Quatrième cahier PREMIÈRE CAVALE (Suite)

TRINIDAD

Je revois, comme si c’était hier, cette première nuit de liberté dans cette ville anglaise. Nous allions partout, saouls de lumière, de chaleur dans nos cœurs, palpant à chaque moment l’âme de cette foule heureuse et riante qui déborde de félicité. Un bar plein de marins et de ces filles des tropiques qui les attendent pour les plumer. Mais ces filles n’ont rien de sordide, rien de comparable aux femmes des bas-fonds de Paris, du Havre ou de Marseille. C’est autre chose, différent. Au lieu de ces visages trop maquillés, marqués par le vice, éclairés d’yeux fiévreux pleins de ruse, ce sont des filles de toutes couleurs de peau, de la Chinoise à la Noire africaine, en passant par la chocolat clair aux cheveux lisses, à l’Indoue ou à la Javanaise dont les parents furent contactés dans les cultures de cacao ou de canne à sucre, ou la coolie métissée de Chinois et d’Indou avec la coquille d’or dans le nez, la Llapane au profil romain, son visage cuivré illuminé par deux yeux énormes, noirs, brillants, aux cils très longs, projetant une poitrine largement découverte comme pour dire : « Regarde mes seins comme ils sont parfaits », toutes ces filles, chacune avec des fleurs de couleur différente dans les cheveux, extériorisent l’amour, provoquent le goût du sexe, sans rien de sale, de commercial ; elles ne donnent pas l’impression de faire un travail, elles s’amusent vraiment et l’on sent que l’argent pour elles n’est pas le principal de leur vie.

Comme deux hannetons qui vont buter contre les lampes, nous allons tous les deux, Maturette et moi, trébuchant de bar en bar. C’est en débouchant sur une petite place inondée de lumière que je vois l’heure à l’horloge d’une église ou d’un temple. Deux heures. C’est deux heures du matin ! Vite, rentrons vite. Nous avons abusé de la situation. Le capitaine de l’Armée du Salut doit avoir une drôle d’opinion de nous. Vite rentrons. J’arrête un taxi qui nous emmène, two dollars. Je paye et nous rentrons très honteux à l’hôtel. Dans le hall, une femme soldat de l’Armée du Salut, blonde, très jeune, vingt-cinq à trente ans, nous reçoit gentiment. Elle ne paraît pas étonnée ni offusquée que nous rentrions si tard. Après quelques mots en anglais que nous devinons gentils et accueillants, elle nous donne la clef de la chambre et nous souhaite bonne nuit. On se couche. Dans la valise, j’ai trouvé un pyjama. Au moment d’éteindre, Maturette me dit : « Quand même, on pourrait remercier le Bon Dieu de nous avoir donné tant de choses en si peu de temps. Qu’en dis-tu, Papi ? »

— Remercie-le pour moi, ton Bon Dieu, c’est un grand mec. Et comme tu le dis si bien, il a été drôlement généreux avec nous. Bonsoir. » Et j’éteins la lumière.

Cette résurrection, ce retour du tombeau, la sortie de ce cimetière où j’étais enterré, toutes ces émotions successives et le bain de cette nuit qui m’a réincorporé à la vie au milieu d’autres êtres m’ont tant excité que je n’arrive pas à dormir. Dans le kaléidoscope de mes yeux fermés, les images, les choses, tout ce mélange de sensations, arrivent à moi sans ordre chronologique et se présentent avec précision mais d’une façon complètement décousue : les assises, la Conciergerie, puis les lépreux, puis Saint-Martin-de-Ré, Tribouillard, Jésus, la tempête… Dans une danse fantasmagorique, on dirait que tout ce que j’ai vécu depuis un an veut se présenter en même temps dans la galerie de mes souvenirs. J’ai beau essayer de chasser ces images, je n’y parviens pas. Et le plus drôle, c’est qu’elles sont mélangées aux cris de cochons, de hocco, au hululement du vent, au bruit des vagues, le tout enrobé de la musique des violons à une corde que les Indous jouaient il y a quelques instants dans les divers bars où nous sommes passés.

Enfin je dors quand le jour se lève. Vers les dix heures, on frappe à la porte. C’est Master Bowen, souriant.

— Bonjour, mes amis. Encore couchés ? Vous êtes rentrés tard. Vous êtes-vous bien amusés ?

— Bonjour. Oui, nous sommes rentrés tard, excusez-nous.

— Mais non, voyons ! C’est normal après tout ce que vous avez enduré. Il vous fallait bien profiter de votre première nuit d’hommes libres. Je suis venu pour vous accompagner à la Station de Police. Il faut vous présenter à la police pour déclarer officiellement que vous êtes entrés clandestinement dans le pays. Après cette formalité, nous irons voir votre ami. De très bonne heure on lui a fait des radiographies. On saura le résultat plus tard.

Après une rapide toilette, nous descendons dans la salle du bas où, en compagnie du capitaine, nous attend Bowen.

— Bonjour, mes amis, dit en mauvais français le capitaine.

— Bonjour, tout le monde, ça va ? » Une gradée de l’Armée du Salut nous dit : « Vous avez trouvé Port of Spain sympathique ? »

— Oh oui, Madame ! Ça nous a fait plaisir.

Une petite tasse de café et on part à la Station de Police. On va à pied, c’est à deux cents mètres à peu près. Tous les policiers nous saluent et nous regardent sans curiosité spéciale. Nous entrons dans un bureau sévère et imposant après avoir passé devant deux sentinelles d’ébène en uniformes kaki. Un officier d’une cinquantaine d’année, chemise et cravate kaki, plein d’insignes et de médailles, se lève. Il est en short et nous dit en français : « Bonjour. Asseyez-vous. Avant de recueillir officiellement votre déclaration, je désire parler un peu avec vous. Quel âge avez-vous ?

— Vingt-six ans et dix-neuf ans.

— Pourquoi avez-vous été condamnés ?

— Pour meurtre.

— Quelle est votre peine ?

— Travaux forcés à perpétuité.

— Alors ce n’est pas pour un meurtre, c’est pour un assassinat ?

— Non, Monsieur, moi c’est un meurtre.

— Moi, c’est un assassinat, dit Maturette. J’avais dix-sept ans.

— A dix-sept ans, on sait ce que l’on fait, dit l’officier. En Angleterre, si le fait avait été prouvé, on vous aurait pendu. Bon, les autorités anglaises n’ont pas à juger la justice française. Mais ce sur quoi nous ne sommes pas d’accord, c’est sur l’envoi en Guyane française des condamnés. Nous savons que c’est un châtiment inhumain et peu digne d’une nation civilisée comme la France. Mais malheureusement vous ne pouvez pas rester à Trinidad, ni dans aucune autre île anglaise. C’est impossible. Aussi je vous demande de jouer la partie honnêtement et de ne pas chercher d’échappatoire, maladie ou autre prétexte, afin de retarder votre départ. Vous pourrez vous reposer librement à Port of Spain de quinze à dix-huit jours. Votre canot est bon, paraît-il. Je vais vous le faire amener ici, dans le port. S’il y a des réparations à faire, les charpentiers de la Marine Royale vous les feront. Vous recevrez pour partir tous les vivres nécessaires ainsi qu’une bonne boussole et une carte marine. J’espère que les pays sud-américains vous accepteront. N’allez pas au Venezuela, car vous seriez arrêtés et obligés de travailler sur les routes jusqu’au jour où l’on vous remettrait aux autorités françaises. Après une grosse faute, un homme n’est pas obligé d’être perdu pour toujours. Vous êtes jeunes et sains, vous avez l’air sympathiques, j’espère donc qu’après ce que vous avez eu à supporter vous n’accepterez pas d’être vaincus à jamais. Rien que le fait d’être venus ici démontre le contraire. Je suis heureux d’être un des éléments qui vous aideront à devenir des hommes bons et responsables. Bonne chance. Si vous avez un problème, téléphonez à ce numéro, on vous répondra en français.

Il sonne et un civil vient nous chercher. Dans une salle où plusieurs policiers et civils tapent à la machine, un civil prend notre déclaration.

— Pourquoi êtes-vous venus à Trinidad ?

— Pour nous reposer.

— D’où venez-vous ?

— Guyane française.

— Pour vous évader, vous avez commis un délit, provoqué des lésions ou la mort chez d’autres personnes ?

— Nous n’avons blessé grièvement personne.

— Comment le savez-vous ?

— On l’a su avant de partir.

— Votre âge, votre situation pénale par rapport à la France ? (etc.) Messieurs, vous avez de quinze à dix-huit jours pour vous reposer ici. Vous êtes complètement libres de faire ce que vous voulez pendant ce temps. Si vous changez d’hôtel, avertissez-nous. Je suis le sergent Willy. Voici sur ma carte deux téléphones : celui-ci, mon numéro officiel de la police, celui-là, mon numéro privé. Quoi qu’il vous arrive, si vous avez besoin de mon aide appelez-moi immédiatement. Nous savons que la confiance que nous vous donnons est bien placée. Je suis sûr que vous vous comporterez bien.

Quelques instants plus tard, Mr. Bowen nous accompagne à la clinique. Clousiot est content de nous voir. Nous ne lui racontons rien de la nuit passée en ville. Nous lui disons seulement qu’on nous laisse libre d’aller où bon nous semble. Il est tellement surpris qu’il dit :

— Sans escorte ?

— Oui, sans escorte.

— Ben alors, c’est des drôles de types les rosbifs (les Anglais) !

Bowen qui était sorti à la rencontre du docteur, revient avec lui. Il demande à Clousiot : « Qui vous a réduit la fracture avant de l’attacher aux planches ? »

— Moi et un autre qui n’est pas là.

— Vous l’avez si bien fait qu’il n’y a pas à refracturer la jambe. Le péroné fracturé a été bien rajusté. On va simplement plâtrer et vous mettre un fer pour que vous puissiez marcher un peu. Préférez-vous rester ici ou aller avec vos camarades ?

— Aller avec eux.

— Eh bien, demain matin vous pourrez aller les rejoindre.

On se confond en remerciements. Mr. Bowen et le docteur se retirent et nous passons la fin de la matinée et une partie de l’après-midi avec notre ami. Nous sommes radieux quand, le lendemain, nous nous retrouvons réunis tous les trois dans notre chambre d’hôtel, la fenêtre grande ouverte et les ventilateurs en marche pour rafraîchir l’air. Nous nous félicitons les uns les autres de notre bonne mine et de la bonne allure que nous donnent nos nouveaux vêtements. Quand je vois la conversation reprendre sur le passé, je leur dis :

— Maintenant, le passé, oublions-le le plus possible et voyons le présent et l’avenir. Où irons-nous ? Colombie ? Panama ? Costa Rica ? Faudrait consulter Bowen sur les pays où nous avons des chances d’être admis.

J’appelle Bowen à son buffet, il n’y est pas. J’appelle chez lui, à San Fernando, c’est sa fille qui répond. Après un échange de mots gentils elle me dit : « Monsieur Henri, près de l’hôtel, au Fish Market, il y a des autobus qui viennent à San Fernando. Pourquoi ne viendriez-vous pas passer l’après-midi chez nous ? Venez, je vous attends. » Et nous voilà tous les trois en route pour San Fernando. Clousiot est magnifique dans sa tenue semi-militaire de couleur cachou.

Ce retour dans cette maison qui nous a accueillis avec tant de bonté nous émeut tous les trois. On dirait que ces femmes comprennent notre émotion car elles disent ensemble : « Vous voilà de retour dans votre maison, chers amis. Asseyez-vous confortablement. » Et au lieu de nous dire « Monsieur », chaque fois qu’elles s’adressent à nous elles nous appellent par nos prénoms : « Henri, passez-moi le sucre ; André (Maturette s’appelle André), encore du pudding ? »

Madame et Mademoiselle Bowen, j’espère que Dieu vous aura récompensées de tant de bonté envers nous et que vos hautes âmes qui nous ont prodigué tant de fines joies, n’ont eu, dans le restant de votre vie, que bonheur ineffable.

Nous discutons avec elles et on déploie une carte sur une table. Les distances sont grandes : mille deux cents kilomètres pour arriver au premier port colombien Santa Marta ; deux mille cent kilomètres pour Panama ; deux mille cinq cents pour Costa Rica. Master Bowen arrive : « J’ai téléphoné à tous les consulats, et j’ai une bonne nouvelle : vous pouvez relâcher quelques jours à Curaçao pour vous reposer. La Colombie n’a rien d’établi au sujet des évadés. A la connaissance du consul, il n’y a jamais eu d’évadés arrivés par mer en Colombie. A Panama et ailleurs non plus. »

— Je connais un endroit sûr pour vous, dit Margaret, la fille de Mr. Bowen. Mais c’est bien loin, trois mille kilomètres au moins.

— Où est-ce ? demande son père.

— Le British Honduras. Le gouverneur est mon parrain.

Je regarde mes amis et leur dis : « Destination British Honduras. » C’est une possession anglaise, qui, au sud, touche la République du Honduras et, au nord, le Mexique.

Nous passons l’après-midi, aidés de Margaret et de sa mère, à tracer la route. Première étape : Trinidad — Curaçao, mille kilomètres. Deuxième étape : de Curaçao à une île quelconque sur notre chemin. Troisième étape : British Honduras.

Comme on ne sait jamais ce qui peut se passer en mer, en plus des vivres que nous donnera la police, il est décidé que, dans une caisse spéciale, nous aurons des conserves de réserve : viandes, légumes, marmelades, poisson, etc. Margaret nous dit que le Super Market « Salvattori » se fera un plaisir de nous faire cadeau de ces conserves. « En cas de refus, ajoute-t-elle simplement, maman et moi nous vous les achèterons. »

— Non, Mademoiselle.

— Taisez-vous, Henri.

— Mais non, ce n’est pas possible, car nous avons de l’argent et ce serait mal à nous de profiter de votre bonté quand nous pouvons très bien acheter ces vivres nous-mêmes.

Le canot est à Port of Spain, à l’eau, sous un abri de la marine de guerre. Nous nous quittons en promettant une visite avant le grand départ. Tous les soirs nous sortons religieusement à onze heures. Clousiot s’assied sur un banc du square le plus animé et chacun son tour, Maturette ou moi, lui tenons compagnie pendant que l’autre vagabonde dans la ville. Voilà dix jours que nous sommes ici. Clousiot marche sans trop de difficulté grâce au fer fixé sous le plâtre. On a appris à aller au port en tramway. Nous y allons souvent l’après-midi et toujours le soir. On est connus et adoptés dans quelques bars du port. Les policiers de garde nous saluent, tout le monde sait qui on est et d’où on vient, jamais personne ne fait allusion à quoi que ce soit. Mais nous nous sommes aperçus que les bars où nous sommes connus nous font payer ce que nous mangeons ou buvons moins cher qu’aux marins. Même chose pour les filles. D’habitude, quand elles s’assoient aux tables des marins, des officiers ou des touristes, elles boivent sans arrêt et cherchent à leur faire dépenser le plus possible. Dans les bars où l’on danse, elles ne dansent jamais avec quelqu’un sans qu’on leur ait offert plusieurs verres avant. Mais avec nous, toutes se comportent différemment. Elles s’asseyent de longs moments et il faut insister pour qu’elles boivent un drink. Si elles acceptent, ce n’est pas pour prendre leur fameux minuscule verre, mais une bière ou un vrai whisky and soda. Tout cela nous fait beaucoup de plaisir car c’est une façon indirecte de nous dire que l’on connaît notre situation et qu’ils sont de cœur avec nous.

Le bateau a été repeint et on a ajouté un bordage de dix centimètres de haut. La quille a été consolidée. Aucune nervure intérieure n’a souffert, le bateau est intact. Le mât a été remplacé par un mât plus haut mais plus léger que l’autre ; le foc et la trinquette en sacs de farine, par de la bonne toile de couleur ocre. A la Marine, un capitaine de vaisseau m’a remis une boussole avec rose des vents (ils l’appellent compas) et m’a expliqué comment, à l’aide de la carte, je peux approximativement savoir où je me trouve. La route est tracée ouest un quart nord pour arriver à Curaçao.

Le capitaine de vaisseau m’a présenté un officier de marine commandant du bateau-école le Tarpon qui m’a demandé si je voulais bien prendre la mer vers les huit heures le lendemain matin et sortir un peu du port. Je ne comprends pas pourquoi, mais je le lui promets. Le lendemain, je suis à la Marine à l’heure dite avec Maturette. Un marin monte avec nous et je sors du port par bon vent. Deux heures après, alors que nous sommes en train de tirer des bordées entrant et sortant du port, un bateau de guerre arrive sur nous. Sur le pont, alignés, l’équipage et les officiers, tous en blanc. Ils passent près de nous et crient « Hourra ! », ils font le tour et montent et descendent deux fois leur drapeau. C’est un salut officiel dont je ne comprends pas la signification. Nous rentrons à la Marine où le bateau de guerre est déjà collé au débarcadère. Nous, on amarre au quai. Le marin nous fait signe de le suivre, nous montons à bord où le commandant du bateau nous reçoit en haut de la passerelle. Un coup de sifflet modulé salue notre arrivée et après nous avoir présentés aux officiers, ils nous font passer devant les élèves et sous-officiers au garde-à-vous. Le commandant leur dit quelques paroles en anglais et puis tout le monde rompt les rangs. Un jeune officier m’explique que le commandant vient de dire aux élèves de l’équipage combien nous méritons le respect des marins pour avoir, sur cette petite embarcation, fait un si long trajet et que nous allions en faire un encore plus long et plus dangereux. Nous remercions cet officier de tant d’honneur. Il nous fait cadeau de trois cirés de mer qui nous seront bien utiles par la suite. Ce sont des imperméables noirs avec une grosse fermeture Eclair, munis de capuchons.

Deux jours avant de partir, Master Bowen vient nous voir et nous demande, de la part du superintendant de police, de prendre avec nous trois relégués qui ont été arrêtés voici une semaine. Ces relégués ont été débarqués sur l’île et leurs compagnons sont repartis au Venezuela, d’après leur thèse. Je n’aime pas cela, mais nous avons été traités avec trop de noblesse pour refuser de prendre ces trois hommes à bord. Je demande à les voir avant de donner ma réponse. Une voiture de la police vient me chercher. Je passe parler au superintendant, l’officier galonné qui nous a interrogés lors de notre arrivée. Le sergent Willy sert d’interprète.

— Comment ça va ?

— Bien, merci. Nous avons besoin que vous nous rendiez un service.

— Si possible, avec plaisir.

— Il y a, à la prison, trois Français relégués. Ils ont vécu quelques semaines clandestinement dans l’île et prétendent que leurs compagnons les ont abandonnés ici et sont repartis. Nous pensons qu’ils ont coulé leur bateau, mais chacun dit ne pas savoir conduire une embarcation. Nous pensons que c’est une manœuvre pour qu’on leur fournisse un bateau. Nous devons les faire partir : il serait regrettable que je sois obligé de les remettre au commissaire du premier bateau français qui passerait.

— Monsieur le superintendant, je vais faire l’impossible mais je veux leur parler avant. Vous devez comprendre qu’il est dangereux d’embarquer à bord trois inconnus.

— Je comprends. Willy, donnez l’ordre de faire sortir les trois Français dans la cour.

Je veux les voir seul et je demande au sergent de se retirer.

— Vous êtes des relégués ?

— Non, on est des durs (bagnards).

— Pourquoi vous avez dit être des relégués ?

— On pensait qu’ils préfèrent un homme qui a commis des petits délits qu’un gros. On a vu qu’on a fait une erreur. Et toi qui tu es ?

— Un dur.

— On te connaît pas.

— Je suis du dernier convoi, et vous ?

— Du convoi de 1929.

— Et moi de 27, dit le troisième.

— Voilà : le superintendant m’a fait appeler pour me demander de vous prendre à bord avec nous qui sommes déjà trois. Il dit que si je n’accepte pas, comme aucun de vous ne sait manier un bateau, il se verra dans l’obligation de vous remettre au premier bateau français qui passe. Qu’en dites-vous ?

— Pour des raisons qui nous regardent, on ne veut plus repartir en mer. On pourrait faire semblant de partir avec vous, tu nous déposes à la pointe de l’île et toi tu continues ta cavale.

— Je ne peux pas faire ça.

— Pourquoi ?

— Parce que je ne veux pas payer les bonnes attentions qu’on a eues pour nous par une saloperie.

— Je crois, mec, qu’avant les rosbifs, tu dois faire passer les durs.

— Pourquoi ?

— Parce que tu es un dur.

— Oui, mais il y a tellement de différents durs, qu’il y a peut-être plus de différence entre vous et moi qu’entre moi et les rosbifs, ça dépend comme on le voit.

— Alors, tu vas nous laisser rendre aux autorités françaises ?

— Non, mais je ne vais pas non plus vous débarquer avant Curaçao.

— Je ne me sens pas le courage de recommencer, dit l’un.

— Ecoutez, voyez le canot d’abord. Peut-être que celui avec lequel vous êtes venus était mauvais.

— Bon, on va essayer, disent les deux autres.

— Ça va. Je vais demander au superintendant de vous laisser venir voir le canot.

