi.

Il est strictement défendu de pénétrer dans les chambres d’isolement, mais Chatal a pris la chose sur lui et notre ami a pu mourir dans nos bras. Je lui ai fermé les yeux. Maturette était décomposé par la douleur.

Il est parti le compagnon de notre si belle aventure. On l’a jeté aux requins.

Quand j’ai entendu ces mots : « On l’a jeté aux requins », ça m’a glacé. En effet, il n’y a pas de cimetière pour les bagnards, aux Iles. Quand un forçat meurt, on va le jeter à la mer à six heures, au coucher du soleil, entre Saint-Joseph et Royale, dans un endroit infesté de requins.

La mort de mon ami me rend l’hôpital insupportable. Je fais dire à Dega que je vais sortir après-demain. Il m’envoie un mot : « Demande à Chatal, qu’il te fasse donner quinze jours de repos au camp, comme ça tu auras le temps de choisir l’emploi qui te plaira. » Maturette restera quelque temps de plus. Chatal va peut-être le prendre comme aide-infirmier.

Dès que je sors de l’hôpital, on me conduit au bâtiment de l’Administration, devant le commandant Barrot, dit « Coco sec ».

— Papillon, me dit-il, avant de vous mettre sur le camp, j’ai tenu à causer un peu avec vous. Vous avez ici un ami précieux, mon comptable général, Louis Dega. Il prétend que vous ne méritez pas les notes qui nous viennent de France et que, vous considérant comme un condamné innocent, il est normal que vous soyez en révolte permanente. Je vous dirai que je ne suis pas très d’accord là-dessus avec lui. Ce que j’aimerais savoir, c’est dans quel état d’esprit vous êtes actuellement.

— D’abord, mon commandant, pour pouvoir vous répondre, pouvez-vous me dire quelles sont les annotations de mon dossier ?

— Voyez vous-même. » Et il me tend une cartoline jaune où je lis à peu près ceci :

« Henri Charrière, dit Papillon, né le 16 novembre 1906, à …, Ardèche, condamné pour homicide volontaire aux travaux forcés à perpétuité par les assises de la Seine. Dangereux à tous points de vue, à surveiller étroitement. Ne pourra bénéficier des emplois de faveur.

« Centrale de Caen : condamné incorrigible. Susceptible de fomenter et de diriger une révolte. A tenir en constante observation.

« Saint-Martin-de-Ré : Sujet discipliné mais certainement très influent auprès de ses camarades. Tentera de s’évader de n’importe où.

« Saint-Laurent-du-Maroni : A commis une sauvage agression contre trois surveillants et un porte-clefs pour s’évader de l’hôpital. Revient de Colombie. Bonne tenue dans sa prévention. Condamné à une peine légère de deux ans de réclusion.

« Réclusion de Saint-Joseph : Bonne conduite jusqu’à sa libération. »

— Avec ça, mon vieux Papillon, dit le directeur quand je lui rends la fiche, on n’est pas très rassuré de vous avoir comme pensionnaire. Voulez-vous faire un pacte avec moi ?

— Pourquoi pas ? Ça dépend du pacte.

— Vous êtes un homme qui, sans aucun doute, fera tout pour s’évader des Iles malgré les grandes difficultés que cela présente. Peut-être même réussirez-vous. Or moi, il me reste encore cinq mois à assurer la direction des Iles. Savez-vous ce qu’une évasion coûte au commandant des Iles ? Un an de solde normale. C’est-à-dire la perte complète du traitement colonial ; congé retardé de six mois et réduit de trois. Et, selon les conclusions de l’enquête, s’il y a eu négligence de la part du commandant, perte possible d’un galon. Vous voyez que c’est sérieux. Or, si je fais mon travail honnêtement, ce n’est pas parce que vous êtes susceptible de vous évader que j’ai le droit de vous mettre en cellule ou au cachot. A moins d’inventer des fautes imaginaires. Et cela, je ne veux pas le faire. Alors, j’aimerais que vous me donniez votre parole de ne pas tenter d’évasion jusqu’à mon départ des Iles. Cinq mois.

— Commandant, je vous donne ma parole d’honneur que je ne partirai pas tant que vous serez ici, si ça ne dépasse pas six mois.

— Je pars dans un peu moins de cinq mois, c’est absolument sûr.

— Très bien, demandez à Dega, il vous dira que j’ai une parole.

— Je vous crois.

— Mais en contrepartie, je demande autre chose.

— Quoi ?

— Que pendant les cinq mois que je dois passer ici, je puisse déjà avoir les emplois dont j’aurais pu bénéficier plus tard et peut-être, même, changer d’île.

— Eh bien, entendu. Mais que cela reste strictement entre nous.

— Oui, mon commandant.

Il fait venir Dega qui le convainc que ma place n’est pas avec les bonnes conduites mais avec les hommes du milieu, dans le bâtiment des dangereux où se trouvent tous mes amis. On me remet mon sac complet d’effets de bagnard et le commandant y fait ajouter quelques pantalons et casaques blanches saisis aux tailleurs.

Et c’est avec deux pantalons impeccablement blancs, tout neufs, et trois vareuses, un chapeau de paille de riz que je m’achemine, accompagné d’un gaffe, vers le camp central. Pour aller du petit bâtiment de l’Administration au camp, il faut traverser tout le plateau. Nous passons devant l’hôpital des surveillants en longeant un mur de quatre mètres qui entoure tout le pénitencier. Après avoir fait presque tout le tour de cet immense rectangle, on arrive à la porte principale. « Pénitencier des Iles — Section Royale ». L’immense porte est en bois, grande ouverte. Elle doit mesurer près de six mètres de haut. Deux postes de garde de quatre surveillants chacun. Assis sur une chaise, un galonné. Pas de mousquetons : tout le monde porte le revolver. Je vois aussi cinq ou six porte-clefs arabes.

Quand j’arrive sous le porche, tous les gardiens sortent. Le chef, un Corse, dit : « Voilà un nouveau, et de classe. » Les porte-clefs s’apprêtent à me fouiller, mais il les arrête : « L’emmerdez pas à sortir tout son barda. Allez, rentre, Papillon. Au bâtiment spécial tu as certainement beaucoup d’amis qui t’attendent. Je m’appelle Sofrani. Bonne chance aux Iles. »

— Merci, chef. » Et j’entre dans une immense cour où se dressent trois grandes bâtisses. Je suis le surveillant qui me mène à l’une d’elles. Au-dessus de la porte, une inscription : « Bâtiment A — Groupe Spécial ». Devant la porte ouverte en grand, le surveillant crie : « Gardien de case ! » Apparaît alors un vieux forçat. « Voici un nouveau », dit le chef, et il s’en va.

Je pénètre dans une très grande salle rectangulaire où vivent cent vingt hommes. Comme dans la première baraque, à Saint-Laurent, une barre de fer parcourt chacun de ses plus longs côtés, interrompue seulement par l’emplacement de la porte, une grille qu’on ne ferme que la nuit. Entre le mur et cette barre sont tendues, très raides, des toiles qui servent de lit et qu’on appelle hamacs bien qu’elles n’en soient pas. Ces « hamacs » sont très confortables et hygiéniques. Au-dessus de chacun sont fixées deux planches où l’on peut mettre ses affaires : une pour le linge, l’autre pour les vivres, la gamelle, etc. Entre les rangées de hamacs, une allée de trois mètres de large, le « coursier ». Les hommes vivent là aussi en petites communautés, les gourbis. Il y en a de deux hommes seulement, mais aussi de dix.

