II


LE PREMIER FAUX PAS DU GRAND-DUC PAUL

La rancune de Pierre III envers la tsarine défunte est telle que, dès son avènement, il entend se poser en adversaire de la politique qu'elle a menée à l'intérieur comme à l'extérieur du pays. C'est, de sa part, plus qu'une affirmation de son caractère et de ses principes : le désir de jeter bas tout ce qu'elle a édifié et d'insulter à sa mémoire. Dans la nuit qui suit son accession au pouvoir, il donne l'ordre aux forces russes qui, après avoir occupé Berlin, achèvent l'anéantissement de la résistance ennemie, d'arrêter les hostilités et de se retirer des territoires conquis. Mettant fin ainsi, de son propre chef, à la guerre de Sept Ans, sans même tenir compte des intérêts de ses alliés, la France et l'Autriche, il écrit une lettre personnelle à Frédéric II pour l'assurer de son admiration et de son soutien. Le roi qui, hier encore, ébranlé par une succession de défaites, s'apprêtait à abandonner définitivement ses droits sur la Prusse orientale, exulte et crie au miracle. Un fou vient de lui sauver la face devant son peuple et devant l'Histoire. Poussant sa résolution jusqu'au bout, Pierre III élabore, avec le baron von Goetz, envoyé spécial du cabinet de Berlin, les conditions d'une paix séparée, qui sera signée le 5 mai 1762.

Aux termes de cet accord, la Russie victorieuse ne se borne pas à restituer à la Prusse toutes les régions occupées, mais promet de joindre ses troupes aux troupes prussiennes pour lutter contre les Autrichiens, ses anciens compagnons de combat. Cette honteuse volte-face indigne les milieux militaires russes qui ne comprennent pas que, sur un coup de tête, le tsar les prive d'une gloire acquise au prix de tant de souffrance et de tant de morts. Le sentiment d'être trahis par celui qui devrait les protéger et les honorer s'accentue lorsque Pierre III, fidèle à sa manie, décide d'imposer à son armée la discipline prussienne et même l'uniforme prussien. Emporté par sa germanophilie, il va jusqu'à nommer des officiers originaires du Holstein à la tête de certains de ses régiments, s'émerveille de voir ses soldats s'habiller et parader à l'allemande, et fait tirer le canon à tout propos, afin d'habituer les habitants de la capitale à l'esprit martial prôné par son modèle, Frédéric II. Mais cela ne suffit pas à son contentement : luthérien de naissance et orthodoxe par nécessité, il s'en prend également à l'Eglise, dont il juge l'enseignement suranné et la richesse excessive. Il rêve de remplacer la soutane des popes par la redingote des pasteurs et de raser la barbe des prêtres. Dans le même élan novateur, il décrète des mesures de tolérance envers les hérétiques et notamment envers la secte des vieux-croyants, persécutée par les autorités ecclésiastiques. Enfin, poussant l'audace irréligieuse à son comble, il entreprend la confiscation d'une partie des biens de l'Eglise, laquelle possède des domaines immenses, peuplés de milliers de serfs et ne paie pas d'impôt à l'Etat. Du coup, le haut clergé s'insurge contre une mesure jugée sacrilège et qui, selon certains, prouve le dérangement mental de l'empereur. Comme pour se racheter aux yeux des esprits conservateurs et plus particulièrement des membres de l'aristocratie, Pierre III signe, après une nuit de beuverie, un décret libérant les nobles du service militaire, sauf en cas de guerre, et renforçant leurs droits sur les moujiks attachés à la glèbe, qui sont leur propriété au même titre que le cheptel de leurs écuries et de leurs étables.



Tandis que les oukases pleuvent sur le crâne des habitants des villes et des campagnes, Pierre III est repris par sa passion guerrière et songe à attaquer le Danemark pour rentrer en possession d'une des terres héréditaires de sa famille, le Schleswig. Mais il manque de suite dans les idées. Sautant d'un projet à l'autre, il préfère détruire plutôt que construire et se divertir dans la débauche plutôt que pâlir sur des rapports de ministres et d'ambassadeurs. Chaque matin, à leur réveil, ses sujets se demandent quelle nouvelle lubie de Sa Majesté va bouleverser leurs habitudes.



