IV
DÉCOUVERTE DE L'EUROPE
Chaque jour apporte à l'impératrice un motif supplémentaire de s'extasier devant son petit-fils Alexandre, encore au berceau, et de détester son fils Paul et sa bru, qu'elle soupçonne d'attendre avec impatience le moment de faire valoir leurs droits sur leur bébé et — pourquoi pas ? — de soulever contre elle leurs rares partisans. Plus elle aime le nouveau-né, plus elle exècre ceux à qui il doit la vie. Dans son for intérieur, elle souhaiterait presque qu'Alexandre fût orphelin. Animée par un appétit vorace de possession, elle écrit à Grimm en évoquant les mérites du rejeton providentiel : « Cela deviendra un excellent personnage, pourvu que la secondaterie ne me retarde pas dans ses progrès. » Secondat, secondaterie, ce sont là deux des termes dont elle qualifie le couple grand-ducal. Elle s'étonne parfois de ce changement radical dans son attitude envers sa belle-fille. Après l'avoir couverte de louanges, elle lui découvre tous les défauts de la femme-enfant : légèreté, égoïsme, rouerie, afféterie, ambition et radieuse sottise. Les seules choses dont elle puisse lui savoir gré, ce sont sa santé et sa fécondité. Cela suffit-il pour mériter le titre de grande-duchesse de Russie ? Et dire que cette pécore prend des airs offusqués en parlant des mœurs dissolues de la cour ! Vite excédée, Catherine ne dissimule même plus son animosité contre Paul et Marie, lesquels s'en rendent compte chaque jour davantage. Pourtant, malgré l'hostilité manifeste de la tsarine, ils continuent à vivre au palais, dans son ombre, en hôtes à la fois inexpugnables et indésirables. La jeune femme, élevée selon les règles du puritanisme germanique, s'indigne, en silence, du libertinage éhonté de Sa Majesté, et son mari, excédé par les rebuffades systématiques de sa mère, cherche une revanche à son état de père déchu et de minable héritier du trône en organisant des parades et en élaborant des projets politiques dont il sait qu'ils n'aboutiront jamais. C'est ainsi que, sans renoncer à son admiration pour la discipline prussienne, il voue un vif intérêt aux grands philosophes français, dont l'ambition est de régénérer le monde. Certes, il n'égale pas l'impératrice dans le culte d'un Voltaire ou d'un Diderot, mais, ayant mis le nez dans leurs œuvres, il rêve à la meilleure façon d'établir, en Russie, l'égalité sociale, la tolérance religieuse et la réconciliation entre la justice et la charité. Dans le même élan — mais avec une arrière-pensée évidente ! — il préconise d'exclure les femmes de la succession dynastique. Sa rancune personnelle envers sa mère, jointe à tout ce qu'il sait des tsarines qui l'ont précédée à la tête du pays, le rend doublement hostile à un retour du pouvoir entre les mains d'une créature du sexe. Autant il est séduit par la grâce des femmes dans un lit, autant il redoute leur présence sur un trône. Peu après, emporté par son imagination galopante, il affirme, dans une lettre à Nikita Panine du 14 septembre 1778, qu'il a l'intention de lever une armée de mercenaires sur le sol allemand. Pour justifier cette ingérence en territoire étranger, il invoque le fait que, tout en étant le grand-duc héritier de Russie, il est resté le chef de la maison de Holstein. Puis, changeant d'avis, il oublie cette prétention et se passionne pour les bruits de guerre qui agitent les chancelleries. On parle d'un possible conflit entre l'Autriche et la Prusse. Si les hostilités éclatent, Paul sait déjà de quel côté sera son cœur. Il exigera, dit-il, de se battre à la tête d'un régiment de cuirassiers prussiens. Mais personne ne prête attention à ses rodomontades. Les événements qui se préparent au sein de sa famille le détournent d'ailleurs bientôt de ses préoccupations européennes : l'infatigable Marie est de nouveau enceinte. La cour, émerveillée, n'a d'yeux que pour la taille épaissie de la grande-duchesse. Tout en critiquant sa belle-fille parce qu'elle ne sait ni diriger son mari, ni faire la part entre les vrais problèmes et les broutilles de l'existence, l'impératrice rend hommage à sa fécondité. Avec une poulinière de cette race, les grossesses sont sans histoire. On peut bâtir des projets d'avenir sans risquer d'être démenti par les faits.
Le 27 avril 1779, Marie accouche, le plus naturellement du monde : encore un fils ! Hosanna ! A nouveau grand-mère, Catherine regrette d'avoir à remercier d'un si grand cadeau une femme dont elle n'apprécie ni le charme ni l'esprit. Quand il s'agit de choisir le prénom du bébé, l'impératrice n'hésite pas ; ce n'est plus la tradition familiale qui l'inspire, mais la politique ; comme cette naissance intervient au moment où, une fois encore, elle rêve d'envahir la Turquie et d'en faire un Etat satellite, avec Constantinople comme capitale, une appellation symbolique s'impose : le grand-duc ne peut s'appeler que Constantin.
