III
UN VEUF VITE CONSOLÉ
Jeune marié comblé, le grand-duc Paul n'en revient pas de sa chance. Sa femme lui plaît à toute heure du jour et de la nuit. Elle a, pour lui, les plus grandes qualités : la beauté, l'esprit, la gaieté et juste ce qu'il faut de coquetterie pour pimenter l'ordinaire conjugal. Avec elle, il oublie les soucis ennuyeux de la politique et de l'étiquette. Il s'émerveille du goût de Nathalie pour les jolies robes, les bals, les chevauchées à travers la campagne et les pique-niques sur l'herbe, entre amis. Elle pousse la recherche du divertissement jusqu'à se costumer pour jouer la comédie, sur une petite scène, dans un groupe d'amateurs. Cette fantaisie insouciante met l'eau à la bouche de Paul, qui se sent davantage l'amant que le mari de son épouse. Au début, Catherine se déclare ravie de la bonne entente qui règne dans le couple. Parlant de son fils, elle écrit à sa confidente, Mme de Bielke : « Le voilà donc en ménage ; il prétend vivre bourgeoisement, il ne quitte pas d'un pas son épouse, et cela fait la plus belle amitié du monde. » Elle mande aussi au landgrave de Hesse : « Votre fille se porte bien : elle est toujours douce et aimable ; son mari l'adore ; il ne fait que la louer et la recommander. Je l'écoute et étouffe de rire parfois, parce qu'elle n'a pas besoin de recommandation : sa recommandation est dans mon cœur1. » Mais, bientôt, l'impératrice s'aperçoit que sa ravissante bru est une tête de linotte et que, toujours pressée de prendre du bon temps, elle est incapable de s'astreindre à l'étude du russe. On commence à trouver, en ville et à la cour, que la jeune Nathalie marque vraiment trop peu d'intérêt pour la langue et les mœurs de ses futurs sujets. Serait-elle restée allemande dans l'âme, alors qu'elle est devenue une grande-duchesse russe et qu'elle a été baptisée dans la religion orthodoxe ? Paul s'en moque, mais Catherine en est irritée. Reprochant à Nikita Panine de n'avoir pas su apprendre à son fils et à sa belle-fille les devoirs de déférence et de patriotisme qui leur incombent, elle décide que cet homme bienveillant a terminé sa tâche et, l'ayant renvoyé du palais, le remplace par le général Nicolas Saltykov, qui a maintenant toute sa confiance. Furieux d'être privé de son ancien gouverneur, qui était devenu son ami, Paul accueille le nouveau venu avec une défiance haineuse. Ce dernier, obéissant aux ordres de Catherine, lui conseille d'éloigner André Razoumovski dont on estime « en haut lieu » que l'influence pourrait être néfaste à l'avenir du couple princier. Aussitôt, le grand-duc éclate de colère et, entraînant Nathalie, court exiger des explications de sa mère. Celle-ci, croyant que cette révolte a été inspirée par sa belle-fille, les remet tous deux, vertement, à leur place. Ils quittent l'appartement de Sa Majesté, tête basse, tels des enfants punis après une incartade. Cependant, comme Paul, au cours de l'entretien, a demandé à Catherine la faveur d'assister, de temps en temps, aux réunions des ministres, afin d'être tenu au courant, même superficiellement, des affaires de l'Etat, elle accède à cette revendication qui lui semble raisonnable. Puis elle se reprend et soupçonne Nathalie de nourrir une ambition criminelle. Ne dit-on pas, à voix basse, dans les antichambres du palais, que la jeune femme, sous des dehors évaporés, souhaiterait porter son mari sur le trône après en avoir écarté l'actuelle impératrice ? Passant de l'indulgence à l'indignation, Catherine écrit, en français comme toujours, à son correspondant habituel le baron Grimm : « La grande-duchesse aime en toute chose les extrêmes. Tout est à l'excès chez cette dame-là : si l'on se promène à pied, c'est vingt verstes ; si l'on danse, c'est vingt contredanses, autant de menuets, sans compter les allemandes ; pour éviter le chaud dans les appartements, l'on ne fait point de feu ; si les autres se frottent le visage de glace, d'abord tout le corps devient visage [sic] ; enfin le milieu est fort loin de chez nous. Crainte des méchants, on se défie de la terre entière et l'on n'écoute ni bons ni mauvais conseils [...] ; on n'écoute personne [...] et on a tête décidée à soi. Imaginez-vous que, depuis un an et demi et plus on ne parle pas un mot encore de la langue [russe] : nous voulons qu'on nous apprenne, mais nous ne donnons pas un moment d'application par journée à la chose ; tout est toupillage [sic]. » Et encore : « Je ne vois en elle ni séduction, ni esprit, ni raison2. » On est loin des éloges hyperboliques adressés au landgrave de Hesse peu après le mariage de sa fille !