A peine on est entrés que de tous les côtés arrivent des bagnards habillés en blanc : « Papi, viens par là. » « Non, viens avec nous. » Grandet prend mon sac et dit : « Il va faire gourbi avec moi. » Je le suis. On installe ma toile, bien tirée, qui me servira de lit. « Tiens, voilà un oreiller de plumes de poules, mec », dit Grandet. Je retrouve un tas d’amis. Beaucoup de Corses et de Marseillais, quelques Parisiens, tous des amis de France ou des types connus à la Santé, à la Conciergerie, ou dans le convoi. Mais, étonné de les voir là, je leur demande : « Vous n’êtes pas au travail à cette heure-ci ? » Alors, tout le monde rigole. « Ah ! tu nous la copieras celle-là ! Dans ce bâtiment, celui qui travaille ne le fait jamais plus d’une heure par jour. Après on rentre au gourbi. » Cette réception est vraiment chaleureuse. Espérons que ça durera. Mais très vite je m’aperçois d’une chose que je n’avais pas prévue : malgré les quelques jours passés à l’hôpital, je dois réapprendre à vivre en communauté.

J’assiste à une chose que je n’aurais pas imaginée. Un type entre, habillé en blanc, portant un plateau couvert d’un linge blanc impeccable et crie : « Bifteck, bifteck, qui veut des biftecks ? » Il arrive petit à petit à notre hauteur, s’arrête, soulève son linge blanc, et apparaissent, bien rangés en pile, comme dans une boucherie de France, tout un plateau de biftecks. On voit que Grandet est un client quotidien, car il ne lui demande pas s’il veut des biftecks, mais combien il lui en met.

— Cinq.

— Du faux-filet ou de l’épaule ?

— Du faux-filet. Combien je te dois ? Donne-moi les comptes, parce que maintenant qu’on est un de plus, ça ne va pas être pareil.

Le vendeur de biftecks sort un carnet et se met à calculer :

— Ça fait cent trente-cinq francs, tout compris.

— Paye-toi et repartons à zéro.

Quand l’homme s’en va, Grandet me dit : « Ici, si tu n’as pas de pognon, tu crèves. Mais il y a un système pour en avoir tout le temps : la débrouille. »

Aux durs, « la débrouille » est la manière qu’a chacun de se débrouiller pour se procurer de l’argent. Le cuisinier du camp vend en biftecks la propre viande destinée aux prisonniers. Quand il la reçoit à la cuisine, il en coupe à peu près la moitié. Suivant les morceaux, il prépare des biftecks, de la viande pour ragoût ou pour bouillir. Une partie est vendue aux surveillants en passant par leurs femmes, une partie aux forçats qui ont les moyens d’en acheter. Bien entendu, le cuisinier donne une part de ce qu’il gagne ainsi au surveillant chargé de la cuisine. Le premier bâtiment où il se présente avec sa marchandise est toujours celui du groupe Spécial, bâtiment A, le nôtre.

Donc, la débrouille, c’est le cuisinier qui vend la viande et la graisse ; le boulanger qui vend du pain fantaisie et du pain blanc en baguettes destiné aux surveillants ; le boucher de la boucherie qui, lui, vend de la viande ; l’infirmier, qui vend des injections ; le comptable, qui reçoit de l’argent pour vous faire nommer à telle ou telle place, ou simplement pour vous enlever d’une corvée ; le jardinier, qui vend des légumes frais et des fruits ; le forçat employé au laboratoire qui vend des résultats d’analyse et va jusqu’à fabriquer des faux tuberculeux, des faux lépreux, des entérites, etc. ; les spécialistes de vol dans la cour des maisons des surveillants, qui vendent des œufs, des poules, du savon de Marseille ; les « garçons de famille » trafiquant avec la femme de la maison où il travaille, qui apportent ce qu’on leur demande : beurre, lait condensé, lait en poudre, boites de thon, de sardines, fromages et, bien entendu, vins et alcools (ainsi, dans mon gourbi il y a toujours une bouteille de Ricard et des cigarettes anglaises ou américaines) ; également ceux qui ont le droit de pêcher et qui vendent leur poisson et leurs langoustines.

Mais la meilleure « débrouille », la plus dangereuse aussi, c’est d’être teneur de jeux. La règle est qu’il ne peut jamais y avoir plus de trois ou quatre teneurs de jeux par bâtiment de cent vingt hommes. Celui qui décide de prendre les jeux se présente une nuit, au moment de la partie, et dit : « Je veux une place de teneur de jeux. » On lui répond : « Non. »

— Tous vous dites non ?

— Tous.

— Alors je choisis Un tel, pour prendre sa place.

Celui qu’il a désigné a compris. Il se lève, va au milieu de la salle et tous les deux se battent en duel au couteau. Celui qui gagne prend les jeux. Les teneurs de jeux prélèvent cinq pour cent sur chaque coup joué gagnant.

Les jeux sont l’occasion d’autres petites débrouilles. Il y a celui qui prépare les couvertures bien tirées par terre, celui qui loue de tout petits bancs pour les joueurs qui ne peuvent pas s’asseoir les jambes croisés sous leurs fesses, le vendeur de cigarettes. Celui-ci dispose sur la couverture plusieurs boites de cigares vides, remplies de cigarettes françaises, anglaises, américaines et même roulées à la main. Chacune a un prix et le joueur se sert lui-même et met scrupuleusement dans la boîte le prix marqué. Il y a aussi celui qui prépare les lampes à pétrole et qui veille à ce qu’elles ne fument pas trop. Ce sont des lampes faites avec des boites de lait dont le couvercle supérieur est troué pour laisser passer une mèche qui trempe dans du pétrole et qu’il faut souvent moucher. Pour les non-fumeurs, il y a des bonbons et des gâteaux fabriqués par débrouille spéciale. Chaque bâtiment possède un ou deux cafetiers. A sa place, couvert par deux sacs de jute et confectionné à la manière arabe, du café est maintenu chaud toute la nuit. De temps en temps le cafetier passe dans la salle et offre du café ou du cacao tenu au chaud dans une sorte de marmite norvégienne fabrication maison.

Enfin, il y a la camelote. C’est une sorte de débrouille artisanale. Certains travaillent l’écaille des tortues prises par les pêcheurs.

Une tortue-écaille a treize plaques qui peuvent peser jusqu’à deux kilos. L’artiste en fait des bracelets, des boucles d’oreilles, des colliers, des fume-cigarette, des peignes et des dessus de brosse. J’ai même vu un coffret d’écaille blonde, véritable merveille. D’autres sculptent des noix de coco, des cornes de bœuf, de buffle, des bois d’ébène et des bois des îles, en forme de serpents. D’autres font des travaux d’ébénisterie de haute précision, sans un clou, tout à mortaises. Les plus habiles travaillent le bronze. Sans oublier les artistes peintres.