Tour à tour aïeule despotique et stratège aux vues planétaires, la tsarine étend son hégémonie des chambres à coucher aux champs de bataille. Résolue à renverser les alliances historiques de la Russie, elle envisage un rapprochement avec Vienne au détriment de Berlin. Le voyage de l'empereur Joseph II à Saint-Pétersbourg lui offre l'occasion de resserrer ostensiblement ses liens avec l'Autriche. Des fêtes triomphales célèbrent la rencontre de Leurs Majestés. Une telle alliance ne peut qu'irriter Paul, qui se considère comme un sujet virtuel de Frédéric II. Il lui semble qu'en se détachant de ce souverain qui a beaucoup fait, en tant que conseiller matrimonial, pour la Russie, Catherine II trahit à la fois les idées de feu son mari et celles de son fils, dont d'ailleurs elle se soucie comme d'une guigne. Pour se consoler de cette nouvelle déception, Paul recueille avec avidité les propos malveillants qui circulent sur le compte de sa mère, lit en cachette les pamphlets qu'on lui apporte et qui, tous, dénoncent la tyrannie de la tsarine et les influences néfastes qui déterminent sa politique étrangère. Le véritable inspirateur de l'impératrice est incontestablement « l'aventurier » Potemkine, lequel n'a que mépris pour le jeune couple. Subjuguée par cet homme énergique et ambitieux, elle est de plus en plus résolue à suivre ses avis. Epaulée par lui, elle serait même prête, dit-on, à proclamer, le moment venu, que son successeur sur le trône devrait être le charmant Alexandre et non Paul, le maniaque au cerveau détraqué. Quant à son autre petit-fils, Constantin, elle l'a, bien entendu, ravi à ses parents, mais il est encore trop petit pour qu'elle puisse déceler le fond de son caractère. Ce qu'elle tient pour acquis, c'est le fait qu'un jour ou l'autre il régnera sur Constantinople. Pour l'y préparer, elle fait venir des nourrices grecques, exige qu'il soit nourri de lait grec et qu'on lui fasse entendre, dès les premiers mois, les accents de la langue grecque. A force de supplications, Marie obtient, de loin en loin, la garde de ses enfants pendant quarante-huit heures. Quand, à l'issue de cette visite, ils reviennent chez leur grand-mère, cette dernière s'irrite des mauvaises habitudes qu'ils ont, selon elle, contractées auprès de leurs parents. Ce n'est pas ainsi, estime-t-elle, qu'on leur apprendra à gouverner l'un l'empire de Russie, l'autre l'Empire ottoman.
En vérité, elle a hâte d'éloigner ce couple, dont la présence au palais représente un continuel obstacle à ses projets. Au cours d'une conversation à cœur ouvert qu'elle a eue avec Joseph II pendant sa visite, celui-ci lui a suggéré de proposer à son fils et à sa bru un voyage initiatique à travers l'Europe. Ce programme, d'abord écarté, revient à l'esprit de Catherine et elle se résout à y donner suite. Mais elle sait par expérience que, si elle en parle la première à Paul, il refusera de l'écouter, car, désormais, toute proposition venant d'elle le hérisse. Ce qu'il aime d'instinct, c'est la contrarier. Consciente de cette inimitié originelle, elle a recours à une ruse et charge le prince Nicolas Repnine, un familier du jeune ménage, de souffler à l'oreille de Paul que, pour mieux affirmer son indépendance, il devrait exiger de Sa Majesté la permission de partir, avec sa femme, pour une longue expédition hors des frontières. Ravi de cette occasion de braver sa mère, Paul tombe dans le piège et se présente devant l'impératrice avec des revendications dont il ne se doute pas qu'elle est la véritable inspiratrice. Amusée par tant de naïveté, elle feint la surprise, la contrariété, l'hésitation. Le refus est déjà sur ses lèvres. Paul se prosterne à ses pieds ; Marie pleure ; alors Catherine fait mine de céder à l'émotion et autorise, comme à regret, ce voyage imaginé par elle. Toutefois, connaissant la passion ridicule de son fils pour la Prusse de Frédéric II, elle lui interdit de passer par Berlin. Malgré cette restriction, les deux époux remercient avec effusion Sa Majesté qui vient de leur ouvrir les portes de la cage.