Mais voilà qu'une liste de conjurés, qui rêvent de couronner Paul après avoir destitué sa mère, tombe entre les mains de l'impératrice. Elle en prend connaissance avec stupéfaction, convoque son fils et Nathalie, et leur reproche, sur un ton glacial, de soutenir des intrigues dirigées contre elle. Epouvanté, Paul se répand en excuses, en dénégations, en serments de fidélité, supplie sa mère d'oublier cet incident regrettable et d'être sûre qu'il n'y est pour rien. Ayant écouté cette palinodie, Catherine, magnanime, jette au feu, devant le grand-duc et la grande-duchesse, le papier portant les noms des « meneurs ».
Elle a d'autant plus de mérite à se montrer tolérante devant cette menace de coup d'Etat que, de 1762 à 1770, quatre faux Pierre III sont déjà appa-rus dans le sud de la Russie en affirmant avoir échappé par miracle aux assassins stipendiés par la tsarine. Ces usurpateurs ont certes été rapidement confondus et neutralisés, mais un cinquième prétendant, nommé Pougatchev, a surgi, dès 1773, au-delà de l'Oural, dans la région du Jaïk et, remarquable chef de bandes, rassemble autour de lui de nombreux partisans. Ce simple cosaque du Don, ayant déserté de l'armée et s'étant évadé à plusieurs reprises des geôles impériales, harangue les foules avec éloquence, jure qu'il est le vrai tsar et lance des manifestes par lesquels il promet la liberté aux serfs et la prospérité à tout le monde. Il a l'intention, dit-il, de chasser du palais « l'Allemande criminelle », « la fille du Malin », afin de rétablir en Russie le bonheur qui est dû à toute la nation par la volonté de Dieu. Les moujiks illettrés et superstitieux voient en lui le futur sauveur du peuple, et les cosaques, plus circonspects, se persuadent que, avec son aide, ils pourront conquérir assez de terre pour fonder un Etat autonome, administré par leurs soins. A la tête de ces hordes fanatisées, Pougatchev affronte avec succès les troupes régulières envoyées pour lui barrer la route. Soumettant ville après ville sur son passage, il assiège Orenbourg, menace Kazan, s'apprête à marcher sur Moscou et Saint-Pétersbourg. Empêtrée dans la reprise de la guerre avec la Turquie, Catherine attend avec impatience que ce conflit interminable soit réglé pour jeter ses meilleurs régiments contre les insurgés. Le péril est d'autant plus grand que Pougatchev a déjà pris, dans le peuple, les dimensions d'un personnage de légende. Enfin, en juillet 1774, après deux ans d'affrontement, les victoires remportées contre les Turcs par les généraux Souvorov et Roumiantsev permettent la signature d'une paix avantageuse. Ayant obtenu l'accès à la mer Noire et à la mer Egée, les armées de Sa Majesté peuvent se reporter sur le Nord, afin de disperser les partisans de l'imposteur. Effrayés par l'ampleur de la répression qui les menace, nombre d'entre eux trahissent la cause de leur maître et l'abandonnent. Le 24 août 1774, Pougatchev est fait prisonnier. Désarmé et chargé de chaînes, il est enfermé dans une cage, tel un animal malfaisant, puis emmené en chariot, à travers villes et villages, vers le châtiment qui l'attend à Moscou.