Accompagnés du sergent Willy, nous allons au port. Les trois mecs paraissent avoir plus confiance après avoir vu le canot.

NOUVEAU DÉPART

Deux jours après on part, nous trois et les trois inconnus. Je ne sais comment elles l’ont su, mais une douzaine des filles des bars assistent au départ ainsi que la famille Bowen et le capitaine de l’Armée du Salut. Comme une des filles m’embrasse, Margaret me dit en riant : « Henri, vous vous êtes fiancé si vite ? Ce n’est pas sérieux ! »

— Au revoir à tous. Non, adieu ! Mais sachez bien que dans nos cœurs vous avez pris une place considérable qui ne s’effacera jamais.

Et à quatre heures de l’après-midi on part, tirés par un remorqueur. On a vite fait de sortir du port, non sans avoir essuyé une larme et regardé jusqu’au dernier moment le groupe qui est venu nous dire adieu et qui agite de grands mouchoirs blancs. A peine le câble qui nous relie au remorqueur est-il lâché que, toutes voiles dehors bien gonflées, on attaque les premières des millions de vagues que nous allons avoir à franchir avant d’arriver à destination.

Il y a deux couteaux à bord, un sur moi, l’autre sur Maturette.

La hache est près de Clousiot, ainsi que le sabre coutelas. Nous sommes certains qu’aucun des autres n’est armé. Nous avons pris des mesures pour que jamais plus d’un de nous ne dorme pendant le voyage. Vers le coucher du soleil, le bateau-école vient nous accompagner près d’une demi-heure. Il salue et s’en va.

— Comment tu t’appelles ?

— Leblond.

— Quel convoi ?

— 27.

— Ta peine ?

— Vingt ans.

— Et toi.

— Kargueret. Convoi 29, quinze ans, je suis breton.

— Tu es breton et tu ne sais pas conduire un bateau ?

— Non.

— Moi, je m’appelle Dufils, je suis d’Angers. J’ai perpète pour une parole bête dite aux assises, sans cela j’aurais dix ans maximum. Convoi 29.

— Et cette parole ?

— Voilà, j’ai tué ma femme avec un fer à repasser. Lors de mon procès, un juré m’a demandé pourquoi j’avais employé un fer à repasser pour la frapper. Je sais pas pourquoi, je lui ai répondu que je l’avais tuée avec un fer à repasser parce qu’elle prenait des mauvais plis. Et c’est pour cette phrase idiote que, d’après mon avocat, ils m’ont tellement salé.

— D’où êtes-vous partis ?

— D’un camp de travail forestier qu’on appelle Cascade, à quatre-vingts kilomètres de Saint-Laurent. Ç’a n’a pas été difficile de partir parce qu’on jouissait de beaucoup de liberté. On a levé à cinq, tout ce qu’il y a de facile.

— Comment à cinq ? Et où sont les deux autres ? » Un silence gêné. Clousiot dit :

— Mec, ici il y a que des hommes, et comme on est ensemble, on doit savoir. Parle.

— Je vais tout vous dire, dit le Breton. Effectivement on est partis à cinq, mais les deux Cannois qui manquent nous avaient dit qu’ils étaient des pêcheurs de la côte. Ils n’avaient rien payé pour la cavale et disaient que leur travail à bord valait plus que de l’argent. Or, on s’est aperçus en route que ni l’un ni l’autre ne connaissait quelque chose à la navigation. On a failli se noyer vingt fois. On allait en rasant les côtes, d’abord la Guyane hollandaise, puis l’anglaise et enfin Trinidad. Entre Georgetown et Trinidad, j’ai tué celui qui disait qu’il pouvait être le capitaine de la cavale. Ce mec méritait la mort, car pour partir gratuit il avait trompé tout le monde sur sa capacité de marin. Et l’autre, il a cru qu’on allait le tuer aussi et, par mauvais temps, il s’est jeté volontairement à la mer, abandonnant le gouvernail du bateau. On s’est arrangés comme on a pu. On a rempli plusieurs fois l’embarcation, on s’est écrasés sur un rocher et, par miracle, on s’est sauvés. Je donne ma parole d’homme que tout ce que je dis est la stricte vérité.

— C’est vrai, disent les deux autres. Ça s’est passé comme ça et on était les trois d’accord pour tuer ce mec. Que dis-tu de cela, Papillon ?

— Je suis mal placé pour être juge.

— Mais, insiste le Breton, qu’aurais-tu fait dans notre cas ?

— C’est à réfléchir. Pour être juste là-dedans, il faut avoir vécu le moment, sans cela on ne sait pas où est la vérité. » Clousiot dit :

— Moi je l’aurais tué, car c’est un mensonge qui peut coûter la vie à tout le monde.

— Bon, n’en parlons plus. Mais j’ai l’impression que vous avez eu si peur, que la peur ne vous a pas encore quittés et que vous êtes en mer parce qu’obligés, est-ce vrai ?

— Oh oui ! répondent-ils en chœur.

— Donc, ici, pas de panique quoi qu’il arrive. Personne ne peut, dans aucun cas, extérioriser sa peur. Celui qui a peur, qu’il ferme sa gueule. Ce bateau est bon, il l’a prouvé. Maintenant nous sommes plus chargés qu’avant, mais il est plus haut de dix centimètres. Ça compense largement la surcharge.

On fume, on boit du café. Nous avons bien mangé avant de partir et décidé de ne manger que demain matin.

Nous sommes le 9 décembre 1933, il y a quarante-deux jours que la cavale a commencé à se déclencher dans la salle blindée de l’hôpital de Saint-Laurent. C’est Clousiot, le comptable de la société, qui nous apprend cela. J’ai trois choses précieuses de plus qu’au départ : une montre en acier étanche achetée à Trinidad, une vraie boussole dans sa double boîte de suspension, très précise avec sa rose des vents, et une paire de lunettes noires en celluloïd. Clousiot et Maturette, une casquette chacun.

Trois jours passent sans histoire, si ce n’est qu’à deux reprises on est tombés sur des bandes de dauphins. Ils nous ont fait couler des sueurs froides, car une équipe de huit s’est mise à jouer avec le canot. Ils passaient dessous dans sa longueur d’abord et ressortaient juste devant le canot. Quelquefois nous touchions l’un d’eux. Mais ce qui nous impressionne le plus, c’est le jeu suivant : trois dauphins en triangle, un devant et deux parallèles derrière, foncent droit sur nous, face à l’avant, à une vitesse folle. Au moment d’être virtuellement sur nous, ils s’enfoncent, puis ressortent à droite et à gauche du canot. Malgré que le vent soit fort et qu’on file pleine voile, ils vont encore plus vite que nous. Ce jeu dure des heures, c’est hallucinant. La moindre erreur dans leurs calculs et ils nous renversent ! Les trois nouveaux n’ont rien dit, mais fallait voir leurs gueules décomposées !

Au milieu de la nuit du quatrième jour, une tempête abominable se déchaîne. Ce fut vraiment quelque chose d’effrayant. Le pire était que les vagues ne suivaient pas le même sens. Elles s’entrechoquaient souvent les unes contre les autres. Certaines étaient profondes, les autres courtes, c’était à n’y rien comprendre. Pas un mot de personne si ce n’est Clousiot qui me criait de temps en temps : « Vas-y, mon pote ! Tu l’auras celle-là, comme les autres ! » ou : « Fais-toi gaffe à une qui vient derrière ! » Chose rare, par moments les lames arrivaient de trois quarts, rugissantes et pleines d’écume. Bon, j’estimais leur vitesse et prévoyais très bien à l’avance l’angle d’attaque. Et, illogiquement, d’un seul coup, il m’arrivait une lame dans le cul du bateau complètement debout. Plusieurs fois ces lames ont cassé sur mes épaules et, bien entendu, une bonne partie entrait dans le canot. Les cinq hommes, casseroles et boîtes à la main, vidaient l’eau sans arrêt. Malgré tout cela, jamais je n’ai rempli plus d’un quart du canot et nous n’avons donc jamais risqué de couler à pic. Cette fête foraine a duré toute la moitié de la nuit, près de sept heures. A cause de la pluie on n’a vu le soleil que vers huit heures.

La tempête calmée, ce soleil tout neuf du commencement de la journée, brillant de tous ses feux, fut salué par tous, moi compris, avec joie. Avant tout, café. Un café au lait Nestlé bouillant, des galettes de marin, dures comme du fer mais qui, une fois trempées dans le café, sont délicieuses. La lutte de la nuit contre cette tempête m’a crevé, j’en peux plus, et bien que le vent soit encore fort et les vagues hautes et indisciplinées, je demande à Maturette de me remplacer un peu. Je veux dormir. Il n’y a pas dix minutes que je suis couché que Maturette se fait prendre en travers et qu’on remplit le canot aux trois quarts. Tout nage : boîtes, fourneau, couvertures… J’arrive, de l’eau jusqu’au ventre, jusqu’au gouvernail, et j’ai juste le temps de le prendre pour éviter une vague brisée qui pique droit sur nous. D’un coup de gouvernail, j’ai présenté l’arrière à la vague qui n’a pas pu rentrer dans le canot et nous a poussés très fort à plus de dix mètres de l’impact.

Tout le monde vide l’eau. La grande marmite maniée par Maturette jette quinze litres à la fois. Personne ne s’occupe de récupérer quoi que ce soit, tout le monde n’a qu’une idée fixe : vider, vider le plus vite possible cette eau qui rend le bateau si lourd et l’empêche de bien se défendre des vagues. Je dois reconnaître que les trois nouveaux se sont bien comportés et le Breton, ayant vu sa boîte emportée, a sans hésiter pris tout seul la décision, pour soulager le canot, de libérer le tonneau d’eau qu’il a sans peine poussé hors du canot. Deux heures après, tout est sec, mais nous avons perdu les couvertures, le primus, le fourneau, les sacs de charbon de bois, la bonbonne d’essence et le tonneau d’eau, celui-ci volontairement.

Il est midi quand, voulant mettre un autre pantalon, je m’aperçois que ma petite valise elle aussi est partie avec la vague, ainsi que deux cirés sur trois. Tout au fond du canot, on a trouvé deux bouteilles de rhum. Tout le tabac est perdu ou mouillé, les feuilles ont disparu avec leur boîte en fer blanc étanche. Je dis :

— Mecs, d’abord un coup de rhum, une bonne dose, et puis ouvrez la caisse de réserve pour voir sur quoi nous pouvons compter. Il y a des jus de fruit, bien. On va se rationner pour boire. Il y a des boîtes de biscuits petit-beurre, videz-en une et fabriquez un fourneau avec. On va mettre les boîtes de conserve au fond du bateau et on fera du feu avec les planches de la caisse. Nous avons eu justement tous peur, mais maintenant le danger est passé. Chacun doit récupérer et être à la hauteur des événements. A partir de ce moment, personne ne doit dire : J’ai soif ; personne ne doit dire : J’ai faim ; et personne ne doit dire : J’ai envie de fumer. D’accord ?

— Oui, Papi, d’accord.

Tout le monde s’est bien comporté et la Providence a fait tomber le vent pour nous permettre de faire une soupe à base de corned-beef. Avec une gamelle pleine de cette soupe où on trempe les galettes de soldat, on s’est mis un bon et chaud emplâtre dans le ventre, suffisant pour attendre demain. On a fait un tout petit peu de thé vert pour chacun. Dans la caisse intacte, on a trouvé un carton de cigarettes. Ce sont des petits paquets de huit cigarettes, il y en a vingt-quatre. Les cinq autres décident que moi seul je dois fumer pour m’aider à rester éveillé et, pour qu’il n’y ait pas de jaloux, Clousiot refuse de m’allumer les cigarettes, mais il me donne du feu. Grâce à cette compréhension, il ne se passe aucun désagréable incident entre nous.

Voilà six jours qu’on est parti et je n’ai pas encore pu dormir. Comme il fait une mer d’huile ce soir, je dors, je dors à poings fermés près de cinq heures. Il est dix heures du soir quand je me réveille. Toujours calme plat. Ils ont mangé sans moi et je trouve une espèce de polenta très bien faite avec de la farine de maïs, en boîte naturellement, que je mange avec quelques saucisses fumées. C’est délicieux. Le thé est presque froid, ça ne fait rien. Je fume et j’attends que le vent veuille bien se lever.

La nuit est merveilleusement étoilée. L’étoile du nord brille de tout son éclat et seule la Croix du Sud la gagne en luminosité. On voit nettement le Grand et le Petit Chariot. Pas un nuage et une lune pleine déjà bien montée dans le ciel étoilé. Le Breton grelotte. Il a perdu sa veste et est en bras de chemise. Je lui prête le ciré. On attaque le septième jour.

— Les hommes, on ne peut pas être très loin de Curaçao. J’ai l’impression que je suis monté un peu trop au nord, je vais faire plein ouest dorénavant, car il faudrait pas manquer les Antilles hollandaises. Ça serait grave maintenant qu’on n’a plus d’eau douce et qu’on a perdu tous les vivres sauf la réserve.

— On te fait confiance, Papillon, dit le Breton.

— Oui, on te fait confiance, répètent en chœur tous les autres. Fais comme tu veux.

— Merci.

Je crois que ce que j’ai dit c’est le mieux. Le vent se laisse désirer toute la nuit et c’est seulement vers les quatre heures du matin qu’une bonne brise nous permet de repartir. Cette brise, qui augmentera de force dans la matinée, dure plus de trente-six heures avec une puissance suffisante pour que le bateau file bon train, mais avec des vagues si petites que nous ne frappons pas de la coque.

CURAÇAO

Des mouettes. D’abord les cris, car c’est la nuit, puis elles-mêmes, tournant autour du bateau. L’une d’elles se pose sur le mât, part, revient se poser. Ce manège dure plus de trois heures, jusqu’au jour qui se lève avec un soleil radieux. Rien à l’horizon qui nous indique la terre. D’où diable proviennent ces mouettes et ces goélands ? Toute la journée nos yeux fouillent en vain. Pas la moindre indication d’une terre prochaine. La pleine lune se lève au moment où le soleil se couche et cette lune tropicale est si brillante que la réverbération me gêne. Je n’ai plus mes lunettes noires, elles sont parties avec la fameuse vague, ainsi que toutes les casquettes. Vers huit heures du soir on aperçoit à l’horizon, très très loin dans ce jour lunaire, une ligne noire.

— Ça, c’est la terre, sûr ! dis-je le premier.

— Oui, en effet.

Bref, tout le monde est d’accord pour dire qu’il voit une ligne sombre qui doit être une terre. Tout le reste de la nuit, je reste mon avant braqué sur cette ombre qui se précise peu à peu. On arrive. Avec un grand vent sans nuages et une vague haute mais longue et disciplinée, on arrive vers elle à fond de train. Cette masse noire n’est pas très haute sur l’eau et rien n’indique si la côte est faite de falaises, de rochers, ou de plage. La lune, en train de se coucher de l’autre côté de cette terre, fait une ombre qui m’empêche de rien voir sinon, à ras de l’eau, une chaîne de lumière d’abord unie, puis fragmentée. J’approche, j’approche, puis à un kilomètre à peu près je jette l’ancre. Le vent est fort, le bateau tourne sur lui-même et fait face à la lame qui le prend debout chaque fois qu’elle passe. C’est très remuant, donc très incommode. Bien entendu les voiles sont baissées et pliées. On aurait pu attendre jusqu’au jour dans cette désagréable mais sûre position, malheureusement d’un seul coup l’ancre lâche. Pour pouvoir diriger le bateau, il faut qu’il marche, sans ça on ne peut pas le gouverner. On monte le foc et la trinquette mais, chose bizarre, l’ancre n’accroche pas rapidement. Mes camarades tirent la corde à bord, elle revient sans ancre, on l’a perdue. Malgré tous mes efforts, les vagues nous rapprochent si dangereusement des rochers de cette terre que je décide de monter la voile et d’y aller volontairement, avec force. Je réussis si bien ma manœuvre qu’on se trouve plantés entre deux rochers, le canot complètement disloqué. Personne ne crie « sauve qui peut », mais quand la vague suivante s’amène, tous on s’y jette pour arriver sur cette terre, roulés, battus, mais vivants. Seul Clousiot avec son plâtre a été plus maltraité par les vagues que nous autres. Il a le bras, la figure et les mains en sang, pleins d’écorchures. Nous autres, quelques coups aux genoux, aux mains et aux chevilles. Moi je saigne d’une oreille qui a frotté trop durement contre un rocher.

Quoi qu’il en soit, nous sommes tous vivants à l’abri des vagues sur la terre sèche. Quand le jour se lève, nous récupérons le ciré et je retourne au bateau qui commence à se défaire. J’arrive à arracher le compas cloué sur le banc arrière. Personne sur les lieux ni aux environs. On regarde l’endroit des fameuses lumières, c’est une rangée de lampes qui servent à indiquer aux pêcheurs, on le saura plus tard, que l’endroit est dangereux. Nous nous dirigeons à pied vers l’intérieur de cette terre. Il n’y a que des cactus, d’énormes cactus et des ânes. On arrive à un puits, très fatigués car chacun son tour, deux d’entre nous doivent porter Clousiot en faisant avec les bras une espèce de chaise. Autour du puits, des carcasses desséchées d’ânes et de chèvres. Le puits est sec, les ailes du moulin qui jadis le faisaient fonctionner tournent à vide sans monter d’eau. Pas une âme, seulement des ânes et des chèvres.

Nous avançons jusqu’à une petite maison dont les portes ouvertes nous invitent à entrer. On crie : « Hola ! hola ! » Personne. Sur la cheminée, un sac en toile fermé par un cordon, je le prends et l’ouvre. En l’ouvrant, le cordon se casse, il est plein de florins, monnaie hollandaise. Donc nous sommes en territoire hollandais : Bonaire, Curaçao ou Aruba. On remet le sac sans rien y toucher, on trouve de l’eau et chacun son tour boit avec une louche. Personne dans la maison, personne aux alentours. Nous partons et allons très lentement, à cause de Clousiot, quand une vieille Ford nous barre le passage.

— Vous êtes des Français ?

— Oui, Monsieur.

— Veuillez monter dans la voiture. » On installe Clousiot sur les genoux des trois qui sont à l’arrière. Je suis à côté du chauffeur, Maturette à côté de moi.

— Vous avez fait naufrage ?

— Oui.

— Il y a des noyés ?

— Non.

— D’où venez-vous ?

— Trinidad.

— Et avant ?

— De la Guyane française.

— Bagnards ou relégués ?

— Bagnards.

— Je suis le docteur Naal, propriétaire de cette langue de terrain, une presqu’île collée à Curaçao. Cette presqu’île est surnommée l’île des Anes. Les ânes et les chèvres y vivent en mangeant des cactus pleins de longues épines. Ces épines sont baptisées par le peuple « les demoiselles de Curaçao ». Je dis :

— C’est pas très flatteur pour les vraies demoiselles de Curaçao.

Le gros et grand monsieur rit bruyamment. La Ford essoufflée, avec un chunt-chunt d’asthmatique, s’arrête d’elle-même. Je dis, en montrant des troupeaux d’ânes :

— Si la voiture n’en peut plus, on va facilement se faire traîner.

— J’ai une espèce de harnais dans le coffre, mais le tout c’est de pouvoir en attraper deux et de leur passer les harnais. Ce n’est pas facile. » Le gros bonhomme soulève le capot et tout de suite voit qu’un trop grand cahot a déconnecté un fil qui va aux bougies. Avant de remonter en voiture, il regarde de tous côtés, il a l’air inquiet. On repart et, après avoir passé par des chemins ravinés, on sort pour déboucher sur une barrière blanche qui bouche le passage. Il y a une petite maisonnette blanche. Il parle en hollandais avec un Noir très clair et vêtu proprement, qui à chaque moment dit : « Ya master, ya master. » Après quoi il nous dit : « J’ai donné l’ordre à cet homme de vous tenir compagnie et de vous donner à boire, si vous avez soif, jusqu’à ce que je revienne. Veuillez descendre. » Nous descendons et on s’assied au-dehors de la camionnette, sur l’herbe, à l’ombre. La Ford teuf-teuf s’en va. A peine il a fait cinquante mètres que le Noir nous dit en papiamento, patois hollandais des Antilles fait de mots anglais, hollandais, français et espagnols, que son patron, le docteur Naal, est allé chercher la police car il a très peur de nous, qu’il lui a dit de faire attention à lui-même car nous étions des voleurs évadés. Et le pauvre diable de mulâtre ne sait quoi faire pour nous être agréable. Il prépare un café très clair mais qui, avec cette chaleur, nous fait du bien. On attend plus d’une heure, quand arrive un camion genre gros panier à salade, avec six policiers vêtus à l’allemande, et une voiture décapotable avec chauffeur en uniforme de policier et trois messieurs dont le docteur Naal derrière.

Ils descendent et l’un d’eux, le plus petit, avec une tête de curé rasé de trop frais, nous dit :

— Je suis le chef de la sécurité de l’île de Curaçao. Je me vois, par cette responsabilité même, dans l’obligation de vous faire arrêter. Avez-vous commis un délit depuis votre arrivée sur l’île et lequel ? Et lequel de vous ?