Tout serait pour le mieux si le vieux Nikita Panine, qui garde une dent contre Catherine depuis qu'elle l'a relevé de ses hautes fonctions à la cour, ne s'avisait d'éveiller l'attention de son ancien pupille sur les dangers que lui et son épouse courraient en quittant le pays. Ne profiterait-on pas de leur absence pour leur interdire de revenir en Russie ? La tsarine ne prendrait-elle pas prétexte de leur départ pour s'approprier définitivement leur progéniture et publier un manifeste destituant son fils et proclamant son petit-fils héritier du trône ? Anéantis par la possibilité d'une manœuvre aussi machiavélique, Paul et Marie se repentent déjà d'avoir tant insisté pour s'expatrier. Après avoir supplié Catherine de les laisser s'en aller, ils courent la supplier de les garder auprès d'elle. Mais la tsarine tient bon. Ce qui est dit est dit ! Ce tour d'Europe qu'elle réprouvait, elle exige à présent qu'ils le fassent. Leurs deux fils resteront ici. Elle s'en occupera. Et elle écrira régulièrement pour donner aux parents des nouvelles de leurs enfants. Malgré les gémissements et les larmes du grand-duc et de la grande-duchesse, les préparatifs de leur expédition sont accélérés. Le 19 septembre 1781, jour fixé pour la séparation, l'impératrice doit traîner son fils par le bras et le hisser, malade de chagrin et d'angoisse, dans le carrosse, pendant que le prince Repnine soutient la grande-duchesse à demi évanouie. Quand la portière de la voiture se rabat sur Paul et que les chevaux s'ébranlent, il a l'impression qu'on le conduit à l'échafaud alors qu'il n'a commis aucun crime. A moins que ce n'en soit un d'être issu de sang impérial !
La tsarine n'a pas lésiné sur les frais du voyage et la composition de la suite. Derrière l'équipage princier, s'allonge une rangée de berlines pleines de courtisans aux noms illustres. En queue du cortège, viennent les serviteurs, les médecins, les scribes, les cuisiniers. Il y a même, parmi eux, un astrologue chargé de consulter le ciel avant chaque rencontre importante pour Leurs Altesses. Quant aux bagages, ils sont assez nombreux et assez divers pour assurer le bien-être du couple pendant des mois. Par ordre de Sa Majesté, le grand-duc et la grande-duchesse se déplacent incognito, sous le nom de « comte et comtesse du Nord ». Innocent subterfuge, car déjà toutes les cours d'Europe sont au courant de la véritable identité des voyageurs.
Après s'être révolté, Paul découvre, d'étape en étape, le plaisir du dépaysement. Est-ce parce qu'il ne sent pas la présence de sa mère derrière son dos qu'il respire mieux ? Il a même l'illusion d'aimer davantage sa femme depuis qu'ils ne sont plus, tous deux, sous la surveillance d'une duègne couronnée. A croire que leur vrai destin n'est pas de végéter sous des lambris dorés, en Russie, mais de courir les routes, en toute liberté, sous un ciel étranger. Paul se demande, par instants, si, tout compte fait, sa patrie n'est pas l'Europe. Certes, il devra, pour obéir à Sa Majesté, renoncer à la joie de saluer Frédéric II à Berlin, mais il y a tant d'autres raisons de se réjouir et de s'émerveiller en sortant de chez soi !
Pour commencer, on s'arrête à Varsovie, où le roi, Stanislas Poniatowski, ancien amant de Catherine, reçoit le comte et la comtesse du Nord avec une amitié débordante. Marie, qui est d'un naturel réservé, voire bégueule, est gênée par les effusions de cet homme dont le principal mérite est, pense-t-elle, d'avoir couché avec sa belle-mère. Mais Paul le trouve éminemment sympathique et déplore qu'il ait été écarté des milieux politiques de Saint-Pétersbourg et confiné dans les limites étroites de la Pologne. Leurs adieux sont ceux de deux amis, alors qu'hier ils se connaissaient à peine.