Lorsqu'il arrive à destination, au tout début de janvier 1775, l'impératrice, son fils et sa belle-fille se trouvent en visite officielle dans la vieille cité des tsars. Sur ordre de Catherine, Pougatchev est condamné à la décollation par la hache du bourreau, après avoir été écartelé en public. Parlant de ce révolté sacrilège, Catherine écrit à son cher Voltaire, dont l'opinion compte beaucoup pour elle : « Il ne sait ni lire ni écrire, mais c'est un homme hardi et déterminé. Jusqu'ici, il n'y a pas la moindre trace qu'il ait été l'instrument de quelque puissance [...]. Il est à supposer que M. Pougatchev est maître brigand et non valet d'âme qui vive. Personne n'a été plus nocif que lui depuis Tamerlan. Il espère la grâce à cause de son courage. S'il n'avait offensé que moi, je lui pardonnerais, mais cette cause est celle de l'empire qui a ses lois. » Par faveur spéciale, Sa Majesté consent à ce que le coupable ait la tête tranchée avant que son corps ne subisse l'écartèlement. Le supplice a lieu le 10 janvier 1775 devant un grand concours de curieux. Paul n'assiste pas à l'exécution, par horreur du sang, peut-être, mais aussi par une secrète compassion envers ce demi-fou, qui a eu l'audace de braver l'impératrice. Cette punition exemplaire n'est-elle pas un avertissement destiné à tous ceux qui tenteraient de s'opposer aux volontés de Sa Majesté ? En décapitant Pougatchev, c'est son fils que Catherine a décapité. Obligé de rentrer dans le rang, il sait que, pour survivre, il devra obéir sans murmurer. A vingt ans, il est passé des mains de ses gouverneurs aux mains d'une gouvernante autrement redoutable : sa mère.
Pourtant, lors des fêtes que Moscou réserve à la famille impériale, il peut entendre, sur son passage, des acclamations plus nourries encore que celles qui saluent habituellement sa mère. Comme si le peuple, en révérant Sa Majesté, mettait son espoir dans l'héritier de la couronne. L'engouement de la foule envers le jeune grand-duc est si évident qu'André Razoumovski lui dit, après une de ces sorties en ville : « Vous voyez, prince, combien vous êtes aimé ! Ah ! si vous vouliez seulement !... » Comme choqué par cette remarque intempestive, Paul jette un regard sévère sur son ami et ne dit mot. Son souci de ménager la susceptibilité de sa mère le contraint même à se montrer aimable envers le dernier favori de celle-ci, le général Grégoire Potemkine. Ce géant, athlétique et borgne, ne manque pas de séduction dans sa rudesse de soldat. Il s'est couvert de gloire dans de nombreux combats avant de triompher dans le lit de Catherine. Il y remplace le favori Vassiltchikov, qui vient d'être congédié. Instruite des influences occultes qui entourent l'impératrice, Nathalie elle-même encourage Paul à la prudence dans ses relations avec les proches de sa mère. Elle se sent prise dans un réseau de sourdes inimitiés, de méfiances recuites. Sans que Catherine le lui ait dit ouvertement, elle sait que la tsarine lui reproche sa légèreté, la sympathie équivoque qu'elle témoigne à André Razoumovski, son dédain pour la langue russe et, par-dessus tout, le fait qu'après deux ans de mariage elle ne soit pas encore enceinte.