Il arrive qu’on associe plusieurs talents pour réaliser un seul objet. Par exemple, un pêcheur prend un requin. Il prépare sa mâchoire ouverte, toutes ses dents bien polies et bien droites. Un ébéniste confectionne un modèle réduit d’ancre en bois lisse et au grain serré, assez large au milieu pour qu’on puisse y peindre. On fixe la mâchoire ouverte à cette ancre sur laquelle un peintre peint les Iles du Salut entourées par la mer. Le sujet le plus souvent utilisé est le suivant : on voit la pointe de l’Ile Royale, le chenal et l’Ile Saint-Joseph. Sur la mer bleue, le soleil couchant jette tous ses feux. Sur l’eau, un bateau avec six forçats debout, torse nu, les avirons relevés à la verticale et trois gardiens, mitraillettes à la main, à l’arrière. A l’avant, deux hommes lèvent un cercueil d’où glisse, enveloppé dans un sac de farine, le corps d’un forçat mort. On aperçoit des requins à la surface de l’eau, attendant le corps la gueule ouverte. En bas, à droite du tableau, est écrit : « Enterrement à Royale — et la date. »

Toutes ces différentes « camelotes » sont vendues dans les maisons des surveillants. Les plus belles pièces sont souvent achetées à l’avance ou faites sur commande. Le reste se vend à bord des bateaux qui passent aux Iles. C’est le domaine des canotiers. Il y a aussi les farceurs, ceux qui prennent un vieux quart tout bosselé et gravent dessus : « Ce quart a appartenu à Dreyfus — Ile du Diable — date. » Même chose avec les cuillères ou les gamelles. Pour les marins bretons, un truc marche infailliblement : n’importe quel objet avec le nom de « Sezenec ».

Ce trafic permanent fait entrer beaucoup d’argent sur les îles et les surveillants ont intérêt à laisser faire. Tout à leurs combines, les hommes sont plus faciles à manier et se font à leur nouvelle vie.

La pédérastie prend un caractère officiel. Jusqu’au commandant, tout le monde sait qu’Un tel est la femme d’Un tel et quand on en envoie un dans une autre île, on fait en sorte que l’autre le rejoigne vite si on n’a pas pensé à les muter ensemble.

Sur tous ces hommes, il n’y en a pas trois sur cent qui cherchent à s’évader des îles. Même ceux qui ont perpétuité. La seule façon de faire est d’essayer par tous les moyens d’être désinterné et envoyé à la Grand Terre, à Saint-Laurent, Kourou ou Cayenne. Ce qui ne vaut que pour les internés à temps. Pour les internés à vie, c’est impossible en dehors du meurtre. En effet, lorsqu’on a tué quelqu’un, on est envoyé à Saint-Laurent pour passer devant le tribunal. Mais comme pour y aller il faut passer des aveux, on risque cinq ans de réclusion pour meurtre, sans savoir si on pourra profiter de son court séjour au quartier disciplinaire de Saint-Laurent — trois mois au plus — pour pouvoir s’évader.

On peut aussi essayer le désinternement pour raisons médicales. Si l’on est reconnu tuberculeux, on est envoyé au camp pour tuberculeux, dit « Nouveau Camp » à quatre-vingts kilomètres de Saint-Laurent.

Il y a aussi la lèpre ou l’entérite dysentérique chronique. Il est relativement facile d’arriver à ce résultat, mais il comporte un terrible danger : la cohabitation dans un pavillon spécial, isolé, pendant près de deux ans, avec les malades du type choisi. De là à se vouloir faux lépreux et attraper la lèpre, à avoir des poumons du tonnerre et sortir tuberculeux, il n’y a qu’un pas qu’on franchit souvent. Quant à la dysenterie, il est encore plus difficile d’échapper à la contagion.

Me voilà donc, installé dans le bâtiment A, avec mes cent vingt camarades. Il faut apprendre à vivre dans cette communauté où on a vite fait de vous cataloguer. Il faut d’abord que tout le monde sache qu’on ne peut pas vous attaquer sans danger. Une fois craint, il faut être respecté pour sa façon de se comporter avec les gaffes, ne pas accepter certains postes, refuser certaines corvées, ne jamais reconnaître d’autorité aux porte-clefs, ne jamais obéir, même au prix d’un incident avec un surveillant. Si on a joué toute la nuit, on ne sort même pas à l’appel. Le gardien de case (on appelle ce bâtiment « la case ») crie : « Malade couché. » Dans les deux autres « cases », les surveillants vont quelquefois chercher le « malade » annoncé et l’obligent à assister à l’appel. Jamais au bâtiment des fortes têtes. En conclusion, ce qu’ils recherchent avant tout, du plus grand au plus petit, c’est la tranquillité du bagne.

Mon ami Grandet, avec qui je fais gourbi, est un Marseillais de trente-cinq ans. Très grand et maigre comme un clou, mais très fort. Nous sommes des amis de France. On se fréquentait à Toulon, comme à Marseille et à Paris.

C’est un célèbre perceur de coffres-forts. Il est bon, mais peut être très dangereux. Aujourd’hui, je suis presque seul dans cette salle immense. Le chef de case balaye et passe la serpillière sur le sol de ciment. Je vois un homme en train d’arranger une montre, avec un truc en bois à l’œil gauche. Au-dessus de son hamac, une planche avec une trentaine de montres accrochées. Ce garçon qui a les traits d’un homme de trente ans a les cheveux tout blancs. Je m’approche de lui et le regarde travailler, puis j’essaye de lier conversation. Il ne lève même pas la tête et reste muet. Je me retire un peu vexé et sors dans la cour m’asseoir au lavoir. Je trouve Titi la Belote en train de s’entraîner avec un jeu de cartes toutes neuves. Ses doigts agiles battent et rebattent les trente-deux cartes avec une rapidité inouïe. Sans arrêter le jeu de ses mains de prestidigitateur, il me dit : « Alors, mon pote, ça va ? Tu es bien à Royale ? »

— Oui, mais je m’emmerde aujourd’hui. Je vais me mettre à travailler un peu, comme ça je sortirai du camp. J’ai voulu discuter un moment avec un mec qui fait l’horloger, mais il ne m’a même pas répondu.

— Tu parles, Papi, ce mec il se fout de tout le monde. Il n’y a que ses montres. Le reste, barka ! Il est vrai qu’après ce qui lui est arrivé il a le droit d’être cinglé. On le serait devenu à moins. Figure-toi que ce jeune — on peut l’appeler jeune, car il n’a pas trente ans — était condamné à mort, l’an dernier, pour avoir soi-disant violé la femme d’un gaffe. Du vrai bidon. Il y avait longtemps qu’il baisait sa patronne, la légitime d’un surveillant-chef breton. Comme il travaillait chez eux comme « garçon de famille », chaque fois, que le Breton était de service de jour, l’horloger se tapait la môme. Seulement ils commirent une faute : la gonzesse ne lui laissait plus laver et repasser le linge. Elle le faisait elle-même, et son cocu de mari qui la savait fainéante trouva ça curieux et commença à avoir des doutes. Mais il n’avait pas de preuve de son infortune. Alors il combina un coup pour les surprendre en flagrant délit et les tuer tous les deux. Il comptait sans la réaction de la rombière. Un jour, il quitta sa garde deux heures après l’avoir prise et demanda à un surveillant de l’accompagner jusque chez lui, sous prétexte de lui faire cadeau d’un jambon qu’il avait reçu de son bled. Sans bruit, il franchit le portail, mais à peine ouvre-t-il la porte de la maisonnette, qu’un perroquet se met à gueuler : « Voilà le patron ! » comme il en avait l’habitude quand le gaffe rentrait chez lui. Aussitôt la femme se met à crier : « Au viol ! Au secours ! » Les deux gaffes entrent dans la chambre au moment où la femme s’échappe des bras du bagnard qui, surpris, saute par la fenêtre tandis que le cocu lui tire dessus. Il prend une balle dans l’épaule, tandis que de son côté la gonzesse se griffe les nichons et la joue et déchire son peignoir. L’horloger tombe, et au moment où le Breton va l’achever, l’autre gaffe le désarme. Je dois te dire que cet autre gaffe était corse et qu’il avait tout de suite compris que son chef lui avait raconté une histoire bidon et qu’il n’y avait pas plus de viol que de beurre au cul. Mais le Corse ne pouvait pas en parler au Breton et il fait comme s’il croyait au viol. L’horloger est condamné à mort. Jusque-là, mon pote, rien d’extraordinaire. C’est après que l’affaire devient intéressante.