Cette situation cahoteuse ne peut s'éterniser. Çà et là, des émeutes éclatent, en province, et la troupe doit intervenir pour rétablir l'ordre. Renseignée par des amis sur les soubresauts qui agitent la population, Catherine devine qu'une chance unique se présente à elle de secouer le joug d'un homme qui, tout à la fois, la persécute et désespère le pays. Elle sait, par certains témoins, qu'au cours de ses orgies Pierre III déclare, à qui veut l'entendre, qu'il fera tondre sa femme infidèle et l'enfermera dans un cloître, à l'exemple de son aïeul Pierre le Grand, lorsque celui-ci s'est séparé de l'impératrice Eudoxie. Chaque soir ou presque, il injurie Catherine en public et se querelle, à la façon d'un portefaix, avec sa maîtresse, la Vorontzov, aussi soûle et mal embouchée que lui. Devant cette dégradation de la dignité impériale, Nikita Panine songe au meilleur moyen de limiter les dégâts. Plus aventureux dans leurs projets, d'autres partisans de Catherine, à la tête desquels se trouvent son amant, Grégoire Orlov et les quatre frères de celui-ci, Alexis, Fedor, Ivan et Vladimir, estiment qu'il est temps de passer à l'action et préconisent de s'assurer le soutien de l'armée. Aidés de la grande amie de Catherine, la princesse Catherine Dachkov, ils intriguent dans les salons et dans les casernes. Leur but, destituer Pierre III et porter Catherine au pouvoir, non comme régente avec le petit Paul à ses côtés, mais comme impératrice à part entière. Ils ont une telle confiance en ce dessein hasardeux que Catherine se laisse gagner par leur enthousiasme. Prête à franchir le pas, il lui faut beaucoup de sang-froid pour cacher son ambition et son anxiété à son fils et à Nikita Panine, lequel se contenterait pour elle d'une régence.


Inconscient du complot qui se trame dans l'ombre, le petit Paul, âgé de huit ans, continue de partager son temps entre des études fastidieuses, conduites par des instructeurs déférents, et des batailles rangées, entre soldats de bois, sur un coin de table. Si quelque propos bizarre, échappant à son entourage, lui effleure les oreilles, il refuse d'y prêter attention. Les affaires des grandes personnes ne le concernent pas. Du moins pas encore. Et cependant, certains soirs, il a conscience qu'un orage approche.


Or, voici qu'à l'aube du 28 juin 1762, il est réveillé en sursaut par l'arrivée de Nikita Panine dans sa chambre. Houspillant les servantes ahuries, celui-ci leur ordonne d'habiller immédiatement leur jeune maître. Mais, elles sont si lentes dans leurs mouvements que Panine, agacé, demande qu'elles se contentent de chausser Son Altesse, et de lui jeter un manteau sur les épaules. A demi vêtu et son bonnet de nuit sur la tête, l'enfant est conduit dehors par ses domestiques.