Pour hâter l'intervention de la nature, Catherine s'impose, le 18 mai 1775, un pèlerinage à pied au monastère de la Trinité-Saint-Serge. Cette pieuse démarche se révèle bénéfique. Le 10 juillet de la même année, Son Altesse impériale la grande-duchesse Nathalie annonce qu'elle attend un enfant. Tandis que Catherine, enchantée de l'événement, reçoit les congratulations d'usage, certains informateurs bénévoles lui signalent que sa bru n'a peut-être pas une conduite irréprochable. A en croire ces colporteurs de ragots, elle fait absorber chaque soir, pendant le repas, un peu d'opium à son mari, afin qu'il s'assoupisse dans un coin et la laisse s'amuser, en tête à tête, avec André Razoumovski. Ces rumeurs insistantes amènent Catherine à se demander si sa belle-fille est enceinte de son fils ou du meilleur ami de celui-ci. Mais peu importe, après tout ! Elle-même a connu jadis ce lancinant problème et cela ne l'a pas empêchée de conduire sa barque comme elle l'entendait. L'essentiel est que, pour la Russie entière, l'enfant que porte Nathalie soit l'authentique héritier du trône. Etant grosse — de qui ? — la jeune femme est sacrée aux yeux de l'impératrice Catherine, comme Catherine l'a été aux yeux de l'impératrice Elisabeth. La fierté de Paul, à l'idée de cette paternité, est incommensurable. Son amour pour sa femme tourne à la dévotion, à l'adoration mystique. Au moindre signe de fatigue chez Nathalie, il est pris de panique et appelle un médecin. Elle ne voudrait pas accoucher à Moscou, où elle ne se sent pas « chez elle ». Mais elle est si lasse que le couple doit attendre le mois de décembre 1775 pour regagner Saint-Pétersbourg par petites étapes.
Enfin, en avril, la grande-duchesse ressent les premières douleurs. La tsarine, impavide, surgit à son chevet et se charge de veiller sur le travail de sa bru. Nouant un grand tablier sur sa robe, elle assiste la sage-femme et mêle ses exhortations et ses conseils à ceux des matrones de service. Mais la naissance est laborieuse. Le fœtus se présente mal. Le visage convulsé et inondé de sueur, la parturiente hurle à s'en écorcher la gorge. Les médecins, accourus en renfort, sont de plus en plus inquiets. Enfin, l'enfant est arraché au ventre de sa mère. C'est un fils. Un corps énorme et bleui par endroits. Mort-né. On a hésité à tenter in extremis « l'opération césarienne ». Délivrée du petit cadavre, Nathalie agonise. Une puanteur envahit la chambre. On empêche Paul d'entrer pour lui éviter un surcroît d'émotion. Le 15 avril 1776, à cinq heures de l'après-midi, Nathalie rend le dernier soupir.
Devant le corps inerte, aux yeux clos et aux traits pacifiés de sa femme, Paul, d'abord hébété de chagrin, est pris soudain d'un accès de rage. Il donne des coups de poing aux meubles, il rugit, il sanglote. Avec sang-froid, Catherine demande aux médecins présents de certifier par écrit que la mort de la grande-duchesse est due à une cause naturelle. Elle craint que la perfidie publique ne l'accuse d'avoir empoisonné sa bru, ou, du moins, de l'avoir mal soignée. Le soir même, apprenant que Paul, fou de désespoir, a voulu se jeter par la fenêtre, elle décide de l'emmener à Tsarskoie Selo. Mais ce changement de décor ne suffit pas à calmer les affres du malheureux. Tout en compatissant au chagrin de son fils, Catherine juge nécessaire, pour dégager sa propre responsabilité dans cette affaire, de s'expliquer par lettre devant ses correspondants habituels. « Aucun secours humain ne pouvait sauver cette princesse, écrit-elle à Mme de Bielke. Elle était barrée [...]. Après l'ouverture du corps, on a trouvé qu'il n'y avait que quatre doigts d'espace et que les épaules en avaient huit. » Le chargé d'affaires français, le chevalier de Corberon, n'est, lui, qu'à demi convaincu. Ayant discrètement interrogé le chirurgien Moreau, son voisin de table, à un dîner, il notera dans ses Souvenirs : « Il a dit qu'il regardait les chirurgiens et les médecins de la cour comme des ânes. La mort de la grande-duchesse ne devait pas arriver. Au vrai, il est bien étonnant qu'on ne prenne pas plus de soin d'une grande-duchesse. Le peuple est très fâché. On entendait, hier et aujourd'hui, aux boutiques, dire : "Les jeunes dames meurent, les vieilles babas3 ne meurent pas." » Malgré ces rumeurs désobligeantes, l'impératrice ne démord pas de son idée : le décès de Nathalie n'est imputable ni à l'incurie des accoucheurs, ni à la négligence ou à la malveillance de ses proches. C'est une manifestation de la fatalité et, plus précisément, de la volonté de Dieu. Après avoir déploré, comme il se doit, cette fin prématurée, Catherine conclut sa lettre à Mme de Bielke par une phrase qui résume sereinement son point de vue : « Comme il est démontré qu'elle ne pouvait avoir d'enfant en vie, ou plutôt qu'elle n'en pouvait mettre au monde, il faut bien n'y plus penser4. »
