VI
A QUI LE TOUR ?
Le caractère de Paul est si méfiant, si rude, si versatile, que le souci quotidien de sa femme est de surveiller son humeur et d'intervenir à temps pour éviter la casse. Si elle tient à ce que l'existence de leur couple soit supportable, elle doit lutter tout ensemble contre les fantasmes de son mari qui la rabroue et lui demande pardon dix fois par jour, contre ses fils Alexandre et Constantin, qui sont subjugués par leur grand-mère au point de négliger leur mère, contre Catherine Nelidov qui joue de sa chasteté comme d'une arme et attise le désir du grand-duc en se refusant à lui, et contre l'influence d'un nouveau venu parmi les familiers de Son Altesse, un certain Ivan Koutaïssov, d'origine turque, « premier valet de chambre de Monseigneur ». Flatteur et retors, le bonhomme, employé d'abord comme barbier, devient vite le confident de son maître. En le rasant, le matin, il lui glisse à l'oreille des conseils sur la conduite à tenir avec sa femme et avec ses enfants. On dit même qu'il lui cherche une favorite, afin de le guérir de sa passion desséchante pour Catherine Nelidov. Cependant, malgré les intrigues de son factotum, Paul continue de remplir fidèlement ses devoirs conjugaux. Tandis que les troupes russes, commandées par le feld-maréchal Souvorov, infligent une raclée définitive à ces enragés de Polonais et qu'en France, avec une logique implacable, la Terreur se retourne contre ceux qui l'ont déclenchée, à Gatchina la Cour grand-ducale, repliée sur elle-même, vit dans l'attente d'un heureux événement.
Le 7 janvier 1795, Marie Fedorovna accouche d'une sixième fille, Anne. Hélas ! une semaine plus tard, la joie familiale s'achève en deuil : la cinquième fille du couple, la petite Olga, âgée de deux ans et demi, meurt inopinément. Ni gain, ni perte. Un enfant chassant l'autre, le chiffre de la progéniture de Leurs Altesses demeure stable : sept en tout. C'est plus qu'il n'en faut pour assurer l'avenir de la dynastie. Mais Paul n'ose même plus faire de projets, ni en ce qui le concerne, ni en ce qui concerne ses descendants. Tout dépend de Catherine, et elle paraît de plus en plus résolue à sauter une génération pour la dévolution de la couronne. Selon les dernières rumeurs, elle annoncerait bientôt, dans un manifeste, qu'elle désigne comme héritier, non point, ce qui serait normal, son fils Paul, mais son petit-fils Alexandre. Certes, ce ne sont peut-être là qu'élucubrations de courtisans cancaniers. Paul veut croire encore que le sentiment maternel sera plus fort, chez l'impératrice, que l'envie d'imposer sa loi, coûte que coûte, à un pays désorienté. Pour l'instant d'ailleurs, Catherine a d'autres chats à fouetter. Pendant que la Russie, la Prusse et l'Autriche procèdent, en toute impunité, au dépeçage de la Pologne, la France, enfin soûle de discours, de mensonges et de sang, salue la chute de Robespierre et de ses acolytes, se donne une nouvelle Constitution et délègue à un Directoire de cinq membres la charge de conduire sa politique. Au vrai, Catherine se méfie de ce triumvirat de fantoches. Tant que la France n'aura pas été écrasée, envahie et rendue à un roi héréditaire, cette nation d'écervelés constituera une menace pour ses voisins. Paul, en revanche, augure de ce retour des Français à la raison une promesse de répit pour l'Europe. Mais ce n'est pas un motif suffisant, juge-t-il, pour qu'il relâche ses efforts en vue de la création, à Gatchina, d'une force armée capable de défendre la Russie contre toute agression.