— Monsieur, nous sommes des forçats évadés. Nous venons de Trinidad et il n’y a que quelques heures que nous avons fracassé notre bateau sur vos rochers. Je suis le capitaine de ce petite groupe et puis affirmer qu’aucun de nous n’a commis le plus petit délit.

Le commissaire se tourne vers le gros docteur Naal et lui parle en hollandais. Tous deux discutent quand arrive un bonhomme à bicyclette. Il parle vite et bruyamment, tant au docteur Naal qu’au commissaire.

— Monsieur Naal, pourquoi avez-vous dit à cet homme que nous étions des voleurs ?

— Parce que cet homme que vous voyez là m’a averti, avant que je vous rencontre, que caché derrière un cactus il vous a vus entrer et sortir de sa maison. Cet homme est un employé à moi qui s’occupe d’une partie des ânes.

— Et parce qu’on est entré dans la maison on est des voleurs ? C’est bête ce que vous dites, monsieur, nous n’avons pris que de l’eau, vous trouvez cela un vol ?

— Et la bourse de florins ?

— La bourse, je l’ai ouverte, effectivement, et même j’ai cassé le cordon en l’ouvrant. Je n’ai absolument pas fait autre chose que de regarder quelle monnaie c’était pour savoir dans quel pays on était arrivés. Scrupuleusement j’ai remis l’argent et la bourse au même endroit où ils étaient, sur la plaque d’une cheminée.

Le commissaire me regarde dans les yeux et, se tournant brusquement vers l’homme à la bicyclette, lui parle très durement. Le docteur Naal fait un geste et veut parler. Très sèchement et à l’allemande, le commissaire l’empêche d’intervenir. Le commissaire fait monter le bonhomme à côté du chauffeur de sa voiture, monte dedans accompagné de deux policiers et s’en va. Naal et l’autre homme arrivé avec lui rentrent avec nous.

— Je dois vous expliquer, nous dit-il que cet homme m’a dit que la bourse avait disparu. Avant de vous faire fouiller, le commissaire a interrogé l’homme, supposant qu’il mentait. Si vous êtes innocents, je suis désolé de l’incident mais ce n’est pas ma faute.

Moins d’un quart d’heure après la voiture retourne et le commissaire me dit : « Vous avez dit la vérité, cet homme est un infâme menteur. Il sera puni pour avoir voulu vous porter un gros préjudice. » Pendant ce temps, le bonhomme est embarqué dans le panier à salade, les cinq autres montent aussi et moi j’allais monter quand le commissaire me retient et me dit : « Prenez place dans ma voiture à côté du chauffeur. » On part en avant du camion et, très vite, nous le perdons de vue. On prend des routes bien goudronnées, puis nous pénétrons dans la ville dont les maisons ont le style hollandais. Tout est très propre et la plupart des gens vont à bicyclette. Des centaines de personnes sur deux roues vont et viennent ainsi dans la ville. Nous entrons à la Station de Police. D’un grand bureau où plusieurs officiers de police, tous en blanc, ont chacun leur écritoire, nous passons dans une autre pièce à air conditionné. Il y fait frais. Un homme grand et fort, blond, de quarante ans environ, est assis dans un fauteuil. Il se lève et parle en hollandais. Les échanges terminés, le commissaire dit en français :

— Je vous présente le premier commandant de la police de Curaçao. Monsieur le commandant, cet homme est un Français qui est le chef du groupe des six hommes que nous avons arrêtés.

— Bien, commissaire. Soyez le bienvenu à Curaçao à titre de naufragés. Quel est votre nom.

— Henri.

— Bon, Henri vous avez eu à passer un très désagréable moment avec l’incident de la bourse, mais cet incident vous favorise aussi car il démontre sans aucun doute que vous êtes un honnête homme. Je vais vous faire donner une salle bien éclairée avec couchette pour que vous vous reposiez. Votre cas sera soumis au gouverneur qui donnera les ordres en conséquence. Le commissaire et moi-même interviendrons en votre faveur. » Il me tend la main et nous sortons. Dans la cour, le docteur Naal me fait des excuses et me promet d’intervenir pour nous. Deux heures après, nous sommes tous enfermés dans une salle très grande, rectangulaire, avec une douzaine de lits et une longue table en bois avec des bancs au milieu. Avec les dollars de Trinidad on demande à un policier, par la fenêtre grillée, de nous acheter tabac, papier et allumettes. Il ne prend pas l’argent et nous ne comprenons pas ce qu’il a répondu.

— Ce Noir d’ébène, dit Clousiot, il a l’air service-service. On l’a pas encore, ce tabac. » Je vais frapper à la porte qui au même moment s’ouvre. Un petit homme, genre coolie, avec un costume gris type prisonnier et un numéro sur la poitrine pour qu’on se trompe pas, nous dit : « L’argent cigarettes. » — « Non. Tabac, allumettes et papier. » Il revient peu de minutes après avec tout cela et un gros pot fumant, du chocolat ou cacao. Chacun boit un des grands bols apportés par le prisonnier.

Dans l’après-midi, on vient me chercher. Je retourne au bureau du commandant de la police.

— Le gouverneur m’a donné l’ordre de vous laisser libres dans la cour de la prison. Dites à vos camarades de ne pas chercher à s’évader, car les conséquences seraient graves pour tous. Vous, en tant que capitaine, vous pouvez sortir en ville chaque matin deux heures, de dix heures à midi et chaque après-midi de trois heures à cinq heures. Vous avez de l’argent ?

— Oui. Anglais et français.

— Un policier en civil vous accompagnera où vous voudrez pendant vos sorties.

— Que va-t-on faire de nous ?

— Nous allons, je crois, chercher à vous embarquer un par un sur des pétroliers de différentes nations. Curaçao ayant une des plus grandes raffineries du monde qui traite le pétrole du Venezuela, chaque jour il entre et sort de vingt à vingt-cinq pétroliers de tous les pays. Ce serait la solution rêvée pour vous car vous arriveriez dans les Etats sans problème aucun.

— Quels pays par exemple ? Panama, Costa Rica, Guatemala, Nicaragua, Mexico, Canada, Cuba, les U.S.A. et les pays de lois anglaises ?

— Impossible, Europe également impossible. Soyez tranquilles, ayez confiance, laissez-nous travailler à vous aider à vous mettre le pied à l’étrier dans la voie d’une nouvelle vie.

— Merci, commandant.

Je raconte tout cela très fidèlement à mes camarades. Clousiot, le plus vicieux de la bande, me dit :

— Ton opinion, Papillon ?

— Je ne sais pas encore, j’ai peur que ça soit un baratin pour qu’on se tienne tranquilles, qu’on ne s’évade pas.

— Moi, dit-il, j’ai peur que tu aies raison. » Le Breton croit en ce plan merveilleux. Le mec au fer à repasser jubile en disant : « Plus de canot, plus d’aventure, ça c’est du sûr. On arrive chacun dans un pays quelconque avec un gros pétrolier et on entre officiellement dans le bled. » Leroux est du même avis. « Et toi, Maturette ? » Et ce môme de dix-neuf ans, ce petit cave accidentellement transformé en bagnard, ce gosse aux traits plus fins qu’une femme, dit de sa voix douce :

— Et vous croyez que ces policiers aux têtes carrées vont fabriquer pour chacun de nous des pièces d’identité douteuses ou fausses ? Je n’y crois pas. Au pis-aller ils pourraient fermer les yeux pour que, un à un, on embarque clandestinement à bord d’un pétrolier sur le départ, pas plus. Et encore, ils feraient cela pour se débarrasser de nous sans douleurs de tête. Voilà mon avis. J’y crois pas à cette histoire.

Je sors très rarement, un peu le matin, pour faire quelques achats. Voici une semaine que nous sommes là et rien de nouveau. On commence à être nerveux. Un après-midi, on voit trois curés entourés de policiers qui visitent cellules et salles tour à tour. Ils s’arrêtent longtemps à la cellule la plus près de nous où se trouve un Noir accusé de viol. Supposant qu’ils vont venir chez nous, nous rentrons tous dans la salle et nous asseyons chacun sur notre lit. Effectivement, ils entrent tous les trois, accompagnés du docteur Naal, du commandant de la police, et d’un galonné vêtu de blanc qui doit être officier de marine.

— Monseigneur, voilà les Français, dit en français le commandant de la police. Ils ont eu une conduite exemplaire.

— Je vous félicite mes enfants. Asseyons-nous sur les bancs autour de cette table, nous serons mieux pour causer. » Tout le monde s’assoit y compris ceux qui accompagnent l’évêque. On apporte un tabouret qui se trouvait devant la porte, dans la cour, et il est mis au bout de la table. Ainsi l’évêque voit bien tout le monde.

— Les Français sont presque tous catholiques, qui ne l’est pas parmi vous ? » Personne ne lève la main. Je pense que le curé de la Conciergerie m’a presque baptisé et que je dois me considérer comme catholique, moi aussi.

— Mes amis, je suis descendant de Français, je m’appelle Irénée de Bruyne. Mes ancêtres étaient des protestants huguenots réfugiés en Hollande au moment où Catherine de Médicis les poursuivait à mort. Je suis donc de sang français, évêque de Curaçao, ville où il y a plus de protestants que de catholiques mais où les catholiques sont pleinement croyants et pratiquants. Quelle est votre situation ?

— On attend d’être embarqués l’un après l’autre sur des pétroliers.

— Combien il y en a de partis de cette manière ?

— Aucun encore.

— Hum ! que dites-vous de cela, commandant ? Répondez-moi, s’il vous plaît, en français, vous le parlez si bien.

— Le gouverneur, Monseigneur, a eu sincèrement l’idée d’aider ces hommes en employant cette formule, mais je dois dire sincèrement que, jusqu’à ce jour, pas un seul capitaine de bateau n’a voulu accepter d’en prendre un, surtout parce qu’ils n’ont pas de passeport.

— C’est par là qu’il faut commencer. Le gouverneur ne pourrait-il pas donner à chacun un passeport exceptionnel ?

— Je ne sais pas. Il ne m’a jamais parlé de cela.

— Après-demain, je vais dire une messe pour vous. Voulez-vous, demain après-midi, venir vous confesser ? Je vous confesserai personnellement afin de vous aider pour que le Bon Dieu vous pardonne vos péchés. Vous me les ferez envoyer à la cathédrale à trois heures, est-ce possible ?

— Oui.

— Je désirerais qu’ils viennent en taxi ou en voiture particulière.

— Je les accompagnerai moi-même, Monseigneur, dit le docteur Naal.

— Merci, mon fils. Mes enfants, je ne vous promets rien. Qu’une seule et véridique parole : dès cet instant je m’efforcerai de vous être le plus utile possible. » Voyant que Naal lui baise son anneau, et le Breton après, nous effleurons de nos lèvres l’anneau épiscopal et l’accompagnons jusqu’à sa voiture parquée dans la cour.

Le lendemain, tout le monde se confesse auprès de l’évêque. Je suis le dernier.

— Allons, mon enfant, commence d’abord par le plus gros péché.

— Mon père, d’abord je ne suis pas baptisé, mais un curé à la prison en France m’a dit que, baptisé ou non, on est tous les enfants du Bon Dieu.

— Il avait raison. Bien. Nous allons sortir du confessionnal et tu me diras tout.

Je lui raconte en détail ma vie. Longuement, patiemment, très attentivement, ce prince de l’Eglise m’écoute sans m’interrompre. Il a pris mes mains dans les siennes et me regarde souvent dans les yeux et, quelquefois, aux passages difficiles à avouer, il baisse les yeux pour m’aider dans ma confession. Ce prêtre de soixante ans a les yeux et la figure tellement purs qu’il reflète quelque chose d’enfantin. Son âme limpide et sûrement pleine d’une infinie bonté s’irradie dans tous ses traits, et son regard gris clair entre en moi comme un baume sur une blessure. Doucement, très doucement, toujours avec mes mains dans les siennes, il me parle si suavement que c’est presque un murmure : « Dieu donne quelquefois à ses enfants de supporter la méchanceté humaine pour que celui qu’il a choisi comme victime en ressorte plus fort et plus noble que jamais. Vois-tu, mon fils, si tu n’avais pas eu ce calvaire à gravir, jamais tu n’aurais pu t’élever aussi haut et t’approcher si intensément de la vérité de Dieu. Je dirai mieux : les gens, les systèmes, les engrenages de cette horrible machine qui t’a broyé, les êtres foncièrement mauvais qui t’ont de différentes manières torturé et porté préjudice, t’ont rendu le plus grand service qu’ils pouvaient te rendre. Ils ont provoqué en toi un nouvel être, supérieur au premier et, aujourd’hui, si tu as le sens de l’honneur, de la bonté, de la charité, et l’énergie nécessaire pour surmonter tous les obstacles et devenir quelqu’un de supérieur, tu le leur dois. Ces idées de vengeance, de punir chacun en raison de l’importance du mal qu’il t’a fait, ne peuvent prospérer dans un être comme toi. Tu dois être un sauveur d’hommes et non vivre pour faire du mal, même en croyant que ce serait justifié. Dieu a été généreux envers toi, il t’a dit : « Aide-toi, je t’aiderai. » Il t’a aidé en tout et même t’a permis de sauver d’autres hommes et les emmener vers la liberté. Ne crois pas, surtout, que tous ces péchés que tu as commis sont tellement graves. Il y a beaucoup de gens de haute situation sociale qui se sont rendus coupables de faits bien plus graves que les tiens. Seulement eux n’ont pas eu, dans le châtiment infligé par la justice des hommes, l’occasion de s’élever comme toi tu l’as fait.

— Merci, mon père. Vous m’avez fait un bien énorme, pour toute ma vie. Je ne l’oublierai jamais. » Et j’embrasse ses mains.

— Tu vas repartir, mon fils, et affronter d’autres dangers. Je voudrais te baptiser avant ton départ. Qu’en dis-tu ?

— Mon père, laissez-moi comme cela pour le moment. Mon papa m’a élevé sans religion. Il a un cœur d’or. Quand ma maman est morte, il a su trouver, pour m’aimer encore plus, des gestes, des mots, des attentions de mère. Il me semble que si je me laisse baptiser, je commettrais une sorte de trahison envers lui. Laissez-moi le temps d’être complètement libre avec une identité établie, une façon de vivre normale, pour que quand je lui écrirai, je lui demande si je peux, sans lui faire de la peine, abandonner sa philosophie et me faire baptiser.

— Je te comprends, mon fils, et je suis sûr que Dieu est avec toi. Je te bénis et demande à Dieu de te protéger.

— Voilà comment Monseigneur Irénée de Bruyne se peint tout entier dans ce sermon, me dit le docteur Naal.

— Certainement, Monsieur. Et maintenant que comptez-vous faire ?

— Je vais demander au Gouverneur qu’il donne l’ordre à la douane de me laisser la préférence à la première vente de bateaux saisis aux contrebandiers. Vous viendrez avec moi pour donner votre opinion et choisir celui qui vous convient. Pour le reste, aliments et habits, ce sera facile.

Du jour du sermon de l’évêque, nous avons constamment des visites le soir surtout, vers six heures. Ces gens veulent nous connaître. Ils s’assoient sur les bancs de la table, chacun apporte quelque chose qu’il dépose sur un lit et y laisse sans dire : Je vous ai apporté cela. Vers les deux heures de l’après-midi, il vient toujours des petites sœurs des pauvres accompagnées de la supérieure qui parlent français très bien. Leur cabas est toujours plein de bonnes choses cuisinées par elles. La supérieure est très jeune, moins de quarante ans. On ne voit pas ses cheveux, pris dans une coiffe blanche, mais ses yeux sont bleus et ses sourcils sont blonds. Elle est d’une famille hollandaise importante (renseignement du docteur Naal) et a écrit en Hollande pour qu’on trouve un autre moyen que celui de nous réexpédier en mer. Nous passons de bons moments ensemble et à plusieurs reprises elle m’a fait raconter notre évasion. Quelquefois elle me demande de la raconter directement à des sœurs qui l’accompagnent et qui parlent français. Et si j’oublie ou saute un détail, elle me rappelle doucement à l’ordre : « Henri, pas si vite. Vous sautez l’histoire du hocco… Pourquoi oubliez-vous les fourmis aujourd’hui ? C’est très important les fourmis puisque c’est à cause d’elles que vous avez été surpris par le Breton au masque ! » Je raconte tout cela, car ce sont des moments si doux, si complètement opposés à tout ce que nous avons vécu, qu’une lumière céleste éclaire d’une façon irréelle ce chemin de la pourriture en voie de disparition.

J’ai vu le bateau, un magnifique bateau de huit mètres de long, très quillé, un mât très haut et des voiles immenses. Il est vraiment bâti pour la course de la contrebande. Il est tout équipé mais plein de scellés en cire de la douane. Aux enchères, un monsieur commence à six mille florins, environ mille dollars. Bref, on nous le donne pour six mille un florins, après quelques mots murmurés à ce monsieur par le docteur Naal.

En cinq jours on est prêts. Peint à neuf, bourré de victuailles bien rangées dans la cale, ce bateau à demi ponté est un cadeau de roi. Six valises, une pour chacun avec des effets neufs, des souliers, tout ce qu’il faut pour s’habiller, sont rangées dans une toile imperméable, puis placées dans le roof du bateau.

LA PRISON DE RIO HACHA

Au lever du jour, on part. Le docteur et les petites sœurs sont venus nous dire au revoir. Nous décollons facile du quai, le vent nous prend tout de suite et nous voguons normalement. Le soleil se lève, radieux, une journée sans histoire nous attend. Tout de suite je m’aperçois que le bateau a trop de voiles et n’est pas assez lesté. Je décide d’être prudent. On file à toute vitesse. Ce bateau est un pur-sang pour la vitesse, mais jaloux et irritable. Je fais plein ouest. Il a été décidé de débarquer clandestinement sur la côte colombienne les trois hommes qui se sont joints à nous à Trinidad. Ils ne veulent rien savoir d’une longue traversée, ils disent avoir confiance en moi, mais plus dans le temps. Effectivement, d’après les bulletins météorologiques des journaux lus à la prison, on s’attend à du mauvais temps et même à des ouragans.

Je reconnais leur droit et il est convenu que je les débarquerai sur une presqu’île désolée et inhabitée, appelée la Guajira. Nous, nous repartirons tous les trois pour le British Honduras. Le temps est splendide et la nuit étoilée qui suit cette journée radieuse nous facilite, par une demi-lune puissante, ce projet de débarquement. On va droit à la côte colombienne, je jette l’ancre et petit à petit on sonde pour voir s’ils peuvent débarquer. Malheureusement, l’eau est très profonde et il nous faut nous approcher dangereusement d’une côte rocheuse pour arriver à avoir moins d’un mètre cinquante d’eau. On se serre la main, chacun d’eux descend, prend pied puis, sa valise sur la tête, avance vers la terre. Nous observons la manœuvre avec intérêt et un peu de tristesse. Ces camarades se sont bien comportés avec nous, ils ont été à la hauteur de toutes les circonstances. Il est regrettable qu’ils abandonnent le bateau. Pendant qu’ils s’approchent de la côte, le vent tombe complètement. Merde ! pourvu qu’on ne soit pas vus du village marqué sur la carte et qui s’appelle Rio Hacha ! C’est le premier port où se trouvent des autorités policières. Espérons que non. Il me semble que nous sommes bien plus en avant du point indiqué en raison du petit phare qui se trouve à la pointe que nous venons de passer.

Attendre, attendre… Les trois ont disparu après avoir lancé un adieu avec mouchoir blanc. Le vent, nom de nom ! Du vent pour décoller de cette terre colombienne qui est un point d’interrogation pour nous ! En effet, on ne sait pas s’ils rendent ou non les prisonniers évadés. Tous trois, nous préférons la certitude du British Honduras à l’inconnu de la Colombie. C’est seulement à trois heures de l’après-midi que le vent se lève et qu’on peut s’en aller. Je monte toute la voile et, penché un peu trop peut-être, on file doucement plus de deux heures de temps quand une vedette chargée d’hommes se dirige droit sur nous et tire en l’air des coups de fusil pour nous faire stopper. Je fonce sans obéir, essayant de gagner du large pour sortir des eaux territoriales. Impossible. Cette puissante vedette nous rattrape en moins d’une heure et demie de chasse et, braqués par dix hommes le fusil à la main, on est obligés de se rendre.

Ces soldats ou policiers qui nous ont arrêtés ont tous des gueules particulières : un pantalon sale qui a été blanc, des tricots de laine qui n’ont certainement jamais été lavés, avec des trous, tous pieds nus sauf le « commandant » mieux vêtu et plus propre. S’ils sont mal vêtus, ils sont armés jusqu’aux dents : une cartouchière pleine de balles comme ceinture, des fusils de guerre bien entretenus et, par surcroît, une gaine abritant un grand poignard, le manche à portée de la main. Celui qu’ils appellent « commandant » a une tête de métis assassin. Il porte un gros revolver qui pend, lui aussi, d’un ceinturon plein de balles. Comme ils ne parlent qu’espagnol, on ne comprend pas ce qu’ils disent, mais ni leur regard, ni leurs gestes, ni le ton de leur voix ne sont sympathiques, tout est hostile.