« A Royale, au quartier des punis, se trouve une guillotine, chaque pièce bien rangée dans un local spécial. Dans la cour, les cinq dalles sur lesquelles on la dresse, bien scellées et nivelées. Chaque semaine, le bourreau et ses aides, deux forçats, montent la guillotine avec le couteau et tout le tremblement et coupent un ou deux troncs de bananier. Comme ça, ils sont sûrs qu’elle est toujours en bon état de marche.

« Le Savoyard d’horloger était donc dans une cellule de condamné à mort avec quatre autres condamnés, trois Arabes et un Sicilien. Tous les cinq attendaient la réponse à leur recours en grâce fait par les surveillants qui les avaient défendus.

« Un matin, on monte la guillotine et on ouvre brusquement la porte du Savoyard. Les bourreaux se jettent sur lui, on lui entrave les pieds d’une corde, on lui attache les poignets avec la même corde qui va rejoindre l’entrave des pieds. Avec des ciseaux on lui échancre son col puis, à petits pas, il franchit dans la demi-obscurité du petit jour une vingtaine de mètres. Tu dois savoir, Papillon, que lorsque tu arrives devant la guillotine, tu te trouves face à face avec une planche perpendiculaire sur laquelle on t’attache avec des courroies fixées dessus. Donc, on l’attache, on va pour basculer la planche d’où dépasse sa tête quand arrive l’actuel commandant « Coco sec », qui doit obligatoirement assister à l’exécution. Il porte à la main une grosse lampe-tempête et au moment où il éclaire la scène, il s’aperçoit que ces cons de gaffes se sont trompés : ils vont couper la tête de l’horloger qui, ce jour-là, n’avait rien à faire dans cette cérémonie.

«— Arrêtez ! Arrêtez ! crie Barrot.

« Il est tellement émotionné, qu’il ne peut, paraît-il, plus parler. Il laisse tomber sa lampe-tempête, bouscule tout le monde, gaffes et bourreaux, et détache lui-même le Savoyard. Enfin il parvient à ordonner :

«— Ramenez-le dans son cachot, infirmier. Occupez-vous de lui, restez avec lui, donnez-lui du rhum. Et vous, espèces de crétins, allez vite vous saisir de Rencasseu, c’est lui qu’on exécute aujourd’hui et pas un autre !

« Le lendemain, le Savoyard avait les cheveux tout blancs, tels que tu les as vus aujourd’hui. Son avocat, un gaffe de Calvi, écrivit une nouvelle demande de grâce au ministre de la Justice en lui racontant l’incident. L’horloger fut gracié et condamné à perpète. Depuis, il passe son temps à arranger les montres des gaffes. C’est sa passion. Il les contrôle longtemps, d’où ces montres pendues à son tableau d’observation. Maintenant, tu comprends certainement qu’il a le droit d’être un peu touché, le mec, oui ou non ?

— Sûrement, Titi, après un choc pareil, il a bien le droit de n’être pas trop sociable. Je le plains sincèrement.

Chaque jour j’en apprends un peu plus sur cette nouvelle vie. La case A est vraiment une concentration d’hommes redoutables, autant pour leur passé que pour leur manière de réagir dans la vie quotidienne. Je ne travaille toujours pas : j’attends une place de vidangeur qui, après trois quarts d’heure de travail, me laissera libre sur l’île avec le droit d’aller pêcher.

Ce matin, à l’appel pour la corvée de plantation de cocotiers, on désigne Jean Castelli. Il sort des rangs et demande : « Qu’est-ce que c’est ? On m’envoie au travail, moi ?

— Oui, vous, dit le gaffe de la corvée. Tenez, prenez cette pioche. »

Froidement, Carali le regarde :

— Dis donc, Auvergnat, tu ne vois pas qu’il faut venir de ton bled pour savoir se servir de cet étrange instrument ? Je suis corse marseillais. En Corse, on jette très loin de soi les outils de travail, et à Marseille, on ne sait même pas qu’ils existent. Garde-toi la pioche et laisse-moi tranquille.

Le jeune gaffe, pas encore bien au courant, d’après ce que je sus plus tard, lève la pioche sur Castelli, le manche en l’air. D’une seule voix, les cent vingt hommes gueulent : « Charognard, n’y touche pas ou tu es mort. »

— Rompez les rangs ! » crie Grandet et, sans s’occuper des positions d’attaque qu’ont prises tous les gaffes, on entre tous dans la case.

La « case B » défile pour aller au travail. La « case C » aussi. Une douzaine de gaffes se ramènent et, chose rare, ferment la porte grillée. Une heure après, quarante gaffes sont de chaque côté de la porte, mitraillette en main. Commandant adjoint, gardien-chef, surveillant-chef, surveillants, ils sont tous là, sauf le commandant qui est parti à six heures, avant l’incident, en inspection au Diable.

Le commandant adjoint dit :

— Dacelli, veuillez appeler les hommes, un à un.

— Grandet ?

— Présent.

— Sortez.

Il sort dehors, au milieu des quarante gaffes. Dacelli lui dit : « Allez à votre travail. »

— Je peux pas.

— Vous refusez ?

— Non, je ne refuse pas, je suis malade.

— Depuis quand ? Vous ne vous êtes pas fait porter malade au premier appel.

— Ce matin je n’étais pas malade, maintenant je le suis.

Les soixante premiers appelés répondent exactement la même chose, l’un après l’autre. Un seul va jusqu’au refus d’obéissance. Il avait sans doute l’intention de se faire ramener à Saint-Laurent pour passer le conseil de guerre. Quand on lui dit : « Vous refusez ? » il répond :

— Oui, je refuse, par trois fois.

— Par trois fois ? Pourquoi ?

— Parce que vous me faites chier. Je refuse catégoriquement de travailler pour des mecs aussi cons que vous.

La tension était extrême. Les gaffes, surtout les jeunes, ne supportaient pas d’être humiliés pareillement par des bagnards. Ils n’attendaient qu’une chose : un geste de menace qui leur permettrait d’entrer en action avec leur mousqueton à la main, d’ailleurs pointé vers la terre.

— Tous ceux qui ont été appelés, à poil ! Et en route pour les cellules. » A mesure que les effets tombaient, on percevait parfois un bruit de couteau résonnant sur le macadam de la cour. A ce moment arrive le docteur.

— Bon, halte ! Voilà le médecin. Voudriez-vous, docteur, passer la visite à ces hommes ? Ceux qui ne seront pas reconnus malades, iront aux cachots. Les autres resteront dans leur case.

— Il y a soixante malades ?

— Oui, docteur, sauf celui-là qui a refusé de travailler.

— Au premier, dit le docteur. Grandet, qu’avez-vous ?

— Une indigestion de garde-chiourme, docteur. Nous sommes tous des hommes condamnés à de longues peines et la plupart à perpétuité, docteur. Aux Iles, pas d’espoir de s’évader. Aussi on ne peut supporter cette vie que s’il y a une certaine élasticité et compréhension dans le règlement. Or, ce matin, un surveillant s’est permis devant nous tous de vouloir assommer d’un coup de manche de pioche un camarade estimé de tout le monde. Ce n’était pas un geste de défense, car cet homme n’avait menacé personne. Il n’a fait que dire qu’il ne voulait pas se servir d’une pioche. Voilà la véritable cause de notre épidémie collective. A vous de juger.