Désormais, son amour de l'art militaire tourne à la démence. Le moindre manquement au service est sanctionné par lui comme un crime de lèse-majesté. Ayant obtenu de l'impératrice que ses fils, Alexandre et Constantin, viennent plus souvent respirer l'air de Gatchina, il les entraîne dans sa passion de la parade. Après avoir souri de la maniaquerie paternelle, Alexandre y prend goût. Son premier soin, en arrivant dans la principauté grand-ducale, est de se changer de pied en cap. Habillé, comme il se doit, d'un uniforme prussien, il s'initie aux subtilités du maniement d'armes, des sonneries de trompes et des roulements de tambour réglementaires, du pas cadencé et du pas accéléré, des marches et des contremarches. Paul exulte. Il croit avoir reconquis ses deux grands garçons au nez de l'impératrice. Dans sa jubilation, il ne s'aperçoit même pas que sa femme est moins heureuse que lui de les voir atteints, tous trois, de la même marotte et que sa « maîtresse platonique », Catherine Nelidov, est jalouse, parce que, depuis quelque temps, il s'intéresse à un autre parangon de grâce et d'innocence, Nathalie Veriguine. Blessée par cette trahison sentimentale, Mlle Nelidov revient à la charge auprès de Sa Majesté et obtient enfin l'autorisation de « démissionner » et de se retirer au couvent de Smolny. Son départ coïncide avec l'anniversaire de l'impératrice, Catherine la Grande, qui, le 21 avril 1796, fête ses soixante-sept ans. Deux mois après, le 25 juin, de nouvelles festivités saluent la performance de la grande-duchesse, pondeuse infatigable, qui vient de donner le jour à un neuvième enfant, son troisième fils, Nicolas. Les félicitations pleuvent de toutes parts sur ce couple exceptionnellement fécond. A travers les heureux parents, c'est la Russie entière qui a accouché.
Peut-être est-ce trop d'honneurs pour Paul et sa prolifique moitié, juge la tsarine. A peine Marie Fedorovna relève-t-elle de ses couches que Sa Majesté la convoque pour une communication de la plus haute importance. Toisant la jeune femme avec une autorité comminatoire, elle lui demande de signer un acte par lequel elle reconnaîtrait la nécessité d'écarter son mari du pouvoir, en faveur de son fils aîné, Alexandre. Justement indignée, Marie Fedorovna passe outre au respect que lui inspire son impériale belle-mère et refuse de prêter la main à cette spoliation. Catherine s'étonne d'une réaction qui, à son avis, va à la fois contre le bon sens et contre l'intérêt du pays. Néanmoins, elle laisse partir sa bru sans insister davantage. Rentrée à Gatchina, la grande-duchesse écrit à Alexandre pour lui recommander de l'imiter en évitant d'être complice du honteux dépouillement de son père. « Tenez-vous-en au nom de Dieu, lui recommande-t-elle. [Ayez] du courage et de la fermeté, mon enfant. Dieu n'abandonnera pas l'innocence et la vertu. » Après l'échec de la conversation entre l'impératrice et sa belle-fille, on ne parle plus ouvertement du manifeste, mais les bruits le concernant courent encore et même se précisent. On avance même, parmi les soi-disant initiés, que Sa Majesté fignole les termes du document avec Bezborodko et qu'elle voudrait le publier au début de l'année suivante. En attendant, elle met les bouchées doubles en politique. A peine en a-t-elle terminé avec l'affaire polonaise, qu'elle cède aux conseils de Platon Zoubov et charge le frère de celui-ci, le général Valentin Zoubov, de se lancer à la conquête de la Perse. Peu importe si des diplomates s'inquiètent, çà et là, en Europe, de cette expansion de la Russie en Asie Mineure. Les armées de Sa Majesté sont de taille à inspirer le respect à toutes les autres, proclame Platon Zoubov. Cependant, on s'intéresse aussi, depuis peu, à Gatchina comme à Saint-Pétersbourg, aux exploits d'un jeune général français, d'origine corse, un certain Bonaparte, qui collectionne les victoires partout où il fourre le nez. « Comme il va, ce jeune Bonaparte ! écrit le feld-maréchal Souvorov à son neveu Gortchakov. C'est un héros, un géant, un sorcier. Il triomphe de la nature et des hommes. Voici ma conclusion : tant que le général Bonaparte conservera sa présence d'esprit, il sera vainqueur [...]. Mais si, pour son malheur, il s'élance dans le tourbillon de la politique, s'il rompt l'unité de sa pensée, il se perdra1. »