Nous allons à pied du port à la prison, traversant le village qui est effectivement Rio Hacha, encadrés par six chenapans plus trois qui marchent à deux mètres, leur arme dirigée contre nous. L’arrivée n’est donc pas des plus sympathiques.

On arrive dans la cour d’une prison entourée d’un petit mur. Une vingtaine de prisonniers barbus et sales sont assis ou debout, qui nous regardent eux aussi avec des regards hostiles. « Vamos, vamos. » On comprend qu’ils veulent dire : « Allons, allons. » Ce qui nous est difficile car Clousiot bien qu’il aille beaucoup mieux, marche toujours sur le fer de sa jambe plâtrée et ne peut pas aller vite. Le « commandant », qui est resté en arrière, nous rejoint avec, sous le bras, la boussole et le ciré. Il mange de nos galettes avec notre chocolat, et nous comprenons tout de suite qu’on va être dépouillés de tout. On ne se trompe pas. Nous sommes enfermés dans une salle dégueulasse avec une fenêtre à gros barreaux. Par terre, des planches avec, d’un côté, une espèce d’oreiller en bois : ce sont des lits. « Français, Français » vient nous dire à la fenêtre un prisonnier lorsque les policiers sont partis après nous avoir enfermés.

— Que veux-tu ?

— Français, pas bon, pas bon !

— Pas bon, quoi ?

— Police.

— Police ?

— Oui, police pas bon. » Et il s’en va. La nuit est tombée, la salle est éclairée par une lampe électrique qui doit être de faible ampérage car elle éclaire peu. Des moustiques nous sifflent aux oreilles et se mettent dans nos nez.

— Eh bien, on est beaux ! Ça va nous coûter cher d’avoir accepté de débarquer ces mecs.

— Que veux-tu, on ne savait pas. C’est surtout qu’on n’a pas eu de vent.

— Tu t’es trop approché, dit Clousiot.

— Ferme ça. C’est pas le moment de s’accuser ou d’accuser les autres, c’est le moment de serrer les coudes. On doit être plus unis que jamais.

— Pardon, tu as raison, Papi. C’est la faute de personne.

Oh ! ce serait trop injuste d’avoir tant lutté et que la cavale se termine là, aussi lamentablement. Ils ne nous ont pas fouillés. J’ai dans ma poche mon plan, je m’empresse de le mettre. Clousiot met aussi le sien. On a bien fait de ne pas s’en défaire. D’ailleurs, c’est un portefeuille étanche et peu volumineux, facile à garder sur nous. A ma montre il est huit heures du soir. On nous apporte du sucre cassonade marron, un morceau comme le poing chacun, et trois espèces de paquets de pâte de riz cuite à l’eau et au sel. « Buenas noches ! » — « Ça doit vouloir dire : bonne nuit », dit Maturette. Le lendemain à sept heures on nous sert dans la cour du café excellent dans des gobelets en bois. Vers huit heures, le commandant passe. Je lui demande d’aller au bateau pour prendre nos affaires. Ou il n’a pas compris, ou il fait semblant. Plus je le regarde, plus je lui trouve la gueule d’un assassin. Il porte à gauche une petite bouteille dans un étui de cuir, il la sort, la débouche, boit une gorgée, crache et me tend le flacon. Devant ce premier geste aimable, je la prends et je bois. Heureusement que j’en ai pris très peu, c’est du feu au goût d’alcool à brûler. Je l’avale rapidement et me mets à tousser et il rit bruyamment, cet Indien métissé de Noir !

A dix heures arrivent plusieurs civils vêtus de blanc et cravatés. Ils sont six ou sept et entrent dans un bâtiment qui parait être la direction de la prison. On nous fait appeler. Ils sont tous assis sur des chaises en demi-cercle dans une salle où trône un grand tableau d’un officier blanc très décoré : « Presidente Alfonso Lopez de Colombia ». Un de ces messieurs fait asseoir Clousiot en lui parlant en français, nous on reste debout. L’individu du centre, maigre, un nez en bec d’aigle et des lunettes aux verres coupés, commence à m’interroger. L’interprète ne traduit rien et me dit :

— Le monsieur qui vient de parler et qui va vous interroger est le juge de la ville de Rio Hacha, les autres sont des notables, amis à lui. Moi, qui sers de traducteur, je suis un Haïtien qui dirige les travaux d’électricité de ce département. Je crois que parmi ces gens-là, malgré qu’ils ne le disent pas, quelques-uns comprennent un peu le français, peut-être même le juge.

Le juge s’impatiente de ce préambule et commence en espagnol son interrogatoire. Le Haïtien traduit au fur et à mesure les demandes et les réponses.

— Vous êtes français ?

— Oui.

— D’où venez-vous ?

— Curaçao.

— Et avant ?

— Trinidad.

— Et avant ?

— Martinique.

— Vous mentez. Notre consul de Curaçao a été averti, il y a plus d’une semaine, de surveiller les côtes parce que six évadés du pénitencier de France allaient essayer de débarquer chez nous.

— Bon. Nous sommes des évadés du pénitencier.

— Cayenero alors ?

— Oui.

— Si un pays aussi noble que la France vous a envoyés si loin et punis si sévèrement, c’est que vous êtes des bandits très dangereux ?

— Peut-être.

— Voleurs ou assassins ?

— Meurtriers.

— Matador, c’est pareil. Alors vous êtes des matadors ? Ou sont les trois autres ?

— Ils sont restés à Curaçao.

— Vous mentez encore. Vous les avez débarqués à soixante kilomètres d’ici dans un pays qui s’appelle Castillette. Ils sont arrêtés, heureusement, et seront là dans quelques heures. Vous avez volé ce bateau ?

— Non, on nous en a fait cadeau, l’évêque de Curaçao.

— Bon. Vous allez rester prisonniers ici jusqu’à ce que le gouverneur décide ce qu’on doit faire de vous. Pour avoir commis le délit de débarquer trois de vos complices sur territoire colombien en essayant par la suite de reprendre la mer, je condamne à trois mois de prison le capitaine du bateau, vous, et à un mois les deux autres. Conduisez-vous bien si vous ne voulez pas être châtiés corporellement par les policiers qui sont des hommes très durs. Avez-vous quelque chose à dire ?

— Non. Je désire seulement recueillir mes affaires et les vivres qui sont à bord du bateau.

— Tout cela est confisqué par la douane sauf un pantalon, une chemise, une veste et une paire de souliers pour chacun de vous. Le reste est confisqué et n’insistez pas : il y a rien à faire, c’est la loi. » On se retire dans la cour. Le juge est assailli par les misérables prisonniers du pays : « Docteur, docteur ! » Il passe au milieu d’eux, plein de son importance, sans répondre et sans s’arrêter. Ils sortent de la prison et disparaissent.

A une heure arrivent les trois autres dans un camion avec sept ou huit hommes armés. Ils descendent tout penauds avec leur valise. On rentre avec eux dans la salle.

— Quelle erreur monstrueuse nous avons commise et nous vous avons fait commettre, dit le Breton. On est impardonnables, Papillon. Si tu veux me tuer, tu peux le faire, je ne me défendrai même pas. On n’est pas des hommes, on est des pédés. On a fait ça par peur de la mer, eh bien, d’après l’aperçu que j’ai de la Colombie et des Colombiens, les dangers de la mer c’était de la rigolade par rapport aux dangers d’être dans les mains de cocos pareils. C’est à cause du manque de vent que vous avez été marrons ?

— Oui, Breton. Je n’ai à tuer personne, tous on a fait l’erreur. Je n’avais qu’à refuser de vous débarquer et rien ne se serait passé.

— Tu es trop bon, Papi.

— Non, je suis juste. » Je leur raconte l’interrogatoire. « Enfin, peut-être que le gouverneur va nous mettre en liberté.

— Ouais. Comme dit l’autre : espérons, l’espoir fait vivre.

A mon avis les autorités de ce bled à demi civilisé ne peuvent pas prendre de décision sur notre cas. Ce n’est qu’en haut lieu qu’on décidera si nous pouvons rester en Colombie, être rendus à la France, ou remis sur notre bateau pour aller plus loin. Ce serait bien le diable si ces gens à qui nous n’avons causé aucun préjudice prenaient la plus grave décision car enfin nous n’avons commis aucun délit sur leur territoire.

Voici une semaine que nous sommes là. Pas de changement si ce n’est que l’on parle de nous transférer sous bonne garde dans une ville plus importante, à deux cents kilomètres de là, Santa Marta. Ces policiers aux gueules de boucaniers ou de corsaires n’ont pas changé d’attitude envers nous. Hier, encore un peu je recevais un coup de fusil de l’un d’eux pour lui avoir repris mon savon au lavoir. On est toujours dans cette salle pourrie de moustiques, heureusement un peu plus propre que nous l’avons trouvée grâce à Maturette et au Breton qui la lavent chaque jour. Je commence à me désespérer, je perds confiance. Cette race de Colombiens, mélange d’Indiens et de Noirs, ces métissés d’Indiens et d’Espagnols qui ont dans l’ancien temps été les maîtres de ce pays, me fait perdre confiance. Un vieux journal de Santa Marta m’est prêté par un prisonnier colombien. En première page, nos six photos et au-dessous le commandant de la police, avec son énorme chapeau de feutre, un cigare à la bouche et la photographie d’une dizaine de policiers armés de leurs pétoires. Je comprends que la capture est romancée, et agrandi le rôle joué par eux. On dirait que la Colombie entière s’est sauvée d’un danger terrible par notre arrestation. Et pourtant la photo des bandits est plus sympathique à regarder que celle des policiers. Les bandits ont plutôt l’air d’honnêtes gens, tandis que les policiers, pardon ! en commençant par le commandant, on est fixé ! Que faire ? Je commence à savoir quelques mots d’espagnol : s’évader, fugarse ; prisonnier, preso ; tuer, matar ; chaîne, cadena ; menottes, esposas ; homme, hombre ; femme, mujer.

CAVALE DE RIO HACHA

Il y a un mec dans la cour qui constamment porte les menottes et dont je me fais un ami. On fume le même cigare, cigare long et fin, très fort, mais on fume. J’ai compris qu’il est contrebandier entre le Venezuela et l’île d’Araba. Il est accusé d’avoir tué des gardes-côtes et attend son procès. Certains jours, il est extraordinairement calme et d’autres, nerveux et excité. J’arrive à remarquer qu’il est calme quand on est venu le voir et qu’il mâche des feuilles qu’on lui apporte. Un jour il m’en donne la moitié d’une, et tout de suite je comprends. Ma langue, mon palais et mes lèvres deviennent insensibles. Les feuilles sont des feuilles de coca. Cet homme de trente-cinq ans aux bras velus et à la poitrine couverte de poils frisés très noirs doit être d’une force peu commune. Ses pieds nus ont, dessous, un telle corne, que bien des fois il en enlève des bouts de verre ou un clou, qui se sont piqués dedans mais sans atteindre la chair.

— Fuga, toi et moi », dis-je un soir au contrebandier. À une visite de l’Haïtien je lui avais demandé un dictionnaire français-espagnol. Il a compris, le mec, et me fait signe que lui il voudrait s’évader, mais les menottes ! Ce sont des menottes américaines à cran. Elles ont une fente pour la clef qui sûrement est une clef plate. Avec un fil de fer aplati au bout, le Breton me fabrique un crochet. Après plusieurs essais, j’ouvre les menottes de mon nouvel ami quand je veux. Il est seul dans un calabozo (cachot), la nuit, dont les barreaux sont assez gros. Chez nous les barreaux sont fins, on peut certainement les écarter. Il n’y aura donc qu’un barreau à scier, celui d’Antonio — il s’appelle Antonio, le Colombien. « Comment avoir une sacette (scie) ? » — « Plata (argent). » — « Cuanto (combien) ? » — « Cent pesos. » — « Dollars ? » — « Dix. » Bref pour dix dollars que je lui donne il est en possession de deux scies à métaux. Je lui explique, en dessinant sur la terre de la cour, que chaque fois qu’il a scié un peu, il doit mélanger la sciure de fer avec de la pâte des boules de riz qu’on nous donne, et colmater bien la fente. Au dernier moment, avant de rentrer, je lui ouvre une menotte. Au cas où on les lui vérifierait, il n’a qu’à appuyer dessus pour qu’elle se referme seule. Il met trois nuits pour couper le barreau. Il m’explique qu’en moins d’une minute il terminera de le couper et qu’il est sûr de pouvoir le doubler avec ses mains. Il doit venir me chercher.

Il pleut souvent, aussi il dit que la « primera noche de Iluvia » (première nuit de pluie) il viendra. Cette nuit il pleut à torrents. Mes camarades sont au courant de mes projets, personne ne veut me suivre, ils croient que la région où je veux me rendre est trop loin. Je veux me rendre à la pointe de la péninsule colombienne, à la frontière du Venezuela. Sur la carte qu’on possède, il est écrit que ce territoire s’appelle « Guajira » et que c’est un territoire contesté, ni colombien ni vénézuélien. Le Colombien dit que « eso es la tierra de los indios (c’est la terre des Indiens) » et qu’il n’y a aucune police, ni colombienne ni vénézuélienne. Quelques contrebandiers passent par là. C’est dangereux car les Indiens Guajiros ne tolèrent pas qu’un homme civilisé pénètre dans leur territoire. Ils sont de plus en plus dangereux à l’intérieur des terres. Sur la côte, il y a des Indiens pêcheurs qui, par l’intermédiaire d’autres Indiens un peu plus civilisés, trafiquent avec le village de Castillette et un hameau, La Vela. Lui, Antonio, ne veut pas aller là-bas. Ses compagnons ou lui-même auraient tué quelques Indiens lors d’une bataille avec eux, un jour que le bateau chargé de contrebande s’était par force réfugié sur la côte de leur territoire. Mais Antonio s’engage à m’emmener très près de la Guajira, ensuite je devrai continuer seul. Tout cela, inutile que je le dise, a été très laborieux à construire entre nous parce qu’il emploie des mots qui ne sont pas dans le dictionnaire. Donc, cette nuit il pleut à torrents. Je suis près de la fenêtre. Une planche a été décollée il y a longtemps du bat-flanc. Nous ferons une pesée pour écarter les barreaux. A un essai fait il y a deux nuits, on a vu qu’ils cédaient facile.

— Listo (prêt).

La gueule d’Antonio apparaît, collée contre les barreaux. En une pesée, aidé de Maturette et du Breton, le barreau non seulement s’écarte mais se descelle par en bas. On me pousse en me levant et je reçois des claques sur les fesses avant de disparaître. Ces claques sont la poignée de main de mes amis. On est dans la cour. La pluie torrentielle fait un bruit infernal en tombant sur les toits en tôle. Antonio me prend la main et m’entraîne jusqu’au mur. Le sauter est un jeu car il n’a que deux mètres. Toutefois je me coupe la main sur un des verres du sommet, ça ne fait rien, en route. Ce sacré Antonio arrive à reconnaître son chemin au milieu de cette pluie qui nous empêche de voir à trois mètres. Il en profite pour traverser carrément tout le village, puis on prend une route entre la brousse et la côte. Très tard dans la nuit, une lumière. Il nous faut faire un long détour dans la brousse heureusement peu touffue, et on retombe dans le chemin. On marche sous la pluie jusqu’au lever du jour. Au départ il m’a donné une feuille de coca que je mâche de la même façon que je lui ai vu faire à la prison. Je ne suis pas fatigué du tout quand le jour se lève. Est-ce la feuille ? Certainement. Malgré le jour on continue à marcher. De temps en temps il se couche et met une oreille contre la terre ruisselante d’eau. Et on repart.

Il a une façon curieuse de marcher. Il ne court ni ne marche, c’est des espèces de petits bonds successifs, tous de la même longueur, les bras se balançant comme s’il ramait l’air. Il a dû entendre quelque chose car il m’entraîne dans la brousse. Il pleut toujours. En effet, il passe devant nos yeux un rouleau tiré par un tracteur, pour aplatir la terre sur la route sûrement.

Dix heures et demie du matin. La pluie s’est arrêtée, le soleil s’est levé. On est entrés dans la brousse après avoir marché plus d’un kilomètre sur l’herbe et non sur le chemin. Couchés sous une plante très touffue, entourés par une végétation épaisse et pleine de piquants, je crois qu’on ne craint rien et pourtant Antonio ne me laisse pas fumer ni parler bas. Antonio n’arrêtant pas d’avaler le jus des feuilles, je fais comme lui mais un peu plus modérément. Il a une pochette avec plus de vingt feuilles dedans, qu’il me fait voir. Ses dents magnifiques brillent dans l’ombre quand il rit sans bruit. Comme c’est plein de moustiques, il a mâché un cigare et avec la salive pleine de nicotine on s’est barbouillé la figure et les mains. Depuis on est tranquilles. Sept heures du soir. La nuit est tombée mais la lune éclaire trop le chemin. Il met son doigt sur neuf heures et dit : « Iluvia (pluie). » Je comprends qu’à neuf heures il va pleuvoir. En effet, à neuf heures vingt il pleut, on repart. J’ai appris, pour rester à sa hauteur, à sauter en marchant et à ramer avec mes bras. Ce n’est pas difficile, on avance plus vite qu’en marchant vite et pourtant on ne court pas. Dans la nuit, nous avons dû entrer en brousse trois fois pour laisser passer une auto, un camion et une charrette tirée par deux ânes. Grâce à ces feuilles je ne sens pas la fatigue quand le jour se lève. La pluie s’arrête à huit heures et alors, même chose, on marche doucement dans l’herbe pendant plus d’un kilomètre puis on entre en brousse se cacher. L’inconvénient de ces feuilles, c’est qu’on ne peut pas dormir. On n’a pas fermé l’œil depuis le départ. Les pupilles d’Antonio sont tellement dilatées qu’il n’y a plus d’iris. Les miennes doivent être pareilles.

Neuf heures du soir. Il pleut. On dirait que la pluie attend cette heure pour se mettre à tomber. Je saurai plus tard qu’aux tropiques, quand la pluie commence à tomber à telle heure, durant tout le quartier de lune elle tombera à la même heure chaque jour et s’arrêtera à peu près à la même heure aussi. Au début de la marche, cette nuit, on entend des cris puis on voit des lumières. « Castillette », dit Antonio. Ce diable d’homme me prend par la main sans hésiter, nous rentrons en brousse et après une marche pénible de plus de deux heures, nous nous retrouvons sur la route. On marche, on saute plutôt, pendant tout le reste de la nuit et une grande partie de la matinée. Le soleil a séché nos vêtements sur nous. Voilà trois jours qu’on est mouillés, trois jours qu’on n’a mangé qu’un morceau de cassonade, le premier jour. Antonio a l’air d’être presque sûr que nous ne rencontrerons pas de mauvaises personnes. Il marche insouciamment et voici plusieurs heures qu’il n’a pas mis son oreille contre la terre. Le chemin côtoyant la plage, Antonio coupe un bâton. Maintenant nous marchons sur le sable humide. Nous avons laissé le chemin. Antonio s’arrête pour examiner une large trace de sable aplati, de cinquante centimètres, qui sort de la mer et arrive au sable sec. On suit la trace et arrivés à un endroit où la raie s’élargit en forme de cercle, Antonio enfonce son bâton. Quand il le relire, il y reste collé un liquide jaune, comme du jaune d’œuf. Effectivement, je l’aide à faire un trou en grattent le sable avec nos mains et, peu de temps après, apparaissent des œufs, trois ou quatre cents à peu près, je ne sais pas. Ce sont des œufs de tortue de mer. Ces œufs n’ont pas de coquilles, seulement une peau. On en prend toute une chemise qu’Antonio s’est enlevée, peut-être une centaine. On sort de la plage et nous traversons le chemin pour rentrer en brousse. A l’abri de tout regard, nous commençons à manger, rien que le jaune m’indique Antonio. D’un coup de ses dents de loup il tranche la peau qui enveloppe l’œuf, fait couler le blanc puis aspire le jaune, un lui, un moi. Il en ouvre une quantité, en gobant un et me passant l’autre. Repus à crever, on s’allonge avec chacun notre veste comme oreiller. Antonio dit :

— Mañana tu sigues solo dos dias más. De mañana en adelante no hay policias (Demain toi tu continues seul deux jours de plus. A partir de demain il n’y aura plus de policiers).