Pour Paul, la conviction d'être aimé davantage à l'étranger que dans sa patrie se renforce à mesure qu'on se rapproche de l'Autriche. Toutes les grandes villes qui jalonnent son parcours l'accueillent avec une chaleur qui dépasse les convenances protocolaires. A Vienne, l'empereur Joseph II gratifie les voyageurs d'un banquet monstre, d'un bal masqué et d'une superbe parade, dont Paul est invité à diriger les mouvements. Partout, on acclame l'héritier du trône de Russie en omettant (est-ce par inadvertance ou par calcul ?) de faire l'éloge de l'impératrice. Du plus haut dignitaire au plus humble serviteur, les Autrichiens sont aux petits soins avec le prince itinérant. Afin de lui assurer un séjour agréable dans tous les pays d'Europe, Joseph II écrit à sa nombreuse parentèle dispersée entre les différentes capitales et recommande à ses correspondants d'avoir des égards spéciaux envers leurs futurs visiteurs. Dans sa sollicitude, il va même jusqu'à indiquer à ses proches les préférences culinaires du comte et de la comtesse du Nord. « Ils ne sont pas du tout difficiles pour le manger et généralement aiment en ce genre le simple, mais bon, et les compotes de fruits leur sont particulièrement agréables, mande-t-il à l'un d'eux. Ils ne boivent que de l'eau et Madame la grande-duchesse est accoutumée aux eaux de Seltz, s'il n'y en avait point dans vos environs, une autre eau minérale, légèrement ferrugineuse et qui ne purge point, leur pourra peut-être convenir également1. » Tant de prévenance ne manque pas d'émouvoir Paul, qui commence à se dire que la Prusse n'est pas le seul paradis sur terre, et que la gentillesse de Joseph II est aussi remarquable que le génie militaire de Frédéric II. En outre, le grand-duc est fier de constater que, contrairement à sa mère qui lui dénie toute compétence en politique et ne le consulte jamais sur les affaires de l'Etat, ce souverain étranger recherche son avis sur les grandes questions de l'heure. Charmé par cette preuve de confiance et d'estime, il songe brusquement que l'empereur d'Autriche est peut-être sur le point de devenir pour lui un ami aussi sûr que le roi de Prusse. Marie, elle-même, trouve l'hospitalité de ce pays si exceptionnelle qu'elle incite Paul à y prolonger leur séjour. Son contentement se transforme en gratitude, lorsque Joseph II fait venir ses parents de Montbéliard à Vienne. D'autre part, le grand-duc et la grande-duchesse reçoivent régulièrement des lettres très aimables de Catherine qui leur donne des nouvelles d'Alexandre et de Constantin. Tout va bien, là-bas. Les chérubins sont en excellente santé et ne manquent de rien. Que ce soit au palais ou dans les chambres d'enfants, on s'aperçoit à peine de l'absence du couple princier. Bref, les parents peuvent continuer leur voyage sans le moindre souci.
Ces informations rassurent Paul, et cependant il ne cesse de craindre l'avenir qui les attend sous la férule de Sa Majesté. Sans doute se serait-il volontiers attardé en Autriche, mais une maladie encore mal connue vient d'y faire son apparition : fièvre, frissons, maux de tête. On dit que cette « grippe » est fort contagieuse et que le meilleur moyen d'y échapper est de se réfugier au soleil, dans quelque pays méditerranéen. Marie ayant été touchée par l'épidémie, il décide brusquement de reprendre la route. Destination : l'Italie, contrée bénie dont le climat guérira sûrement la jeune femme de la toux qui lui déchire la poitrine. Et, de fait, avant même qu'on ait atteint Trieste, la santé de la grande-duchesse se rétablit. La découverte de Venise est, pour elle et pour son mari, une fête. La splendeur de cette ville mi-aquatique, mi-historique, avec ses canaux, ses palais, ses musées, ses mascarades, ses sérénades et ses gondoles, leur donne l'impression de participer à un spectacle permanent. Tout, ici, n'est que façades, pirouettes, confetti et musiques de scène. Après cette cité de la légèreté, ils abordent, à Rome, la capitale de la pesanteur sacrée, des monuments antiques et du catholicisme triomphant. Reçus par le pape, qui daigne souhaiter la bienvenue à ces aimables hérétiques du Nord, et par toute la haute société locale, qui les accable de discours et de compliments, ils se divertissent en parcourant les rues de la vieille ville et se ruinent dans les boutiques des brocanteurs. Cette quête du passé les conduit naturellement à Pompéi, dont les fouilles ont déjà commencé, et à Naples où ils sont happés par le carrousel épuisant des cérémonies en leur honneur. Là, Paul a la mauvaise surprise de se retrouver face à face avec le comte André Razoumovski, cet ami félon qui, jadis, a bassement trahi sa confiance en séduisant sa première femme, feu la grande-duchesse Nathalie. Entre-temps, Catherine a nommé Razoumovski ambassadeur de Russie auprès du roi de Naples. Il est donc normal qu'il soit présent à une réception officielle. Mais Paul, outré par ce rappel de son infortune conjugale, soupçonne une insolente moquerie de son rival d'autrefois, ou une manœuvre de sa mère destinée à le ridiculiser. Du jour au lendemain, Naples lui est insupportable. Renonçant aux derniers rendez-vous prévus par le protocole, il précipite le départ.