Le docteur baisse la tète, réfléchit une bonne minute, puis dit :

— Infirmier, écrivez : « En raison d’une intoxication alimentaire collective, l’infirmier surveillant Un tel prendra les mesures nécessaires pour purger avec vingt grammes de sulfate de soude tous les transportés qui se sont déclarés malades ce jour. Quant au transporté X, veuillez le mettre en observation à l’hôpital pour que nous nous rendions compte si son refus de travail a été exprimé en pleine possession de ses facultés. »

Il tourne le dos et s’en va.

— Tout le monde dedans ! crie le deuxième commandant. Ramassez vos affaires et n’oubliez pas vos couteaux. » Ce jour-là, tout le monde resta dans la case. Personne ne put sortir, même pas le porteur de pain. Vers midi, au lieu de soupe, le surveillant-infirmier, accompagné de deux bagnards-infirmiers, se présenta avec un seau de bois, rempli de purge au sulfate de soude. Trois seulement furent obligés d’avaler la purge. Le quatrième tomba sur le seau en simulant une crise d’épilepsie parfaitement imitée, projetant la purge, le seau et la louche de tous les côtés. Ainsi se termina l’incident, par le travail donné au chef de case pour éponger tout ce liquide répandu par terre.

J’ai passé l’après-midi à causer avec Jean Castelli. Il est venu manger avec nous. Il fait gourbi avec un Toulonnais, Louis Gravon, condamné pour vol de fourrures. Quand je lui ai parlé de cavale, ses yeux ont brillé. Il me dit :

— L’année dernière j’ai failli m’évader, mais ça a foiré. Je me doutais que tu n’étais pas un homme à rester tranquille ici. Seulement, parler cavale aux Iles, c’est parler hébreu. D’autre part, je m’aperçois que tu n’as pas encore compris les bagnards des Iles. Tels que tu les vois, quatre-vingt-dix pour cent se trouvent relativement heureux ici. Personne ne te dénoncera jamais, quoi que tu fasses. On tue quelqu’un, il n’y a jamais un témoin ; on vole, même chose. Quoi qu’ait fait un type, tous font corps pour le défendre. Les bagnards des Iles n’ont peur que d’une seule chose, qu’une cavale réussisse. Car alors, toute leur relative tranquillité est bouleversée : fouilles continuelles, plus de jeux de cartes, plus de musique — les instruments sont détruits pendant les fouilles —, plus de jeux d’échecs et de dames, plus de livres, plus rien, quoi ! Plus de camelote non plus. Tout, absolument tout est supprimé. On fouille sans arrêt. Sucre, huile, bifteck, beurre, tout cela disparaît. Chaque fois, la cavale qui a réussi à quitter les Iles est arrêtée à la Grande Terre, aux environs de Kourou. Mais pour les Iles, la cavale a été réussie : les mecs ont pu sortir de l’Ile. D’où sanctions contre les gaffes, qui se vengent après sur tout le monde.

J’écoute de toutes mes oreilles. Je n’en reviens pas. Jamais je n’avais vu la question sous cet aspect.

— Conclusion, dit Castelli, le jour où tu te mettras dans la tête de préparer une cavale, vas-y à pas comptés. Avant de traiter avec un mec, si ce n’est pas un ami intime à toi, réfléchis-y dix fois.

Jean Carali, cambrioleur professionnel, est d’une volonté et d’une intelligence peu communes. Il déteste la violence. On le surnomme « l’Antique ». Par exemple, il ne se lave qu’avec du savon de Marseille, et si je me suis lavé avec du Palmolive, il me dit : « Mais ça sent le pédé, ma parole ! Tu t’es lavé avec du savon de gonzesse ! » Il a malheureusement cinquante-deux ans, mais son énergie de fer fait plaisir à voir. Il me dit : « Toi, Papillon, on dirait que tu es mon fils. La vie des Iles ne t’intéresse pas. Tu manges bien parce que c’est nécessaire pour être en forme, mais jamais tu ne t’installeras pour vivre ta vie aux Iles. Je t’en félicite. Sur tous les bagnards, nous ne sommes pas une demi-douzaine à penser ainsi. Surtout à s’évader. Il y a, c’est vrai, des quantités d’hommes qui payent des fortunes pour se faire désinterner et aller ainsi à la Grande Terre pour s’évader. Mais ici, personne n’y croit à la cavale. »

Le vieux Castelli me donne des conseils : apprendre l’anglais et chaque fois que je le peux, parler espagnol avec un Espagnol. Il m’a prêté un livre pour apprendre l’espagnol en vingt-quatre leçons. Un dictionnaire français-anglais. Il est très ami d’un Marseillais, Gardès, qui en connaît un rayon sur les cavales. Il s’est évadé deux fois. La première du bagne portugais ; la seconde, de la Grande Terre. Il a son point de vue sur l’évasion des Iles, Jean Castelli aussi. Gravon, le Toulonnais, a aussi sa façon de voir les choses. Aucune de ces opinions ne concorde. Dès ce jour, je prends la décision de me rendre compte par moi-même et de ne plus parler cavale.

C’est dur, mais c’est comme ça. Le seul point sur lequel ils sont d’accord c’est que le jeu n’est intéressant que pour gagner de l’argent, et qu’il est très dangereux. A n’importe quel moment on peut être obligé de se battre au couteau avec le premier fier-à-bras venu. Tous les trois sont des hommes d’action et ils sont vraiment formidables pour leur âge : Louis Gravon a quarante-cinq ans et Gardès près de cinquante.

Hier soir, j’ai eu l’occasion de faire connaître ma façon de voir et d’agir à presque toute notre salle. Un petit Toulousain est défié au couteau par un Nîmois. Le petit Toulousain est surnommé Sardine et le costaud nîmois, Mouton. Mouton, torse nu, est au milieu du coursier, le couteau à la main : « Ou tu me payes vingt-cinq francs par partie de poker, ou tu ne joues pas. » Sardine répond : « On n’a jamais rien payé à personne pour jouer au poker. Pourquoi tu t’en prends à moi et ne t’attaques pas aux teneurs de Jeux à la Marseillaise ? »

— T’as pas à savoir pourquoi. Ou tu payes, ou tu ne joues pas, ou tu te bats.

— Non, je ne me battrai pas.

— Tu te dégonfles ?

— Oui. Parce que je risque de prendre un coup de couteau ou me faire tuer par un fier-à-bras comme toi qui n’est jamais parti en cavale. Moi, je suis un homme de cavale, je ne suis pas ici pour tuer ou pour me faire tuer.

Tous, nous sommes dans l’attente de ce qui va se passer. Grandet me dit : « C’est vrai qu’il est brave, le petit, et c’est un homme de cavale. C’est malheureux qu’on ne puisse rien dire. » J’ouvre mon couteau et le mets sous ma cuisse. Je suis assis sur le hamac de Grandet.

— Alors, dégonflé, tu vas payer ou t’arrêter de jouer ? Réponds. » Et il fait un pas vers la Sardine. Alors, je crie :

— Ferme ta gueule, Mouton, et laisse ce mec tranquille !

— Tu es fou, Papillon ? me dit Grandet.