Dernier poste frontière ce soir dix heures. Nous le reconnaissons aux aboiements de chiens et à une maisonnette farcie de lumière. Tout cela évité d’une façon magistrale par Antonio. Nous marchons alors toute la nuit sans prendre de précautions. Le chemin n’est pas large, c’est un sentier que l’on sent être quand même fréquenté car il est nettement sans herbes. Il a à peu près cinquante centimètres de large et longe la brousse en dominant la plage d’une hauteur de deux mètres environ. On voit aussi, imprimés par endroit, des marques de fers de chevaux et d’ânes. Antonio s’assied sur une grosse racine d’arbre et me fait signe de m’asseoir. Le soleil frappe dur. A ma montre il est onze heures, au soleil il doit être midi : un petit bâton planté dans la terre ne fait aucune ombre, donc c’est midi et je mets ma montre à midi. Antonio vide son sac de feuilles de coca : il y en a sept. Il m’en donne quatre et en garde trois. Je m’éloigne un peu, entre dans la brousse, reviens avec cent cinquante dollars de Trinidad et soixante florins et les lui tends. Il me regarde très étonné, touche les billets, ne comprend pas pourquoi ils sont dans cet état de neuf et comment ils ne se sont jamais mouillés puisque jamais il ne m’a vu les sécher. Il me remercie, tous les billets dans sa main, réfléchit longuement puis prend six billets de cinq florins, donc trente florins, et me rend le reste. Malgré mon insistance il refuse d’accepter plus. A ce moment quelque chose change en lui. Il était décidé qu’on allait se quitter là, mais il a l’air de vouloir m’accompagner maintenant un jour de plus. Après, il fera demi-tour, me fait-il comprendre. Bon, on part après avoir gobé quelques jaunes d’œufs et avoir allumé un cigare après bien du travail pour avoir du feu en frappant plus d’une demi-heure deux pierres l’une contre l’autre pour faire prendre un peu de mousse sèche.

Voici trois heures que l’on marche quand vient vers nous, sur une ligne droite, un homme à cheval. Cet homme porte un chapeau de paille immense, des bottes, pas de pantalon mais une espèce de slip en cuir, une chemise verte et une veste délavée, verte aussi, genre militaire. Comme arme, une carabine très belle et un énorme revolver à la ceinture.

— Caramba ! Antonio, hijo mio (mon fils). » De très loin Antonio avait reconnu le cavalier, il ne m’avait rien dit mais il savait qui arrivait, c’était flagrant. Il descend de cheval, ce grand gaillard cuivré de quarante ans au moins, et ils se donnent mutuellement de grands coups dans les épaules. Cette façon de s’embrasser, je la retrouverai par la suite partout.

— Et celui-là ?

— Compañero de fuga (compagnon d’évasion), un Français.

— Où vas-tu ?

— Le plus près possible des pêcheurs indiens.

— Il veut passer par le territoire indien, entrer au Venezuela et là-bas chercher un moyen pour retourner à Aruba ou Curaçao.

— Indien Guajiro mal, dit l’homme. Tu n’es pas armé, toma (prends). » Il me donne un poignard avec sa gaine de cuir et son manche en corne polie. On s’est assis au bord du sentier. Je défais mes chaussures, mes pieds sont en sang. Antonio et le cavalier parlent rapidement, on voit clairement que mon projet de traverser la Guajira ne leur plaît pas. Antonio me fait signe de monter à cheval : mes souliers attachés sur mon épaule, je resterai pieds nus pour sécher mes plaies. Je comprends tout ça par gestes. Le cavalier monte sur le cheval, Antonio me donne la main et, sans comprendre, je suis emporté au galop à califourchon derrière l’ami d’Antonio. Toute la journée et toute la nuit on a galopé. De temps en temps on s’arrête, il me passe une bouteille d’anis, j’en bois un peu chaque fois. Au lever du jour, il s’arrête. Le soleil se lève, il me donne du fromage dur comme du fer et deux galettes, six feuilles de coca et me fait cadeau d’un sac spécial pour les porter, étanche, qu’on attache à la ceinture. Il m’étreint dans ses bras en me tapant sur les épaules comme je l’ai vu faire avec Antonio, remonte sur son cheval et part au grand galop.

LES INDIENS

Je marche jusqu’à une heure de l’après-midi. Il n’y a plus de brousse, plus d’arbre à l’horizon. La mer scintille, argentée, sous le soleil brûlant. Je marche pieds nus, toujours mes chaussures pendant à cheval sur mon épaule gauche. Au moment où je décide de me coucher, il me semble apercevoir au loin cinq ou six arbres, ou des rochers, bien en retrait de la plage. Je cherche à évaluer la distance : dix kilomètres, peut-être. Je prends une grosse demi-feuille et, tout en mâchant, je repars d’un pas assez rapide. Une heure après j’identifie ces cinq ou six choses : ce sont des paillotes avec toit de chaume, ou de paille, ou de feuilles marron clair. De l’une d’elles sort de la fumée. Puis je vois des gens. Ils m’ont vu. Je perçois les cris et les gestes que fait un groupe en direction de la mer. Je vois alors quatre bateaux qui s’approchent rapidement de la plage et qui débarquent une dizaine de personnes. Tout le monde est réuni devant les maisons et regarde vers moi. Je vois nettement qu’hommes et femmes sont nus, ayant seulement quelque chose qui pend devant pour cacher le sexe. Je marche lentement vers eux. Trois sont appuyés sur des arcs et tiennent à la main une flèche. Aucun geste, ni d’hostilité ni d’amitié. Un chien aboie et rageusement se précipite sur moi. Il me mord au bas du mollet, emportant un morceau du pantalon… Quand il revient à la charge, il reçoit dans l’arrière-train une petite flèche sortie je ne sais d’où (j’ai su après : d’une sarbacane), s’enfuit en hurlant et parait rentrer dans une maison. J’approche en boitant, car il m’a sérieusement mordu. Je ne suis qu’à dix mètres du groupe. Pas un seul n’a bougé ni parlé, les enfants sont derrière leur mère. Ils ont des corps cuivrés, nus, musclés, splendides. Les femmes ont des seins droits, durs et fermes avec des pointes énormes. Une seule a de gros seins pendants.

L’un d’eux est tellement noble dans son attitude, ses traits sont si fins, sa race d’une noblesse incontestable se manifeste si clairement que je vais droit sur lui. Il n’a ni arc ni flèches. Il est aussi grand que moi, ses cheveux sont bien coupés avec une grosse frange à hauteur des sourcils. Ses oreilles sont cachées par les cheveux qui, derrière, arrivent à hauteur du lobe des oreilles, noirs de jais, presque violets. Ses yeux sont gris fer. Pas un poil, ni à la poitrine, ni aux bras, ni aux jambes. Ses cuisses cuivrées sont musclées ainsi que ses jambes, galbées et fines. Il est pieds nus. A trois mètres de lui, je m’arrête. Il fait alors deux pas et me regarde droit dans les yeux. Cet examen dure deux minutes. Ce visage dont pas un trait ne bouge, paraît une statue de cuivre aux yeux bridés. Puis il sourit et me touche l’épaule. Alors tout le monde vient me toucher et une jeune Indienne me prend par la main et m’entraîne à l’ombre d’une des paillotes. Là, elle relève la jambe de mon pantalon. Tout le monde est autour, assis en cercle. Un homme me tend un cigare allumé, je le prends et me mets à fumer. Tout le monde rit de ma façon de fumer, car eux fument, femmes et hommes, le feu dans la bouche. La morsure ne saigne plus, mais un morceau d’à peu près la moitié d’une pièce de cent sous a été emporté. La femme arrache les poils puis, quand tout est bien épilé, elle lave la blessure avec de l’eau de mer qu’une petite Indienne est allée chercher. Avec l’eau, elle presse pour faire saigner. Pas satisfaite, elle gratte chaque trou qu’elle a agrandi avec un morceau de fer aiguisé. Je m’efforce de ne pas broncher car tout le monde m’observe. Une autre jeune Indienne veut l’aider, elle la repousse durement. A ce geste, tout le monde se met à rire. Je comprends qu’elle a voulu indiquer à l’autre que je lui appartiens exclusivement et que c’est pour cela que tout le monde rit. Puis elle coupe les deux jambes de mon pantalon bien au-dessus des genoux. Elle prépare sur une pierre des algues de mer qu’on lui a apportées, les met sur la plaie et les attache avec des bandes tirées de mon pantalon. Satisfaite de son œuvre elle me faite signe de me lever.

Je me lève, je quitte ma veste. A ce moment elle voit dans l’échancrure de ma chemise un papillon tatoué que j’ai au bas du cou. Elle regarde puis, découvrant d’autres tatouages, elle m’enlève elle-même ma chemise pour mieux voir. Tous, hommes et femmes, sont très intéressés par les tatouages de ma poitrine : à droite, un disciplinaire de Calvi ; à gauche, la tête d’une femme ; sur l’estomac, une gueule de tigre ; sur la colonne vertébrale, un grand marin crucifié et sur toute la largeur des reins, une chasse aux tigres avec chasseurs, palmiers, éléphants et tigres. Quand ils ont aperçu ces tatouages, les hommes écartent les femmes et longuement, minutieusement, touchent, regardent chaque tatouage. Après le chef, chacun donne son opinion. A partir de ce moment, je suis définitivement adopté par les hommes. Les femmes m’avaient adopté dès le premier moment où le chef avait souri et m’avait touché l’épaule.

On entre dans la plus grande des paillotes et là, je suis complètement déconcerté. La paillote est faite de terre battue rouge brique. Elle a huit portes, est ronde et, à l’intérieur, la charpente supporte dans un coin des hamacs bariolés de couleurs vives en pure laine. Au milieu, une pierre ronde et plate, autour de cette pierre brune et polie, des pierres plates pour s’asseoir. Au mur, plusieurs fusils à deux canons, un sabre de militaire et, accrochés partout, des arcs de toutes dimensions. Je note aussi une carapace de tortue énorme où un homme pourrait se coucher, une cheminée faite en pierres sèches bien arrangées les unes sur les autres en un tout homogène sans l’ombre de ciment. Sur la table, une moitié de calebasse avec, au fond, deux ou trois poignées de perles. On me donne à boire dans une toutoune en bois un breuvage de fruit fermenté, aigre-doux, très bon, puis, sur une feuille de bananier, on m’apporte un gros poisson d’au moins deux kilos cuit sur la braise. Je suis invité à manger et je mange lentement. Quand j’ai fini ce délicieux poisson, la femme me prend par la main et me mène à la plage où je me lave les mains et la bouche à l’eau de mer. Puis nous revenons. Assis en rond, la jeune Indienne à côté de moi, sa main sur ma cuisse, nous essayons par des gestes et des paroles d’échanger quelques renseignements sur nous.

D’un seul coup le chef se lève, va au fond de la hutte, revient avec un morceau de pierre blanche et fait des dessins sur la table. D’abord des Indiens nus et leur village, puis la mer. A droite du village indien, des maisons avec fenêtres, des hommes et des femmes habillés. Les hommes ont un fusil à la main ou un bâton. A gauche, un autre village, les hommes avec fusils et chapeau, sale gueule, les femmes habillées. Après que j’ai bien regardé les dessins, il s’aperçoit qu’il a oublié quelque chose et il trace un chemin qui va du village indien au patelin à droite, et un autre chemin à gauche vers l’autre village. Pour m’indiquer comment ils sont situés par rapport à son village, il dessine du côté vénézuélien, à droite, un soleil représenté par un rond et des traits qui sortent de tous côtés et du côté du village colombien, un soleil coupé à l’horizon par une ligne sinueuse. Il n’y a pas à se tromper : d’un côté le soleil se lève, de l’autre il se couche. Le jeune chef regarde son œuvre avec fierté et tout le monde, tour à tour, regarde. Quand il voit que j’ai bien compris ce qu’il voulait dire, il prend la craie et couvre de traits les deux villages, seul le sien reste intact. Je comprends qu’il veut me dire que les gens des villages sont méchants, qu’il ne veut rien avoir à faire avec eux et que seul son village est bon. A qui le dit-il !

Avec un chiffon de laine mouillé on essuie la table. Quand c’est sec, il me met dans la main le bout de craie et c’est à moi de raconter mon histoire en dessins. C’est plus compliqué que la sienne. Je dessine un homme les mains liées avec deux hommes armés qui le regardent, puis ce même homme qui court et les deux hommes qui le poursuivent le fusil braqué. Je fais trois fois la même scène, mais chaque fois je suis un peu plus éloigné de mes poursuivants et, à la dernière, les policiers sont arrêtés et moi je continue de courir vers leur village que je dessine avec les Indiens et le chien et, en avant de tous, le chef les bras tendus vers moi.

Mon dessin ne devait pas être si mal réussi car après des parlotes assez longues entre les hommes, le chef ouvrit les bras comme dans mon dessin. Ils avaient compris.

La même nuit, l’Indienne m’emmena dans sa hutte où vivaient six Indiennes et quatre Indiens. Elle installa un magnifique hamac de laine bariolé très large et où facilement on pouvait coucher à deux en travers. Je m’étais couché dans le hamac, mais dans le sens de la longueur, quand elle s’installa dans un autre hamac et se coucha en travers. Je fis pareil et alors elle vint se coucher à côté de moi. Elle me toucha le corps, les oreilles, les yeux, la bouche avec ses doigts longs et fins mais très rugueux, pleins de blessures cicatrisées, petites mais striées. C’était les coupures qu’elles se font avec le corail quand elles plongent pour ramasser les huîtres à perles. Quand à mon tour je caresse son visage, elle me prend la main, très étonnée de la rencontrer fine, sans corne. Après cette heure de hamac, on se lève et on se rend à la grande hutte du chef. On me donna les fusils à examiner, des calibres 12 et 16 de Saint-Etienne. Ils avaient six boîtes pleines de cartouches de plombs double zéro.

L’Indienne est de taille moyenne, elle a des yeux gris fer comme le chef, son profil est très pur, elle porte des cheveux tressés qui lui arrivent aux hanches, avec une raie au milieu. Ses seins sont admirablement bien faits, hauts et en forme de poire. Les bouts sont plus noirs que la peau cuivrée et très longs. Pour embrasser, elle mordille, elle ne sait pas embrasser. Je lui ai vite appris à embrasser à la civilisée. Quand on marche, elle ne veut pas marcher à côté de moi, il n’y a rien à faire, elle marche derrière moi. Une des paillotes est inhabitée et en mauvais état. Aidée des autres femmes, elle arrange le toit de feuilles de coco et raccommode le mur avec des emplâtres de terre rouge très argileuse. Les Indiens possèdent toutes sortes de fers tranchants : couteaux, poignards, sabres d’abattis, haches, binettes, et une fourche avec des dents de fer. Il y a des fait-tout en cuivre, en aluminium, des arrosoirs, des casseroles, une meule d’émeri, un four, des tonneaux de fer et de bois. Des hamacs démesurément grands en pure laine décorés de franges tressées et de dessins coloriés très violents, rouge sang, bleu de prusse, noir cirage, jaune canari. La maison est bientôt finie et elle commence à y apporter des choses qu’elle reçoit des autres Indiens (jusqu’à un harnais d’âne), un rond monté sur trépied en fer pour faire du feu, un hamac où on pourrait coucher à quatre adultes en travers, des verres, des pots de fer-blanc, des casseroles, etc.

On se caresse mutuellement depuis près de quinze jours que je suis là, mais elle s’est refusée violemment à aller jusqu’au bout. Je ne comprends pas, car c’est elle qui m’a provoqué et au bon moment elle ne veut pas. Elle ne met jamais un bout d’étoffe sur elle si ce n’est le cache-sexe, attaché autour de sa fine taille par une cordelette très mince, les fesses toutes nues. Sans cérémonie aucune, nous nous sommes installés dans la maisonnette où il y a trois portes, une au centre du cercle, la principale, les deux autres opposées l’une à l’autre. Ces trois portes, dans le cercle de la maison ronde, forment un triangle isocèle. Ces portes ont toutes leur raison d’être : moi, je dois sortir et rentrer toujours par la porte du nord. Elle, elle doit sortir et rentrer toujours par la porte sud. Je ne dois pas entrer ou sortir par sa porte, elle ne doit pas utiliser la mienne. C’est par la grande porte qu’entrent les amis et, moi ou elle, ne pouvons entrer par la grande porte qu’accompagnés de visiteurs.

C’est seulement quand nous sommes installés dans la maison qu’elle a été mienne. Je ne veux pas entrer dans des détails, mais ce fut une amoureuse ardente et consommée par intuition, qui s’enroula à moi comme une liane. En cachette de tous, sans exception, je la peigne et lui tresse les cheveux. Elle est très heureuse quand je la peigne, un bonheur ineffable se voit sur son visage et en même temps une crainte qu’on nous surprenne, car je comprends qu’un homme ne doit pas peigner sa femme, ni lui frotter les mains avec une pierre comme une pierre ponce, ni lui baiser de certaine façon la bouche et les seins.

Lali, c’est son nom, et moi sommes donc installés à la maison. Je m’étonne d’une chose, c’est que jamais elle ne se sert des poêles ou marmites en fer ou aluminium, elle ne boit jamais dans un verre, elle fait tout dans des casseroles ou pots en terre cuite fabriqués par eux-mêmes.

L’arrosoir sert pour se laver avec la pomme. On va aux cabinets dans la mer.

J’assiste à l’ouverture des huîtres pour y chercher les perles. Ce sont les femmes les plus âgées qui font ce travail. Chaque jeune femme pêcheuse de perles a son sac. Les perles trouvées dans les huîtres sont partagées de la façon suivante : une part pour le chef qui représente la communauté, une part pour le pêcheur, une demi-part pour l’ouvreuse des huîtres et une part et demie pour la plongeuse. Quand elle vit avec sa famille, elle donne ses perles à son oncle, le frère de son père. Je n’ai jamais compris pourquoi c’est aussi l’oncle qui, le premier, entre dans la maison des amoureux à marier, prend le bras de la femme et le passe autour de la taille de l’homme et met le bras droit de l’homme autour de la taille de la femme, l’index devant rentrer dans le nombril. Une fois cela fait, il s’en va.

Donc j’assiste à l’ouverture des huîtres, mais je n’assiste pas à la pêche, car on ne m’a pas invité à monter dans un canot. Ils pêchent assez loin de la côte, à près de cinq cents mètres. Certains jours, Lali revient toute griffée sur les cuisses ou les côtes par le corail. Il arrive que des coupures coule du sang. Elle écrase alors des algues marines et les frotte sur les plaies. Je ne fais rien sans qu’on m’invite par signes à le faire. Je n’entre jamais dans la maison du chef si quelqu’un ou lui-même ne m’y entraîne par la main. Lali soupçonne que trois jeunes Indiennes de son âge viennent se coucher dans l’herbe le plus près possible de la porte de notre maison pour essayer de voir ou d’entendre ce qu’on fait quand nous sommes seuls.

J’ai vu hier l’Indien qui fait la liaison entre le village des Indiens et la première agglomération colombienne, à deux kilomètres du poste frontière. Ce village s’appelle La Vela. L’Indien a deux ânes et porte une carabine Winchester à répétition, il n’a aucun effet sur lui si ce n’est, comme tous, le cache-sexe. Il ne parle pas un mot d’espagnol, et alors, comment il fait ses échanges ? A l’aide du dictionnaire je mets sur un papier : Agujas (aiguilles), de l’encre de chine bleue et rouge et du fil à coudre parce que le chef me demande souvent de le tatouer. Cet Indien de liaison est petit et sec. Il a une horrible blessure au torse qui part de la côte au bas du buste, traverse tout le corps et vient finir sur l’épaule droite. Cette blessure s’est cicatrisée en faisant un bourrelet gros comme un doigt. On met les perles dans une boîte à cigares. La boîte est divisée en compartiments et les perles vont dans les compartiments par grosseur. Quand l’Indien s’en va, j’ai l’autorisation du chef de l’accompagner un peu. Par une façon simpliste, pour m’obliger à retourner, le chef m’a prêté un fusil à deux canons et six cartouches. Il est sûr que je serai ainsi obligé de revenir, certain qu’il est que je n’emporterai pas une chose qui n’est pas à moi. Les ânes n’étant pas chargés, l’Indien monte l’un et moi l’autre. Nous voyageons toute la journée par la même route que j’ai prise pour venir, mais à peu près à trois ou quatre kilomètres du poste frontière, l’Indien tourne le dos à la mer et s’enfonce dans l’intérieur des terres.

Vers cinq heures, on arrive au bord d’un ruisseau où se trouvent cinq maisons d’Indiens. Tous viennent me voir. L’Indien parle, parle et parle jusqu’au moment où il arrive un type avec les yeux, les cheveux, le nez, tout le faciès d’un Indien, sauf la couleur. Il est blanc blafard et a des yeux rouges d’albinos. Il porte un pantalon kaki. Alors, là, je comprends que l’Indien de mon village ne va jamais plus loin que cet endroit. L’Indien blanc me dit :

— Buenos dias (bonjour). Tu eres el matador que se fue con Antonio ? (tu es le tueur qui s’est évadé avec Antonio ?) Antonio es compadre mio de sangre (Antonio est mon parent lié par le pacte du sang mêlé). » Pour se « lier », deux hommes agissent ainsi : ils s’attachent deux bras l’un à l’autre, puis chacun promène son couteau sur le bras de l’autre en l’incisant. Puis ils barbouillent le bras de l’autre de son propre sang et se lèchent réciproquement la main enduite de leur sang.

— Que quieres (Que veux-tu) ?

— Agujas, tinta china roja y azul (aiguilles, encre de chine rouge et bleue). Nada mas (rien d’autre).

— Tu lo tendras de aqui a un cuarto de luna (tu l’auras d’ici à un quart de la lune).

Il parle mieux que moi l’espagnol et on sent qu’il sait établir le contact avec les civilisés, organiser les échanges en défendant avec acharnement les intérêts de sa race. Au moment de partir, il me donne un collier fait de pièces d’argent colombiennes montées, en argent très blanc. Il me dit que c’est pour Lali.