Cet incident a tellement aigri son humeur qu'à Florence, reçu par Léopold, duc de Toscane, il se livre devant lui à des discours dont la spontanéité et la véhémence étonnent son interlocuteur. Oubliant son récent engouement pour Joseph II, il retourne à ses vieilles sympathies prussiennes et formule, en public, les plus sérieuses réserves au sujet de l'alliance qui vient d'être signée par sa mère entre la Russie et l'Autriche. Léopold l'écoute avec attention, le remercie pour sa franchise et semble abonder dans son sens. Néanmoins, après son départ, il écrira : « Dans ses discours, il ne m'a jamais parlé de sa situation ni de l'impératrice ; mais ce qu'il ne m'a pas caché, c'est qu'il n'approuve pas tous les grands projets et les innovations qu'on fait en Russie et qui, effectivement, ont plus d'apparence que de vraie solidité [...] Un jour, en me parlant des affaires, il me dit que la cour de Vienne était bien servie à Saint-Pétersbourg [...] En s'échauffant, il m'affirma qu'il savait les noms des gens achetés par la cour de Vienne : le prince Potemkine, Bezborodko, Bakounine, les deux comtes Simon et Alexandre Vorontzov, et Markov, qui est à présent ministre en Hollande. "Je vous les nomme, poursuivit-il, et je suis bien aise qu'on sache que je les connais et, dès que j'aurai quelque pouvoir, je les ferai fouetter [ausrutschen], je les casserai, je les chasserai2." » Le même Léopold mande à son frère, à Vienne : « Le "comte du Nord" a beaucoup d'esprit et de réflexion, le talent de saisir juste les idées et les choses et d'en voir avec promptitude l'importance en toute circonstance [...]. Il m'a paru ferme, il a beaucoup de nerf dans sa façon de penser. Il sera très actif et ne se laissera, je pense, dominer par personne3. »
Le voyage continue selon l'itinéraire prévu. On se dirige vers la France. Louis XVI y est monté sur le trône, huit ans auparavant ; Voltaire est mort, il y a quatre ans ; Diderot et d'Alembert sont vieux mais encore lucides. Etrange pays où l'on cultive mieux les esprits que la terre. Au cours de son voyage, Paul est attristé par le mauvais état des routes, la désolation des campagnes, la médiocrité des auberges et l'humeur sombre des habitants. Après une visite rapide aux hôpitaux de Lyon et à la manufacture d'armes de Saint-Etienne, le comte et la comtesse du Nord font, le 7 mai 17824, leur entrée solennelle à Paris. Ils descendent à l'hôtel du prince Bariatinski, ambassadeur de Russie. Les badauds se pressent dans la rue pour les apercevoir et des commentaires élogieux fleurissent sur leur passage. Cependant, certains s'étonnent naïvement qu'un vrai grand-duc, incarnant un pays si vaste et si puissant, ne soit « ni un Hercule ni un Atlas ». Ceux qui ont eu l'occasion de l'approcher racontent qu'il est de taille très moyenne, que les traits de son visage ne sont guère harmonieux, et qu'il a la parole plutôt embarrassée, mais ils corrigent cette peinture défavorable en admettant qu'il a de la vivacité dans les idées et une grâce altière dans le sourire. Le Mercure de France observe à son sujet : « Il parle peu, mais très à propos, sans affectation, sans gêne, sans paraître chercher ce qu'il dit de flatteur. » Quant à la grande-duchesse, on la juge un peu plantureuse, mais d'un abord fort agréable. Le fait que tous deux personnifient la « mystérieuse Russie » renforce leur séduction auprès des Parisiens friands d'exotisme slave. Du reste, à cette époque, les Français connaissent une vogue de russophilie aussi soudaine que flatteuse. La mode exige qu'on mette la Russie à toutes les sauces. Les magasins portent des enseignes telles que : « A l'impératrice de Russie », « A la dame russe », « Au Russe galant ». Excité par cette bienveillance unanime, Paul brûle d'être invité par le roi, à Versailles.
Enfin, c'est chose faite : Louis XVI et Marie-Antoinette reçoivent le comte et la comtesse du Nord au château, avec une pompe sans précédent. Les fêtes durent plusieurs jours. Ce ne sont que soupers intimes, dîners de gala, bals costumés et spectacles en musique. Les chroniqueurs habituels de ce genre de manifestations notent que, le soir de la représentation au théâtre du Petit Trianon de Zaïre et Azor de Grétry, la comtesse du Nord arborait une coiffure fort originale, agrémentée d'un minuscule oiseau de pierres précieuses aux ailes articulées, mues par un ressort. A cette même occasion, une autre élégante portait dans ses cheveux, selon la baronne Oberkirch, une « chose fort à la mode [...] de petites bouteilles plates courbées dans la forme de la tête, contenant un peu d'eau, pour y tremper la queue des fleurs naturelles et les entretenir fraîches dans la coiffure5 ». Au dire de ce témoin, « le printemps sur la tête, au milieu de la neige poudrée, produisait un effet sans pareil ». Un autre soir, à un bal donné au château de Versailles dans la galerie des Glaces, la somptuosité des robes est telle que les femmes en oublient presque de danser pour étudier et comparer leurs toilettes. Et comment ne pas mentionner le jour où la comtesse du Nord s'est montrée « vêtue d'un grand habit de brocart bordé de perles sur un panier de six aunes ». Lors d'une réception offerte aux illustres visiteurs russes, à Bagatelle, par le comte d'Artois, un couplet, récité de façon impromptue au milieu du concert, fut applaudi avec frénésie par l'assistance :
Il suffit de vous approcher,
Couple auguste, pour vous connaître.