Sans bouger de ma place, toujours assis avec mon couteau ouvert sous ma jambe gauche, la main sur le manche, je dis :

— Non, je ne suis pas fou et écoutez tous ce que je vais vous dire. Mouton, avant de me battre avec toi, ce que je ferai si tu l’exiges, même après que j’aurai parlé, laisse-moi te dire à toi et à tous que depuis mon arrivée à cette case où nous sommes plus de cent, tous du milieu, je me suis aperçu avec honte que la chose la plus belle, la plus méritante, la seule vraie : la cavale, n’est pas respectée. Or tout homme qui a prouvé qu’il est homme d’évasion, qu’il en a assez dans le ventre pour risquer sa vie dans une cavale, doit être respecté par tous en dehors de toute autre chose. Qui dit le contraire ? (Silence) Dans toutes vos lois, il en manque une, primordiale : obligation à tout le monde de non seulement respecter, mais aussi d’aider, de soutenir, les hommes de cavale. Personne n’est obligé de partir et j’admets que presque tous vous décidiez de faire votre vie ici. Mais si vous n’avez pas le courage d’essayer de revivre, ayez au moins le respect que méritent les hommes de cavale. Et celui qui oubliera cette loi d’homme, qu’il s’attende à de graves conséquences. Maintenant, Mouton, si tu veux toujours te battre, en route !

Et je saute au milieu de la salle, le couteau à la main. Mouton jette son couteau et me dit :

— Tu as raison, Papillon, aussi je ne veux pas me battre au couteau avec toi, mais aux poings, pour te faire voir que je ne suis pas un dégonflé.

Je laisse mon couteau à Grandet. On s’est battus comme des chiens pendant près d’une vingtaine de minutes. A la fin, sur un coup de tête heureux, je l’ai gagné de justesse. Ensemble, dans les cabinets, nous nous lavons le sang qui coule de nos visages. Mouton me dit : « C’est vrai, qu’on s’abrutit sur ces Iles. Voilà quinze ans que je suis là et je n’ai même pas dépensé mille francs pour essayer de me faire désinterner. C’est une honte. »

Quand je retourne au gourbi, Grandet et Galgani m’engueulent. « Tu n’es pas malade de provoquer et d’insulter tout le monde comme tu l’as fait ? Je ne sais pas par quel miracle personne n’a sauté dans le coursier pour se battre au couteau avec toi. »

— Non, mes amis, il n’y a rien d’étonnant. Tout homme de notre milieu, quand quelqu’un a vraiment raison, réagit en lui donnant raison.

— Bon, dit Galgani. Mais tu sais, ne t’amuse pas trop à jouer avec ce volcan. » Toute la soirée, des hommes sont venus parler avec moi. Ils s’approchent comme par hasard, parlent de n’importe quoi, puis avant de partir : « Je suis d’accord avec ce que tu as dit, Papi. » Cet incident m’a bien situé auprès des hommes.

A partir de ce moment, je suis certainement considéré par mes camarades comme un homme de leur milieu mais qui ne se plie pas aux choses admises sans les analyser et les discuter. Je m’aperçois que quand c’est moi qui tiens le jeu, il y a moins de disputes et que si je donne un ordre, on obéit très vite.

Le teneur de jeux, comme je l’ai dit, prélève cinq pour cent sur chaque mise gagnante. Il est assis sur un banc, le dos au mur pour se protéger d’un assassin toujours possible. Une couverture sur les genoux cache un couteau grand ouvert. Autour de lui en cercle, trente, quarante et quelquefois cinquante joueurs de toutes les régions de France, beaucoup d’étrangers, Arabes compris. Le jeu est très facile : il y a le banquier et le coupeur. Chaque fois que le banquier perd, il passe les cartes au voisin. On joue avec cinquante-deux cartes. Le coupeur partage le paquet et garde une carte cachée. Le banquier sort une carte et la retourne sur la couverture. Alors les jeux se font. On joue soit pour la coupe, soit pour la banque. Quand les paris sont déposés en petits tas, on commence à tirer les cartes une par une. La carte qui est de même valeur que l’une des deux au tapis perd. Par exemple, le coupeur a caché une femme et le banquier retourné un cinq. S’il sort une femme avant un cinq, la coupe perd. Si c’est le contraire, qu’il sort un cinq, c’est la banque qui perd. Le teneur de jeux doit connaître le montant de chaque pari et se rappeler qui est coupeur ou banquier pour savoir à qui revient l’argent. C’est pas facile. Il faut défendre les faibles contre les forts, toujours en train d’essayer d’abuser de leur prestige. Quand le teneur de jeux prend une décision à propos d’un cas douteux, cette décision doit être acceptée sans murmure.

Cette nuit on a assassiné un Italien nommé Carlino. Il vivait avec un jeune qui lui servait de femme. Tous les deux travaillaient dans un jardin. Il devait savoir que sa vie était en danger, car quand il dormait, le jeune veillait, et vice versa. Sous leur toile-hamac, ils avaient mis des boîtes vides pour que personne ne puisse se glisser jusqu’à eux sans faire de bruit. Et pourtant il a été assassiné par en dessous. Son cri fut immédiatement suivi d’un épouvantable vacarme de boîtes vides bousculées par l’assassin.

Grandet dirigeait une partie de « Marseillaise » avec, autour de lui, plus de trente joueurs. Moi, je causais debout à proximité du jeu. Le cri et le bruit des boîtes vides arrêtèrent la partie. Chacun se lève et demande ce qui vient de se passer. Le jeune ami de Carlino n’a rien vu et Carlino ne respire plus. Le chef de case demande s’il doit appeler les surveillants. Non. Demain, à l’appel il sera temps de les avertir ; puisqu’il est mort il n’y a rien à faire pour lui. Grandet prend la parole :

— Personne n’a rien entendu. Toi non plus, petit, dit-il au camarade de Carlino. Demain matin au réveil, tu t’aperçois qu’il est mort.

Et barka ! allez, le jeu recommence. Et les joueurs, comme si rien ne s’était passé, repartent à crier : « Coupeur ! non, banquier ! » etc.

J’attends avec impatience de voir ce qui se passe quand les gardiens découvrent un meurtre. A cinq heures et demie, premier coup de cloche. A six heures, deuxième coup et café. A six heures et demie, troisième coup et on sort à l’appel, comme chaque jour. Mais aujourd’hui, c’est différent. Au deuxième coup, le chef de case dit au gaffe qui accompagne le porteur de café :

— Chef, on a tué un homme.

— Qui est-ce ?

— Carlino.

— Ça va.

Dix minutes plus tard, arrivent six gaffes :

— Où est le mort ?

— Là. » Ils voient le poignard enfoncé dans le dos de Carlino à travers la toile. On le retire.

— Brancardier, emportez-le. » Deux hommes l’emportent sur un brancard. Le jour se lève. La troisième cloche sonne. Toujours le couteau plein de sang à la main, le surveillant-chef ordonne :

— Tout le monde dehors en formation pour l’appel. Aujourd’hui on n’accepte pas de malade couché. » Tout le monde sort. A l’appel du matin, les commandants et les gardiens-chefs sont toujours présents. On fait l’appel. Arrivé à Carlino, le chef de case répond : « Mort cette nuit, a été emporté à la morgue. »

— Bien », dit le gaffe qui fait l’appel. Quand tout le monde a répondu présent, le chef de camp lève le couteau en l’air et demande :

— Quelqu’un connaît-il ce couteau ? » Personne ne répond. « Quelqu’un a-t-il vu l’assassin ? » Silence absolu. « Alors personne ne sait rien, comme d’habitude. Passez les mains tendues, devant moi, l’un après l’autre, et après, que chacun aille à son travail. Toujours pareil, mon commandant, rien ne permet de savoir qui a fait le coup. »

— Affaire classée, dit le commandant. Gardez le couteau, attachez-y une fiche indiquant qu’il a servi à tuer Carlino.

C’est tout. Je rentre dans la case et me couche pour dormir car je n’ai pas fermé l’œil de toute la nuit. Près de m’endormir, je me dis que ce n’est pas grand-chose un bagnard. Même s’il est assassiné lâchement, on se refuse à se déranger pour chercher à savoir. Pour l’Administration, ce n’est rien du tout, un forçat. Moins qu’un chien.