— Vuelva a verme (Retourne me voir) », me dit l’Indien blanc. Pour être sûr que je revienne, il me donne un arc.

Je repars seul et je n’ai pas fait la moitié du chemin de retour que je vois Lali accompagnée d’une de ses sœurs, très jeune, peut-être douze ou treize ans. Lali a certainement de seize à dix-huit ans. Arrivée sur moi comme une folle, elle me griffe la poitrine, car je me cache la figure, puis me mord cruellement au cou. J’ai de la peine à la maintenir en employant toutes mes forces. Subitement elle se calme. Je mets la jeune Indienne sur l’âne et je m’en vais marchant derrière, entrelacé avec Lali. On retourne lentement au village. En chemin, je tue une chouette. J’ai tiré sur elle sans savoir ce que c’était, seulement en voyant des yeux qui brillaient dans la nuit. Lali veut à tout prix l’emporter et l’accroche à la selle de l’âne. Nous arrivons à l’aube. Je suis si fatigué que je veux me laver. Lali me lave puis, devant moi, enlève le cache-sexe de sa sœur, se met à la laver puis se lave elle-même.

Quand elles rentrent toutes deux, je suis assis, attendant que bouille l’eau que j’ai mise à chauffer pour boire avec du citron et du sucre. Alors là, il se passe une chose que je n’ai comprise que bien après. Lali pousse sa sœur entre mes jambes, me prend les bras pour que j’entoure sa taille et je m’aperçois que la sœur de Lali n’a pas de cache-sexe et porte le collier que j’ai donné à Lali. Je ne sais comment me sortir de cette situation si particulière mais, doucement, je retire la petite de mes jambes, la prends dans mes bras et la couche dans le hamac. Je lui enlève le collier et le passe au cou de Lali. Lali se couche à côté de sa sœur et moi à côté de Lali. J’ai compris bien après que Lali avait cru que je prenais des renseignements pour m’en aller parce que je n’étais peut-être pas heureux avec elle et que peut-être sa sœur saurait me retenir. C’est les yeux bouchés par la main de Lali que je me réveille. Il est très tard, onze heures du matin. La petite n’est plus là et Lali me regarde amoureusement avec ses grands yeux gris et me mord doucement la commissure des lèvres. Elle est heureuse de me faire voir qu’elle a compris que je l’aime et que je ne suis pas parti parce qu’elle ne savait pas me retenir.

Devant la maison, est assis l’Indien qui a l’habitude de conduire le canot où monte Lali. Je comprends qu’il l’attend. Lui me sourit et ferme les yeux dans une mimique très jolie où il me dit qu’il sait que Lali dort. Je m’assieds à côté de lui, il parle de choses que je ne comprends pas. Il est extraordinairement musclé, jeune, carré comme un athlète. Il regarde mes tatouages longuement, les examine puis me fait signe qu’il voudrait que je le tatoue. Je fais signe que oui de la tête, mais on dirait qu’il croit que je ne sais pas. Lali arrive. Elle s’est enduit tout le corps d’huile. Elle sait que je n’aime pas ça, mais me fait comprendre que l’eau, avec ce temps nuageux, doit être très froide. Ces mimiques, faites à moitié en riant à moitié sérieusement, sont si jolies que je les lui fais répéter plusieurs fois, faisant semblant de ne pas comprendre. Quand je lui fais signe de recommencer, elle fait une moue qui veut dire clairement : « Est-ce que tu es bête ou c’est moi qui suistorpe (dure) à t’expliquer pourquoi j’ai mis de l’huile ? »

Le chef passe devant nous avec deux Indiennes. Elles portent un énorme lézard vert d’au moins quatre à cinq kilos, et lui, un arc et des flèches. Il vient de le chasser et m’invite à venir plus tard le manger. Lali lui parle et lui me touche l’épaule et me montre la mer. Je comprends que je peux aller avec Lali si je veux. Nous partons tous les trois, Lali, son compagnon de pêche habituel et moi. Un petit bateau très léger, fait avec un bois bouchon, est mis à l’eau facilement. Ils marchent dans l’eau en portant le canot sur l’épaule et on s’enfonce dans l’eau. La mise à la mer est curieuse : l’Indien monte le premier à l’arrière, une énorme pagaie à la main. Lali, de l’eau jusqu’au buste, tient le canot en équilibre et l’empêche de reculer vers la plage, je monte et me mets au milieu puis, d’un seul coup, Lali se trouve dans le canot au même moment que d’un arrachage de sa pagaie l’Indien nous fait avancer en mer. Les vagues sont en forme de rouleaux, des rouleaux de plus en plus hauts au fur et à mesure qu’on va vers le large. A cinq ou six cents mètres du rivage on trouve une espèce de chenal où se trouvent déjà deux bateaux en train de pêcher. Lali a attaché ses tresses sur sa tête au moyen de cinq lanières de cuir rouge, trois en travers, deux en longueur, elles-mêmes attachées au cou. Un fort couteau à la main, Lali suit la grosse barre de fer d’une quinzaine de kilos qui sert d’ancre et que l’homme a envoyée au fond. Le bateau reste ancré mais non tranquille, à chaque rouleau il monte et il descend.

Pendant plus de trois heures, Lali descend et remonte du fond de la mer. On ne voit pas le fond mais au temps qu’elle met, il doit y avoir de quinze à dix-huit mètres. Chaque fois elle remonte des huîtres dans le sac et l’Indien le vide dans le canot. Pendant ces trois heures, jamais Lali ne monte dans le canot. Pour se reposer, elle se tient de cinq à dix minutes accrochée au rebord. On a changé deux fois de place sans que pour cela Lali remonte. Au deuxième endroit, le sac revient avec plus d’huîtres qui sont plus grosses. On retourne à terre. Lali est montée sur le canot et le rouleau a vite fait de nous pousser vers le rivage. La vieille Indienne attend. Lali et moi lui laissons transporter les huîtres sur le sable sec avec l’Indien. Quand toutes les huîtres sont à sec, Lali empêche la vieille de les ouvrir, c’est elle qui commence. Du bout de son couteau, rapidement elle en ouvre une trentaine avant de trouver une perle. Inutile de vous dire que j’en ai gobé au moins deux douzaines. Il faut que l’eau soit froide au fond, car leur chair est fraîche. Doucement elle extirpe la perle, grosse comme un pois chiche. Cette perle, elle est plutôt dans les grandes tailles que dans les moyennes. Comme elle brille, cette perle ! La nature lui a donné les tons des plus changeants sans pour cela être trop voyants. Lali prend la perle entre ses doigts, la met dans sa bouche, la garde un moment puis, l’ayant retirée, la met dans la mienne. Par une série de gestes de sa mâchoire, elle me fait comprendre qu’elle veut que je l’écrase avec mes dents et que je l’avale. Sa supplique devant mon premier refus est si belle que je passe par où elle veut : j’écrase la perle entre mes dents et j’avale les débris. Elle ouvre quatre ou cinq huîtres et me les donne à gober, voulant que toute la perle entre bien en moi. Comme une gosse, elle m’ouvre la bouche après m’avoir couché sur le sable et cherche s’il ne m’est pas resté de petits grains entre les dents. Nous partons, laissant les deux autres continuer le travail.

Voilà un mois que je suis là. Je ne peux pas me tromper, car chaque jour je marque sur un papier le jour et la date. Les aiguilles sont arrivées depuis longtemps avec l’encre de chine rouge, bleue, et violette. J’ai découvert chez le chef trois rasoirs Sulliguen. Il ne s’en sert jamais pour la barbe, les Indiens étant imberbes. Un des rasoirs sert pour faire tomber les cheveux bien graduellement. J’ai tatoué Zato, le chef, sur le bras. Je lui ai fait un Indien casqué, avec des plumes de toutes couleurs. Il est ravi et m’a fait comprendre de ne tatouer personne avant de lui faire un grand tatouage sur la poitrine. Il veut la même tête de tigre que celle que j’ai, avec ses grandes dents. Je ris, je ne sais pas assez dessiner pour faire une aussi belle gueule. Lali m’a épilé tout le corps. A peine elle voit un poil qu’elle l’arrache et me frotte d’une algue de mer qu’elle a pilée, mélangée avec de la centre. Les poils repoussent plus difficilement il me semble.

Cette communauté indienne s’appelle Guajira. Ils vivent sur la côte et à l’intérieur de la plaine, jusqu’au pied des montagnes. Dans les montagnes vivent d’autres communautés qui s’appellent Motilones. Des années après, j’aurai affaire à eux. Les Guajiros ont indirectement, comme je l’ai expliqué, contact avec la civilisation par l’intermédiaire d’échanges. Ceux de la côte remettent à l’Indien blanc leurs perles et aussi des tortues. Les tortues sont fournies vivantes et arrivent à peser environ cent cinquante kilos. Jamais elles n’arrivent au poids et à la grandeur des tortues de l’Orénoque ou du Maroni qui arrivent à peser quatre cents kilos et dont la carapace a quelquefois deux mètres de long sur plus d’un mètre dans leur plus grande largeur. Mises sur le dos, les tortues n’arrivent pas à se relever. J’en ai vu être emportées après être restées trois semaines sur le dos sans manger ni boire, toujours vivantes. Quant aux gros lézards verts, ils sont très bons à manger. Leur chair est délicieuse, blanche et tendre, et leurs œufs cuits dans le sable au soleil sont aussi pleins de saveur. Seul leur aspect les rend peu engageants à manger.

Chaque fois que Lali pêche, elle apporte à la maison les perles qui lui reviennent et me les donne. Je les mets dans une coupe en bois sans les trier, grosses, moyennes et petites mélangées. J’ai seulement à part, dans une boite d’allumettes vide, deux perles roses, trois noires et sept d’un gris métallique formidablement belles. J’ai aussi une grosse perle baroque de la forme d’un haricot, aussi grosse qu’un haricot blanc ou rouge de chez nous. Cette perle baroque a trois couleurs superposées et, suivant le temps, l’une d’elles ressort plus que les autres, la couche noire, la couche acier de montre bruni ou la couche argentée à reflet rose. Grâce aux perles et à quelques tortues, la tribu ne manque de rien. Seulement ils ont des choses qui ne leur servent à rien, tandis que d’autres qui pourraient leur être utiles leur manquent. Par exemple, dans toute la tribu il n’y a pas une glace. Il a fallu que d’un bateau je récupère, d’un naufrage sans doute, une planche carrée de quarante centimètres de côté, nickelée sur une face, pour que je puisse me raser et me regarder.

Ma politique auprès de mes amis est facile : je ne fais rien qui puisse diminuer l’autorité et le savoir du chef, encore moins celle d’un très vieil Indien qui vit seul à quatre kilomètres à l’intérieur des terres entouré de serpents, de deux chèvres et d’une douzaine de brebis et de moutons. C’est le sorcier des différents hameaux des Guajiros. Cette attitude fait que personne ne me jalouse ni ne me regarde mal. Au bout de deux mois je suis totalement adopté par tous. Le sorcier a aussi une vingtaine de poules. Etant donné que dans les deux hameaux que je connais il n’y a ni chèvres, ni poules, ni brebis, ni moutons, avoir des animaux domestiques doit être le privilège du sorcier. Chaque matin, chacune à son tour, une Indienne part, un panier tressé sur la tête, lui porter du poisson et des coquilles de mer fraîchement pêchées. Elles lui portent aussi des galettes de maïs faites le matin même et grillées sur des pierres entourées de feu. Quelquefois, pas toujours, elles reviennent avec des œufs et du lait caillé. Quand le sorcier veut que j’aille le voir, il m’envoie personnellement trois œufs et un couteau en bois bien poli. Lali m’accompagne la moitié du chemin et m’attend à l’ombre d’énormes cactus. La première fois, elle m’a mis le couteau en bois dans la main et m’a fait signe d’aller dans la direction de son bras.

Le vieil Indien vit dans une saleté repoussante sous une tente faite de peaux de vaches tendues, le côté poil à l’intérieur. Trois pierres au milieu avec un feu que l’on sent être toujours allumé. Il ne dort pas dans un hamac, mais sur une espèce de lit fait avec des branches d’arbres et à plus d’un mètre au-dessus du sol. La tente est assez grande, elle doit faire vingt mètres carrés. Elle n’a pas de murs, sauf quelques branches du côté d’où vient le vent. J’ai vu deux serpents, l’un de près de trois mètres, gros comme le bras, l’autre d’environ un mètre avec un V jaune sur la tête et je me dis : « Qu’est-ce qu’ils doivent se taper comme poulets et œufs, les serpents ! » Je ne comprends pas comment, sous cette tente, peuvent s’abriter chèvres, poules, brebis et l’âne aussi. Le vieil Indien m’examine sur toutes les coutures, il me fait quitter mon pantalon transformé en short par Lali et, quand je suis nu comme un ver, me fait asseoir sur une pierre près du feu. Il met sur le feu des feuilles vertes qui font beaucoup de fumée et sentent la menthe. La fumée m’entoure à étouffer, mais je ne tousse presque pas et attends que cela passe pendant près de dix minutes. Après, il brûle mon pantalon et me donne deux cache-sexe d’Indien, l’un en peau de mouton et l’autre en peau de serpent, souple comme un gant. Il me passe au bras un bracelet de lanières tressées en cuir de chèvre, de mouton et de serpent. Il a dix centimètres de large et se fixe par une lanière de cuir de serpent qu’on serre ou lâche comme on veut.

A la cheville gauche, le sorcier a un ulcère gros comme une pièce de deux francs, couvert de moucherons. De temps en temps il les chasse et quand il est trop assailli par eux, il saupoudre la plaie de cendre. Adopté par le sorcier, je vais m’en aller quand il me donne un couteau en bois plus petit que celui qu’il m’envoie quand il veut me voir. Lali m’expliquera par la suite que dans le cas où je voudrais voir le sorcier, je dois lui envoyer ce petit couteau et, s’il accepte de me voir, il m’enverra le grand. Je quitte le très vieil Indien après avoir remarqué combien sont ridés son visage maigre et son cou. Sa bouche édentée n’a plus que cinq dents, trois en bas et deux en haut sur le devant. Ses yeux, fendus en amande comme chez tous les Indiens, ont des paupières si chargées de peau que quand il les ferme, ça fait deux boules rondes. Pas de cils ni de sourcils, mais des cheveux raides et tout noirs qui pendent sur ses épaules et sont coupés bien net à leur pointe. Comme tous les Indiens il porte une frange à la hauteur des sourcils.

Je m’en vais et me trouve gêné avec mes fesses à l’air. Je me sens tout drôle. Enfin, c’est la cavale ! Il faut pas rigoler avec les Indiens et être libre vaut bien quelques inconvénients. Lali regarde le cache-sexe et rit de toutes ses dents, aussi belles que les perles qu’elle pêche. Elle examine le bracelet et l’autre slip de serpent. Pour voir si j’ai passé à la fumée, elle me renifle. L’odorat des Indiens est, entre parenthèses, très développé.

Je me suis accoutumé à cette vie et je m’aperçois qu’il ne faudrait pas rester trop longtemps à vivre de cette façon, car il pourrait se faire que l’on n’ait plus envie de s’en aller. Lali m’observe constamment, elle désirerait me voir prendre plus activement part à la vie commune. Par exemple, elle m’a vu sortir pêcher du poisson, elle sait que je pagaie très bien et manie le petit et léger canot avec dextérité. De là à souhaiter que ce soit moi qui conduise le canot à la pêche, il n’y a pas loin. Or, moi, ça ne me convient pas. Lali est la meilleure plongeuse de toutes les filles du village, c’est toujours son bateau qui rapporte le plus d’huîtres et les plus grosses, donc pêchées plus profond que les autres. Je sais aussi que le jeune pêcheur qui conduit son canot est le frère du chef. En allant avec Lali, je lui porterais tort, je ne dois donc pas le faire. Quand Lali me voit pensif, elle part à nouveau à la recherche de sa sœur. Celle-ci vient joyeuse en courant et entre dans la maison par ma porte. Cela doit avoir une signification importante. Par exemple, elles arrivent ensemble devant la grande porte, côté face à la mer. Là, elles se séparent, Lali fait un tour, entre par sa porte, et Zoraïma, la petite, va passer par ma porte. Zoraïma a des seins à peine gros comme des mandarines et ses cheveux ne sont pas longs. Ils sont coupés en carré à la hauteur du menton, la frange du front est plus basse que les sourcils et arrive presque au début des paupières. Chaque fois qu’elle vient ainsi, appelée par sa sœur, elles se baignent toutes les deux et, en entrant, se dépouillent de leur cache-sexe qu’elles pendent au hamac. La petite part toujours de chez nous très triste que je ne l’aie pas prise. L’autre jour, où nous étions couchés tous les trois, Lali au milieu, elle s’est levée et en se recouchant m’a laissé collé au corps nu de Zoraïma.

L’Indien associé de pêche de Lali s’est blessé au genou, une très profonde et large entaille. Les hommes l’ont porté au sorcier, il est revenu avec un emplâtre de terre d’argile blanche. Ce matin j’ai donc été pêcher avec Lali. La mise à l’eau, faite exactement de la même façon qu’avec l’autre, a très bien marché. Je l’ai emmenée un peu plus loin que d’habitude. Elle est radieuse de joie de me voir avec elle dans le canot. Avant de plonger, elle se passe de l’huile. Je pense qu’au fond que je vois tout noir, l’eau doit être très froide. Trois ailerons de requin passent assez près de nous, je les lui fais voir, elle n’y attache aucune importance. Il est dix heures du matin, le soleil brille. Son sac enroulé autour du bras gauche, son couteau dans sa gaine bien assujetti à sa ceinture, elle plonge sans pour cela pousser le canot avec ses pieds comme ferait en plongeant une personne normale. Avec une rapidité inouïe elle disparaît au fond de l’eau dans le noir. Son premier plongeon a dû être d’exploration, car dans le sac il y a peu d’huîtres. Il me vient une idée. A bord se trouve une grosse pelote de lanières de cuir. Je fais une double clef au sac, je le remets à Lali et défais le rouleau quand elle descend. Elle entraîne la lanière avec elle. Elle a dû comprendre la manœuvre, car elle remonte après un long moment sans le sac. Accrochée au bateau pour se reposer de cette si longue plongée elle me fait signe de tirer le sac. Je tire, tire, mais à un moment donné il reste accroché, certainement à du corail. Elle plonge et le décroche, le sac arrive à moitié plein, je le vide dans le canot. Ce matin-là, en huit plongées de quinze mètres on a presque rempli le canot. Quand elle monte à bord, il manque deux doigts pour que l’eau entre. Quand je veux tirer l’ancre, le canot est tellement chargé d’huîtres qu’on se met en danger de couler. Alors on défait la corde de l’ancre et on attache au bout une pagaie qui va flotter jusqu’à ce qu’on revienne. On atterrit sans histoire.

La vieille nous attend et son Indien est sur le sable sec à l’endroit où, chaque fois qu’ils pêchent, ils ouvrent les huîtres. Il est d’abord content qu’on ait tant ramassé d’huîtres. Lali a l’air de lui expliquer ce que j’ai fait : attacher le sac, ce qui la soulage pour remonter et lui permet aussi de mettre plus d’huîtres. Il regarde comment j’ai attaché le sac et examine attentivement la double clef. Il la défait et, au premier essai, la refait très bien. Il me regarde alors, très fier de lui.

En ouvrant les huîtres la vieille trouve treize perles. Lali, qui d’habitude ne reste jamais pour cette opération et attend chez elle qu’on lui porte sa part, est restée jusqu’à ce qu’on ouvre la dernière huître. J’en avale au moins trois douzaines, Lali cinq ou six. La vieille fait les parts. Les perles sont plus ou moins de la même grosseur, grosses comme un beau petit pois. Elle fait un tas de trois perles pour le chef, puis de trois perles pour moi, de deux perles pour elle, de cinq perles pour Lali. Lali prend les trois perles et me les donne. Je les prends et les tends à l’Indien blessé. Il ne veut pas les recevoir mais je lui ouvre la main et la referme sur les perles. Alors il accepte. Sa femme et sa fille observaient la scène à distance de notre groupe et, elles qui étaient silencieuses, se mettent à rire et se joignent à nous. J’aide à porter le pêcheur à sa paillote.

Cette scène s’est répétée pendant près de deux semaines. Chaque fois je remets les perles au pêcheur. Hier, j’ai gardé une perle sur les six qui me revenaient. Arrivé à la maison, j’ai obligé Lali à la manger. Elle était folle de joie et tout l’après-midi elle a chanté. De temps en temps je vais voir l’Indien blanc. Il me dit de l’appeler Zorrillo ce qui veut dire, en espagnol, petit renard. Il me dit que le chef lui fait me demander pourquoi je ne lui tatoue pas la gueule de tigre, je lui explique que c’est parce que je ne sais pas bien dessiner. Aidé du dictionnaire, je lui demande de m’apporter une glace rectangulaire de la superficie de ma poitrine, du papier transparent, un pinceau fin et une bouteille d’encre, du papier carbone et, s’il n’en trouve pas, un gros crayon bien gras. Je lui dis aussi de m’apporter des effets à ma taille et de les laisser chez lui avec trois chemises kaki. J’apprends que la police l’a questionné sur moi et Antonio. Il leur a dit que j’avais passé par la montagne au Venezuela et qu’Antonio avait été mordu par un serpent et était mort. Il sait aussi que les Français sont en prison à Santa Marta.