Le 5 novembre 1796, Paul et Marie Fedorovna déjeunent, avec quelques amis intimes, au moulin de Gatchina, à cinq verstes du château. Le grand-duc est d'une humeur morose : il a appris que, dans quelques jours, exactement le 24 du même mois, pour la Sainte-Catherine, fête patronymique de Sa Majesté, celle-ci a l'intention de rendre public le manifeste qui le privera de la couronne au profit d'Alexandre. Est-ce vrai ? Est-ce faux ? Les pronostics se contredisent. On affirme que, pour l'heure, le document est enfermé dans la cassette impériale et que nul ne l'a encore lu. Le malaise que Paul éprouve dans cette atmosphère de fin de règne est accentué par un rêve que sa femme et lui ont fait simultanément, la nuit précédente, et dont, à leur réveil, ils ont confronté les étranges souvenirs. L'un et l'autre ont ressenti, dans leur sommeil, qu'une main puissante les soulevait de terre et les tirait irrésistiblement vers le ciel. Que signifie cette vision délirante ? N'est-ce pas le présage d'une mort ordonnée par Sa Majesté ? En racontant ce cauchemar à ses voisins de table, le grand-duc a le visage hagard d'un condamné sur les marches de l'échafaud. Dès la fin du repas, il exige de rentrer, vite, vite, à Gatchina. En chemin, le carrosse de Leurs Altesses croise un courrier parti à leur rencontre. Celui-ci leur annonce l'arrivée imminente d'un des frères Zoubov, « porteur de nouvelles importantes ». A ces mots, le grand-duc blêmit et demande combien de frères Zoubov l'attendront au château. En apprenant qu'il n'y en aura qu'un, il fait le signe de la croix et murmure : « S'il est seul, on en viendra à bout ! »
Quand il arrive chez lui, on l'avertit que Nicolas Zoubov est là et demande à être reçu. Pas moyen de tergiverser ! En un clin d'oeil, Paul s'imagine arrêté, jeté dans une forteresse et froidement abattu par des assassins aux ordres de sa mère, comme son père l'a été trente-quatre ans auparavant. Néanmoins, il ordonne qu'on fasse entrer l'envoyé de la capitale. En pénétrant dans le bureau de Paul, Nicolas Zoubov a l'air plus navré que menaçant. D'une voix entrecoupée, il révèle à Paul que Sa Majesté Catherine II a été frappée d'apoplexie, qu'elle est au plus mal et qu'il est chargé de conduire Leurs Altesses au chevet de la mourante. Pris de court, Paul hésite entre une joie sacrilège et une terreur prémonitoire. Doit-il suivre Nicolas Zoubov à Saint-Pétersbourg ? Ne s'agit-il pas d'un guet-apens ? De toute façon, il ne peut reculer. L'angoisse au cœur, il fait atteler son carrosse et grimpe dedans avec sa femme. Nicolas Zoubov les précède à cheval pour préparer les relais. La journée est calme, glacée. Les clochettes de l'équipage tintent gaiement dans le silence hivernal. La neige s'étend à perte de vue, de chaque côté de la route. Ni Paul ni Marie Fedorovna n'osent parler, mais leurs pensées se rejoignent.
A la première halte, ils trouvent le chambellan Fedor Rostoptchine, venu tout droit de Saint-Pétersbourg. Celui-ci leur donne des détails sur la maladie de l'impératrice. C'est le valet de chambre et la camériste de Sa Majesté qui l'ont découverte, ce matin, gisant, inerte, dans sa garde-robe. Une attaque foudroyante. Elle est paralysée. On craint qu'elle ne s'en remette pas. Au relais suivant, Paul descend pour se dégourdir les jambes. En s'approchant de lui, Rostoptchine croit discerner des larmes dans ses yeux. Prenant les mains du grand-duc, il murmure avec compassion : « Ah ! Monseigneur, quel moment pour vous ! » A ces mots, Paul cambre la taille, affermit son regard et dit simplement : « Attendez, mon cher, attendez ! J'ai vécu quarante-deux ans, Dieu m'a soutenu ; peut-être me donnera-t-il la force et la raison pour supporter l'état auquel il me destine ! »
Or, cet « état », Paul ne sait encore si ce sera celui d'empereur de Russie ou celui de premier prince de l'empire, sous le règne usurpatoire de son fils. On repart dans le crépuscule, et les pensées du grand-duc s'assombrissent en même temps que le ciel. De relais en relais, des estafettes apportent les ultimes bulletins de santé de Sa Majesté. Ainsi les voyageurs apprennent-ils que l'impératrice n'a toujours pas repris connaissance, qu'Alexandre et Constantin, qui s'étaient absentés de la capitale, ont pu être alertés à temps et qu'ils sont déjà auprès de leur grand-mère, que tous les médecins de la cour se relaient autour de l'illustre patiente et que, dans toutes les églises, on prie pour la guérison de la « petite mère » Catherine. Partagée, elle aussi, entre la peur, la piété et l'espoir, Marie Fedorovna encourage son mari, à voix basse, pour que, quelle que soit l'issue de cette compétition entre un père et son fils au chevet d'une moribonde, il ne perde pas confiance en son étoile.