Si vous voulez tout à fait vous cacher,
Voilez donc les vertus que vous faites paraître.
Puis, ce sont des visites à Sèvres, à Marly. Au château de Chantilly, le prince de Condé traite ses hôtes avec une largesse royale. Le souper est servi dans une vaisselle d'or et de vermeil, que les valets ont l'ordre de jeter par les fenêtres aussitôt après usage ; on apprendra, le lendemain, que les plats et les couverts ainsi sacrifiés sont tombés dans un fossé plein d'eau et ont été repêchés, un à un, dans des filets. Un autre repas mémorable, organisé par le même prince, est suivi d'une chasse au cerf, à la lueur des flambeaux. Ce déferlement d'hommages achève de persuader Paul qu'il est plus apprécié en France qu'en Russie. Il ne peut se résigner à l'idée que le seul chef d'Etat qui ne le prenne pas au sérieux soit sa mère. Assistant à cet accueil triomphal d'un jeune prince habitué, chez lui, à une réserve outrageante, Grimm écrira dans sa Correspondance littéraire : « A Versailles, il avait l'air de connaître la cour de France aussi bien que la sienne. Dans les ateliers de nos artistes (il a vu surtout, avec le plus grand intérêt, ceux de MM. Greuze et Houdon) il décelait toutes les connaissances de l'art qui pouvaient leur rendre l'honneur de son suffrage plus précieux. Dans nos lycées, nos académies, il a prouvé, par ses éloges et ses questions, qu'il n'y avait aucun genre de talents et de travaux qui n'eût quelque droit à l'intéresser. » Et, à Catherine, le même Grimm, en habile courtisan, affirme qu'à Paris son fils et sa belle-fille ont remporté un succès « sans un si ni un mais6 ». A l'opposé, le ministre d'Etat Edelsheim, qui a rencontré le grand-duc lors de sa visite au duché de Bade, écrira : « Le prince héritier réunit en lui la folie et l'arrogance, la faiblesse et l'égoïsme. Sa tête semble faite pour porter la couronne en terre. » Et le prince de Ligne confirmera cette description sévère du personnage : « Son esprit est faux, son cœur droit, son jugement est un coup du hasard. Il est méfiant, susceptible [...]. Faisant le frondeur, jouant le persécuté [...]. Malheur à ses amis, ses ennemis, ses alliés et ses sujets ! [...] Il déteste sa nation et m'en a dit autrefois, à Gatchina, des choses que je ne puis répéter7 . » Lors du passage du grand-duc à Vienne, l'acteur Brockman qui doit jouer devant lui, au théâtre, le rôle de Hamlet dans la pièce de Shakespeare, refuse de paraître sur scène par crainte que Son Altesse ne voie, dans les désordres du prince du Danemark, une allusion à ses propres démêlés avec sa mère, instigatrice toujours impunie du meurtre de son père.
Ainsi, malgré ses efforts vers l'équilibre, Paul déroute son entourage par ses changements de cap et ses sautes d'humeur. Ceux qui l'aiment et qui croient le connaître ne savent jamais si l'homme auquel ils sont en train de parler sera encore le même quelques minutes plus tard. Il n'y a pas un seul Paul qui continue sa route d'un pas égal, mais quatre ou cinq Paul différents sous un visage identique. Il ne trompe pas son monde : il est sincère chaque fois. Simplement, il n'y a aucune suite ni dans ses idées, ni dans son comportement, ni dans son identité. Oscillant entre lui-même et son double, il est autant l'esclave des circonstances extérieures que de la pulsation de ses artères. Divisé et imprévisible, il corrige par une générosité foncière les extravagances d'un caractère abrupt.