Panine l'aide à se hisser dans la berline qui les attend tous deux. Encore ensommeillé, Paul interroge son gouverneur sur les motifs de cet enlèvement. Pendant que la voiture roule dans les rues de Saint-Pétersbourg, Panine le met au courant, en quelques mots, de la situation dans la capitale. Sans bien comprendre la portée historique de l'événement, Paul apprend que, dans les heures précédentes, tandis que son père faisait un séjour de repos à Oranienbaum, sa mère, aidée par un groupe d'amis, a quitté Peterhof, où elle résidait de son côté, s'est rendue à Saint-Pétersbourg, et y a soulevé plusieurs régiments mécontents de leur souverain. Ayant ainsi gagné à sa cause les meilleurs éléments de la garde impériale, elle s'est présentée à la bénédiction de l'archevêque dans la cathédrale Notre-Dame-de-Kazan ; puis, traversant une ville délirante de joie, elle s'est installée au palais d'Hiver où elle attend l'hommage du peuple et des diplomates étrangers. C'est à ce rendez-vous solennel que Nikita Panine conduit son pupille dans le brouillard du petit matin. A mesure qu'ils avancent, la foule, dans les rues, augmente et des cris fusent de toutes parts. Sont-ce des acclamations ou des invectives ? Vaguement effrayé, Paul se blottit contre son accompagnateur impassible. Dès leur arrivée sur les lieux du rassemblement, ils sont engloutis par la cohue des courtisans qui se pressent dans les salles et dans les escaliers. Avec angoisse, Paul reconnaît, dans cette assemblée chamarrée et murmurante, nombre de visages qu'il a aperçus le jour où la tsarine Elisabeth agonisait dans sa chambre. Ne s'agit-il pas encore de la cérémonie funèbre des derniers adieux ? Ne va-t-on pas lui annoncer la mort de sa mère, ou, du moins, sa maladie ? Mais non, un chambellan à l'air jovial lui ménage un chemin entre des dignitaires respectueux. Et soudain, au milieu d'eux, il découvre sa mère. Elle est là, vivante, rayonnante, altière, rajeunie. Elle lui tend les bras et, au lieu de l'inviter à s'asseoir auprès d'elle, se dirige, en le tenant par la main, vers une fenêtre grande ouverte. En contrebas, s'étale une marée humaine. A la vue de Catherine et de son fils, un millier de gosiers hurlent : « Vive Catherine ! Vive notre petite mère Catherine ! Vive le tsarévitch ! » Des salves d'artillerie répondent aux vociférations du peuple. Epouvanté par cette allégresse tonitruante, Paul se serre contre le flanc de sa mère, et les acclamations redoublent. Au bout d'un moment, ayant eu sa dose d'ovations, Catherine salue, d'un geste gracieux de la main, ses bruyants admirateurs et se retire dans ses appartements. Tandis qu'aux abords du palais d'Hiver les vivats continuent, elle prie Nikita Panine de reconduire son fils au palais d'Eté. A nouveau séparé de sa mère, Paul voudrait savoir pourquoi son père n'assistait pas, lui aussi, à cette manifestation de ferveur patriotique. Prudent, Nikita Panine répond que Sa Majesté l'empereur se trouve sans doute retenu à Oranienbaum par des affaires importantes mais que son retour ne saurait tarder. En fait, ce vieux routier de la politique a déjà compris que Catherine n'est nullement attirée par la solution de la régence et que, Pierre III n'ayant pas encore abdiqué, le coup d'Etat n'est qu'à moitié réussi.


Ce sera chose faite le lendemain, 29 juin 1762. Chevauchant de nuit à la tête des régiments gagnés à sa cause, Catherine se rend droit à Oranienbaum. Sous la menace d'une intervention armée, elle exige de son mari une abdication sans condition. Devant les émissaires de sa femme, Pierre III, saisi de panique, sanglote, supplie et finit par signer l'acte de renonciation au trône. Nikita Panine lui précise, au nom de Catherine, qu'il aura la vie sauve, mais qu'il sera interné au château de Ropcha, non loin de Saint-Pétersbourg. Une semaine plus tard, le 6 juillet, Catherine publie un manifeste annonçant à la fois son avènement et l'abdication de Pierre III. Or, le soir même, elle reçoit un billet d'Alexis Orlov, qu'elle a chargé de surveiller son mari prisonnier. En quelques phrases maladroites, il lui apprend qu'une dispute a éclaté entre Sa Majesté et les gardiens et que l'empereur, frappé d'un mauvais coup pendant la bagarre, en est mort subitement, au regret de tous. Révoltée par l'issue sanglante d'une aventure qu'elle aurait voulue pacifique, Catherine n'en est pas moins soulagée d'être débarrassée d'un rival qui, à la longue, aurait pu devenir encombrant. Pour couper court à toutes les rumeurs, elle proclame que Sa Majesté Pierre III a succombé à une « crise de coliques hémorroïdales ». Nul n'est dupe de cette version apaisante, mais tout le monde l'accepte afin de ne pas compromettre les chances de succès de la nouvelle souveraine, que l'on sait résolue à faire oublier les erreurs de son époux.