Dans la maison du Zorrillo, se trouvent exactement les mêmes choses hétérogènes que dans la maison du chef : un gros tas de pots de terre d’argile décorés de dessins chers aux Indiens, céramiques très artistiques aussi bien par leurs formes que par leurs dessins et leurs coloris ; de magnifiques hamacs en pure laine, les uns tout blancs, d’autre de couleur, avec des franges ; des peaux tannées de serpents, de lézards, de crapauds-buffles énormes ; des paniers tressés en lianes blanches et d’autres en lianes colorées. Tous ces objets, me dit-il, sont faits par les Indiens de la même race que celle de ma tribu mais qui vivent sous bois à l’intérieur de la brousse à vingt-cinq jours de marche d’ici. C’est de cet endroit que viennent les feuilles de coca dont il me donne plus de vingt. Quand j’aurai le cafard, j’en mâcherai une. Je quitte le Zorrillo en lui demandant, s’il le peut, de m’apporter tout ce qu’on a noté, plus quelques journaux ou revues en espagnol, car avec mon dictionnaire j’ai appris beaucoup en deux mois. Il n’a pas de nouvelles d’Antonio, il sait seulement qu’il y a eu un nouveau choc entre gardes-côtes et contrebandiers. Cinq gardes-côtes et un contrebandier ont été tués, le bateau n’a pas été capturé. Jamais je n’ai vu au village une goutte d’alcool, si ce n’est ce truc fermenté fait avec des fruits. Apercevant une bouteille d’anis, je lui dis de me la donner. Il refuse. Si je veux je peux la boire ici-même, mais pas l’emporter. Cet albinos est un sage.

Je quitte le Zorrillo et m’en vais avec un âne qu’il m’a prêté et qui reviendra demain tout seul à la maison. J’emporte seulement un gros paquet de bonbons de toutes couleurs, chacun enveloppé dans du papier fin, et soixante paquets de cigarettes. Lali m’attend à plus de trois kilomètres du village, avec sa sœur, elle ne me fait aucune scène et accepte de marcher à côté de moi, enlacée. De temps en temps elle s’arrête et m’embrasse à la civilisée sur la bouche. Quand on arrive, je vais voir le chef et lui offre les bonbons et les cigarettes. Nous sommes assis devant la porte, face à la mer. Nous buvons de la boisson fermentée gardée fraîche dans des jarres de terre. Lali est à ma droite, ses bras entourant ma cuisse, et sa sœur à ma gauche dans la même position. Elles sucent des bonbons. Le paquet est ouvert devant nous et les femmes et les enfants se servent discrètement. Le chef pousse la tête de Zoraïma vers la mienne et me fait comprendre qu’elle veut être ma femme comme Lali. Lali fait des gestes en prenant ses seins dans les mains et puis fait voir que Zoraïma a des petits seins et que c’est pour ça que je ne la veux pas. Je hausse les épaules et tout le monde rit. Zoraïma, je le vois, paraît très malheureuse. Alors je la prends dans mes bras entourant son cou et lui caresse les seins, elle rayonne de bonheur. Je fume quelques cigarettes, des Indiens essayent, les rejettent vite et reprennent leur cigare, le feu dans la bouche. Je prends Lali par le bras pour m’en aller après avoir salué tout le monde. Lali marche derrière moi et Zoraïma suit. On fait cuire des gros poissons à la braise, c’est toujours un régal. J’ai mis dans la braise une langouste d’au moins deux kilos. Nous mangeons cette chair délicate avec plaisir.

J’ai eu la glace, le papier fin et le papier à décalquer, un tube de colle que je n’avais pas demandé mais qui peut m’être utile, plusieurs crayons gras demi-durs, l’encrier et le pinceau. J’installe la glace pendue à un fil à la hauteur de ma poitrine quand je suis assis. Dans la glace apparaît nettement, avec tous ses détails et de la même grandeur, ma tête de tigre. Lali et Zoraïma, curieuses et intéressées me regardent. Je suis les traits avec le pinceau mais comme l’encre coule j’ai recours à la colle : je mélange de la colle avec l’encre. A partir de ce moment tout va bien. En trois séances d’une heure j’arrive à avoir sur la glace l’exacte réplique de la tête du tigre.

Lali est partie chercher le chef, Zoraïma me prend les mains et me les met sur ses seins, elle a l’air si malheureuse et amoureuse, ses yeux sont si pleins de désirs et d’amour que sans bien savoir ce que je fais, je la possède là, par terre, au milieu de la paillote. Elle a gémi un peu mais son corps tendu de plaisir s’enlace à moi et ne veut plus me lâcher. Doucement je me dégage et je vais me baigner dans la mer car je suis plein de terre, elle vient derrière moi et nous nous baignons ensemble. Je lui frotte le dos, elle me frotte les jambes et les bras, et nous revenons vers la maison. Lali est assise à l’endroit où l’on s’est couchés, quand on rentre elle a compris. Elle se lève, m’entoure le cou de ses bras et m’embrasse tendrement, puis elle prend sa sœur par le bras et la fait sortir par ma porte, elle retourne et sort par la sienne. J’entends des coups à l’extérieur, je sors et je vois Lali, Zoraïma et deux autres femmes qui cherchent avec un fer, à trouer le mur. Je comprends qu’elles vont faire une quatrième porte. Pour que le mur s’ouvre sans se fendre ailleurs, elles le mouillent avec l’arrosoir. En peu de temps la porte est faite. Zoraïma pousse les débris dehors. Dorénavant elle seule sortira et rentrera par cette ouverture, jamais plus elle ne se servira de la mienne.

Le chef est venu accompagné de trois Indiens et de son frère dont la jambe est presque cicatrisée. Il regarde le dessin dans la glace et se regarde. Il est émerveillé de voir le tigre si bien dessiné et de voir son visage. Il ne comprend pas ce que je veux faire. Tout étant sec, je mets la glace sur la table, le papier transparent par-dessus et je commence à copier. Ça va très vite, c’est très facile. Le crayon demi-dur suit fidèlement tous les traits. En moins d’une demi-heure, sous les yeux intéressés de tous, je sors un dessin aussi parfait que l’original. L’un après l’autre chacun prend la feuille et examine, comparant le tigre de ma poitrine et celui du dessin. Je fais coucher Lali sur la table, je la mouille très légèrement avec un chiffon humide, sur son ventre je mets une feuille de calque et, par-dessus, la feuille que je viens de dessiner. Je fais quelques traits et l’émerveillement de tout de monde est au comble quand on voit tracé sur le ventre de Lali une petite partie du dessin. C’est à ce moment seulement que le chef a compris que toute cette peine que je me donne, c’est pour lui.

Les êtres qui n’ont pas l’hypocrisie d’une éducation de civilisé réagissent naturellement, comme ils perçoivent les choses. C’est dans l’immédiat qu’ils sont ou contents ou mécontents, joyeux ou tristes, intéressés ou indifférents. La supériorité d’Indiens purs comme ces Guajiros est frappante. Ils nous dépassent en tout, car s’ils adoptent quelqu’un, tout ce qu’ils ont est à lui et, à leur tour, quand de cette personne ils reçoivent la moindre attention, dans leur être supersensible, ils sont émus profondément. J’ai décidé de faire les grandes lignes au rasoir de façon qu’à la première séance les contours du dessin soient définitivement fixés par un premier tatouage. Je repiquerai au-dessus après, avec trois aiguilles fixées à un petit bâton. Le lendemain je me mets au travail.

Le Zato est couché sur la table. Après avoir reporté le dessin du papier fin sur un autre papier blanc plus résistant, avec un crayon dur je le décalque sur sa peau, déjà préparée par un lait d’argile blanche que j’ai laissé sécher. Le décalque sort au poil, je laisse bien sécher. Le chef est étendu sur la table, raide, sans broncher ni bouger la tête tant il a peur d’abîmer le dessin que je lui fais voir dans la glace. J’attaque tous les traits au rasoir. Le sang coule très légèrement et j’essuie chaque fois. Quand tout est bien repassé et que de fines lignes rouges ont remplacé le dessin, je barbouille toute la poitrine d’encre de chine bleue. L’encre ne prend difficilement, rejetée par le sang, qu’aux endroits ou j’ai un peu trop enfoncé, mais presque tout le dessin ressort merveilleusement. Huit jours après, Zato a sa gueule de tigre bien ouverte avec sa langue rose, ses dents blanches, son nez et ses moustaches noires ainsi que ses yeux. Je suis content de mon œuvre : elle est plus belle que la mienne et ses tons sont plus vifs. Quand les croûtes tombent, je repique avec les aiguilles certains endroits. Zato est si content qu’il a demandé six glaces au Zorillo, une pour chaque paillote et deux pour la sienne.

Les jours passent, les semaines, les mois. Nous sommes au mois d’avril, voici quatre mois que je suis ici. Ma santé est excellente. Je suis fort et mes pieds habitués à marcher nus me permettent de faire de longues marches sans me fatiguer en chassant les gros lézards. J’ai oublié de dire qu’après ma première visite au sorcier, j’avais demandé au Zorrillo de m’apporter de la teinture d’iode, de l’eau oxygénée, du coton, des bandes, de la quinine en tablettes et du Stovarsol. J’avais vu un bagnard, à l’hôpital, avec un ulcère aussi gros que celui du sorcier. Chatal, l’infirmier, écrasait une pilule de Stovarsol et la lui mettait dessus. J’avais eu tout cela plus une pommade que de son propre chef avait apportée le Zorrillo. J’avais envoyé le petit couteau de bois au sorcier qui m’avait répondu en envoyant le sien. Il fut très long et difficile de le persuader de se laisser soigner. Mais après quelques visites, l’ulcère était réduit de moitié, puis il avait continué tout seul le traitement et, un beau jour, il m’envoya le grand couteau de bois pour que je vienne voir qu’il était complètement guéri. Jamais personne ne sut que c’était moi qui l’avais guéri.

Mes femmes ne me lâchent pas. Quand Lali est à la pêche, Zoraïma est avec moi. Si Zoraïma va plonger, Lali me tient compagnie.

Un fils est né à Zato. Sa femme est allée sur la plage au moment des douleurs, elle a choisi un gros rocher qui l’abrite des regards de tous, une autre femme de Zato lui porte un gros panier avec des galettes, de l’eau douce et du papelon — sucre non raffiné brun, en cônes de deux kilos. Elle a dû accoucher vers quatre heures de l’après-midi, car au coucher du soleil elle criait en avançant vers le village en levant son gosse à bout de bras. Zato sait, avant qu’elle arrive, que c’est un garçon. Je crois comprendre que si c’est une fille, au lieu de lever le gosse en l’air et de crier joyeusement, elle arrive sans crier, le gosse dans ses bras non levés. Lali, par des mimiques, me l’explique. L’Indienne avance, puis s’arrête après avoir levé son gosse. Zato tend les bras en criant, mais sans bouger. Alors elle se lève et avance encore de quelques mètres, lève le gosse en l’air et crie et s’arrête de nouveau. Zato crie à nouveau et tend les bras. Cela, cinq ou six fois dans les trente ou quarante derniers mètres. Zato ne bronche toujours pas du seuil de sa paillote. Il est devant la grande porte, avec tout le monde à droite et à gauche. La mère s’est arrêtée, elle n’est plus qu’à cinq ou six pas, elle lève à bout de bras son gosse et crie. Alors Zato s’avance, prend le gosse sous les aisselles, le soulève à son tour à bout de bras, se tourne vers l’est et crie par trois fois en le levant trois fois. Puis il assied le gosse sur son bras droit, le couche en travers de sa poitrine et lui met la tête sous son aisselle en le cachant de son bras gauche. Il rentre sans se retourner par la grande porte de la paillote. Tout le monde le suit, la mère entre la dernière. On a bu tout ce qu’il avait comme vin fermenté.

Toute la semaine on arrose matin et soir le devant de la paillote de Zato, puis hommes et femmes tassent la terre en frappant du talon ou du pied. Ils font ainsi un cercle très grand de terre d’argile rouge parfaitement battue. Le lendemain ils montent une grande tente en peau de bœuf et je devine qu’il va y avoir une fête. Sous la tente, de grands pots de terre cuite se remplissent de leur boisson préférée, au moins vingt énormes jarres. Des pierres sont arrangées et, autour d’elles, du bois sec et vert dont le tas augmente chaque jour. Beaucoup de ce bois a été apporté il y a longtemps par la mer, il est sec, blanc et poli. Il y a de très gros troncs qui ont été tirés loin des flots, va savoir quand. Sur les pierres, ils ont monté deux fourches de bois de même hauteur : ce sont les bases d’une énorme broche. Quatre tortues retournées, plus de trente lézards aussi énormes les uns que les autres, vivants, les ongles de leur pattes entrelacés de telle manière qu’ils ne peuvent pas s’en aller, deux moutons, toute cette victuaille attend d’être sacrifiée et mangée. Il y a au moins deux mille œufs de tortue.

Un matin, arrive une quinzaine de cavaliers, tous des Indiens avec des colliers autour du cou, des chapeaux de paille très grands, le cache-sexe, les cuisses, jambes, pieds et fesses nus, une veste en peau de mouton retournée sans manche. Tous ont un énorme poignard à la ceinture, deux un fusil de chasse à deux canons, le chef une carabine à répétition et aussi une magnifique veste avec manches de cuir noir et un ceinturon plein de balles. Les chevaux sont magnifiques, petits, mais très nerveux, tous gris pommelé. Derrière eux, sur la croupe, ils portent un paquet d’herbes sèches. De très loin, ils ont annoncé leur arrivée par des coups de fusil, mais comme ils allaient au grand galop, ils ont été rapidement près de nous. Le chef ressemble étrangement, en un peu plus âgé, à Zato et à son frère. Descendu de son pur-sang il va à Zato et ils se touchent l’épaule mutuellement. Il entre seul dans la maison et revient avec l’Indien derrière lui et le gosse dans ses bras. Il le présente à bout de bras à tous, puis fait le même geste que Zato : après l’avoir présenté à l’est, où le soleil se lève, il le cache sous son aisselle et son avant-bras gauche et rentre dans la maison. Alors tous les cavaliers mettent pied à terre, ils entravent les chevaux un peu plus loin avec la botte d’herbe pendue au cou de chacun. Vers midi arrivent les Indiennes dans un énorme chariot traîné par quatre chevaux. Le conducteur, c’est Zorrillo. Dans le chariot, au moins vingt Indiennes toutes jeunes et sept ou huit enfants, tous des garçonnets.

Avant qu’il arrive, le Zorrillo, j’ai été présenté à tous les cavaliers en commençant par le chef. Zato me fait remarquer que son petit doigt du pied gauche est tordu et passe au-dessus de l’autre doigt. Son frère a la même chose, et le chef qui vient d’arriver, pareil. Après, il me fait voir sous le bras de chacun la même tache noire, genre de grain de beauté. J’ai compris que le nouvel arrivé est son frère. Les tatouages de Zato sont très admirés par tout le monde, surtout la gueule du tigre. Toutes les Indiennes qui viennent d’arriver ont des dessins sur leur corps et leur figure, de toutes les couleurs. Lali met quelques colliers de morceaux de corail autour du cou de certaines, et aux autres des colliers de coquillages. Je remarque une Indienne admirable, plus grande que les autres qui sont plutôt de taille moyenne. Elle a un profil d’Italienne, on dirait un camée. Ses cheveux sont noir-violet, ses yeux complètement vert jade, immenses avec des cils très longs et des sourcils bien arqués. Elle porte les cheveux coupés à l’indienne, la frange, la raie au milieu les partageant en deux, de façon qu’ils tombent à droite et à gauche du visage en couvrant les oreilles. Ils sont coupés net dix centimètres au milieu du cou. Ses seins de marbre sont rapprochés à la naissance et s’ouvrent harmonieusement.

Lali me présente à elle et l’entraîne chez nous avec Zoraïma et une autre très jeune Indienne qui porte des gobelets et des genres de pinceaux. En effet, les visiteuses doivent peindre les Indiennes de mon village. J’assiste au chef-d’œuvre que la belle fille peint sur Lali et Zoraïma. Leurs pinceaux sont faits d’un bout de bois avec un petit bout de laine au bout. Elle le trempe dans différentes couleurs pour faire ses dessins. Alors je prends mon pinceau et, partant du nombril de Lali, je fais une plante dont deux branches vont chacune à la base du sein, puis je peins des pétales roses et le bout du sein en jaune. On dirait une fleur demi-ouverte, avec son pistil. Les trois autres veulent que je leur fasse pareil.

Il faut que je demande à Zorrillo. Il vient et me dit que je peux les peindre comme je veux du moment qu’elles sont d’accord. Qu’est-ce que je n’avais pas fait là ! Pendant plus de deux heures, j’ai peint tous les seins des jeunes Indiennes en visite et ceux des autres. Zoraïma exige d’avoir exactement la même peinture que Lali. Pendant ce temps, les Indiens ont fait rôtir à la broche les moutons, deux tortues cuisent par morceaux sur la braise. Leur viande est rouge et belle, on dirait du bœuf.

Je suis assis auprès de Zato et de son père, sous la tente. Les hommes mangent d’un côté, les femmes de l’autre, sauf celles qui nous servent. La fête se termine par une espèce de danse, très tard dans la nuit. Pour faire danser, un Indien joue d’une flûte en bois qui donne des tons aigres peu variés et tape sur deux tambours de peau de mouton. Beaucoup d’Indiens et d’Indiennes sont ivres, mais il n’y a aucun incident désagréable. Le sorcier est venu sur un âne. Tout le monde regarde la cicatrice rose qu’il y a à la place de l’ulcère, cet ulcère que tout le monde connaissait. Aussi c’est une vraie surprise de le voir bouché. Zorrillo et moi seuls savons à quoi nous en tenir. Zorrillo m’explique que le chef de la tribu qui est venue est le père de Zato et qu’on l’appelle Justo, ce qui veut dire Juste. C’est lui qui juge les affaires qui arrivent entre gens de sa tribu et des autres tribus de race guajiro. Il me dit aussi que quand il y a des histoires avec une autre race d’Indiens, les Iapus, ils se réunissent pour discuter s’ils vont faire la guerre ou arranger les choses à l’amiable. Quand un Indien est tué par un autre de l’autre tribu, ils tombent d’accord, pour éviter la guerre, que le tueur paye le mort de l’autre tribu. Quelquefois cela va jusqu’à deux cents têtes de bœufs, car dans les montagnes et à leur pied, toutes les tribus ont beaucoup de vaches et de bœufs. Malheureusement ils ne les vaccinent jamais contre la fièvre aphteuse et les épidémies tuent des quantités considérables d’animaux. D’un côté c’est un bien, dit le Zorrillo, car sans ces maladies ils en auraient trop. Ce bétail ne peut pas être vendu officiellement en Colombie ou au Venezuela, il doit rester toujours en territoire indien de peur qu’il amène la fièvre aphteuse dans ces deux pays. Mais, dit le Zorrillo, il y a par les montagnes une grande contrebande de troupeaux.

Le chef visiteur, le Juste, me fait dire par le Zorrillo de venir le voir dans son village où il y a, paraît-il, près de cent paillotes. Il me dit de venir avec Lali et Zoraïma, qu’il me donnera une paillote pour nous, et de ne rien emporter car là-bas j’aurai tout ce qu’il faut. Il me dit d’emporter seulement mon matériel de tatouage pour lui faire à lui aussi un tigre. Il enlève son poignet de force en cuir noir et me le donne. D’après le Zorrillo, c’est un geste important qui veut dire qu’il est mon ami et que devant tous mes désirs il sera sans force pour les refuser. Il me demande si je veux un cheval, je lui dis que oui mais que je ne peux pas l’accepter car ici il n’y a presque pas d’herbe. Il dit que Lali ou Zoraïma peuvent, chaque fois qu’il est nécessaire, aller à une demi-journée de cheval. Il explique où et que là-bas il y a de l’herbe haute et bonne. J’accepte le cheval qu’il m’enverra, dit-il, bientôt.

Je profite de cette longue visite du Zorrillo pour lui dire que j’ai confiance en lui, que j’espère qu’il ne va pas me trahir en disant mon idée d’aller au Venezuela ou en Colombie. Il me dépeint les dangers des trente premiers kilomètres autour des frontières. D’après les renseignements des contrebandiers, le côté vénézuélien est plus dangereux que le côté colombien. D’autre part, lui-même pourrait m’accompagner côté Colombie presque jusqu’à Santa Marta, ajoutant que j’avais déjà fait le chemin et que d’après lui c’était la Colombie le mieux indiqué. Il serait d’accord pour que j’achète un autre dictionnaire, ou plutôt des livres de leçon d’espagnol où il y a des phrases standards. D’après lui, si j’apprenais à bégayer très fort, ce serait un grand avantage car les gens s’énerveraient en m’écoutant et termineraient eux-mêmes les phrases sans faire trop attention à l’accent et la prononciation. C’est décidé, il m’apportera des livres, une carte la plus précise possible et il se charge aussi de vendre mes perles quand il le faudra contre de l’argent colombien. Zorrillo m’explique que les Indiens, en commençant par le chef, ne peuvent qu’être avec moi dans ma décision de partir, puisque je le désire. Ils regretteront mon départ mais comprendront qu’il est normal que je cherche à retourner avec les miens. Le difficile ce sera Zoraïma et surtout Lali. L’une comme l’autre, mais surtout Lali, sont très capables de m’abattre d’un coup de fusil. D’autre part, toujours par Zorillo, j’apprends une chose que je ne savais pas : Zoraïma est enceinte. Je n’ai rien noté, aussi je suis stupéfait.

