PAPILLON OU LA LITTÉRATURE ORALE par JEAN-FRANÇOIS REVEL

S’il me fallait nommer l’écrivain du passé qu’Henri Charrière évoque pour moi, je n’hésiterais pas une seconde : je nommerais Grégoire de Tours. Le rapprochement s’est imposé à mon esprit avec une force irrésistible. Lisez par exemple ce passage de l’Histoire des Francs du grand évêque gaulois :

« Le conflit survenu entre les habitants de Tours qui, comme nous l’avons dit plus haut, avait pris fin, reprit avec une fureur nouvelle. Sichaire, après le meurtre des parents de Chramnesinde, s’était pris d’une très grande amitié pour ce dernier et ils se chérissaient mutuellement d’une telle affection que très souvent ils prenaient ensemble leurs repas et couchaient tous les deux dans le même lit ; or, un certain jour, Chramnesinde prépare un souper dans la soirée et invite Sichaire à sa table. Celui-ci étant venu, tous deux s’installent pour le festin. Puis, comme Sichaire appesanti par le vin déblatérait beaucoup contre Chramnesinde, on prétend qu’il lui aurait dit pour finir : « Tu me dois de grandes grâces, ô très cher frère, pour avoir tué tes parents ; grâce à la composition que tu as reçue, l’or et l’argent surabondent dans ta maison et tu serais dépouillé de tout et dans l’indigence, si cette chose ne t’avait requinqué. » En entendant cela, l’autre accueillit avec amertume les propos de Sichaire et déclara dans son for intérieur : « Si je ne venge pas le meurtre de mes parents, je ne mériterai plus de porter le nom d’homme, mais d’être appelé une faible femme. » Aussitôt donc, ayant éteint les luminaires, il tranche la tête de Sichaire avec une scie. Celui-ci, ayant poussé un faible cri au terme de sa vie, tomba et mourut. Les esclaves qui étaient venus avec lui se dispersent. Chramnesinde suspendit le cadavre dépouillé de ses vêtements à une branche d’une haie et ayant enfourché ses chevaux se rendit auprès du roi… »[7]

Reportez-vous maintenant aux pages 33 et 34 de Papillon, depuis « Tout nu dans le froid glacial » jusqu’à « m’empêcher de sentir les coups ».

On touche dans ces deux textes le fond même du récit, le récit à l’état pur, où tout n’est que récit. Actes, pensées, paroles, marqués d’un même caractère de soudaineté, ou plutôt d’un bizarre mélange de rumination et de soudaineté, sont tous et ne peuvent être que des événements. L’intention, ici, est toujours un fait. Penser, accomplir un geste ont la même lourdeur concrète, envahissant l’individu tout entier. L’être humain est ce qui lui vient brusquement à l’esprit, ce qu’il dit à un compagnon ou ce qu’il exécute, et, à chaque instant, il n’est que cela. Aussi n’y a-t-il pas, dans l’univers de Papillon, de différences d’intensité. Comme chez Grégoire de Tours, s’adresser à quelqu’un, le tuer, le sauver, surgissent comme une image surgit après l’autre au cinéma : celle qui montre des fleurs caressées par la brise n’occupe pas moins de place sur l’écran que celle qui montre un tremblement de terre. Tout le monde luttant à tout moment pour sa vie, il n’y a que le va-tout qu’on puisse jouer, et tous les signes extérieurs sont en permanence interprétés, jaugés dans cette perspective du va-tout. De même, ces hommes sont perpétuellement et à la fois tout calcul et toute impulsivité, ruse et violence, oubli et mémoire. L’un des deux personnages de Grégoire a oublié que l’autre avait tué ses parents. Mais lorsque ce détail lui revient, il occit son convive. On notera aussi la rapidité et la présence d’esprit avec lesquelles il éteint les lumières, semblable à la rapidité avec laquelle Papillon coiffe son gardien de la marmite d’eau bouillante. Un tel extrémisme dans les réactions entraîne un tempo où les situations se modifient de fond en comble presque à chaque page, soit du fait de l’un des acteurs, soit par un coup du sort, car il ne peut y avoir, dans ce quitte ou double éternel, d’imprévus mineurs. Le mariage de l’organisation et du hasard, là encore, est aussi intime que l’alliance d’un vouloir-vivre féroce avec une légèreté ahurissante dans l’art de provoquer le danger, ou la vengeance.

Dans ce type de récit, l’auteur n’a pas à se demander pourquoi il écrit. La question n’a pas de sens pour lui. Ou plutôt, la réponse semble évidente. La violence avec laquelle il a vécu ce qu’il raconte ne laisse place à aucun doute dans son esprit quant à l’intérêt qu’on doit y prendre (conviction sans laquelle il n’est pas de vrai conteur) et comme, d’autre part, il ne peut pas penser à autre chose, il fait plaisir à tout le monde, y compris à lui, en se laissant aller à la narration. Cet abandon à la narration, c’est l’état de grâce fondamental, le talent primaire dont seul autrui s’aperçoit et qui ne s’acquiert pas.