Après une première entrevue avec le couple grand-ducal, Louis XVI dit au prince Bariatinski : « Ils sont très aimables. Je suis charmé d'avoir fait leur connaissance et je les aime beaucoup. » Marie-Antoinette elle-même reconnaît qu'elle a été séduite par la simplicité et l'aisance du comte et de la comtesse du Nord. Cependant, de jour en jour, elle devine qu'une profonde angoisse se cache derrière cette apparente harmonie conjugale. Et, de fait, alors que Paul souhaiterait s'abandonner au bonheur d'être traité par la France comme le personnage le plus important de Russie, des nouvelles alarmantes lui parviennent de Saint-Pétersbourg. La police a intercepté une lettre adressée à Alexandre Kourakine, ami du grand-duc et membre de sa suite, par un certain colonel Bibikov. Ce dernier y commentait les affaires qui agitaient la cour impériale et se livrait à de graves accusations contre le favori Potemkine. Furieuse de cette atteinte à son prestige, Catherine a fait arrêter l'infâme calomniateur et, après l'avoir dégradé, l'a condamné à l'exil. En annonçant par écrit cette sentence à son fils, la tsarine s'indigne contre le coupable, « comblé de bienfaits » par elle, et qui, à cause de son ingratitude et de son insolence, « mériterait d'être passé par les verges ». Elle ajoute que « cette affaire pourrait servir de traité de morale pour la jeunesse ». Autrement dit : « A bon entendeur, salut ! »
Bien que totalement étranger à l'initiative de Bibikov, Paul est atterré par la sévérite de sa mère. De nouveau, il sent la main de marbre de la tsarine s'appesantir sur son épaule. N'y a-t-il pas un endroit où il puisse la fuir ou, du moins, l'oublier ? Elle le trouvera au bout du monde, s'il le faut, pour lui tirer les oreilles. Si encore elle se contentait de cela ! Mais elle doit nourrir en secret des projets autrement redoutables. Rendue plus méfiante encore après la lettre calomnieuse de Bibikov, ne va-t-elle pas exiger le retour du couple grand-ducal en Russie ? Et ce sera le début d'une cascade de représailles. Jusqu'où ira-t-elle dans sa rancune haineuse ? Une femme qui a fait assassiner son mari est capable d'agir de même avec son fils. La frayeur de Paul prend de telles proportions qu'au cours d'une réception, à Versailles, il ne peut se contenir et se plaint à Marie-Antoinette de la sujétion et du mépris qu'il endure en Russie malgré les marques de respect qu'on lui prodigue officiellement. Dans une explosion de franchise, il s'écrie, face au roi et à la reine, gênés par une confession si peu protocolaire : « Je serais bien fâché qu'il y eût auprès de moi, dans ma suite, le moindre caniche fidèle à ma personne : ma mère l'aurait fait jeter à l'eau avant que nous ayons quitté Paris8. »
Laissant la cour de France étonnée par cette sortie intempestive, Paul se remet en route avec sa femme et son cortège seigneurial. Il croit avoir soulagé son cœur à Versailles, mais, à chaque tour de roue, son malaise s'épaissit. Il est visité par des prémonitions macabres. A Bruxelles, dans un salon, il raconte une vision qui le hante depuis peu. Une nuit, dit-il, en quittant la table après une joyeuse réunion entre amis, il est sorti dans la rue et a discerné, dans la lumière diffuse du clair de lune, la silhouette d'un individu, grand et maigre, enveloppé dans un manteau de coupe espagnole. S'avançant vers lui, le quidam l'a apostrophé d'une voix d'outre-tombe : « Pauvre Paul ! Je suis celui qui s'intéresse à toi. Ce que je veux ? Je veux que tu ne t'attaches pas trop à ce monde, car tu n'y resteras pas longtemps ! » Au moment où l'homme s'écartait de lui, Paul l'a reconnu avec stupéfaction. Continuant son récit, il affirme à ses auditeurs, qui l'écoutent bouche bée : « Je distinguai alors très facilement son visage : c'était l'œil d'aigle, c'était le front basané, le sourire sévère de mon aïeul Pierre le Grand. Avant que je fusse revenu de ma surprise, de ma terreur, il avait disparu. Je me souviens du moindre détail de cette vision, car c'en était une, je persiste à le soutenir... Il me semble que j'y suis encore. » Pour conclure, Paul indique que ce face-à-face fantomatique s'est déroulé sur la place du Sénat, où l'impératrice a décidé d'ériger une statue équestre de Pierre le Grand, due au talent du sculpteur Falconet. « J'ai peur d'avoir peur », dit-il enfin. Ces derniers mots tombent dans un grand silence. Dominant la confusion muette de l'assemblée, le prince de Ligne interroge le grand-duc : « Savez-vous ce qu'elle prouve [cette vision], Monseigneur ? » Paul se redresse et répond calmement : « Elle prouve que je mourrai jeune, Monsieur9. »
Cette apparition prophétique poursuit le grand-duc aux Pays-Bas, où, après lui avoir fait visiter l'université de Leyde, on lui montre le modeste chalet de Saardam où Pierre le Grand a vécu quelque temps en s'imposant d'apprendre le métier de charpentier. On dirait que le tsar l'accompagne maintenant pas à pas. Mais que signifie au juste cette manifestation de l'au-delà ? Est-ce pour le préparer à une mort prochaine que son illustre ancêtre est sorti du tombeau ou pour lui signifier qu'il le considère comme son digne successeur sur le trône ? Doit-il trembler ou se réjouir d'avoir désormais cette ombre sur ses talons ?