Le petit Paul, lui aussi, feint de croire que sa mère n'est pour rien dans la tragique disparition de son père. Et cependant, un doute le ronge. Toujours le même : ce père qu'il n'aimait pas et qui s'occupait si peu de son fils avait pourtant avec lui d'étranges ressemblances ! Le goût des parades, de l'uniforme, du commandement, le besoin de surprendre par un coup de tête et même de blesser ceux qu'on aime par un accès de méchanceté gratuite. Avec sa mère, en revanche, il semble à l'enfant qu'il n'a aucun point commun. On dirait une étrangère. Elle est si lucide, si raisonnable, si autoritaire et si gaie à la fois que, selon les moments, Paul ne sait s'il doit l'admirer, la détester ou la craindre.


La dépouille de Pierre III est transportée au couvent Alexandre-Nevski où elle reste exposée quelques jours. Mais les honneurs funèbres se bornent là, le défunt étant un souverain déchu. Ni Catherine ni Paul n'assistent aux obsèques. Bien qu'il ne comprenne pas grand-chose aux subtilités de la politique, l'enfant subodore que sa mère l'a écarté du trône puisque au lieu d'être simple régente elle s'est fait attribuer tous les pouvoirs. D'ailleurs, pour plus de précaution, elle a décidé de se faire couronner en toute hâte à Moscou. Contrairement à Pierre III qui a négligé, pendant des mois, d'être sacré empereur par l'Eglise, elle fixe la date de la cérémonie : ce sera le 22 septembre 1762. Paul doit être de la fête. Mais il tombe malade en arrivant dans la capitale des tsars et ne peut participer au triomphe de la nouvelle impératrice. Tout au plus entend-il les acclamations de la foule accourue pour saluer l'entrée de Catherine II dans l'enceinte du Kremlin.



Revenu à Saint-Pétersbourg, et encore assourdi par le son des cloches et les hourras de la multitude, Paul se réjouit surtout à l'idée que, malgré de nombreuses mutations dans le personnel du palais, Catherine lui a gardé comme gouverneur le sage et bienveillant Nikita Panine. Elle l'a même élevé au rang de conseiller personnel. Au vrai, cette charge supplémentaire est si absorbante que Panine dispose de moins de temps qu'auparavant pour s'occuper de son pupille. Force lui est de s'entourer de quelques bons éducateurs pour le seconder dans sa tâche pédagogique. Au professeur d'origine allemande Aepinus, qui apprend les mathématiques à l'héritier du trône, il adjoint les écrivains Henri Nicolaï, François Laferrière et Levêque pour l'étude des littératures allemande et française, tandis que le meilleur théologien de l'époque, l'archimandrite Platon, futur archevêque, éveille l'enfant aux sublimes vérités de la religion. Enfin, un certain Tiéplov, spécialiste des questions politiques, devra initier le tsarévitch au fonctionnement des principales institutions de l'empire. Tout cet enseignement est supervisé par Panine, qui veille à ce qu'il soit dispensé dans un esprit aussi russe que français et qu'il prépare l'élève à devenir, le moment venu, un autocrate éclairé, soucieux du bonheur de ses sujets et ennemi de la fraude, de l'injustice et du favoritisme.