A huit heures et demie du soir, le carrosse du grand-duc se range devant la façade du palais d'Hiver. L'immense bâtisse bourdonne comme une ruche. Les courtisans, qui se pressent dans les salles de réception et jusque dans les escaliers, sont accourus à la première alerte pour ne pas manquer un événement historique. Ils sont aussi impatients d'assister à la fin d'un long règne que de savoir le nom du successeur, autrement dit de celui à qui il faudra plaire et se soumettre pour continuer à faire sa pelote sous les lambris du palais. Sera-ce Paul ou Alexandre, le prochain tsar de toutes les Russies ? Les paris vont bon train. En abordant cette foule obséquieuse et avide, Paul a un mouvement de recul. Il reconnaît dans l'assistance Platon Zoubov, le dernier amant de sa mère, et s'étonne que cet homme, hier encore tout-puissant, s'avance vers lui avec un visage ravagé de quémandeur. Il est accompagné du vice-chancelier Bezborodko, qui doit sa carrière à Catherine. Tous deux, redoutant la disgrâce et la perte de leurs privilèges, tombent à genoux devant lui. Paul, superbe de clémence, les relève, les embrasse et salue aimablement les autres dignitaires présents qui se plient en deux et murmurent des paroles de bénédiction sur son passage. Cette satisfaction d'amour-propre n'est rien auprès du bonheur intense qu'il éprouve en voyant ses deux fils, Alexandre et Constantin, lesquels, pour l'accueillir au palais, ont revêtu l'uniforme prussien dont il est le promoteur en Russie. Un regard sur eux lui a suffi pour deviner qu'Alexandre, par respect filial, ne fera pas valoir ses droits à la couronne. Néanmoins, il faut se méfier encore de ce maudit manifeste, tenu secret, et qui risque d'exploser, au plus mauvais moment, telle une bombe infernale. Dans un pays aussi traditionaliste et superstitieux que la Russie, la volonté d'une souveraine peut fort bien subjuguer le peuple par-delà le tombeau.
Personne ne dort, cette nuit-là, autour de Paul. Le palais d'Hiver est un vaste campement, dont tous les recoins sont occupés par des veilleurs à l'affût du moindre bruit, de la moindre porte qui s'ouvre. A l'aube du 6 novembre, l'impératrice est toujours en vie. Paul se décide à entrer dans la chambre où elle repose, entourée de médecins, de gardes-malades et de prêtres. Le visage de Catherine est livide, avec, par endroits, des taches violacées. Une bave rose perle à la commissure de ses lèvres. Elle semble inconsciente, absente, et sa respiration n'est plus qu'un râle douloureux. Ayant pris l'avis d'un docteur, Paul fait appeler le métropolite Gabriel et lui demande d'administrer les saints sacrements à Sa Majesté. Platon Zoubov sanglote, la face dans les mains. Mais sur quoi pleure-t-il ? Sur la perte de sa vieille maîtresse ou sur celle des privilèges qu'elle lui a jadis consentis ? Insensible aux lamentations de ce pantin, Paul ordonne de dresser la table du déjeuner à côté de la chambre de Catherine et se restaure là, en tête-à-tête avec son épouse, tandis que, derrière la porte, la respiration de la malade se ralentit et s'engorge. Plus tard, s'étant sustenté, il convoque Bezborodko et le procureur général Samoilov et pénètre avec eux dans le cabinet de travail de l'impératrice. Une fois sur les lieux, il fouille dans les tiroirs du secrétaire, trie des lettres, compulse des rapports et tombe sur un pli fermé, entouré d'un ruban noir et portant l'inscription : « A ouvrir après ma mort, dans le Conseil ». Comme Paul hésite à décacheter le paquet, Bezborodko lui désigne du regard une cheminée où brûle un feu de bois. Encouragé par cette mimique, le grand-duc jette le document dans les flammes. La tsarine n'est pas encore morte que son ultime pensée n'existe plus. Penché sur le tas de cendres, Paul comprend que, cette fois, il n'a plus à craindre le déroulement du processus successoral. Cependant, pour être tout à fait apaisé, il lui manque l'approbation et le soutien de son homme de confiance, le fidèle, l'irremplaçable, le rugueux colonel Araktcheïev. Il l'a fait prévenir par courrier spécial et « le caporal de Gatchina », chevauchant à bride abattue, arrive enfin, les vêtements froissés, la face éclaboussée de boue et le regard émerveillé