La fête est terminée, tout le monde est parti, la tente de peau est démontée, tout redevient comme avant, du moins en apparence. J’ai reçu le cheval, un magnifique gris pommelé avec une longue queue qui touche presque terre et une crinière d’un gris platiné merveilleux. Lali et Zoraïma ne sont pas contentes du tout et le sorcier m’a fait appeler pour me dire que Lali et Zoraïma lui ont demandé si elles pouvaient donner sans danger du verre pilé au cheval pour qu’il meure. Il leur a dit de ne pas faire cela parce que j’étais protégé par je ne sais quel saint indien et qu’alors le verre reviendrait dans leur ventre à elles. Il ajoute qu’il croit qu’il n’y a plus de danger, mais que ce n’est pas une certitude. Je dois faire attention. Et pour moi-même ? Non, dit-il. Si elles voient que je me prépare sérieusement à partir, tout ce qu’elles peuvent faire, surtout Lali, c’est de me tuer d’un coup de fusil. Puis-je essayer de les convaincre de me laisser partir en disant que je reviendrai ? Surtout pas, ne jamais montrer que je désire m’en aller.

Le sorcier a pu me dire tout cela car il a fait venir le même jour le Zorrillo qui a servi d’interprète. Les choses étaient trop graves pour ne pas prendre toutes les précautions, conclut Zorrillo. Je reviens à la maison. Zorrillo est venu chez le sorcier et en est reparti par un chemin complètement différent du mien. Personne du village ne sait que le sorcier m’a fait appeler en même temps que Zorrillo.

Voici maintenant six mois qui ont passé et j’ai hâte de partir. Un jour, je rentre et trouve Lali et Zoraïma penchées sur la carte. Elles essayent de comprendre ce que représentent ces dessins. Ce qui les inquiète, c’est le dessin avec les flèches indiquant les quatre points cardinaux. Elles sont déconcertées mais devinent que ce papier a quelque chose de très important à voir avec notre vie.

Le ventre de Zoraïma a commencé à bien grossir. Lali est un peu jalouse et me force à faire l’amour à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit et à n’importe quel endroit propice. Zoraïma réclame aussi de faire l’amour, mais seulement la nuit, heureusement. Je suis allé voir Juste, le père de Zato. Lali et Zoraïma sont venues avec moi. Je me suis servi du dessin, que j’avais heureusement conservé, pour décalquer la gueule du tigre sur sa poitrine. En six jours elle était finie, car la première croûte est tombée vite grâce à un lavage qu’il s’est fait avec de l’eau où il avait mis un petit morceau de chaux vive. Juste est si content qu’il se regarde dans la glace plusieurs fois par jour. Pendant mon séjour est venu le Zorrillo. Avec mon autorisation il a parlé au Juste de mon projet car je voudrais qu’il me change le cheval. Les chevaux des Guajiros, gris pommelé, n’existent pas en Colombie, mais le Juste a trois chevaux au poil roux, qui sont colombiens. A peine Juste connaît-il mes projets qu’il envoie chercher les chevaux. Je choisis celui qui me paraît le plus tranquille, il fait mettre une selle, des étriers et un mors en fer, car les leurs n’ont pas de selle et le mors c’est un os. M’ayant équipé à la colombienne, le Juste me met dans la main des brides de cuir marron, et après, devant moi, il compte à Zorrillo trente-neuf pièces d’or de cent pesos chacune. Zorrillo doit les garder et me les remettre le jour où je partirai. Il veut me donner sa carabine à répétition Manchester, je refuse et d’ailleurs Zorrillo dit que je ne peux pas entrer armé en Colombie. Alors Juste me donne deux flèches longues comme un doigt, enveloppées dans de la laine et enfermées dans un petit étui en cuir. Zorrillo me dit que ce sont des flèches empoisonnées avec un poison très violent et très rare.

Zorrillo n’avait jamais vu ni eu de flèches empoisonnées. Il doit les garder jusqu’à mon départ. Je ne sais comment faire pour exprimer combien je suis reconnaissant de tant de magnificence de la part de Juste. Il me dit que par Zorrillo il connaît un peu de ma vie et que la partie qu’il ne connaît pas doit être riche car je suis un homme complet ; qu’il a pour la première fois de sa vie connu un homme blanc, qu’avant il les tenait tous pour des ennemis mais que maintenant il va les aimer et chercher à connaître un autre homme comme moi.

— Réfléchis, dit-il, avant de partir pour une terre où tu as beaucoup d’ennemis quand sur cette terre où nous sommes tu n’as que des amis.

Il me dit que Zato et lui veilleront sur Lali et Zoraïma, que l’enfant de Zoraïma aura toujours une place d’honneur, si c’est un garçon bien entendu, dans la tribu. — « Je ne voudrais pas que tu partes. Reste et je te donnerai la belle Indienne que tu as connue à la fête. C’est une fille et elle t’aime. Tu pourrais rester ici avec moi. Tu auras une grande paillote et les vaches et les bœufs que tu voudras. »

Je quitte cet homme magnifique et retourne à mon village. Pendant tout le trajet, Lali n’a pas dit un mot. Elle est assise derrière moi sur le cheval roux. La selle lui blessait les cuisses, mais elle n’a rien dit pendant tout le voyage. Zoraïma est derrière un Indien qui la porte sur son cheval. Zorrillo est parti pour son village par un autre chemin. Dans la nuit, il fait un peu froid. Je passe à Lali une veste de peau de mouton que Juste m’a donnée. Elle se laisse habiller sans dire un seul mot, ni rien exprimer. Pas un geste. Elle accepte la veste, sans plus. Le cheval a beau trotter un peu fort, elle ne me tient pas la taille pour se maintenir. Arrivé au village, quand je vais saluer Zato, elle part avec le cheval, l’accroche à la maison, un paquet d’herbe devant lui, sans enlever la selle ou lui enlever le mors. Après avoir passé une bonne heure avec Zato, je rentre chez moi.

Quand ils sont tristes, les Indiens et surtout les Indiennes ont un visage fermé, pas un muscle de leur visage ne bouge, leurs yeux sont noyés de tristesse mais jamais ils ne pleurent. Ils peuvent gémir, mais ils ne pleurent pas. En bougeant, j’ai fait du mal au ventre de Zoraïma, la douleur lui a fait pousser un cri. Alors je me lève de peur que cela recommence et je vais me coucher dans un autre hamac. Ce hamac est pendu très bas, je m’y couche donc et je sens que quelqu’un l’a touché. Je fais semblant de dormir. Lali s’assied sur un tronc de bois et me regarde sans bouger. Un moment après je sens la présence de Zoraïma : elle a l’habitude de se parfumer en écrasant des fleurs d’oranger et en les frottant sur sa peau. Ces fleurs, elle les achète en troc par petits sacs à une Indienne qui vient de temps en temps au village. Quand je me réveille elles sont toujours là, immobiles. Le soleil est levé, il est près de huit heures. Je les emmène à la plage et je m’étends sur le sable sec. Lali est assise, ainsi que Zoraïma. Je caresse les seins et le ventre de Zoraïma, elle reste de marbre. Je couche Lali et l’embrasse, elle ferme les lèvres. Le pêcheur est venu attendre Lali. Rien que de voir son visage, il a compris, il s’est retiré. Je suis vraiment peiné et je ne sais pas que faire, sinon les caresser et les embrasser pour leur démontrer que je les aime. Pas une parole ne sort de leur bouche. Je suis vraiment troublé par tant de douleur à la simple idée de ce que sera leur vie quand je serai parti. Lali veut faire l’amour par force. Avec une sorte de désespoir elle se donne à moi. Quel est le motif ? Il ne peut y en avoir qu’un : chercher à être enceinte de moi.

Pour la première fois, ce matin, j’ai vu un geste de jalousie envers Zoraïma. Je caressais le ventre et les seins de Zoraïma et elle me mordillait le lobe des oreilles. Nous étions couchés sur la plage, dans un creux bien abrité sur le sable fin. Lali est arrivée, a pris sa sœur par le bras, lui a passé la main sur son ventre gonflé et puis sur son ventre à elle, lisse et plat. Zoraïma s’est levée et, de l’air de dire : tu as raison, lui a laissé la place près de moi.

Les femmes me font chaque jour à manger, mais elles ne mangent rien. Voici trois jours qu’elles n’ont rien mangé. J’ai pris le cheval et j’ai failli faire une faute grave, la première en plus de cinq mois : je suis parti sans permission pour aller voir le sorcier. En route je me suis repris et, au lieu d’aller chez lui, j’ai passé et repassé à environ deux cents mètres de sa tente. Il m’a vu et m’a fait signe de venir le voir. Tant bien que mal, je lui ai fait comprendre que Lali et Zoraïma ne mangent plus. Il me donne une espèce de noix que je dois mettre dans l’eau douce de la maison. Je retourne et, dans la grande jarre, je mets la noix. Elles ont bu plusieurs fois mais n’ont pas mangé pour cela. Lali ne pêche plus. Elle a fait aujourd’hui, après quatre jours de jeûne complet, une vraie folie : elle est allée sans bateau, à la nage, à près de deux cents mètres du rivage et est revenue avec trente huîtres pour que je les mange. Leur désespoir muet me trouble au point que moi non plus je ne mange presque plus. Voici six jours que cela dure. Lali est couchée avec de la fièvre. En six jours elle a sucé quelques citrons, c’est tout. Zoraïma mange une fois par jour à midi. Je ne sais plus quoi faire. Je suis assis à côté de Lali. Elle est étendue par terre sur un hamac que j’ai plié pour lui faire une sorte de matelas, elle regarde fixement le toit de la maison sans bouger. Je la regarde, je regarde Zoraïma avec son ventre en pointe et je ne sais pas pourquoi exactement, je me mets à pleurer. Sur moi-même peut-être, sur elles ? Va savoir ! Je pleure, de grosses larmes coulent sur mes joues. Zoraïma qui les voit se met à gémir et alors Lali tourne la tête et me voit tout en pleurs. D’un coup de reins elle se lève, s’assied entre mes jambes, gémissant doucement. Elle m’embrasse et me caresse. Zoraïma m’a passé un bras sur les épaules et Lali se met à parler, à parler en même temps qu’elle gémit et Zoraïma lui répond. Elle a l’air de faire des reproches à Lali. Lali prend un morceau de cassonade gros comme le poing elle me fait voir qu’elle le fait fondre dans l’eau et l’avale en deux fois. Puis elle sort avec Zoraïma, j’entends qu’elles tirent le cheval que je trouve tout sellé quand je sors, le mors mis et les brides attachées au pommeau de la selle. Je mets la veste de mouton pour Zoraïma et sur la selle Lali met, plié, un hamac. Zoraïma monte la première très en avant, presque sur le cou du cheval, moi au milieu et Lali derrière. Je suis tellement désorienté que je pars sans saluer personne ni avertir le chef.

Lali tire la bride car, croyant qu’on allait chez le sorcier, j’avais pris cette direction. Non, Lali tire la bride et dit : « Zorrillo. » Nous allons voir Zorrillo. En route, bien accrochée à ma ceinture, plusieurs fois elle m’embrasse dans le cou. Moi j’ai la main gauche prise par les brides et de la droite je caresse ma Zoraïma. Nous arrivons au village du Zorillo juste au moment où lui-même revient de Colombie avec trois ânes et un cheval chargé à bloc. Nous entrons dans la maison. Lali parle la première, puis Zoraïma.

Et voici ce que m’explique le Zorrillo : jusqu’au moment où j’ai pleuré, Lali a cru que j’étais un Blanc qui n’attachait aucune importance à elle. Que j’allais partir, elle le savait, Lali, mais j’étais faux comme le serpent puisque je ne le lui avais jamais dit ou fait comprendre. Elle dit qu’elle était profondément déçue, car elle croyait qu’une Indienne comme elle pouvait rendre heureux un homme, qu’un homme satisfait ne s’en va pas, qu’elle pensait qu’il n’y avait pas de raison pour qu’elle continue à vivre après un fracas aussi grave. Zoraïma dit pareil, et en plus elle avait peur que son fils sorte comme son père : un homme sans parole, faux et qui demanderait à ses femmes des choses si difficiles à faire, qu’elles, qui donneraient leur vie pour lui, ne pourraient pas le comprendre. Pourquoi j’allais la fuir comme si elle était le chien qui m’avait mordu le jour où j’étais arrivé ? Je répondis :

— Que ferais-tu, Lali, si ton père était malade ?

— Je marcherais sur des épines pour aller le soigner.

— Que ferais-tu, si on t’avait chassé comme une bête pour te tuer, le jour que tu pourrais te défendre ?

— Je chercherais mon ennemi partout, pour l’enterrer si profond qu’il ne pourrait même plus se retourner dans son trou.

— Toutes ces choses accomplies, que ferais-tu si tu avais deux merveilleuses femmes qui t’attendent ?

— Je reviendrais sur un cheval.

— C’est ce que je ferai, c’est sûr.

— Et si, quand tu reviens, je suis vieille et laide ?

— Je reviendrai bien avant que tu sois laide et vieille.

— Oui, tu as laissé couler de l’eau de tes yeux, jamais tu ne pourras faire cela exprès. Aussi tu peux partir quand tu veux, mais tu dois partir au grand jour, devant tout le monde et non comme un voleur. Tu dois partir comme tu es venu, à la même heure l’après-midi, bien habillé tout entier. Tu dois dire qui doit veiller sur nous nuit et jour. Zato est le chef, mais il doit y avoir un autre homme qui veille sur nous. Tu dois dire que la maison est toujours ta maison, que pas un homme sauf ton fils, si c’est un homme qu’il y a dans le ventre de Zoraïma, pas un homme ne doit entrer chez toi. Pour ça, Zorrillo doit venir le jour où tu dois partir. Pour qu’il dise tout ce que tu auras à dire.

Nous avons couché chez Zorrillo. Ce fut une nuit délicieusement tendre et douce. Les murmures, les bruits des bouches de ces deux filles de la nature avaient des sons d’amour si troublants que j’en étais tout remué. Nous sommes revenus à cheval tous les trois, doucement pour le ventre de Zoraïma. Je dois partir huit jours après la première lune, car Lali veut me dire si c’est une certitude qu’elle soit enceinte. La lune dernière, elle n’a pas vu de sang. Elle a peur de se tromper mais, si cette lune elle ne voit pas encore de sang, c’est qu’alors elle a un enfant qui germe. Zorrillo doit apporter toutes les affaires que je mettrai : je dois m’habiller là-bas après avoir parlé en Guajiro, c’est-à-dire nu. La veille, nous devrons aller chez le sorcier tous les trois. Il nous dira si, dans la maison, on doit fermer ma porte ou la laisser ouverte. Ce retour lent, pour le ventre de Zoraïma, n’eut rien de triste. Elles préfèrent savoir que de rester abandonnées et ridicules devant les femmes et les hommes du village. Quand Zoraïma aura eu son enfant, elle prendra un pêcheur pour sortir beaucoup de perles qu’elle me gardera. Lali pêchera plus longtemps chaque jour pour être occupée aussi. Je regrette de ne pas avoir appris à parler plus qu’une douzaine de mots de guajiro. J’aurai tant de choses à leur dire, qu’on ne peut pas dire à travers un interprète. Nous arrivons. La première des choses à faire est de voir Zato pour lui faire comprendre que je m’excuse d’être parti sans rien dire. Zato est aussi noble que son frère. Avant que je parle, il m’a mis sa main sur mon cou et me dit « Uilu (tais-toi). » La nouvelle lune sera dans une douzaine de jours. Avec les huit que je dois attendre après, dans vingt jours je serai en route.

Alors que je regarde à nouveau la carte, changeant certains détails dans la façon de passer les villages, je repense à ce que m’a dit Juste. Où serai-je plus heureux qu’ici où tout le monde m’aime ? Ne vais-je pas faire moi-même mon malheur en retournant à la civilisation ? L’avenir le dira.

Ces trois semaines ont passé comme un enchantement. Lali a eu la preuve qu’elle est enceinte et c’est deux ou trois enfants qui attendront mon retour. Pourquoi trois ? Elle me dit que sa mère a eu deux fois deux jumeaux. Nous sommes allés chez le sorcier. Non, on ne doit pas fermer la porte. On doit seulement mettre une branche d’arbre en travers. Le hamac où nous couchons tous les trois doit être tendu au plafond de la paillote. Elles doivent toujours coucher toutes les deux car elles ne font qu’une. Puis il nous fait asseoir près du feu, met des feuilles vertes et nous entoure de fumée plus de dix minutes. Nous sommes partis à la maison, attendant le Zorrillo qui, effectivement, arrive le soir même. Autour d’un feu devant ma paillote, nous avons passé toute la nuit à parler. A chacun des Indiens je disais, par l’intermédiaire de Zorrillo, une parole gentille et lui, il répondait aussi quelque chose. Au lever du soleil, je me suis retiré avec Lali et Zoraïma. Toute la journée nous avons fait l’amour. Zoraïma monte sur moi pour mieux me sentir en elle et Lali s’enroule comme un lierre cloué dans son sexe qui bat comme un cœur. L’après-midi, c’est le départ. Je dis, le Zorrillo traduisant :

— Zato, grand chef de cette tribu qui m’a accueilli, qui m’a tout donné, je dois te dire qu’il faut que tu me permettes de vous quitter pour beaucoup de lunes.

— Pourquoi veux-tu quitter tes amis ?

— Parce qu’il faut que j’aille punir ceux qui m’ont poursuivi comme une bête. Grâce à toi, j’ai pu, dans ton village, être à l’abri, j’ai pu y vivre heureux, bien manger, avoir des amis nobles, des femmes qui ont mis du soleil dans ma poitrine. Mais cela ne doit pas transformer un homme comme moi en une bête qui, ayant rencontré un refuge chaud et bon, y reste toute sa vie par peur d’avoir à souffrir en luttant. Je vais affronter mes ennemis, je pars vers mon père qui a besoin de moi. Ici je laisse mon âme, dans mes femmes Lali et Zoraïma, les enfants du fruit de notre union. Ma paillote est à elles et à mes enfants qui vont naître. J’espère que toi, Zato, si quelqu’un l’oublie, tu le lui rappelleras. Je demande qu’en plus de ta vigilance personnelle, un homme qui s’appelle Usli protège jour et nuit ma famille. Je vous ai tous beaucoup aimés et je vous aimerai toujours. Je vais faire mon possible pour retourner très vite. Si je meurs en accomplissant mon devoir, ma pensée ira à vous, Lali, Zoraïma et mes enfants, et à vous, Indiens Guajiros, qui êtes ma famille.

Je rentre dans ma paillote suivi de Lali et Zoraïma. Je m’habille, chemise et pantalon kaki, chaussettes, demi-bottes.

Très longtemps, j’ai tourné la tête pour voir morceau par morceau ce village idyllique où je viens de passer six mois. Cette tribu guajira si redoutée, autant par les autres tribus que par les Blancs, a été pour moi un havre pour souffler, un refuge sans pareil contre la méchanceté des hommes. J’y ai trouvé amour, paix, tranquillité et noblesse. Adieu, Guajiros, Indiens sauvages de la péninsule colombo-vénézuélienne. Ton territoire si grand est heureusement contesté et libre de toute ingérence des deux civilisations qui t’entourent. Ta sauvage façon de vivre et de te défendre m’a appris une chose très importante pour l’avenir, qu’il vaut mieux être un Indien sauvage qu’un licencié en lettres magistrat.

Adieu, Lali et Zoraïma, femmes incomparables, aux réactions si près de la nature, sans calcul, spontanées et qui, au moment de partir, d’un geste simple, ont mis dans un petit sac de toile toutes les perles qu’il y avait dans la paillote. Je retournerai, c’est sûr, c’est certain. Quand ? Comment ? Je ne sais pas, mais je me promets de revenir.

Vers la fin de l’après-midi, Zorrillo monte à cheval, et nous partons vers la Colombie. J’ai un chapeau de paille. Je marche en tenant mon cheval par la bride. Tous les Indiens de la tribu, sans exception, se cachent le visage avec le bras gauche et étendent vers moi le bras droit. Ils me signifient ainsi qu’ils ne veulent pas me voir partir, que cela leur fait trop de peine et ils tendent le bras, la main en l’air pour faire le geste de me retenir. Lali et Zoraïma m’accompagnent près de cent mètres. Je croyais qu’elles allaient m’embrasser quand, brusquement, en hurlant, elles sont parties vers notre maison en courant, sans se retourner.

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