Sur l'ordre de Sa Majesté, le cercueil de la défunte est déposé au couvent Saint-Alexandre-Nevski. Il n'y a pas de deuil officiel. Le grand-duc n'assiste pas aux obsèques. Quant à l'impératrice, dès l'enlèvement du corps, elle s'emploie à faire place nette dans les appartements de feu la grande-duchesse, afin qu'aucun souvenir de la disparue ne vienne aviver les regrets de Paul. Elle devine que, sans l'accuser ouvertement, il la tient pour responsable de son malheur. Privé d'amour, il se livre à la haine. Il a besoin de se venger pour moins souffrir. Pleurant, hurlant et injuriant son entourage, il voudrait entraîner le monde entier dans sa démence. Or, plus il s'abandonne à ses obsessions funèbres, et plus l'impératrice se raidit dans une lucide volonté de sauvetage. Sans le dire à son fils déboussolé, elle estime que son devoir de mère est de lui trouver d'urgence une autre femme. Elle écrit à Potemkine, dont la discrétion lui est acquise, pour lui faire part de son plan : expédier le grand-duc à Berlin, lui choisir une princesse allemande disponible en remplacement de la précédente, obliger la jeune fille à se convertir et marier dare-dare les deux tourtereaux, à Saint-Pétersbourg. Ayant précisé la marche à suivre, elle conclut le billet par cette recommandation à son amant : « Motus jusqu'à ce que tout soit en train. »
En attendant de lancer cette nouvelle chasse à la fiancée idéale, Catherine inspecte, à tout hasard, les papiers personnels laissés par Nathalie. Profitant d'une absence de Paul, elle force les tiroirs d'un secrétaire et y découvre, comme elle l'espérait, la correspondance amoureuse de la jeune morte avec André Razoumovski. Par charité envers son fils, qu'une révélation aussi humiliante risque de pousser à la folie, elle devrait brûler ces lettres et laisser le malheureux dans ses illusions. Mais elle ne saurait se satisfaire de ce pis-aller. Quand la gangrène atteint un membre, il faut se résoudre à l'amputation. Dans les sentiments aussi, l'acte chirurgical s'impose lorsque les remèdes habituels ont échoué. Avec une froideur calculée et un rien sadique, Catherine va trouver son fils au milieu de ses divagations éplorées et lui fourre sous le nez les preuves de son infortune. Muet d'horreur, il lit et relit ces phrases qui condamnent l'infidèle, alors qu'il était sur le point d'en faire une sainte. Puis, tout à coup, sa fureur éclate. Le couvercle de la marmite a sauté. Il vocifère à en ameuter le palais. Catherine, en face de lui, attend que la crise soit passée. Enfin, les nerfs rompus, il s'effondre et se déclare résigné à suivre les conseils de sa mère. Elle triomphe. Une fois de plus, son fils a plié le genou devant elle. Avec un peu de diplomatie et beaucoup d'autorité, elle en fera ce qu'elle voudra. Au baron Grimm, qui vient de lui envoyer une lettre de condoléances, elle écrit d'une plume guillerette : « Je ne réponds jamais aux jérémiades [...] Tout de suite, j'ai mis les fers au feu pour réparer la perte et par là j'ai réussi à dissiper les profondes douleurs qui nous accablaient [...] Et puis, j'ai dit : "Les morts étant les morts, il faut penser aux vivants. Puisqu'on a cru être heureux, qu'on a perdu cette croyance, faut-il désespérer de la reprendre ? Allons, en deux mots, cherchons-en une autre ! — Mais qui ? — Oh ! j'en ai déjà une en poche ! — Comment, déjà ? — Oui, oui, et même un bijou !" Et ne voilà-t-il pas la curiosité en mouvement : "Qui est-ce ? Comment est-elle ? brune, blonde, petite, grande ? — Douce, jolie, charmante, un bijou, un bijou [...]" Et voilà que les cœurs serrés commencent à se dilater5. »
La première mesure concrète décidée par l'impératrice est l'éloignement d'André Razoumovski, expédié en mission diplomatique à Reval ; la seconde est la confidence faite au prince Henri de Prusse, qui séjourne à Tsarskoie Selo, des intentions matrimoniales de la cour de Russie. Henri de Prusse se fait fort de mettre la main sur l'oiseau rare dans la volière à fiancées de son frère, le roi Frédéric II. Il songe notamment à la princesse Sophie Dorothée de Wurtemberg, dont la candidature n'avait pas été retenue lors de la première prospection, en 1772, à cause de son jeune âge. Certes, elle vient d'être promise au prince Louis de Hesse-Darmstadt, mais Henri de Prusse ne doute pas de pouvoir éliminer ce fragile obstacle. Quand il s'agit du bonheur d'une demoiselle aussi intéressante, un petit prince de Hesse-Darmstadt ne pèse pas lourd en comparaison d'un grand-duc de Russie, celui-ci fût-il veuf et inconsolable.