par la soudaine fortune de son maître. Paul le reçoit avec enthousiasme et le nomme aussitôt général et commandant d'armes de Saint-Pétersbourg. Puis, prenant la main d'Alexandre et la plaçant dans celle d'Araktcheïev, il prononce d'un ton prophétique : « Soyez amis pour toujours et aidez-moi ! » Tout semble pour le mieux, sauf que l'impératrice s'accroche encore à la vie. Paul s'impatiente. On dirait une mauvaise farce de Sa Majesté. Pourquoi joue-t-elle à retarder sa sortie ? Enfin, à neuf heures du soir, le docteur Robertson annonce à Leurs Altesses que le dernier moment approche. Paul s'avance le premier. Sa femme, les grands-ducs Alexandre et Constantin, les grandes-duchesses Alexandra et Hélène, accompagnés de Platon Zoubov, de Bezborodko, de Samoïlov, de quelques gentilshommes et de quelques dames d'atour, sont introduits derrière lui au chevet de l'impératrice agonisante. « Cette minute restera à jamais présente dans ma mémoire, notera Rostoptchine. A droite du corps de l'impératrice, se tenaient l'héritier avec son épouse et leurs enfants ; à la tête du lit, Plechtcheïev et moi-même, appelés pour l'occasion ; à gauche, les docteurs et les domestiques. Sa respiration était devenue embarrassée ; le sang lui montait à la tête, changeait les traits de son visage, puis refluait de nouveau, et celui-ci se détendait. Le silence de tous les assistants, la fixité des regards dirigés vers le même objet, l'absence de toute pensée profane, la demi-obscurité qui régnait dans la pièce, tout inspirait l'effroi et annonçait que la mort était là. » A dix heures et quart, l'impératrice pousse un soupir à peine perceptible et sa figure blafarde se fige dans une expression de sérénité et de contentement. Paul s'agenouille, imité par toutes les personnes présentes. Après quelques instants de recueillement, il se relève et passe dans la pièce voisine, pleine de hauts dignitaires et de dames éplorées. La foule retient son souffle. Le comte Samoilov paraît, à son tour, sur le seuil. La face pétrifiée de gravité, il déclare d'une voix sonore : « Messieurs, l'impératrice Catherine II est morte. Sa Majesté Paul Ier est désormais l'empereur de toutes les Russies. »
En entendant cette phrase qui coupe court aux interprétations malveillantes, Paul est saisi d'un tel vertige qu'il ne sait plus s'il peut laisser éclater sa joie ou s'il doit, par décence, continuer à feindre la tristesse. Déjà, le maître de cérémonie Valouev proclame, à travers les salles avoisinantes, que, dans la chapelle du palais d'Hiver, tout est organisé pour la prestation de serment. Au milieu de la cohue, subitement électrisée, on s'embrasse en sanglotant de chagrin, de bonheur, ou des deux ensemble. L'essentiel est de paraître ému. Les gens se bousculent autour du tsarévitch devenu tsar. Chacun veut le toucher, lui baiser la main. Et les plus empressés à lui témoigner leur fidélité sont, à coup sûr, ceux qui l'ont le plus souvent desservi auprès de la défunte. Des valets ont apporté, en hâte, un trône dans la chapelle. Encore abasourdi par une chance qu'il a si longtemps attendue en vain, Paul s'assied, de tout son poids, à la place laissée vacante par Catherine la Grande. Carré dans ce fauteuil magistral, il porte haut sa tête aux traits simiesques, aux yeux globuleux et à la lippe plissée dans une grimace d'arrogance. Après avoir souffert quarante-deux ans sous l'autorité despotique de sa mère, il a enfin jeté bas la statue. S'il doutait encore de sa victoire, il lui suffirait de promener ses regards sur le défilé docile des courtisans, qui marchent vers lui comme vers une icône. En tête du cortège, s'avance sa femme, devenue, du même coup, impératrice. Ayant baisé la croix et l'Evangile, elle voudrait, selon l'usage, poser les lèvres sur la main de son époux et se prosterner à ses pieds. Mais il l'en empêche. La même cérémonie d'allégeance se répète pour chacun des enfants, pour chacun des dignitaires, pour chacun des courtisans. Le métropolite Gabriel, et tout le clergé avec lui, s'inclinent à leur tour devant le nouveau maître de l'empire. Cet hommage interminable et fastidieux, loin de lasser la patience de Paul, l'exalte comme de l'alcool dégusté à petites gorgées.