J’ai décidé de commencer mon travail de vidangeur lundi. A quatre heures et demie je sortirai avec un autre pour vider les tinettes du bâtiment A, les nôtres. Le règlement exige que, pour les vider, on les descendent jusqu’à la mer. Mais en payant le conducteur de buffles, il nous attend à un endroit du plateau où un étroit canal cimenté descend jusqu’à la mer. Alors, rapidement, en moins de vingt minutes, on vide toutes les bailles dans ce canal et, pour pousser le tout, on envoie trois mille litres d’eau de mer, apportés dans un énorme tonneau. Le voyage d’eau est payé vingt francs par jour au bufflier, un Noir martiniquais sympathique. On aide à la descente du tout avec un balai très dur. Comme c’est mon premier jour de travail, porter les bailles avec deux barres de bois m’a fatigué les poignets. Mais je m’habituerai vite.

Mon nouveau camarade est très serviable et pourtant Galgani m’a dit que c’est un homme extrêmement dangereux. Il aurait commis, paraît-il, sept meurtres aux Iles. Sa débrouille à lui, c’est de vendre de la merde. En effet, chaque jardinier doit faire son fumier. Pour cela, il creuse une fosse, met dedans des feuilles sèches et de l’herbe et mon Martiniquais porte clandestinement une ou deux bailles de vidange au jardin indiqué. Bien entendu, ça ne peut se faire seul et je suis donc obligé de l’aider. Mais je sais que c’est une faute très grave, car cela peut, par la contamination des légumes, répandre la dysenterie aussi bien chez les surveillants que chez les transportés. Je décide qu’un jour, quand je le connaîtrai mieux, je l’empêcherai de le faire. Bien entendu, je lui payerai ce qu’il perdra en arrêtant son commerce. Par ailleurs, il grave des cornes de bœuf. Pour ce qui est de la pêche, il me dit ne rien pouvoir m’apprendre, mais qu’au quai, Chapar ou un autre peuvent m’aider.

Me voilà donc vidangeur. Le travail terminé, je prends une bonne douche, me mets en short et vais chaque jour pêcher en liberté où bon me semble. Je n’ai qu’une obligation : être à midi au camp. Grâce à Chapar, je ne manque ni de cannes ni d’hameçons. Quand je remonte avec des rougets enfilés par les ouïes sur un fil de fer, il est rare que je ne sois pas appelé des maisonnettes par des femmes de surveillants. Elles savent toutes mon nom. « Papillon, vendez-moi deux kilos de rougets. »

— Vous êtes malade ?

— Non.

— Vous avez un gosse malade ?

— Non.

— Alors je ne vous vends pas mon poisson.

J’en attrape d’assez grandes quantités que je donne aux amis du camp. Je les troque contre des flûtes de pain, des légumes ou des fruits. Dans mon gourbi, on mange au moins une fois par jour du poisson. Un jour que je remontais avec une douzaine de grosses langoustines et sept ou huit kilos de rougets, je passe devant la maison du commandant Barrot. Une femme assez grosse me dit : « Vous avez fait une belle pêche, Papillon. Pourtant la mer est mauvaise et personne n’attrape de poisson. Voilà quinze jours au moins que je n’en ai pas mangé. C’est dommage que vous ne les vendiez pas. Je sais par mon mari que vous vous refusez à les vendre aux femmes de surveillants. »

— C’est vrai, Madame. Mais vous, c’est peut-être différent.

— Pourquoi ?

— Parce que vous êtes grosse, et la viande vous fait peut-être du mal.

— C’est vrai, on m’a dit que je ne devrais manger que des légumes et du poisson au court-bouillon. Mais ce n’est pas possible ici.

— Tenez, Madame, prenez ces langoustines et ces rougets. » Et je lui donne à peu près deux kilos de poisson.

Depuis ce jour, chaque fois que je fais une bonne pêche, je lui en donne de quoi suivre un bon régime. Elle qui sait que tout se vend aux Iles ne m’a jamais dit autre chose que « merci ». Elle a eu raison, car elle a senti que si elle m’offrait de l’argent, je le prendrais mal. Mais souvent elle m’invite à entrer chez elle. Elle me sert elle-même un pastis ou un verre de vin blanc. Si elle reçoit de la Corse des figatelli, elle m’en donne. Jamais Mme Barrot ne m’a interrogé sur mon passé. Une seule phrase lui a échappé, un jour, à propos du bagne : « C’est vrai qu’on ne peut pas s’évader des Iles, mais il vaut mieux être ici, dans un climat sain, que de pourrir comme une bête à la Grande Terre. »

C’est elle qui m’a expliqué l’origine du nom des Iles : lors d’une épidémie de fièvre jaune à Cayenne, les Pères Blancs et les Sœurs d’un couvent s’y étaient réfugiés et avaient été tous sauvés. D’où le nom Iles du Salut.

Grâce à la pêche, je vais partout. Voici trois mois que je suis vidangeur et je connais l’île mieux que personne. Je vais observer dans les jardins sous prétexte d’offrir mon poisson contre des légumes et des fruits. Le jardinier d’un jardin situé au bord du cimetière des surveillants est Matthieu Carbonieri qui fait gourbi avec moi. Il y travaille seul et je me suis dit que, plus tard, on pourrait enterrer ou préparer un radeau dans son jardin. Encore deux mois et le commandant s’en va. Je serai libre d’agir.

Je me suis organisé : vidangeur en titre, je sors comme pour aller faire la vidange, mais c’est le Martiniquais qui la fait à ma place, contre de l’argent bien entendu. J’ai fait des approches d’amitié avec deux beaux-frères condamnés à perpétuité, Narric et Quenier. On les appelle les beaux-frères à la Poussette. On raconte qu’ils ont été accusés d’avoir transformé en bloc de ciment un encaisseur qu’ils avaient assassiné. Des témoins les auraient vus transporter dans une poussette un bloc de ciment qu’ils auraient jeté dans la Marne ou la Seine. L’enquête détermina que l’encaisseur s’était rendu chez eux pour toucher une traite et que, depuis, on ne l’avait plus revu. Ils nièrent toute leur vie. Même au bagne, ils disaient être innocents. Pourtant, si on ne trouva jamais le corps, on trouva la tête enveloppée d’un mouchoir. Or il y avait chez eux des mouchoirs de même trame et de même fil, « selon les experts ». Mais les avocats et eux-mêmes prouvèrent que des milliers de mètres de cette toile avaient été transformés en mouchoirs. Tout le monde en possédait. Finalement, les deux beaux-frères prirent perpète et la femme d’un des deux, sœur de l’autre, vingt ans de réclusion.

J’ai réussi à me lier avec eux. Comme ils sont maçons, ils ont leurs entrées et leurs sorties à l’atelier des travaux. Ils pourraient peut-être, morceau par morceau, me sortir de quoi faire un radeau. Reste à les convaincre.

Hier, j’ai rencontré le docteur. Je portais un poisson d’au moins vingt kilos, très fin, appelé mérou. Ensemble on remonte vers le plateau. A mi-côte, on s’assoit sur un petit mur. Il me dit qu’avec la tête de ce poisson on peut faire une soupe délicieuse. Je la lui offre, avec un gros morceau de chair. Il est étonné de mon geste et me dit :

— Vous n’êtes pas rancunier, Papillon.

— C’est-à-dire, Docteur, que ce geste je ne le fais pas pour moi. Je vous le dois parce que vous avez fait l’impossible pour mon ami Clousiot. » On parle un peu, puis il me dit :

— Tu voudrais bien t’évader, hein ? Tu n’es pas un forçat, toi. Tu donnes l’impression d’être autre chose.