Une correspondance secrète s'échange entre les chancelleries. On prépare dans la fièvre le départ de Paul pour Berlin. Le grand-duc, encore hébété de chagrin et de honte, fait de louables efforts pour se dominer. Encouragé par son entourage, il finit par se découvrir, lui aussi, impatient de rencontrer Sophie-Dorothée, dont on lui chante, de tous côtés, les louanges. Il prend la route, en grand équipage, avec une suite digne d'un monarque. Le prince Henri de Prusse l'accompagne. A Riga, première halte du voyage, le prince Henri reçoit une lettre de Catherine : « Je ne crois pas qu'il y ait d'exemple d'une affaire de cette nature, traitée comme celle-ci. Aussi est-ce la production de l'amitié et de la confiance la plus intime. Cette princesse [Sophie-Dorothée] en sera le gage. Je ne pourrai la voir sans me ressouvenir comment cette affaire a été commencée, menée et finie par la maison royale de Prusse et de Russie6. »
Au cours du trajet, la curiosité de Paul s'aiguise au point qu'il se demande s'il n'est pas tombé amoureux de Sophie-Dorothée avant de l'avoir vue. La rencontre a lieu, comme prévu, à Berlin, sous les auspices de Frédéric II. En découvrant la fraîche et délectable fiancée qu'on lui destine, Paul oublie instantanément son deuil et songe, sans scrupule, à un nouveau bonheur. La jeune fille, âgée de dix-sept ans, le dépasse d'une demi-tête. Elle a le cheveu d'un blond filasse et un regard bleu délavé. Nièce du prince de Wurtemberg, elle a grandi dans la résidence provinciale d'Etupes, comté de Montbéliard, sur la route de Bâle, loin des fastes et des intrigues de la cour de Prusse. Fervente lectrice de Jean-Jacques Rousseau, elle est à la fois sentimentale, innocente et simplette. D'emblée, Paul est conquis par son air de pureté et de soumission. Le 11 juillet 1776, au lendemain de son arrivée, il écrit à Catherine : « J'ai trouvé la fiancée de mes rêves : grande, svelte, jolie, point trop timide, ses réponses sont promptes et intelligentes, et si l'effet qu'elle a produit sur mon cœur est déjà connu, le sien non plus n'est pas resté insensible [...] Mon choix est arrêté7. »
Ce qui, à ses yeux, rend Sophie-Dorothée doublement désirable, c'est le fait qu'elle lui soit recommandée par Frédéric II. A l'instar de son père putatif, il a, pour ce roi guerrier, l'attirance d'un disciple envers son maître. Cette vénération ancestrale enveloppe, chez Paul, l'ensemble de la Prusse, avec ses habitants, ses mœurs et son histoire. En épousant Sophie-Dorothée, ce sera, pense-t-il, comme s'il épousait Frédéric II. Un hommage rendu à tout un pays à travers une femme. De son côté, Sophie-Dorothée annonce à sa confidente, la baronne d'Oberkirch : « J'ose me flatter d'être très aimée de mon cher promis, ce qui me rend bien heureuse8. » Les feux d'artifice, les bals et les salves d'artillerie se succèdent pendant quelques jours pour saluer l'heureuse alliance de Sophie-Dorothée avec Paul, et, par conséquent, de la Prusse avec la Russie. Cependant, Frédéric II, plus perspicace que la majorité de ses contemporains, juge le caractère du grand-duc fort inquiétant pour un futur chef d'Etat. « Le jeune prince parut altier et violent, lit-on dans ses Mémoires, ce qui faisait appréhender à ceux qui connaissent la Russie qu'il n'eût de la peine à se soutenir sur le trône, où, devant gouverner une nation dure et féroce, gâtée par le gouvernement mou de quelques impératrices, il aurait à craindre un sort pareil à celui de son malheureux père9. »