Après l'office religieux, il éprouve le besoin d'assister à un autre office, militaire celui-là, et décide de passer en revue un régiment de la garde. Pendant l'exercice, mécontent de la tenue des hommes, il grogne et tape du pied pour exprimer sa réprobation. Il est temps, pense-t-il, de mettre de l'ordre dans cette pétaudière. Son ambition, aujourd'hui, plus encore qu'hier, est de transformer la Russie en un immense Gatchina, d'effacer jusqu'au souvenir du règne exécrable de sa mère et de renouer avec les idées politiques de son père, lâchement assassiné. Sans l'avouer à personne, il ne se considère pas comme le successeur de Catherine II, mais comme le vengeur de Pierre III.
Dès le lendemain de son accession au trône, Paul Ier entend faire le ménage au sein de la maison de Russie. Pour commencer, il exile dans leurs terres deux des complices du meurtre de son père, le prince Bariatinski et le général Passek, gouverneur de la Biélorussie. La princesse Dachkov, qui assista Catherine lors de sa prise de pouvoir, est également reléguée dans son domaine, afin d'y méditer sur son comportement délictueux de 1762. Un autre membre du complot, Alexis Orlov (frère de Grégoire, un des premiers amants de Catherine), ayant omis de se présenter à la chapelle lors de la cérémonie du serment, Paul lui envoie Rostoptchine, pour le rappeler à l'ordre. L'émissaire de l'empereur trouve le vieil homme malade, au lit, le réveille en sursaut et lui fait signer un acte de contrition et de soumission. En revanche, le tsar, qui a détesté Platon Zoubov du vivant de Catherine, le traite avec bienveillance après la mort de son impériale maîtresse. Comme celui-ci, tombé au plus bas, veut lui rendre, en tremblant, son bâton d'aide de camp général, il le prie de continuer son service et d'accepter une superbe maison sur le quai de la Néva en remplacement de son appartement de fonction au palais d'Hiver. Après quoi, il va le voir dans son nouveau logis, avec Marie Fedorovna, et échange avec lui des paroles d'amitié. Ebloui par tant de bienveillance, Platon Zoubov se demande s'il n'a pas affaire à un saint en uniforme. Mais sa joie est de courte durée. Quelques jours après ce miraculeux retour en grâce, il est avisé que, par ordre de Sa Majesté, il est relevé de toutes ses fonctions, privé de tous ses avantages, que tous ses avoirs sont placés sous séquestre et qu'il doit immédiatement quitter la Russie. Cette volte-face cruelle, qui stupéfie la victime, amuse Paul comme une moquerie posthume dédiée à sa mère.
Toujours soucieux de la contrarier dans l'au-delà puisqu'il a été empêché de le faire sur terre, il ordonne de libérer de la forteresse de Schlusselbourg le philosophe et éditeur franc-maçon Novikov qu'elle y a enfermé, rappelle d'exil l'écrivain Radichtchev qu'elle a condamné pour avoir publié un brillant Voyage de Moscou à Saint-Pétersbourg, relâche tous les Polonais prisonniers de guerre à la suite des dernières insurrections, ainsi que leur chef Kosciuszko, dont il promet de faciliter le passage en Amérique. Lors d'une visite à ce patriote rebelle, il lui déclare, en présence du grand-duc Alexandre : « Je sais que vous avez beaucoup souffert, que vous avez été longtemps maltraité, mais, sous le précédent règne, tous les honnêtes gens ont été persécutés, moi le premier. » De même Stanislas Poniatowski, ex-amant de Catherine et ex-roi de Pologne, est tiré de sa captivité douillette de Grodno et installé sur un pied seigneurial, à Saint-Pétersbourg. Quant à ses amis des années noires, Paul tient par-dessus tout à leur prouver qu'il n'est pas un ingrat. Puisque sa « maîtresse platonique », Catherine Nelidov, s'obstine à s'enterrer dans le couvent de Smolny, il couvre de bienfaits le frère cadet de l'absente, qui, de simple page, devient successivement capitaine, colonel et aide de camp de Sa Majesté. Le barbier-factotum Koutaïssov reçoit en cadeau un hôtel particulier avec vue sur la Néva et le poste de directeur de la domesticité impériale. Rostoptchine est promu général, ainsi que Plechtcheïev, Repnine et quelques autres familiers de Gatchina. Quant à Alexandre Kourakine, si sévèrement traité par Catherine II à cause de son amitié avec Bibikov, l'auteur d'une lettre insolente, il est nommé vice-chancelier, et son frère Alexis, procureur général.