Mais, de cette éducation raisonnable, le petit Paul retient d'abord ce qui flatte son caractère orgueilleux. Les sentiments de sa supériorité et de son impunité lui viennent de sa naissance. La vie même du palais l'oblige à se considérer comme un être à part, qui échappe à la loi commune et a barre sur tous ses semblables. Un de ses fidèles instituteurs, l'obscur Siméon Porochine, note quotidiennement les propos et les gestes de son pupille. Le 22 septembre 1764, ce témoin déférent est frappé de l'aisance du petit Paul, âgé de dix ans, qui, assis à côté de son auguste mère, lors de la fête du trône, se fait servir par le comte Nikita Panine, lequel, debout derrière sa chaise, lui présente chaque plat avec une courbette. Deux jours plus tard, le même mémorialiste constate que « Son Altesse [le jeune Paul] a un caractère vif et un cœur tendre » et que nul ne sait au juste comment tournera son humeur. Le 7 octobre, l'enfant assiste à une représentation de L'Ecole des Femmes et s'indigne parce que le public applaudit les acteurs sans attendre qu'il ait donné le signal en battant des mains lui-même. Il en est si contrarié qu'en rentrant au palais il déclare : « A l'avenir, je demanderai la permission de renvoyer ceux qui applaudissent en ma présence quand je ne le fais pas. C'est de l'inconvenance ! » Il s'irrite également parce qu'on lui apporte une tasse de café avant que Panine ne l'ait goûté pour approuver la saveur et la température du breuvage. L'année suivante, comme Porochine annonce à son élève que le poète et savant Lomonossov vient de mourir, il ricane : « A quoi bon pleurer un imbécile ? Il gaspillait l'argent de l'Etat sans rien faire ! » Nul n'ose contester devant Son Altesse ce jugement catégorique. Ayant dit, l'enfant retourne à ses jeux habituels. Qu'il s'amuse avec ses soldats de bois, ou avec un volant, ou avec un fusil en miniature, ses instructeurs n'ont garde de l'interrompre dans ses activités. Quelques mois plus tard, comme Porochine se hasarde à réciter devant lui la cinquième ode de Lomonossov, le jeune Paul s'écrie : « C'est terriblement beau ! Il est notre Voltaire ! » Cette volte-face caractéristique du tempérament instable de Paul alarme son entourage. Mais, comme toujours à la cour de Russie, le respect de la hiérarchie étouffe l'expression de la vérité. On se tait, par crainte de déplaire en parlant.


En août 1765, bien que ne sachant pas danser, Paul s'élance et ouvre le bal avec la jeune et jolie Anne Vorontzov. Puis, s'échauffant et s'égayant, il esquisse les pas d'un menuet avec Anne Cheremetiev et continue en invitant, à tour de rôle, toutes les demoiselles d'honneur de l'impératrice. Aucune ne s'avise de lui refuser la faveur d'une promenade en musique. Peu après, il avoue à Porochine qu'il est tombé amoureux d'une de ces « beautés », mais il ne veut pas la nommer pour ne pas la compromettre et se contente de tracer, avec un doigt, les initiales de l'élue sur une vitre embuée par son haleine. Payant d'audace, il s'enhardit même, lors d'un dîner, à prendre une bergamote sur un plat et à l'offrir, avec un regard appuyé, à sa voisine de table. Les jours suivants, ce ne sont que rencontres fortuites, jeux de société et concours de masques. Le tsarévitch se plaît tellement dans la compagnie des jeunes filles qu'il devient coquet et Porochine remarque gravement que le prince héritier réclame, au moment de sa toilette matinale, qu'on lui fasse « sept boucles de cheveux de chaque côté de la tête, alors qu'auparavant il se contentait d'une seule ». Le même Porochine indique également que « l'amour fait des prodiges » chez son pupille, car, « maintenant, deux ou trois fois par jour, le grand-duc demande qu'on lui renoue ses jarretelles, afin que ses bas soient bien lisses ». De confidence en confidence, Paul affirme à son mentor qu'il est amoureux « à jamais ». Il indique même qu'il s'agit de Véra Tchoglokov et qu'au cours d'une polonaise il lui a murmuré : « Si ce n'était pas inconvenant, je baiserais maintenant votre main ! » Mais la petite personne a « le cœur pris ailleurs » ! Elle le dit à Paul, et il s'en irrite. Se pourrait-il que, lui, l'héritier du trône, ait un rival ? Il exige de savoir à qui elle pense. Comme elle ne livre pas son secret, il se vexe et c'est la brouille.