A Francfort, lorsque Kourakine lui propose de l'introduire dans une loge maçonnique, il accepte avec enthousiasme cette invitation à partager le mystère des « initiés ». Les rites auxquels on le soumet au cours de sa visite lui procurent l'éblouissement de la découverte. Tout phénomène inexplicable annonce à ses yeux l'imminence de « la grande révélation ». Il retrouve les délices de cet enseignement ésotérique en se rendant en Suisse à des leçons du fameux philosophe et phrénologue Lavater. Il sait que sa mère, émule des philosophes français, déteste les idéalistes, les rêveurs, les collectionneurs de superstitions, les décortiqueurs de présages, les chevaucheurs de nuées, et cela le pousse à affirmer, par défi, son attirance pour les théories de l'irrationnel. Féru de discipline militaire, attentif à ce qu'aucun bouton ne manque à l'uniforme de ses soldats, et qu'ils défilent avec une régularité d'automates, il n'en éprouve pas moins un violent plaisir à s'évader de l'univers de deux et deux font quatre. Cette séduction antinomique de l'ordre et du désordre n'est d'ailleurs pas la moindre singularité de sa nature. Ainsi admire-t-il la Suisse pour ses contrastes. Il voit en elle le pays le plus calme et le plus hospitalier, gardé par les sommets les plus inaccessibles et les plus menaçants du monde. Dépeignant cette contrée à l'évêque Platon, il lui écrit : « Même les terribles montagnes offrent ici un spectacle plaisant. »
Quand son mari oublie la politique pour s'intéresser aux paysages, aux religions, aux mœurs des pays traversés, Marie a l'impression de goûter les meilleurs moments de son voyage. En récompense de sa docilité, il l'accompagne, pour un bref séjour, auprès de ses parents, sur les lieux de son enfance campagnarde, à Etupes-Montbéliard. Mais, à peine les jeunes époux ont-ils repris leur souffle dans cette retraite familiale, qu'ils doivent se remettre en route. Leurs loisirs sont minutés. Arrêté de longue date, leur itinéraire repasse par Vienne. En revoyant le grand-duc, l'empereur Joseph II réitère devant lui ses appels à la fraternité entre le peuple russe et le peuple autrichien. Tout en l'approuvant du bout des lèvres, Paul se sent incapable de renier sa dévotion à la Prusse et, par-delà, à son père Pierre III, adorateur obstiné du « grand Frédéric ». Faisant un rapide examen de conscience, il écrit au baron Osten Sacken : « Il faut que nous nous estimions assez pour planer constamment [...] Le reste n'est que chimères10. »
En traçant ces lignes, il ne se rend pas compte que les « chimères » qu'il condamne ont été précisément nourries et renforcées par les ovations qu'il a recueillies, de ville en ville, à l'étranger. Grisé par son succès personnel hors des frontières, il s'est figuré avec candeur qu'il allait retrouver le même enthousiasme en Russie. Or, dès les premiers tours de roues sur le sol natal, il sent que la partie est loin d'être jouée et que, peut-être, il l'a perdue dans son pays en croyant la gagner ailleurs. Derrière chaque isba, chaque bouquet d'arbres, chaque église, il décèle un refus silencieux ! Un refus inspiré par Catherine. Ce qui l'attend au bout de la route, ce ne sont pas des foules viennoises, italiennes, françaises aux exclamations joyeuses, mais une mère qui le hait, des courtisans fourbes et ambitieux, des prêtres acharnés à lui reprocher ses sympathies hérétiques et un peuple plus préoccupé de manger à sa faim que d'épiloguer sur les obscures intrigues du palais. Tandis qu'il approche de Saint-Pétersbourg, le frisson glacé qui le saisit de la tête aux pieds n'est pas simplement dû au refroidissement de l'air septentrional.
1 Cité par Paul Mourousy : Le Tsar Paul Ier.
2 Cité par Constantin de Grunwald : L'Assassinat de Paul Ier.
3 Cité par Paul Mourousy : Le Tsar Paul Ier.
4 Le 18 mai 1782, d'après le calendrier grégorien en usage en France.
5 Mémoires de la baronne Oberkirch.
6 Lettre du 7 juin 1782.
7 Cf. Henri Troyat : Catherine la Grande.
8 Lettre de Marie-Antoinette à son frère l'empereur d'Autriche Joseph II, en date du 16 juin 1782.
9 Mémoires de la baronne Oberkirch.
10 Lettre du 12 mai 1783.