En arrivant à Saint-Pétersbourg, Sophie-Dorothée est accueillie par l'impératrice avec une sollicitude toute maternelle. Cette fois, Catherine est sûre d'avoir fait le bon choix. Dans son euphorie, elle écrit à Mme de Bielke : « Je vous avoue que je me suis engouée de cette charmante princesse, mais engouée à la lettre. Elle est précisément telle qu'on la voudrait : taille de nymphe, teint de lys et de rose, la plus belle peau du monde, grande et avec de la carrure ; elle est légère ; la douceur, la bonté de son cœur, la candeur sont répandues sur sa physionomie ; tout le monde en est enchanté et quiconque ne l'aimera pas aura tort. »
Convertie en un tournemain à la religion orthodoxe, la jeune fille reçoit le titre de grande-duchesse et troque son prénom original de Sophie-Dorothée contre celui de Marie Fedorovna. Au lendemain des fiançailles, elle signe spontanément, à l'intention de Paul, la déclaration suivante : « Je jure par ce papier de vous aimer, de vous adorer toute ma vie et de vous être toujours attachée, et rien au monde ne me fera changer à votre égard. Ce sont là les sentiments de votre à jamais tendre et fidèle promise. »
Le 26 septembre 1776, l'archevêque Platon célèbre le mariage des deux jeunes gens. Au comble de la félicité, Paul écrit à Henri de Prusse : « Partout où ma femme vient, elle a le don de répandre la gaieté et l'aisance, et elle a l'art, non seulement de chasser les papillons noirs, mais même de me rendre la bonne humeur que j'avais entièrement perdue pendant ces trois malheureuses années. » Par ailleurs, il mande au baron Osten Sacken : « Vous voyez que je ne suis pas de marbre et que je n'ai point le cœur aussi dur que bien des gens le pensent ; ma vie le justifiera10. »
Alors même qu'elle écrit à sa confidente, la baronne d'Oberkirch, « ce cher mari est un ange, je l'aime à la folie », la nouvelle grande-duchesse Marie s'offusque de la liberté de mœurs qui règne à la cour. Autour d'elle, à tous les étages, ce ne sont qu'intrigues, cancans et coucheries. L'impératrice donne l'exemple du dévergondage. Les favoris défilent dans son alcôve. Zavadovski, puis Zoritch succèdent au superbe Potemkine, lequel reste cependant très proche du trône, sinon du lit de Sa Majesté. A tout moment, la morale est bafouée et Catherine II règle selon son caprice le sort de chacun. Même Paul, après s'être rebellé contre sa mère, la laisse diriger d'une main d'acier les affaires de sa famille comme celles de l'Etat. Négligeant la politique qui l'ennuie et sur laquelle il ne peut exercer aucune pression, il se passionne, de plus en plus, pour les menus détails de la vie militaire. En relayant Pierre III dans son ancienne manie, il a l'impression de prouver, au regard des sceptiques, qu'il est bien le fils du tsar défunt. Il met une obstination congénitale à se montrer, comme lui, adepte des théories et des modes prussiennes. Féru d'uniformes et de parades, il avoue préférer les roulements du tambour aux musiques les plus suaves et l'odeur des casernes à celle des salons. Pourtant, entre deux accès d'aberration guerrière, il subit l'influence apaisante de Marie, qui lui prêche la tolérance et l'amour du prochain. Tiraillé entre son goût inné de l'armée et son respect des valeurs morales chères à son épouse, entre son admiration pour l'autorité de sa mère et sa répugnance envers les écarts de conduite dont elle se rend quotidiennement coupable, il écrit, le 4 février 1777, au baron Osten Sacken : « Il est dur de voir, avec mon caractère, que les choses vont de travers et surtout que la négligence des vues personnelles en est la cause : j'aime mieux être trahi en faisant le bien qu'aimé en faisant le mal. »