Après cette légère déconvenue, sa susceptibilité, sa vanité, sa méfiance s'accentuent au détriment de sa raison. La « marotte militaire », héritée de la famille des Holstein, achève de lui tourner la tête. Les sons martiaux du tambour couvrent pour lui le doux chuchotement des voix féminines. Il rêve de batailles sans merci, aux quatre coins de l'univers civilisé, avec musiques, canonnades et étendards déployés. Rien ne lui plaît davantage que d'assister aux grandes parades à côté de sa mère, l'impératrice. Il revêt pour l'occasion l'uniforme de colonel honoraire des cuirassiers auquel il a droit malgré son jeune âge. Cambrant la taille et fronçant les sourcils, il regarde défiler ces hommes aux tenues impeccables et aux mouvements d'automates. Les soldats de bois qu'il fait évoluer à sa guise sur une table ou sur un billard se sont transformés en soldats de chair et de sang, aussi dociles que les autres. Ce passage du jouet à la vie est si grisant qu'il n'imagine pas pouvoir s'en passer un jour. Le timide Porochine est affolé de l'engouement de son élève pour tout ce qui touche à l'armée, à la guerre, à l'usage de la poudre et aux délices du despotisme. Lui qui, selon les directives de Nikita Panine, n'a cessé de prêcher au tsarévitch la tolérance, l'équité et l'amour du prochain, découvre, dans son vis-à-vis, un être imprévisible, irresponsable, capable, tour à tour, d'affection et de brutalité, de perspicacité et d'aveuglement, un farfadet livré à tous les caprices. Une fois, découragé par tant d'inconséquence et tant d'outrecuidance, il s'écrie devant Paul : « Avec les meilleures intentions du monde, un beau jour, vous vous ferez haïr, monseigneur ! » Est-ce à la suite de cette remarque désobligeante ou à cause de l'insuffisance de ses leçons que Porochine est congédié, en décembre 1766, par Nikita Panine, et réintégré dans l'armée, d'où il avait été tiré pour être affecté au service du grand-duc ?


A cette même époque, Catherine, qui, entre-temps, a pris solidement en main la direction de l'empire, charge une « Commission des sages » d'élaborer le texte d'un nouveau code législatif assurant à la fois la liberté des citoyens et l'autorité du monarque. Pendant les longs mois que dure la rédaction de ce document capital, elle doit encore déjouer les complots de ceux qui voudraient contester son accession au trône, assurer l'hégémonie de la Russie sur la Pologne en faisant élire à la tête de l'Etat polonais un homme à sa dévotion, en l'espèce son ancien amant Stanislas Poniatowski, enfin guerroyer avec opiniâtreté contre la Turquie. Ces graves problèmes ne l'empêchent pas de s'intéresser à l'évolution intellectuelle et sentimentale de son fils. Elle connaît ses défauts et, tout en souriant au récit des idylles innocentes du garçon, elle songe qu'il aurait besoin, pour trouver son équilibre, d'une femme capable à la fois de le retenir par les sens et de lui mettre du plomb dans la cervelle. Pour l'éveiller à la volupté, qui l'a inspirée elle-même tout au long de sa vie, elle lui délègue de charmantes spécialistes en caresses, telles la sémillante comédienne Kaditch ou la jolie Sophie Ouchakov, veuve de Michel Czartoryski, ancien aide de camp de Pierre III, ou l'habile comtesse Prascovie Bruce, dont elle a utilisé les services, à plusieurs reprises, pour évaluer les capacités viriles de ses éventuels favoris. Dans son souci de conserver le tsarévitch en bonne santé, elle le fait vacciner, en même temps qu'elle, contre la petite vérole, par le docteur anglais Thomas Dimsdale, alors que cette inoculation passe encore pour une nouveauté intéressante certes, mais dangereuse.


Tandis que les années s'écoulent et qu'elle accumule les réussites en triomphant des Turcs, en conquérant la Crimée, ou en signant une convention avec l'Autriche et la Prusse pour le partage de la Pologne, elle ne perd pas de vue l'idée du mariage de son fils, enfin déniaisé, et qui va sur ses dix-huit ans. C'est un jeune homme de taille moyenne, aux traits réguliers, à l'abord sympathique, mais au regard changeant, tantôt caressant et tantôt agressif. Les diplomates étrangers qui l'ont approché en parlent comme d'un personnage aimable, certes, bien que mal dégrossi. « L'éducation du tsarévitch est complètement négligée, mande, le 27 août 1773, M. Durand, chargé d'affaires de France ; il n'y a aucun moyen d'y porter remède, à moins que la nature ne fasse un miracle... La santé et la moralité du grand-duc sont définitivement ébranlées1. » Peu importe ! Aux yeux de Catherine, son « garçon », avec toutes ses singularités de caractère, est un parti de rêve pour une jeune fille bien née.