— Vous avez raison, Docteur, je n’appartiens pas au bagne, je suis seulement de visite ici.

Il se met à rire. Alors j’attaque : « Docteur, vous ne croyez pas qu’un homme puisse se régénérer ? »

— Si.

— Vous accepteriez de supposer que je puis servir dans la société sans être un danger pour elle et me transformer en honnête citoyen ?

— Je crois sincèrement que oui.

— Alors, pourquoi vous ne m’aideriez pas à y arriver ?

— Comment ?

— En me désinternant comme tuberculeux.

Alors il me confirme une chose dont j’avais entendu parler.

— Ce n’est pas possible et je te conseille de ne jamais faire ça. C’est trop dangereux. L’Administration ne désinterne un homme pour maladie qu’après un passage d’au moins un an dans le pavillon affecté à sa maladie.

— Pourquoi ?

— C’est un peu honteux à dire, mais je crois que c’est pour que l’homme en question, si c’est un simulateur, sache qu’il a toutes les chances d’être contaminé par la cohabitation avec les autres malades et qu’il le soit. Je ne peux donc rien faire pour toi.

De ce jour, nous avons été assez copains, le toubib et moi. Jusqu’au jour où il faillit faire tuer mon ami Carbonieri. En effet, Matthieu Carbonieri, d’un commun accord avec moi, avait accepté d’être cuisinier cambusier à la gamelle des surveillants-chefs. C’était pour étudier s’il était possible, entre le vin, l’huile et le vinaigre, de voler trois tonneaux et de trouver le moyen de les lier ensemble et de prendre la mer. Bien entendu, quand Barrot serait parti. Les difficultés étaient grandes, car il fallait, dans la même nuit, voler les tonneaux, les amener jusqu’à la mer sans être vus ni entendus et les lier ensemble avec des câbles. Il n’y avait de chances que par une nuit de tempête, avec vent et pluie. Mais avec du vent et de la pluie, le plus difficile serait de mettre ce radeau à la mer qui, nécessairement, serait très mauvaise.

Carbonieri est donc cuisinier. Le chef de gamelle lui donne trois lapins à préparer pour le lendemain, un dimanche. Carbonieri envoie, dépouillés heureusement, un lapin à son frère, au quai, et deux à nous. Puis il tue trois gros chats et en fait un civet du tonnerre.

Malheureusement pour lui, le lendemain, le docteur est invité à ce repas et, dégustant le lapin, dit : « Monsieur Filidori, je vous félicite de votre menu, ce chat est délicieux. »

— Ne vous moquez pas de moi docteur, ce sont trois beaux lapins que nous mangeons.

— Non, dit le docteur, têtu comme une mule. C’est du chat. Voyez-vous les côtes que je suis en train de manger ? Elles sont plates et les lapins les ont rondes. Donc, pas d’erreur possible : nous mangeons du chat.

— Nom de Dieu, Cristacho ! dit le Corse. J’ai un chat dans le ventre ! » Et il sort en courant vers la cuisine, met son revolver sous le nez de Matthieu et lui dit :

— Tu as beau être napoléoniste comme moi, je vais te tuer pour m’avoir fait manger du chat.

Il avait les yeux d’un fou et Carbonieri sans comprendre comment ça s’était su, lui dit :

— Si vous appelez chats ce que vous m’avez donné, c’est pas ma faute.

— Je t’ai donné des lapins.

— Eh bien, c’est ce que j’ai préparé. Regardez, les peaux et les têtes sont encore là.

Déconcerté, le gaffe voit les peaux et les têtes des lapins.

— Alors le docteur ne sait pas ce qu’il dit ?

— C’est le docteur qui dit ça ? demande Carbonieri en respirant. Il se fout de vous. Dites-lui que ce sont pas des plaisanteries à faire. » Apaisé, convaincu, Filidori rentre dans la salle à manger et dit au docteur : « Parlez, parlez tant que vous voulez, toubib. C’est le vin qui vous est monté à la tête. Plates ou rondes, vos côtes, moi je sais que c’est du lapin que j’ai mangé. Je viens de voir leurs trois costumes et leurs trois têtes. » Matthieu l’avait échappé belle. Mais il préféra donner sa démission de cuisinier quelques jours plus tard.

Le jour approche où je vais pouvoir agir. Plus que quelques semaines et Barrot s’en va. Hier, je suis allé voir sa grosse femme qui, soit dit en passant, a beaucoup maigri grâce au régime du poisson au court-bouillon et légumes frais. Cette brave femme m’a fait entrer chez elle pour m’offrir une bouteille de quinquina. Dans la salle se trouvent des malles de cabine en train d’être remplies. Ils préparent leur départ. La commandante, comme tout le monde l’appelle, me dit :

— Papillon, je ne sais comment vous remercier de vos attentions pour moi tous ces derniers mois. Je sais que certains jours de mauvaise pêche vous m’avez donné tout ce que vous aviez attrapé. Je vous en remercie beaucoup. Grâce à vous je me sens beaucoup mieux, j’ai maigri de quatorze kilos. Que pourrais-je faire pour vous témoigner ma reconnaissance ?

— Une chose très difficile pour vous, Madame. Me procurer une bonne boussole. Précise, mais petite.

— Ce n’est pas grand-chose et beaucoup en même temps, ce que vous me demandez, Papillon. Et en trois semaines, cela va m’être difficile.

Huit jours avant son départ, cette noble femme, contrariée de ne pas avoir réussi à se procurer une bonne boussole, eut le geste de prendre le bateau côtier et d’aller à Cayenne. Quatre jours après, elle revenait avec une magnifique boussole antimagnétique.

Le commandant et la commandante Barrot sont partis ce matin. Hier il a passé le commandement à un surveillant de même grade que lui, originaire de Tunisie, nommé Prouillet. Une bonne nouvelle : le nouveau commandant a confirmé à Dega sa place de comptable général. C’est très important pour tout le inonde, surtout pour moi. Dans son discours aux bagnards réunis en carré dans la grande cour, le nouveau commandant a donné l’impression d’être un homme très énergique, mais intelligent. Entre autres choses, il nous dit :

— A partir d’aujourd’hui, je prends le commandement des Iles du Salut. Ayant constaté que les méthodes de mon prédécesseur ont eu des résultats positifs, je ne vois pas de raison de changer ce qui existe. Si par votre conduite vous ne m’y obligez pas, je ne vois pas la nécessité de modifier votre façon de vivre.

C’est avec une joie bien explicable que j’ai vu partir la commandante et son mari, bien que ces cinq mois d’attente forcée aient passé avec une rapidité inouïe. Cette fausse liberté dont jouissent presque tous les forçats des Iles, les jeux, la pêche, les conversations, les nouvelles connaissances, les disputes, les batailles sont des dérivatifs puissants et l’on n’a pas le temps de s’ennuyer.

Pourtant, je ne me suis pas laissé vraiment prendre par cette ambiance. Chaque fois que je me fais un nouvel ami, c’est en me posant cette question : « Serait-il un candidat à l’évasion ? Est-il bien au point d’aider un autre à préparer une cavale s’il ne veut pas partir ? »

Je ne vis que pour ça : m’évader, m’évader, seul ou accompagné, mais partir en cavale. C’est une idée fixe, dont je ne parle à personne, comme me l’a conseillé Jean Castelli, mais qui me tient attrapé. Et sans faiblesse j’accomplirai mon idéal : partir en cavale.

Загрузка...