Cet état de grâce ne pouvait apparaître aujourd’hui que dans une œuvre qui ne fût pas née d’une autre, je veux dire dans l’extra-littéraire. (Il n’y a pas en effet d’influence littéraire d’Albertine Sarrazin sur Charrière, elle n’a eu d’influence que sur sa décision d’écrire.) Il n’existe pas aujourd’hui d’écrivain conscient qui puisse, déterminé qu’il est par sa culture, surmonter les antinomies esthétiques du récit linéaire. Le roman n’est plus récit, et du reste refuse la catégorie romanesque comme genre.

On s’interroge à notre époque jusqu’à la hantise sur ce qu’est la littérature, sur ce qu’est le langage, sur ce qu’est écrire, sur ce qu’est parler. Ces questions sont plus radicales qu’elles ne l’étaient dans les arts poétiques du passé. On ne se borne pas comme jadis à évaluer la légitimité de tel ou tel contenu de l’œuvre littéraire, l’aptitude de telle ou telle forme. Il y a longtemps que tous les contenus sont légitimes. C’est pourquoi ils ont tous disparu, faute d’interdits. Rien n’est interdit — du point de vue esthétique j’entends. Reste donc la forme. Il ne pouvait en aller autrement. Alors là, au contraire, tout est interdit, il n’y a plus que des interdits. La littérature n’est ni la peinture ni la musique. La forme, fût-elle privilégiée, y supposait justement l’existence, l’hypothèse, le repoussoir au moins d’un contenu à neutraliser. Ecrire a désormais pour objet l’écriture, la littérature a pour but la recherche de la littérature. Ou plutôt elle ne doit même pas avoir de but — ce terme suggérant une visée hors d’elle. L’œuvre est devenue tautologie, mais une tautologie informulable puisqu’il n’y a rien à répéter. Hébétée de parthénogenèse, la littérature dit le dire et se demande comment c’est possible. Ce n’est pas un hasard si plusieurs « romans » de ces dernières années, ont pour « thème » l’écrivain aux prises avec l’écriture, et se donnent pour trame l’actualité même du texte en train de se faire, et qui n’a d’autre raison d’être que de dire qu’il est, ce qui lui permet d’être. Mais aussi le retour volontaire au récit est inconcevable.

Il semble donc que le texte à la fois narratif et non documentaire, objectif et poétique, fait de mémoire ou d’imagination (car en l’espèce la différence importe peu) ne puisse réapparaître désormais que de façon sporadique, de loin en loin, en quelques livres aberrants, imprévisibles, hors l’histoire, impossibles à susciter, à prévoir. Sans doute, également, la force d’évocation visuelle et événementielle, et non point sa contrefaçon au niveau du langage, jouit-elle d’une sorte de dispense qui permet de braver les écoles et les conjonctures littéraires — sans le savoir, bien sûr. Sans doute aussi ne trouve-t-on, dans ce cas l’écriture que pour ne l’avoir jamais eue, ou le langage pour l’avoir toujours eu. Car il s’agit en fait ici de langage, je veux dire de langage oral, et non d’écriture. Dans Papillon, l’écriture est un succédané de la parole, elle n’en est pas le dépassement, la transmutation, comme dans la littérature savante. La vigueur narrative de Charrière relève de la littérature orale, celle qui ne devient littérature que par la nécessité de « noter » le récit, pour qu’il ne soit pas perdu. Mais le rythme profond de la conception et de l’expression est celui du verbe et c’est cela qu’il faut chercher à retrouver en lisant, exactement comme on lit une partition, qui n’est pas un but en soi, mais un moyen de reconstituer et d’exécuter la substance musicale dans son intégralité. Je n’ai d’ailleurs jamais eu un tel sentiment aveuglant de la différence entre le français écrit et le français parlé qu’en lisant Papillon. Il s’agit véritablement de deux langues différentes. Non point tant par l’usage de l’argot ou d’un vocabulaire familier que par des divergences capitales dans la syntaxe, les tournures, la charge affective des mots. Les reconstitutions littéraires de la langue parlée, chez Céline par exemple, souffrent précisément de ne pas porter la marque de la spontanéité. D’autre part, il est d’une rareté extrême que le français parlé puisse, sans truquage, aboutir à une œuvre achevée. Devant la page à écrire, le génie populaire se croit généralement obligé de faire appel aux quelques bribes qu’il connaît du français littéraire. Il perd sur les deux tableaux. (C’est ce qu’on appelle méchamment des « romans d’autodidacte ».) Pour franchir ce barrage redoutable — la culture écrite — sans s’en apercevoir, en gardant la totalité de ses ressources narratives comme si l’on parlait, il faut cette innocence rusée qui fut celle du Douanier Rousseau, et que possède Papillon, l’intemporel « conteur qui prend place au pied du térébinthe ».

FIN
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