Cette sentence lapidaire est manifestement l'écho de ce que Marie lui serine, à longueur de journée. Le Ciel veut-il les récompenser l'un et l'autre pour cette pensée édifiante ? Quelques mois plus tard, vers la fin de mai, Paul apprend que sa femme attend un enfant. Sa joie et son orgueil éclatent avec d'autant plus de force que sa première expérience de la paternité s'est soldée par un échec. Le 3 juin 1777, il écrit au père Platon : « Le Seigneur m'a entendu dans mon chagrin et m'est venu en aide : j'ai grand espoir que ma femme est enceinte. » Catherine aussi exulte. Et toute la Russie avec elle. A cette occasion, Sa Majesté offre à Leurs Altesses trois cent soixante déciatines de terre, peuplées de nombreux serfs, près de Tsarskoie Selo, à Pavlovsk.
La grossesse de Marie se déroule sans incidents. A voir l'impératrice s'agiter autour de sa bru, on pourrait croire, selon certains témoins, que c'est elle qui va bientôt accoucher. Et, de fait, déçue par son fils au caractère par trop fantasque, elle met déjà tout son espoir dans son futur petit-fils. Avant même que celui-ci ne soit né, elle le considère comme son véritable successeur et songe à le former, dès son plus jeune âge, à l'exercice du pouvoir. Malgré la somme de travaux qui la sollicitent, elle se prépare à son rôle d'éducatrice en lisant l'Emile de Jean-Jacques Rousseau et les œuvres de Locke, de Basedow, de Lavater. A quarante-huit ans, elle a l'impression d'en avoir vingt-cinq. Elle note dans un carnet les principes de puériculture qu'elle entend appliquer au nouveau-né. Leur rigueur spartiate heurte les usages de l'époque : Sa Majesté estime que, pour former un enfant vigoureux de corps et d'esprit, il faut bannir les bonnets de nuit et les couvertures fourrées, imposer des bains d'eau froide, privilégier les jeux de plein air par tous les temps... Ni le père ni la mère n'osent élever la moindre réserve au sujet de ce programme. L'autorité de Sa Majesté embrasse tous les domaines. Est-ce sa faute si elle ne sait pas aimer sans écraser ?
Enfin, le 12 décembre 1777, à onze heures du matin, Marie accouche, sans complication, d'un superbe bébé qui recevra le prénom d'Alexandre. Cent un coups de canon annoncent la nouvelle aux quatre coins de la ville. Les cloches sonnent. Les courtisans s'embrassent dans les couloirs. La reine de la fête, ce n'est pas la mère, c'est la grand-mère. Tout au long du travail, Catherine s'est tenue aux côtés de sa bru, entre les sages-femmes. Dès que le nouveau-né est apparu et a été nettoyé, emmailloté, ondoyé, elle se saisit de lui et l'emporte chez elle. Marie et Paul ont à peine vu leur fils qu'il a disparu dans les profondeurs du palais. Cet enlèvement du nourrisson de sang impérial est devenu la règle à la cour de Russie. Nul ne songe à y redire. Il reste aux parents, frustrés dans leur affection, l'amère satisfaction d'avoir rempli la besogne dynastique pour laquelle ils ont été accouplés.
1 Constantin de Grunwald : L'Assassinat de Paul Ier.
2 Lettre du 21 décembre 1774.
3 Mot russe désignant une vieille femme.
4 Cf. Henri Troyat : Catherine la Grande.
5 Lettre du 29 juin 1776.
6 Cité par J. Castera : Vie de Catherine II.
7 Cité par Alexeï Peskov : Paul Ier, empereur de Russie.
8 Ibid.
9 Ibid.
10 Ibid.