L'attitude ambiguë de Paul lors de son arrivée au pouvoir est à la fois l'expression d'une gratitude sincère envers ses compagnons de disgrâce et d'une vindicte irrépressible envers tous les autres. Pour démontrer à la Russie entière qu'il avait raison alors que sa mère s'obstinait à lui donner tort, il décide d'accorder aux troupes de Gatchina le statut réservé jusque-là à la garde impériale. Du jour au lendemain, la capitale est envahie par une armée de Prussiens qui sont des Russes déguisés. Tout à coup, le palais d'Hiver, qui accueillait naguère des personnages élégants et abritait des conversations légères et raffinées, se transforme en un corps de garde où règne la tradition germanique. « On n'entendait plus que des bruits d'éperons, de bottes fortes, de briquets et, comme dans une ville conquise, tous les logements furent envahis par une nuée d'hommes de guerre qui faisaient un vacarme assourdissant », écrit le poète Gabriel Derjavine, témoin de cette métamorphose. Un autre contemporain, Alexandre Chichkov, précise : « De petites gens, qu'on ignorait encore la veille, s'agitaient, bousculaient tout le monde et donnaient impérieusement des ordres ». Et le prince Golitzine conclut : « Le palais est changé en caserne [...]. Dès l'entrée, on s'aperçoit du goût exagéré qu'a l'empereur pour le militaire, principalement pour l'exactitude et la régularité dans les mouvements, à l'instar de Frédéric, roi de Prusse, dont l'empereur essaie de copier les attitudes2. »
Sur l'ordre du tsar, les grosses cravates, les cheveux flous, les airs évaporés et rieurs sont bannis de la cour. Dans l'enceinte du palais, la mode est aux visages compassés et aux gestes secs. Les guêtres, les gants, les coiffures poudrées et les cannes à la prussienne sont de rigueur. Pour gagner la sympathie du peuple, Paul s'impose parfois de paraître dans les rues sur son cheval blanc, Pompon. Hiératique sous ses boucles enfarinées, il dévisage les passants pétrifiés de respect. Et, en vérité, derrière chaque homme il voit un soldat en puissance. Son rêve serait de leur passer à tous un uniforme et de les loger tous dans des casernements. Mais il devine, à mille indices, qu'ils ne sont pas encore prêts à se couler dans le moule qu'il a imaginé pour eux.
La consternation des petites gens est à son comble lorsque Sa Majesté se rend à une parade du fameux régiment de la garde Izmaïlovski. Les gaillards de cette unité portent encore l'ancien uniforme russe, et ils en sont fiers. Mais Paul ne cache pas son dépit devant cette persistance dans l'erreur. Autour de lui, les flatteurs abondent dans son sens. Araktcheïev critique même, à haute voix, le comportement des officiers. Lorsque apparaissent les étendards de cette troupe d'élite, il a l'habitude de s'écrier, goguenard : « Voici les vieilles jupes de Catherine ! » Paul ne le remet pas à sa place. Sans doute même sourit-il de cette moquerie. Tout ce qui insulte à la mémoire de sa mère le ravit. Or, en l'occurrence, ce n'est pas tant Catherine la Grande qui a été outragée, c'est la Russie. L'exclamation d'Araktcheïev a été entendue par quelques spectateurs à l'oreille fine. Elle sera répétée. Et, si Paul ne songe plus à cet incident mineur après la fin du défilé, les nostalgiques de la tradition russe, de la gloire russe, ne l'oublieront pas de sitôt !
1 Lettre du 25 octobre 1796. Cf. Alexeï Peskov : Paul Ier, sa empereur de Russie.
2 Cf. Henri Troyat : Catherine la Grande.