Tout en attendant avec anxiété le choix de sa mère, Paul trompe son impatience en s'épanchant devant son nouvel ami, un jeune noble de son âge, l'élégant et brillant comte André Razoumovski. Jamais il n'a connu, auprès d'un autre confident, cette impression de communion virile et de sécurité absolue. « Vous avez déjà opéré un miracle d'amitié en moi, lui écrit-il, puisque je commence à renoncer à mes anciennes défiances ; mais, mon ami, il faut que vous persévériez avec moi, car vous allez contre une habitude de dix années et vous combattez ce que la crainte et la gêne ont enraciné en moi2. » Deux mois plus tard, il insiste : « J'ai passé mon temps dans l'accord parfait avec tout ce qui m'environne [...] Je me suis conduit avec égalité et modération [...]. J'ai fait des réflexions sur moi-même et je suis parvenu à chasser ces inquiétudes et ces soupçons qui me rendaient la vie bien dure3. » Depuis qu'il a l'âge de raison, il n'a cessé de critiquer, en silence, la conduite honteuse de sa mère qui collectionne les amants et les couvre d'or pour leurs exploits au lit. Le dernier en date, Grégoire Orlov, a droit, de la part de Paul, à une haine qui ressemble à de la jalousie. Il le traite en secret d'imbécile infatué et de parvenu. Comment sa mère, qui choisit si mal ses favoris, pourrait-elle lui choisir une épouse selon son cœur ?


Devinant la hâte de son benêt de fils, Catherine entreprend de sonder toutes les cours d'Europe pour dénicher la fiancée idéale. D'après les instructions qu'elle donne à ses enquêteurs, celle-ci n'a pas besoin d'être une beauté. Elle doit avoir assez d'instruction pour faire illusion dans une conversation mondaine, sans toutefois faire étalage de son savoir afin de ménager la susceptibilité de ses interlocuteurs. En général, plus elle sera soumise plus elle aura de chances d'être agréée. Muni de ces recommandations, le baron d'Ausselbourg, expert en tractations matrimoniales, se met en campagne dans la haute société germanique. Après des consultations approfondies, il estime que le tsarévitch peut compter sur les bonnes dispositions de trois princesses de Hesse, d'une princesse de Saxe-Gotha et de la princesse de Wurtemberg, toutes de confession protestante et de réputation irréprochable. A l'appui de ses rapports, il envoie à Saint-Pétersbourg les portraits des candidates. Tenu au courant de ces enchères politico-sentimentales, le grand-duc s'enflamme. Mais Catherine prend son temps. Enfin, après avoir sollicité le conseil de Frédéric II, le grand pourvoyeur en fiancées de la Russie, elle se décide pour l'une des trois plus jeunes filles du landgrave de Hesse-Darmstadt. Ce sera soit Wilhelmine, soit Amalie, soit Louise. Elles n'ont qu'à venir ensemble, avec leur mère, et on verra sur place laquelle des trois convient le mieux. En attendant le verdict, les postulantes perfectionnent chez elles leur connaissance du français, langue de l'élite en Europe, apprennent les danses à la mode et se familiarisent avec les usages de la cour. Comme les préparatifs du voyage traînent en longueur, le grand-duc piaffe. « Vous vous souvenez avec quelle espèce de peur j'envisageais l'arrivée des princesses, écrit-il à son ami André Razoumovski. Eh bien, c'est avec la plus grande impatience que je les attends présentement. Je me suis fait un plan de conduite que j'ai exposé hier au comte Panine et qu'il a approuvé. »


Or, c'est précisément André Razoumovski que la tsarine a chargé d'aller au-devant des invitées, à la tête d'une flottille de quatre bateaux. Il les accueillera et les transportera avec leurs bagages et leur suite. André Razoumovski commande la frégate Saint Marco, à bord de laquelle s'installent les demoiselles et leur mère. Le charme de ses manières et de sa conversation conquiert les voyageuses. Après une traversée paisible et presque joyeuse, elles se rendent au château de Gatchina pour être présentées à l'impératrice. Chacune des trois candidates fait la révérence devant Catherine II et lui baise la main. Admis enfin à voir le triple objet de sa convoitise, Paul, ébloui, n'hésite pas : c'est la blonde et espiègle Wilhelmine qu'il veut pour femme. Et, conclusion inespérée, Catherine lui dit qu'elle l'approuve. Aussitôt, il songe avec angoisse à ce qui se serait passé si elle avait fait un autre choix. Aurait-il eu l'audace de lui tenir tête ? Ou aurait-il accepté d'épouser une jeune fille qui ne le séduisait pas pour la seule raison qu'elle plaisait à sa mère ? Dans son for intérieur, il admet que, dans un cas pareil, toute révolte eût été vaine et il se félicite que, pour une fois, son opinion rejoigne celle de Sa Majesté.


Le 18 juin 1773, l'impératrice demande officiellement à la landgrave de Hesse-Darmstadt la main de sa fille, Wilhelmine, pour son fils, le grand-duc Paul. Mais, avant de procéder au mariage, il est nécessaire que la future grande-duchesse se convertisse à l'orthodoxie, et son père, le landgrave de Hesse, qui est resté dans son pays, s'insurge de loin contre cette abjuration de la foi protestante. Arguant de sa propre expérience, Catherine affirme que le passage d'une religion à l'autre ne constitue en rien un reniement, puisque, dans toutes les Eglises chrétiennes, les fidèles prient le même Dieu et que, quand deux êtres s'aiment, le Ciel est toujours prêt à éclairer leur union. Cette dernière objection étant levée, le 15 août, la princesse Wilhelmine est reçue dans le giron de l'Eglise orthodoxe et prend le nom de Nathalie. Le jour suivant, on annonce solennellement ses fiançailles avec le grand-duc Paul. Cette proclamation donne le signal des réjouissances. De bals en banquets et en spectacles, on célèbre à la fois le bonheur des fiancés et les nouvelles victoires remportées sur les Turcs, qui ont eu l'absurde idée de repartir en guerre contre la Russie. Le 29 septembre 1773, le mariage du grand-duc Paul et de la grande-duchesse Nathalie est béni, en grande pompe, en la cathédrale Notre-Dame-de-Kazan. Des salves d'artillerie et des carillons d'allégresse saluent l'événement. Le philosophe Diderot, qui vient de débarquer à Saint-Pétersbourg, sur l'invitation de l'impératrice, s'imagine naïvement que c'est pour honorer son arrivée que la ville pavoise et tire le canon. Une fois détrompé, il sourit de sa méprise et se joint à ceux qui souhaitent joie, prospérité et nombreuse progéniture au couple princier.


Le lendemain, l'impératrice offre un souper suivi d'un bal, au cours duquel Nathalie danse jusqu'à épuisement avec Paul, qui semble au mieux de sa forme. Engoncée dans une lourde robe de brocart et le cou, le corsage, les mains chargés de pierreries, la jeune mariée étouffe sous ce harnachement d'apparat et doit même refuser un dernier menuet. La voyant si vite fatiguée, Catherine se demande si sa bru n'est pas de constitution trop fragile pour le rôle de première grandeur qui lui incombe. Paul, en revanche, juge que cette lassitude n'a rien d'alarmant et qu'elle ajoute au charme de son épouse. Ayant découvert le plaisir d'avoir à ses côtés une créature gracieuse et désirable, avec qui on peut non seulement causer, mais se caresser, il décide qu'il n'aura désormais d'autre but dans la vie que le bonheur de leur ménage. Pour cela, il faut qu'il oublie, pense-t-il, certaines de ses obsessions, comme le mystère de sa naissance, la mort étrange de son père, la tyrannie de sa mère, qui change d'amant aussi facilement que de ministres, ou la servilité vindicative des courtisans qui sourient en dissimulant un poignard derrière leur dos. Il lui semble qu'en se mariant il a découvert non seulement la volupté mais aussi la pureté. Tout ce qui n'est pas sa femme le rebute. Déjà la landgrave de Hesse et les deux filles à marier qui lui restent s'apprêtent à quitter la Russie pour retourner dans leur pays. Tandis que Nathalie s'attriste du départ de sa mère, Paul songe avec rage qu'il serait soulagé si la sienne s'en allait aussi.

1 Cité par Constantin de Grunwald : L'Assassinat de Paul Ier.

2 Ibid.

3 Ibid.

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